II.-
REVOLTE CONTRE LA CONDITION HUMAINE
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En somme, le remords
qu'il reconnaît ne vise qu'à le faire plaindre par sa
femme, mais il refuse d'être mis en cause. Le sentiment de culpabilité
l'intéresse seulement dans la mesure où il lui permet
d'attirer l'attention des autres sur sa personne. Il a perdu tous
ses amis par orgueil, estimant qu'ils manquaient de considération
à son égard, alors que Sémiramis le compare à
François Ier, et le comble de louanges et de flatteries. Le tragique est donc dans
son attitude infantile, qui le fait s'enfermer dans le remords de
la séparation, en voulant que l'humanité soit à
ses pieds pour réparer sa propre faute, afin qu'il n'y ait
plus aucune brisure. Tous les êtres ne doivent plus exister
que pour lui sans qu'il ait rien à leur donner. C'est pourquoi
il s'est séparé d'eux, chaque fois qu'il s'est aperçu
que la réalité ne correspondait pas à son désir,
plutôt que de remettre son attitude en question, et d'abandonner
son remords. Toute l'histoire des invités qui vont arriver
résume ce désir de faire déplacer l'humanité
pour lui, sans qu'il lui donne rien, puisqu'il se suicidera avant
de livrer son message. (Cf. ionesco_chaises.htm#ens.)
Il est trop tard, le glissement
des barques annonce l'arrivée des invités. Ainsi, l'action
qu'ils ont choisie d'un commun accord, sans toutefois élucider
complètement les mobiles de ce choix, les entraîne plus
vite qu'ils ne le voudraient, tragiquement,
ils n'en sont plus maîtres. (Cf. ionesco_chaises.htm#ile.)
L'auteur, pour être
logique avec lui-même, devrait mettre au théâtre
le spectateur face à lui-même, mais il ne le peut pas
car celui-ci sortirait. Il se heurte à l'incapacité
de l'homme tragique de rester seul dans une chambre, incapacité déjà
dénoncée par Pascal. (Cf. ionesco_chaises.htm#lau.)
Désormais, les
deux Vieux se tournent le dos pour s'adresser chacun au néant
des chaises. Le tragique est très sensible dans ce geste significatif : l'orgueil et
la jalousie aveuglent les deux époux, les ferment l'un à
l'autre, en les détournant sur des chimères qu'ils leur
font prendre pour des réalités, leur montrant des individus,
là où le spectateur ne voit que du mobilier. Mais, peut-être
aussi que le spectateur entend des glissements, des coups de sonnette
et des rires, là où il n'y a rien du tout, et que, dans
ce cas, sa relation au théâtre est chimérique
parce que fondée sur des pulsions inavouées. (Cf. ionesco_chaises.htm#ell.)
La source de la brisure
se trouve dans la façon du Vieux d'envisager la vie. En choisissant
la vie de l'imagination, de la satisfaction du désir, pour
retrouver ce qu'il a perdu, il s'éloigne davantage de la réalité,
la perd encore plus, et est victime d'une illusion. Mais pourquoi
choisit-il le désir qui l'entraîne vers un destin tragique ? C'est ce qu'approfondiront les pièces suivantes, à
commencer par "Victimes du Devoir". (Cf. ionesco_chaises.htm#las.)
Avec ce problème
des enfants qui les hante tous deux au point d'en parler au premier
venu, ils se heurtent à un mur qui est peut-être l'élément
central de la pièce, autour duquel ils tournaient depuis le
début : ce mur, c'est l'égocentrisme phénoménal
du Vieux qui l'a empêché de ne jamais rien donner, et
l'a fait tout désirer pour soi ; il est à la source
de l'invasion des invités, et de son aboutissement dans la
mort par le suicide, l'égocentrisme est donc au centre du tragique de la pièce. Il n'est pas étonnant que la conversation
s'enlise à ce point de la progression (p.
154-155), car
il est impossible à Sémiramis de percer ce mur, sans
pénétrer dans la ténébreuse agressivité
du Vieux. (Cf. ionesco_chaises.htm#avepro.)
Le silence de Sémiramis
sur son insatisfaction profonde, et l'enlisement de la conversation
qui s'ensuit, ne suffisent pas à contenir les puissances obscures
qui se sont déjà concrétisées avec l'arrivée
des premiers personnages invisibles. Plus personne n'est désormais
capable de maîtriser le processus tragique qui leur échappe de plus en plus. (Cf. ionesco_chaises.htm#ten.)
L'eau qu'ils retrouvent finalement
dans la mort peut signifier que la volonté de retrouver le milieu
de l'embryon (refus d'accepter la finitude de la condition humaine par
désir d'être le centre du monde et donc Dieu), est tragique car elle amène à la mort, c'est à dire à
la finitude qui était l'objet même de la révolte.
Qui se révolte contre la séparation est victime d'une
illusion qui le conduit à la séparation ultime : la mort.
Ionesco découvre dans "les Chaises" cette vérité
dans toute sa brutalité. Mais il élucidera dès
"Victimes du Devoir", ce qui est déjà en germe
dans certains propos de Sémiramis, lorsqu'elle dit à son
mari qu'il se retrouvera en s'exprimant : l'individu se coupe de l'humanité
quand il est coupé de lui-même, et refuse les autres, parce
qu'il ne s'accepte pas. Il n'est pas étonnant alors que son agressivité
le conduise à la mort. (Cf. ionesco_chaises.htm#lal.)
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Néanmoins, il est impossible de dire que, ce faisant, le policier
est tombé sous la domination de Madeleine, puisque celle-ci
n'est pas maîtresse des forces irrationnelles qui l'ont poussée
à introduire chez elle l'autorité sociale, le tragique est là dans toute sa réalité, ce ne sont pas
des individus qui en maîtrisent d'autres, mais une agressivité
qui les écrase qui les écrase une fois qu'ils ont cédé
à la tentation de dominer et de vaincre. (Cf. ionesco_victimes.htm#nea.)
Il est nécessaire
d'avoir bien présent à l'esprit ce mécanisme
agressif qui est le point de départ de tout le tragique de "Victimes du Devoir" : Choubert, obéissant à
une pulsion trouble dont les mobiles se révèleront par
la suite, est incapable de faire preuve de personnalité, c'est-à-dire
de faculté de choisir librement, il se soumet toujours à
l'autorité de sa femme, en se donnant l'impression d'être
supérieur à elle. Comme Jacques dans "Jacques ou
la Soumission", il se place en dessous pour se croire au-dessus.
Madeleine réagit brutalement devant cette incohérence,
elle tente de la briser en s'identifiant à l'autorité
sociale afin d'asservir Choubert à elle, au moyen de cette
légalité qui n'est qu'un instrument de contrainte, et
ne s'aperçoit pas qu'elle tombe elle aussi entre les pattes
du même désir de supériorité qui dupe son
époux. Quant au policier, lui qui se croira le maître,
sera en fait l'esclave de cette puissance ténébreuse
; représentant la loi, il n'est que l'incarnation de cet instrument
de contrainte, et sera abandonné à son triste sort par
Madeleine devant le constat de son inefficacité, sans d'ailleurs
qu'elle revienne de son erreur, puisqu'elle se tournera vers Nicolas
pour qu'il remplisse le même office... (Cf. ionesco_victimes.htm#ile.)
Mais il ne faut pas s'y
tromper, si la plongée dans le souvenir sera infructueuse pour
le policier, elle permettre à Choubert de remonter au centre
même du noeud tragique qui est source de son attitude : sa révolte contre le pardon,
refus de pardonner aux autres et, beaucoup plus profondément
refus de se pardonner. (Cf. ionesco_victimes.htm#mai.)
La souffrance qu'il exprime, dans sa hantise d'avoir vieilli sa femme,
l'achemine progressivement au coeur du noeud irrationnel, qui explique
son attitude tragique :
"- Choubert
: Madeleine, crois-moi, je te jure ce n'est pas moi qui t'ai
vieillie ! Non... Je ne veux pas, je ne crois pas, l'amour
est toujours jeune, l'amour ne meurt jamais."
(Victimes du Devoir, p. 212).
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Il n'accepte pas de constater
la dégradation de leurs deux êtres au sein de leur vie
commune ; il ne peut pas admettre de ne pas avoir mieux réussi
que son père, auquel il n'a jamais pardonné ce qu'il a
fait endurer à sa mère. Par delà la révolte
de Choubert, c'est celle de Ionesco qui perce dans cette angoisse, et
qui éclaire l'attitude du personnage qu'il a créé
:
"J'ai
pris sur moi la culpabilité de mon père. Ayant
peur de faire souffrir les femmes, de les persécuter,
je me suis laissé persécuter par elles. (...)
Chaque fois que j'ai fait souffrir une femme ou qu'il m'a
semblé que j'ai fait souffrir une femme, j'ai souffert
de sa souffrance."
(PP PP, p. 29-30).
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(Cf. ionesco_victimes.htm#las.)
Obéissant à
la contrainte conjuguée du policier et de sa femme, il n'est
plus étonnant que Choubert, qui avait déjà plus
ou moins assimilé Madeleine à sa mère, fasse
de l'inspecteur son père, dans une synthèse du passé
et du présent identifiant son refus de l'autorité sociale
à celle de l'autorité paternelle, synthèse que
l'entraîne une agressivité trouble, trahissant sa part
de responsabilité au tragique dont il est victime. En, effet, il semble qu'en revivant, ou, plus
exactement sans doute, en reconstruisant la scène de l'empoisonnement
de sa mère, Choubert cherche à la noircir. (Cf. ionesco_victimes.htm#obe.)
Arrivé
à ce stade de la plongée dans le souvenir, Choubert
n'ira pas plus loin. Il est là au point central de la pièce,
il va buter contre cette nécessité du pardon parce qu'il
ne la comprend pas, et chercher une issue illusoire à sa condition tragique.
Et pourtant toute l'explication est là : parce qu'il refuse
de se pardonner, c'est-à-dire de pardonner les fautes auxquelles l'ont entraîné
l'exercice de sa propre autorité, il continuera à ne
jamais faire preuve d'autorité, sans s'apercevoir que son attitude
relève cependant d'une volonté bien arrêtée
qui est elle-même autoritaire ; et, par ailleurs, refusant de
pardonner aux autres, il ne subira jamais leur autorité que
pour l'écraser, puisqu'il estime qu'elle ne vaut pas mieux
que la sienne. Il reste donc enfermé dans ce nouveau cercle
vicieux, figure caractéristique du tragique.
C'est la raison pour laquelle il lui est impossible de retrouver Mallot,
malgré son apparente bonne volonté, devant la colère
du policier qui n'a pas compris, lui non plus, que Choubert ne pourrait
jamais aller plus loin tant qu'il n'aurait pas appris le pardon. (Cf. ionesco_victimes.htm#arr.)
Après l'arrivée
du policier, instrument de l'agressivité de Madeleine, après
la découverte du noeud central des ténèbres de
Choubert qui est son refus de se pardonner, autant que le refus de
pardonner aux autres (révolte donc contre la condition humaine),
cette troisième étape de la progression tragique resserre l'étau, en montrant au héros l'impossibilité
d'échapper à sa condition, et l'incohérence d'une
telle attitude. Il ne peut échapper à la structure et
à l'autorité quelqu'elle soit, que par une chimère
lui dissimulant une nouvelle structure mue par sa propre autorité
qui est devenue en réalité le jouet du désir
de domination du monde. L'homme est condamné à subir
son esprit, et à devoir choisir, par son aide, entre le bien
et le mal. (Cf. ionesco_victimes.htm#apr.)
Dans
cette confusion mutuelle du commandement se trahit le tragique profond de l'autorité, et de toute tentative de l'humain pour
dominer son semblable : toute autorité est une illusion, qu'elle
soit légale, oppositionnelle, ou même qu'elle rejette
l'une comme l'autre. Il n'y a pas de solution et tous s'enfoncent
dans le même bourbier de l'agressivité. Nicolas et le
policier, qui croient avoir le pouvoir absolu, sont en fait au service
du désir de Madeleine, qui, elle-même, est dupe de l'agressivité
secrète de son mari, qui, lui-même, n'est pas maître
de sa révolte contre sa condition d'homme. En fait, chacun
est victime de sa propre agressivité à laquelle il a
cédé. (Cf. ionesco_victimes.htm#dan.)
"Victimes du Devoir"
rappelle les premières pièces de Ionesco : "La
cantatrice chauve", "La
Leçon", "Jacques
ou la Soumission" et "L'Avenir
est dans les Oeufs", en ce sens qu'elle montre que toute
tentative de domination ou de soumission de l'être humain, est
fondée sur une illusion tragique qui le mène à sa perte. Mais cette nouvelle oeuvre constitue
un enrichissement et un approfondissement très importants de
la compréhension du tragique,
déjà esquissée dans "les
Chaises", car elle permet de comprendre que la racine du
mal est dans l'individu qui n'accepte pas l'humanité et ne
s'accepte pas lui-même, ne pouvant pas admettre qu'il ne vaut
pas mieux que les autres. L'orgueil est donc intimement mêlé
à la révolte. Et le devoir n'est que la conséquence
de l'agressivité secrète tournée contre cette
incohérence, c'est pourquoi il n'y a pas de victimes du devoir,
mais seulement des victimes du désir d'être supérieur
à l'humanité ; personne n'a obligé le policier
à entrer chez les Choubert, pas plus que ces derniers à
le recevoir, si ce n'est une agressivité dont les mobiles se
perdaient dans leurs ténèbres intérieures ; de
même, personne n'a contraint Nicolas à s'opposer au pouvoir
en place et à le détruire, pour accepter, en fin de
compte, de le remplacer. Le tragique est le fruit de la liberté de l'homme, et, pour la première
fois, se précise la solution que Ionesco commence à
entrevoir : l'amour, qui ne s'épanouira vraiment qu'à
partir du "Piéton de l'Air". Par l'amour de son fils,
le père de Choubert s'est libéré de sa volonté
d'anéantir le monde, dans ce sentiment, il a accepté
toute la création et s'est accepté lui-même :
" - Voix
du Policier : Tu naquis, mon fils, juste au moment où
j'allais dynamiter la planète. C'est ta naissance qui
la sauva. Tu me réconcilias avec l'humanité,
tu me lias indissolublement à son histoire, à
ses malheurs, ses crimes, ses espoirs, ses désespoirs."
(Victimes du Devoir, p. 205).
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(Cf. ionesco_victimes.htm#victimes.)
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Si l'amour apparaît, dès "Victimes
du Devoir", comme la solution du tragique,
"Amédée ou Comment s'en débarrasser"
dévoile ce que laissait pressentir l'impossibilité de
Choubert à accepter la nécessité du pardon :
Le fondement du tragique est une révolte contre l'amour, car l'agressivité quelqu'elle
soit, étant refus de tout, et surtout d'elle-même, est
l'ennemie de ce sentiment, qui est, lui, accueil et acceptation. L'amour
et le désir s'excluent l'un l'autre comme le jour et la nuit. (Cf. ionesco_amedee.htm#int.)
Au milieu de la pièce,
lorsque Amédée et Madeleine ont décidé
de se débarrasser du mort qui envahit leur demeure, tandis
qu'ils ne savent pas comment attendre l'heure à laquelle ils
doivent agir, ils sombrent tous deux dans un rêve éveillé
qui leur fair revivre leur nuit de noces, dans ce lit-même où
ils ont installé le cadavre. Cette scène permet de saisir
la source du tragique de l'oeuvre, qui aboutira à l'envol d'Amédée
dans le rêve, et à l'anéantissement de la volonté
de son épouse. (Cf. ionesco_amedee.htm#tenebres.)
Par une illusion tragique,
l'agressivité de Madeleine lui fait prendre l'acte d'amour
et donc de vie pour un acte de mort. Il n'y a là que la première
ébauche d'une vision qui se précisera dans "la
Soif et la Faim", où Jean, fuyant les attaches du sentiment,
dans lesquelles il croit s'enliser et mourir lentement, espère
échapper à la mort en gagnant les contrées du
rêve ; mais elles sont désertiques et il s'y dessèche,
tandis que sa femme, restée chez eux, rayonne de jeunesse quand
il la revoit, quinze ans plus tard. Ainsi donc, le théâtre
de Ionesco découvrira progressivement que le sentiment d'amour
est source de vie, en permettant à l'individu de puiser dans
le foisonnement de la nature environnante, une sève qui nourrit
son être. Seulement, le travail des puissances obscures vise
à le tromper en lui montrant la mort partout à l'extérieur
de lui, dans ses échanges vitaux avec l'univers, si bien que,
par cette illusion, elles introduisent lentement le poison mortel
en lui, tandis qu'il croit s'en préserver. (Cf. ionesco_amedee.htm#par.)
Ionesco atteint sans doute,
avec "Amédée ou Comment s'en débarrasser",
le fondement du tragique.
Il découvre cette alternative saisissante de la condition humaine
: l'amour ou la mort, alternative à laquelle l'individu ne
peut échapper, quiconque refuse d'aimer courant à sa
perte, en se détruisant lui-même. Toute son oeuvre future,
jusqu'à "Jeux de Massacre" tout au moins, se heurtera
à l'impossibilité d'une autre solution, avec le sentiment
de plus en plus puissant de la vérité et de la richesse
de l'amour. Ce sera comme un appel de son être auquel il ne
parviendra pas à répondre jusqu'à "la Soif
et la Faim", "Jeux de Massacre" pose la question de
savoir s'il y franchit vraiment le pas. (Cf. ionesco_amedee.htm#ion.)
Le tragique est très profond dans la scène de la séduction,
car la beauté froide de la mort, cet "être" factice,
cache en réalité un "devenir" impitoyable que
Ionesco a souligné :
Le cadavre séduit
et écrase, tout à la fois, si bien que l'affolement succède
à l'envoûtement. Le mutisme des époux témoigne
de leur isolement dans la jouissance qu'ils tirent de ce spectacle,
et montre l'achèvement de l'oeuvre de leur hôte : il a
réussi à les séparer complètement l'un de
l'autre, de même que les hôtes des Vieux des "Chaises"
les avaient rejetés chacun aux deux extrémités
de la scène. Dans les deux cas, les invités ainsi que
le cadavre représentent les pulsions troubles qui brisent le
couple. Mais Amédée et sa femme, comme Sémiramis
et son époux, ne reconnaissent pas qu'ils ne sont plus maîtres
de la situation. Jusqu'à la fin, ils s'attendrissent sur le sort
du "malheureux" qu'ils vont jeter à l'eau, sans s'apercevoir
que c'est lui qui ne se contente plus des bornes de l'appartement qu'ils
lui imposaient, et qu'il échappe à toute mesure, pour
les entraîner dans l'infini du chaos des puissances auxquelles
ils ont cédé. (Cf. ionesco_amedee.htm#letrag.)
C'est donc bien la première
nuit du couple qui est au centre du tragique,
ou plutôt la réaction d'Amédée qu'elle a
suscitée, et qui a contribué pour sa part à la
prospérité du cadavre et de son cortège de champignons.
Cette hantise de la brisure s'est, en effet, répercutée
moralement, et a poussé Amédée à contourner
sa femme, au lieu de la heurter de front, à l'éviter et
à s'en séparer pour ne plus avoir les mêmes invonvénients,
et préserver sa tranquillité dans les solitudes du rêve.
(Cf. ionesco_amedee.htm#ces.)
Un tragique à peine esquissé se dégage des dernières
répliques :
"-
Un Homme, à la fenêtre, à
sa femme, à l'intérieur : Et nous, nous
pouvons aller nous coucher, maintenant... Demain, on doit se
réveiller de bonne heure ! Viens, Julie...
- Une Femme, à la fenêtre :
Fermons les volets, Eugène, le spectacle est terminé
! "
(Amédée ou Comment s'en
débarrasser, Ed. Gallimard, p. 320).
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Pour les citadins, tout est
devenu spectacle, sans qu'ils s'aperçoivent que la tragédie qui vient de se jouer est aussi la leur. Et, semble-t-il, c'est
le spectateur que l'auteur vise ici, dont il a dit, au cours d'interviews,
qu'il aimait ses pièces parce qu'il y reconnaissait ses voisins.
Mais le tragique le plus
profond de la pièce reste à l'état latent, il est
dans l'évasion bienheureuse d'Amédée qui a permis
à son créateur de faire de l'oeuvre une comédie.
Il suffit de se reporter à l'expérience de Ionesco et
à celle de la plupart de ses personnages pour comprendre à
quel point cette fin est un artifice de plus, cachant la chute écrasante
qui ne manque pas de suivre. Ionesco réalise son propre désir
avec Amédée, la source du mal est au coeur même
de l'auteur. Pourtant, il n'est pas dupe, l'insistance avec laquelle
il souligne la froideur de la lumière baignant cet univers irréel,
et les moyens de l'ascension d'Amédée, trahissent sa suspicion
à l'égard de telles solutions. (Cf. ionesco_amedee.htm#unt.)
"Amédée
ou Comment s'en débarrasser" dénonce, d'ores et déjà,
l'impossibilité pour l'être humain de trouver une solution
à sa condition en dehors de l'amour qui est oubli de soi, et
annonce l'illusion tragique de Bérenger dans "Tueur sans Gages", qui croira la
société capable de lui apporter cette solution, en réalisant
ses désirs, et qui se révoltera contre la présence
de la mort au sein du rêve. C'est donc, en définitive,
la pensée à soi, l'amour propre, qui sont source du tragique,
puisqu'ils écrasent Amédée et Madeleine, dans le
même temps qu'ils jouissent de leur séduction. (Cf. ionesco_amedee.htm#amedee.)
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C'est là une caractéristique de la pulsion tragique : le désir amenuise progressivement l'univers entourant sa
victime, en lui donnant l'impression que c'est elle qui grandit.
(cf. ionesco_tueur.htm#ces).
"-
Bérenger : Il se fit en moi une sorte de vide tumultueux,
une tristesse profonde s'empara de moi, comme au moment d'une
séparation tragique,
intolérable. Les commères sortirent des cours,
percèrent mes tympans de leurs voix criardes, des chiens
aboyèrent, je me sentis abandonné parmi tous ces
gens, toutes ces choses..."
(cf. ionesco_tueur.htm#ils).
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"J'ai
demandé de changer de table ; cet acharnement à
vivre, à s'accrocher à la vie, et il ne lâchera
pas de sitôt, me paraît à la fois tragique,
redoutable, effrayant, immoral. Je comprends très bien,
c'est moi-même que je déteste en lui, car tout
comme lui, je suis acharné à vivre, je serai comme
lui, dans quelques années, je ne le lui pardonne pas
et je ne me le pardonne pas."
(J. M., Ed. Mercure de France, p.
76-77).
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L'agressivité et le
désir sont de même nature, la première projette
la mort sur l'univers extérieur, de sorte que l'être tragique s'en croit à l'abri, et le second l'oublie purement et simplement
dans les solitudes du rêve. Mais tout ce qui vient rappeler la
présence du danger, à l'intérieur même de
l'euphorie chimérique, replonge le personnage dans son état
premier, si bien qu'il accuse tout individu en face de lui d'être
un assassin, parce qu'il s'est opposé à son désir.
C'est ainsi que Bérenger s'en prend à l'Architecte (cf. ionesco_tueur.htm#jai).
Le cercle vicieux dans lequel évolue Bérenger, montre
que la sécurité sociale est une illusion tragique à laquelle il ne faut pas céder, sous peine de se livrer
au pouvoir des forces de la nuit. Mais cette sécurité
cache, en fait, une réalité plus profonde, celle du désir
qu'elle satisfait et qui en est la cause. Le héros, en se révoltant
contre la mort qu'il retrouve au sein même de la réalisation
de son rêve, se livre pieds et poings liés aux pulsions
criminelles qui l'habitent, et qui prendront l'aspect du tueur sans
gages (cf. ionesco_tueur.htm#lec).
A partir du moment où
elle obéit à sa révolte, elle va vers la mort
qu'elle refuse et les forces qui l'animent sont de même nature
que celles du criminel. L'essence de toute révolte se précise
ici comme le désir aveugle d'échapper à notre
finitude, mais celui-ci ne peut exister que parce que la secrétaire,
dans l'instant où elle lui succombe, se croit au-dessus de
la mort. Ainsi donc, l'être agressif est poussé par ses
pulsions dominatrices à affronter la mort, parce qu'elles lui
font croire qu'il ne la craint pas. Cela se retrouvera notamment dans "le Roi se meurt", où
le héros, se rappelant des souvenirs de jeunesse, rapportera
qu'il se tenait dans les combats sur l'aile de l'avion de chasse en
tête de l'escadre, et qu'il en était revenu pourtant.
Tout orgueil, toute pensée à soi, cachent, au fond d'eux-mêmes,
une recherche de la mort, défi qui va toujours plus loin, jusqu'à
l'échéance finale, parce qu'ils donnent à l'homme tragique, l'illusion qu'il
est le seul parmi les humains à ne jamais devoir mourir. Il
faudra attendre "le Roi se meurt" pour que Ionesco fasse rendre gorge à cette emprise profondément
irrationnelle des puissances de la nuit sur ses personnages (cf. ionesco_tueur.htm#tou).
L'erreur de dany est donc
de ne pas avoir eu la sagesse de son supérieur, qui ne s econsidère
que comme l'instrument de la volonté de ses concitoyens, sans
rien d'autre par lui-même. Mais le destin de ce dernier n'est-il
pas tout aussi tragique,
et ne met-il pas en cause l'existence de toute la fonction publique
qu'il représente (cf. ionesco_tueur.htm#illusi)
?
TRAGIQUE DE LA BONNE AME
(cf. ionesco_tueur.htm#tra).
Cette angoisse devant le mur, qui est la frontière de ce que
le personnage tragique accepte
du monde, et qui se réduit à son être propre puisqu'il
ne pense qu'à lui, se retrouve chez Ionesco :
"Je
reviens à l'image du mur infranchissable, gris et sombre
de l'église (...). Ainsi, je sentais le besoin ardent,
urgent, d'escalader ce mur et je sentais en même temps,
qu'il m'était impossible de le franchir. Y avait-il,
en bas, à droite, une petite porte ? Il me semble que
oui, mais fermée certainement. Le mur est donc le mur
d'une prison, de ma prison ; il est la mort puisqu'il semble
être un cimetière vu de très loin ; ce mur
est le mur d'une église, il me sépare d'une communauté
: il est donc l'expression de ma solitude, de la non interpénétration
; je n'arrive pas aux autres, les autres n'arrivent pas jusqu'à
moi. Il est en même temps l'obstacle à la connaissance,
il est ce qui cache la vie, la vérité. En somme
c'est le mystère de la vie et de la mort que je veux
percer ; ni plus, ni moins."
(J. M., Ed. Mercure de France, p.
102).
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Ce texte est probablement
d'une importance capitale, car il permet d'éclairer la plupart
des oeuvres écrites après "Amédée
ou Comment s'en débarrasser". Et, en l'occurence, ce
mur est bien celui des habitants de la cité qui représente
la satisfaction de leur désir, il est tout aussi bien le rêve
de Bérenger. Il est leur prison. Il est aussi la mort, car en
réduisant peu à peu leur univers, par le désir
d'échapper à leur condition, ils s'écrasent progressivement
de ce qui comble leurs rêves. Il est ce qui les sépare
des autres, puisqu'il comble les puissances du "pour soi".
Il est le mystère de la vie et de la mort qu'ils veulent percer,
parce que ce mur n'existe que dans l'espoir de dominer la condition
humaine, d'échapper à son mystère, mais plus ils
se révoltent contre le mystère, plus ce dernier les écrase.
Il suffirait qu'ils acceptent le mur, qu'ils l'aiment, pour que cessent
toutes leurs angoisses, c'est-à-dire qu'ils acceptent les limites
de notre entendement. Mais, face à lui, ils ne peuvent le supporter,
comme Ionesco, ils abattent le produit de leur désir qui en était
aussi le masque, et ils sont engloutis pas les ténèbres
qu'il dissimulait, en se livrant à l'assassin pour une jouissance
suprême, celle de contempler la photo du colonel :
"Ces
murs qui s'élèvent, ces murs impénétrables
que je m'acharne à vouloir trouer ou abattre ne sont
peut-être que la raison (...). De l'autre côté
c'est la mort. Ne pas franchir ces murs."
(J. M., Ed. Mercure de France, p.
212).
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La mort qui est une limite
apparaît à la limite de ce que l'être humain veut
voir de l'univers, parce qu'il croit qu'en se tenant à l'intérieur
de cette frontière il trouvera la solution de sa révolte
contre elle, mais il est vite détrompé. Il faudrait donc
compléter une autre affirmation de Ionesco à ce sujet
:
Non seulement la finitude
nous révolte, mais en même temps la révolte nous
finit. Et Ionesco a l'impression que le mal et la source du tragique sont dans cette agressivité contre toute limite :
"Si
je ne me résigne pas à cette finitude, si elle
m'apparaît comme un mur dans mes cauchemars, si elle devient
une névrose, cela n'est plus banal. C'est peut-être
cela le mal. Comme le mur n'est pas franchissable, il faut que
je l'accepte. Ne pas l'accepter c'est cela le "diabolique".
Dans ce cas le mur doit tenir."
(J. M., Ed. Mercure de France, p.
105).
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(cf. ionesco_tueur.htm#cet).
La démarche finale de l'individu qui a bonne conscience le livre
donc pieds et poings liés aux forces agressives, qui se cachaient
dans l'estime qu'il se portait. Inévitablement, l'action de Bérenger
entreprise au nom de son droit de bon citoyen, apparaît, elle
aussi, profondément tragique parce que fondée sur la même illusion (cf. ionesco_tueur.htm#lad).
Tous ces éléments
permettent désormais de tenter une compréhension de la
pièce, dont la richesse de signification paraît inépuisable,
étant bien entendu que sa logique est celle du rêve, c'est-à-dire
du désir, comme dans tout spectacle tragique.
Mais ce dernier rejoint la réalité, puisque Ionesco découvre,
de plus en plus profondément, que toute logique, scientifique
ou non, s'inscrit à l'intérieur de pulsions dominatrices
dont l'individu s'écrase, en cherchant à échapper
à sa finitude (cf. ionesco_tueur.htm#tousce).
Comme dans "les
Chaises", où c'est le plus sensible, l'impulsion à
laquelle obéit le personnage tragique,
l'amène progressivement à se débarrasser des illusions
qui lui cachaient les mobiles de son action, et sur lesquelles il croyait
celle-ci fondée, en le dupant par une illusion plus grande, mais
encore plus incohérente. Bérenger a déjà
abandonné Edouard en se croyant le sauveur de l'humanité,
mais il lui reste à se libérer de l'illusion sociale qui
justifie pourtant sa démarche (cf. ionesco_tueur.htm#com).
De même, Bérenger
riant de cet être chétif ne remarque pas que sa nervosité
montre assez son incapacité de se dominer. Cet aspect extérieur
des deux personnages indique, en outre, que l'individu tragique se noie dans un verre d'eau, si l'on peut dire, et annonce la conception
de la fin de l'oeuvre de Ionesco (avant 1971) : l'agressivité,
c'est à dire l'absence d'amour, témoigne d'un manque de
maturité de l'humain (cf. ionesco_tueur.htm#dem).
Dès "les
Chaises", Ionesco faisait sentir l'incohérence de la
révolte du Vieux contre toute séparation, qui le conduisait,
après l'avoir fait se couper de l'humanité entière,
à se séparer de lui-même et de sa femme dans un
suicide final. "Victimes du
Devoir" annonçait "Tueur
sans gages" en montrant qu'il n'y a pas véritablement
de victime du devoir, mais, seulement des victimes du désir de
dominer les autres, si bien que les personnages tragiques s'y anéantissaient pour avoir cédé à leur
propre agressivité (cf. ionesco_tueur.htm#des).
La révolte contre
la condition humaine, en germe dans toute pensée à soi
ainsi que le montrait "Amédée
ou Comment s'en débarrasser", est donc une illusion tragique qui se révèle,
en réalité, être une révolte contre soi ;
car c'est lui que Bérenger atteint à travers Edouard.
Et le tueur ne laisse aucun doute sur la cible véritable de l'agressivité.
Elle introduit dans l'individu un mur qui le sépare de lui-même,
en l'empêchant de se reconnaître dans l'objet de ses pulsions
dominatrices une fois qu'il leur a cédé. Cette division
profonde déssèchera son être dans une interrogation
sans réponse, tant qu'il n'aura pas réussi à sortir
du cercle vicieux tragique qui se boucle par la coïncidence de ses profondeurs secrètes
avec ce qui le dégoûte. Un passage de "Journal
en Miettes" semble résumer cette incohérence
fondamentale à laquelle se heurte Bérenger à la
fin de "Tueur sans Gages" :
"Pourquoi,
écrit Ionesco, lorsqu'après avoir contourné
l'église, traversé la cuisine sale, nous sommes-nous
trouvés dans des champs en pente, toujours sombres,
stériles ? C'est parce qu'il s'agit d'un monde éteint
dans lequel il manque à la fois le feu terrestre, la
fécondité, et, d'autre part, la lumière
céleste. C'est l'image d'un monde, du mien, dans lequel
la terre est coupée du ciel ; une âme, la mienne,
dans laquelle la terre est coupée du ciel avec ce que
cela signifie, c'est-à-dire moi-même coupé
de moi-même, mes profondeurs n'alimentant plus mon esprit.
A quoi sert de savoir tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable
qui me sépare, et de quoi est fait ce mur ? Je tourne
en rond, mes problèmes se posent avec la même
présence insoutenable et la solution est cachée."
(J. M., Ed. Mercure de France, p.
103).
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(cf. ionesco_tueur.htm#lar).
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III.- LOGIQUE
DE LA CONDITION HUMAINE
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Toute la discussion qu'elle aura avec le nouveau Locataire visera
à tenter de le faire entrer dans son propre univers logique.
C'est en effet par le biais de la compréhension, si sommaire
soit-elle, que le personnage tragique croit dominer le monde. Et la concierge se contente vraiment de peu,
ainsi que le révèlent les propos qu'elle tient sur son
premier mari :
Cet homme avait dû
vraisemblablement lui dire qu'elle criait toujours après lui,
et que, pourtant, le jour où il partirait, elle s'étonnerait.
Et, de fait, son départ l'a surprise, si bien qu'au lieu de s'interroger
sur les raisons de son étonnement et de son échec, elle
a constaté qu'il avait eu raison. Dès lors, elle eut l'impression
d'avoir tout compris, elle a intégré la conduite du fugitif
dans son univers intellectuel, s'est sentie en sécurité,
parce que, désormais, maîtresse de la situation, et ne
s'est plus souciée de celui qui l'avait quittée, dont
elle ignore ce qu'il est devenu (cf. ionesco_locataire.htm#tou).
Le processus tragique paraît donc beaucoup plus clair, ici. L'individu obéissant
aux puissances du "pour soi", croit, dans le même temps,
que plus rien n'existe en dehors de lui, et que l'univers entier est
au service de ses désirs ; c'est pourquoi il les projette dans
l'esprit de son interlocuteur, en espérant que celui-ci va les
satisfaire. Mais s'il se heurte à son indifférence, alors
ses propres désirs lui deviennent odieux, il les renie et en
accuse celui en qui il les a placés. Et cela va encore plus loin (cf. ionesco_locataire.htm#lep).
Comme tous les personnages tragiques, ce
nouveau Locataire n'agit ainsi que pour échapper à la
finitude de sa condition. Cet homme est tout d'abord autoritaire, il
a l'habitude de la domination :
Sa maîtrise de lui-même
trouve son explication dans une remarque qu'il fait à la Concierge
:
Il se garde de tout comportement
agressif, pour ne pas porter atteinte à sa vie, son calme trahit
sa volonté de ne pas se soumettre à la mort. De même,
il n'admet pas la fatigue qui indiquerait la présence en lui
d'un ferment destructeur :
(ionesco_locataire.htm#com).
Comme les autres personnages tragiques, il s'enferme
dans les puissances du "pour soi", ses biens se multiplient
et l'environnent de toutes parts, des paravents le coupent même
du public et l'emprisonnent totalement. Les forces d'affirmation de
soi le font rompre tout lien avec les hommes et l'emmurent vivant dans
l'illusion qu'il va échapper à sa condition. (ionesco_locataire.htm#commel).
Les affinités entre
"le nouveau Locataire" et "Amédée
ou Comment s'en débarrasser", d'une part, et, d'autre
part, "Tueur sans Gages",
sont donc très profondes, et permettent d'éclairer ces
deux dernières pièces. Tout ce qui facilite le désir
se révèle, là aussi, comme le produit d'une puissance
enfermant l'individu tragique dans ses ténèbres, ainsi que la technique sur laquelle l'Architecte ne parvenait pas à
attirer l'attention de Bérenger, quand il lui expliquait
la réalisation de la cité radieuse. Les Déménageurs,
de même que les fonctionnaires et l'Administration de "Tueur
sans Gages", sont payés pour se dépersonnaliser
et refléter la personnalité de leur client afin de faciliter
la satisfaction de son désir. (ionesco_locataire.htm#les).
C'est donc à un nouvel aspect du personnage tragique qu'arrive l'auteur : la révolte y fait place au raisonnement,
étant bien entendu que tous deux sont le fruit de l'agressivité
humaine. Mais cette nouvelle attitude est un degré plus obscur
des pulsions obscures, puisque, désormais, les créations
de Ionesco connaissent l'objet de leur lutte : la mort, alors qu'auparavant,
elles ne se l'avouaient pas. (ionesco_locataire.htm#cestdo).
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Il semble désormais que l'intérêt tragique de "Rhinocéros" ne
se trouve pas tant dans les relations entre les personnages que dans
l'évolution individuelle de chacun d'eux, qui a suivi sa route
sans se préoccuper des autres. Car, s'il s'agit d'un phénomène
collectif, chacun y accède par des voies qui lui sont propres.
Mais, sous la diversité des symptômes précurseurs,
il sera surtout fructueux de chercher s'il n'existe pas une unité
profonde. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ils.)
Le procédé
de Botard n'est pas sans rappeler celui de Jean traitant son ami d'"Asiatique".
Il s'agit du même processus, l'incompréhensible introduisant
la finitude et la mort dans l'univers intellectuel du personnage tragique,
alors qu'il s'y croyait en sécurité, en pensant s'être
rendu maître de sa condition grâce à lui, cet incompréhensible
devient l'ennemi du désir qui meut l'intelligence, et il est
assimilé à ce titre, sans autre préambule avec
l'objet connu de l'agressivité que représentent les
"grands", les exploiteurs. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#lep.)
Ainsi donc, quand l'objet
de son agressivité échappe au personnage tragique,
dans le fléau qu'il confondait avec lui, ce dernier le suit,
s'intègre à ce qu'il ne comprend pas, en croyant dominer
la situation et donc faire de l'objet de sa révolte sa nouvelle
logique : car il est probable que Botard a vu dans la rhinocérite
des patrons une nouvelle ruse de ceux-ci contre les "exploités",
et il a pensé la déjouer en y participant par ce biais
logique. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ain.)
Dudard s'est donc enfermé
dans l'idée que tout était logique, idée qui
est devenue une véritable carapace, et il a espéré
faire parvenir à lui l'amour de Daisy sans enlever cette carapace,
bien plus, il a cru le susciter grâce à elle. Lorsqu'il
a compris qu'elle ne l'aimait pas (mais son orgueil le poussait déjà
à penser que l'amour n'existait pas), il a acquis la certitude
que tout ce qui n'était pas rationnel était faux. Plus
rien ne l'attache désormais à quiconque, et il n'a qu'un
pas à faire pour se transformer en rhinocéros, non sans
s'être auparavant inconsciemment renié en dévoilant
tout le tragique de
sa position. Lui, qui vantait les vertus de l'humour et de la distanciation
est subitement pris de scrupules. En outre, il convainc Bérenger
et Daisy de ses bons sentiments, alors qu'il ne voyait dans le sentiment,
le Bien et le Mal que paroles creuses. Il veut bien se transformer
en rhinocéros afin de rester un homme et de pouvoir éclairer
ses congénères, étant toujours dupe de l'illusion
de pouvoir dominer sa condition, quelqu'elle soit. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#dud.)
Dès
lors, l'ironie de Daisy indique que, si le chef de service ne tient
pas tête à ses subordonnés, il cherche par contre
par tous les moyens à être supérieur à
ses supérieurs, en rejetant les torts sur eux. Il ne pense
pas un instant à la responsabilité du rhinocéros
tant que ce dernier n'est pas identifié. Le processus tragique selon lequel Botard rendait son chef responsable de la rhinocérite
se retrouve ici. Monsieur Papillon rejette la responsabilité
de l'irréductible à lui sur l'objet de son agressivité
incarné par les hommes qu'il cherche à dominer. Il oublie
le rhinocéros dans ses accusations, car il lui est inconnu,
jusqu'au moment où il apprend qu'il s'agit de Boeuf, l'un de
ses employés, alors il se retourne contre lui. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#des.)
L'apport capital de "Rhinocéros",
jusqu'à présent, ne consiste pas dans une nouveauté,
mais dans une confirmation de ce que dévoilaient déjà
les pièces précédentes. Les théories de
Jean se conformant aux besoins de son corps, renforcent cette idée
que toute logique n'a rien d'absolu, mais est la conséquence
des forces du "pour soi". L'agressivité qui se dissimulait
derrière le système rationnel, éclate à
partir du moment où le monde extérieur résiste
à l'organisation qu'en a faite l'esprit, c'est-à-dire
lorsque la réalité n'est plus en accord avec le désir,
de sorte que le personnage tragique nie tout caractère humain et toute valeur à ce qui ne
lui est pas clair. Cela signifie en outre que, par l'esprit, il se
croit le centre du monde et que sa structuration de l'univers ne vise
qu'à le réduire à lui, ce qui est le propre de
toute pulsion dominatrice. Comme pour la concierge du "Nouveau
Locataire", la présence de l'obstacle est insoutenable
pour Jean, et cela explique le fondement agressif de la logique. Par
elle, l'humain se sent en sécurité. Il croit avoir échappé
à la finitude de sa condition, à la mort qu'il ne veut
pas voir ; c'est pourquoi il ne peut pas supporter l'obstacle qui
réintroduit la finitude dans la vie, c'est ainsi que Botard
est tranquillisé lorsqu'il s'en remet à son syndicat.
Dans le moment où l'individu croit à la toute-puissance
de sa logique, il oublie qu'il doit mourir. Aussitôt qu'il se
tient à une conclusion de son intelligence, il se croit l'Eternel.
Le tragique est là extrêmement
profond : si l'homme ne parvient pas à se libérer à
chaque instant de l'existence de son organisation de l'univers, il
se ferme au monde et à la vie, et court peu à peu à
sa perte. C'est le cas de tous ces personnages, et c'est très
sensible chez Dudard, où Ionesco montre comment la foi en la
pensée de celui-ci, l'amène à se séparer
des êtres auquel il s'était attaché d'une façon
obscure, et à devenir moins qu'un animal féroce. Il
en va de même pour Monsieur Papillon, fonçant dans la
voie qu'il s'est tracée sans rien voir autour de lui. Toute
idée donne à l'être humain des oeillères
qui l'empêchent de voir les ténèbres où
il sombre, alors qu'il est ébloui par le but qu'il s'est fixé.
(Cf. ionesco_rhinoceros.htm#lap.)
Avec Daisy, atteinte elle
aussi de rhinocérite, tout se passe à un degré
encore plus obscur. C'est tout le tragique de la bonne âme qui est remis en cause ici et éclairé
de façon différente. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ave.)
Il est très intéressant
de constater, avec ce raisonnement de la dactylo, à quel point
toute logique affaiblit l'être humain, en le faisant chercher
à vérifier dans les autres des conclusions qu'il a tirées
de son expérience personnelle, alors que cette expérience
se suffisait à elle-même. Le tragique de l'objectivité provient de ce qu'elle arrête l'individu
dans la voie de la découverte de soi, en le détournant
de lui vers les autres. Puisque Daisy avait la certitude que le bonheur
se trouvait dans l'absence de culpabilité, c'est à elle
qu'il incombait de se purifier en creusant cette découverte,
et en témoignant par une sérénité croissante
de la force de la vérité qu'elle a entrevue, au lieu
d'attendre que Bérenger, qui n'a pas trouvé cela, soit
heureux pour l'être elle-même. Il lui a suffi d'avoir
cru en sa propre bonté pour ne plus rien faire, c'est à
dire pour ne plus rien donner et tout espérer, si bien qu'il
apparaît de plus en plus, qu'il est impossible à l'être
humain de s'arrêter à une logique de son action, sans
la déprécier et succomber aux forces du "pour soi".
(Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ile.)
Daisy retrouve pour les
bêtes la compassion qu'elle éprouvait pour les hommes
et qui l'entraîne à sa perte : sa fidélité
à elle-même l'oblige dans le même temps à
rompre avec elle-même, car elle n'a aucune pitié véritable
pour Bérenger, ce qui explique qu'elle parte lentement, comme
à regret, se justifiant du manque, en Bérenger, d'une
gentillesse dont elle s'est dit, une fois pour toutes, qu'elle faisait
preuve. Elle a fait de la bonté sa raison d'être, et,
comme toute raison d'être, celle-ci n'est qu'une raison de devenir.
En se métamorphosant en rhinocéros, la dactylo ne fait
que matérialiser la carapace que constituait son organisation
rationnelle de la vie. Son dévouement n'était qu'une
illusion, il n'était tourné vers les autres qu'en vue
de son bénéfice personnel, c'était un crochet
qui passait par les autres pour revenir à elle, afin de se
donner bonne conscience. Elle fonçait tête baissée
vers un seul but : son propre bonheur. Une phrase révèle
en effet qu'elle soignait les autres dans l'espoir d'être soignée
par eux : et que sa compassion était pour elle, en réalité
:
"- Daisy
: Après tout, c'est peut-être nous qui avons
besoin d'être sauvés. C'est nous, peut-être,
les anormaux."
(Rhinocéros, p. 112).
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Cela va très loin
: la rhinocérite de Daisy démontre que l'être
humain ne peut pas prendre conscience de sa propre bonté, que,
même si tous ses semblables lui "donnent raison" de
se trouver bon, il est pourtant dans l'erreur. Il ne peut pas avoir
raison, il ne peut pas se juger sans se perdre, pas plus que juger
les autres, car, par cette action, il cède à son orgueil,
et estime nécessairement que, par son intelligence, il est
au-dessus de la condition humaine. Il se perd dans les puissances
du "pour soi". L'être humain ne peut que vivre, sans
jamais tirer de conclusion sur la valeur de sa vie, ou, tout au moins,
sans se tenir à ses conclusions. Il doit constamment choisir,
mais ne peut jamais être sûr d'avoir bien choisi, puisque,
dès qu'il croit avoir "bien fait", il s'enferme dans
son orgueil, il ne peut jamais se sentir bonne conscience. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ano).
Bérenger est le seul
personnage de la pièce qui conserve son humanité. Est-ce
à dire qu'il échappe au tragique de la rhinocérite ? Ses affinités avec tous les principaux
personnages des pièces précédentes et donc avec
Ionesco lui-même permettent d'en douter. En réalité,
il semble que le sursaut d'énergie auquel il doit, à la
fin de la pièce, de rester homme, soit semblable à l'envol
d'Amédée dans le rêve, et que "le Piéton
de l'Air" éclaire "Rhinocéros", comme "Tueur
sans Gages" élucidait "Amédée ou Comment
s'en débarrasser". (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ber).
Alors que les autres foncent dans ce qu'ils ont compris de la vie, Bérenger
comme Ionesco affirmant le chaos de toute logique, foncent dans le brouillard
de l'incompréhensible de la vie, parce qu'ils ont la certitude
qu'il n'y a rien à comprendre. Cette certitude constitue alors
une logique du chaos, qui les enferme dans le cercle vicieux de l'intelligence
qui ne parvient pas à s'oublier.
"Rhinocéros", qui, au premier abord, avait semblé
présenter un intérêt mineur (car cette pièce
ne faisait que systématiser ce qui se trouvait dans les précédentes
: les ténèbres qui alimentent toute logique), est en définitive
très importante. Elle amène à la conscience claire
ce qui restait trouble auparavant, et va permettre à l'auteur
d'en arriver au "Piéton de l'Air", où il remonte
à la source de l'incohérence de son attitude. Le tragique le plus profond de "Rhinocéros", réside donc
précisément dans cette systématisation du chaos
qui anime toute logique, car elle est justement elle-même une
nouvelle logique, de plus en plus sommaire et impitoyable, comme le
révèlera la pièce suivante. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#con).
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Avec la résignation se retrouve l'attitude propre à
Joséphine, attitude qui éclaire plus profondément
le tragique dont elle
est victime : Elle paraît s'interdire tout sentiment au profit
d'un désir de sentir nourri des obstacles qu'elle place entre
elle et l'objet de son désir. Elle préfère désirer
vivre à vivre, pour ne pas avoir à sortir d'elle. (Cf. ionesco_pieton.htm#ave).
Elle ne peut pas se passer
de l'enfer moral dans lequel l'emprisonne ce tribunal pour croire
à son innocence, ainsi qu'elle enfermait l'Enfant dans le cachot
pour lui faire croire en la beauté. La vérité
du tragique du personnage
de Ionesco est extrêmement profonde, car elle recouvre un idée
communément admise, selon laquelle c'est dans l'absence que
l'individu s'aperçoit de la valeur de ce qu'il perd. En réalité,
il ne fait que s'enliser dans les sables mouvants de l'irrationnel
: Dans l'absence, il ne ressent que le besoin, c'est-à-dire
qu'il accroît l'emprise du désir sur lui, puissance ne
pouvant exister que par le développement du vide autour de
lui. C'est pourquoi Joséphine souhaite inconsciemment la mort
de ceux qui l'entourent, c'est pourquoi elle se soucie fort peu de
la bombe, qui, en tombant sur la maisonnette de son mari, a failli
le tuer (cf. p. 134), et elle n'y voit
qu'une raison pour lui de ne plus travailler et d'échapper
ainsi à la contrainte quotidienne. En définitive, son
attitude d'agneau résigné lui permet de se sentir en
sécurité au fond d'elle-même, en se privant de
justice (de même qu'en se privant de beauté, elle se
sentait maîtresse de la beauté), puisque, finalement,
le tribunal s'en va. Par ses jérémiades, elle a l'impression
de grignoter chaque jour un supplément de vie. (Cf. ionesco_pieton.htm#ell).
Elle accepte toutes les humiliations et la stupidité dont elle
a conscience, pour rester en vie et échapper au massacre qu'elle
imagine, confirmant ainsi que le besoin de l'absence pour sentir la
valeur de la vie, est une volonté de mort grâce à
laquelle l'individu se sent en sécurité parce qu'il éprouve
le désir d'aimer ce dont il se prive, et donc, le désir
de vivre, puisqu'il est incapable d'envisager une autre vie que celle
du désir. Ses pulsions secrètes se nourrissent du vide
qu'elles agrandissent autour de lui, si l'on peut dire. N'ayant pas
pu rester dans l'illusion que tous ses semblables étaient faits
pour elle, puisque Joséphine estime que leur mort est une sorte
de trahison, elle cherche inconsciemment à rester seule pour
dominer sa condition, car, ainsi que tous les personnages tragiques de ionesco, elle se croit exempte de la finitude qu'elle voit dans
les autres. (Cf. ionesco_pieton.htm#elleac).
Il se trompe, il est de
ceux-là une fois qu'il a parlé au Journaliste. Le tragique est donc ici extrêmement profond, il est dans la création
littéraire, dans ce qui pousse Bérenger à écrire.
Ayant compris qu'il n'y a rien à comprendre, et n'écrivant
que pour dire qu'il n'y a rien à dire :
il sent confusément
que, dans de telles affirmations paradoxales, il ne peut échapper
à l'absurde qu'en acceptant de ne rien comprendre en dehors de
lui et de ne rien dire, sinon il comprend et dit quelque chose. Il lui
faudrait humilier son intelligence et se reconnaître incapable
de dominer l'univers par la pensée, et c'est la cause de son
accablement, mais il ne peut pas renoncer à s'affirmer sur le
monde, à avoir l'impression d'être le Verbe, tout en sachant
pertinemment que ses cauchemars alimentent les conversations du dimanche.
C'est pourquoi, s'il n'est pas dans l'illusion sur le sort de sa littérature,
il lui faut, à chaque fois qu'il cède au désir
de s'exprimer, une illusion plus profonde (et donc plus proche de ce
qui se cache en lui), qui vient désormais de son oeuvre elle-même
:
"-
Bérenger : L'activité littéraire n'est
plus un jeu, ne peut plus être un jeu pour moi. Elle devrait
être un passage vers autre chose. Elle ne l'est pas.
- Journaliste : Vers quelle autre chose ?
- Bérenger : Si je pouvais le savoir, le problème
serait résolu."
(Le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard,
p. 126).
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Ainsi la littérature
devient un instrument tragique qui pressure et accable l'auteur. (Cf. ionesco_pieton.htm#ils).
Le noeud tragique de la pièce se noue donc autour de l'idée qu'il
n'y a rien à comprendre, idée qui s'annihile par le
fait du paradoxe qu'elle exprime, et entraîne aussitôt
le héros au pouvoir de l'irrationnel, car, arrivé à
ce stade de la pensée, le pas à franchir est immense
en ce sens qu'il engage tout l'être. La seule issue possible
à l'intelligence est, en effet, pour Bérenger, de comprendre
qu'il ne comprend rien en dehors de lui, sans être dominé
par une puissance de ténèbres. Si l'intelligence a un
sens, elle ne peut plus chercher qu'à se comprendre elle-même,
c'est-à-dire à établir sa domination sur elle
et à écarter, toute logique de l'univers, tout jugement
porté sur ce dernier et sur soi par voie de conséquence,
puisqu'un tel jugement nécessite une objectivation de soi,
obligeant à se considérer comme un être extérieur.
L'esprit doit en somme déclarer la guerre à toute affirmation
de soi, car elle dépossède l'individu de lui-même
et l'induit en erreur. Mais, pour en arriver là, il faut trouver
la foi, admettre de n'être qu'une créature et de ne pas
pouvoir être le Créateur. (Cf. ionesco_pieton.htm#len).
De même, l'accablement
de Bérenger, au début de la pièce, était
dû au sentiment de l'impuissance de l'expression littéraire
à avoir une vie indépendante de celle de l'auteur. L'illusion
a germé de nouveau dans le héros à partir du moment
où, en exprimant la source du tragique,
il s'en est cru le maître et a pensé avoir trouvé,
dans l'expression de ses problèmes, leur solution ; c'est pourquoi
l'attrait de l'anti-monde se fait de plus en plus puissant. Bérenger
est comme un homme qui remonterait des escaliers roulants dans le sens
inverse de la marche sans en sortir, et qui, une fois arrivé
au-dessus, croirait s'être tiré d'affaire, sans remarquer
qu'il est déjà à mi-chemin vers le bas. (Cf. ionesco_pieton.htm#dem).
L'anti-monde réalise
ce désir qui était au coeur de Bérenger dès
le début de la pièce et qui l'a poussé à
parler au Journaliste contre toute logique. La cohésion tragique de cette pièce est très profonde, mais se cache dans un
endroit d'autant plus reculé que la pensée du personnage
est grossière et précaire. C'est ce qui explique l'enfer
intérieur de Ionesco, d'autant plus dur que son organisation
du monde est moins subtile, car elle ne lui laisse aucun faux-fuyant
: il est en contradiction avec lui-même dès qu'il comprend
quelque chose, bien plus, dès qu'il dit ou qu'il écrit
le premier mot d'une pièce. Sa logique est implacable et insoutenable
rationnellement. (Cf. ionesco_pieton.htm#lantim).
Dans cet accablement, il
ne comprend pas qu'il n'y a rien à comprendre, il ne comprend
plus rien du tout, et c'est seulement dans cette humiliation de l'intelligence
qu'il peut trouver une issue au tragique en sentant la nécessité de dépasser la logique.
Sa description des enfers qu'il a vus réalise ce qu'il disait
au début au Journaliste au sujet de l'impuissance de la littérature
à égaler la vie ; Constat d'échec de l'illusion
de croire qu'il avait le droit de dire qu'il n'y avait rien à
dire. Il n'a fait que de la mauvaise littérature. (Cf. ionesco_pieton.htm#dan).
Cette pièce a jailli du désir de placer l'expression littéraire,
et donc la pensée humaine, à l'origine de la vie et elle
se termine par le sentiment accablant de l'échec. En voulant
trouver plus dans le fruit artistique qu'il n'y a en lui, Bérenger
découvre en fait les forces criminelles de son désir.
Mais il reste profondément tragique,
car il ne prend pas conscience d'être victime de lui-même.
Il ne comprend pas que son erreur est dans l'orgueil qui lui a fait
comprendre le chaos universel de l'intelligence, et croire pouvoir le
saisir par l'esprit, alors que l'absurdité d'une telle tentative
ne révélait que le chaos des pulsions qui dominaient son
esprit et qu'il a découvertes dans l'anti-monde. Dans son refus
de s'avouer le caractère irrationnel de sa démarche intellectuelle,
il affirme qu'il n'y a que le sang, la boue et la mort, il cherche à
anéantir tout espoir en lui, en sa femme et en sa fille, alors
qu'il n'a rien vu d'autre que les ténèbres sanguinaires
de son esprit. Ce qu'il exprime désormais, c'est la volonté
de mort cachée au sein de son désir : dans la fête
qui l'aurait enchanté quelques heures plus tôt, il prévoit
la destruction qui est en lui et tente d'anéantir la pureté
de sa fille. (Cf. ionesco_pieton.htm#cet).
L'amour de Marthe contient en lui la solution de tout le tragique qui accable les autres créations de l'auteur et annonce Marie
du "Roi se meurt", Marie-Madeleine
de "la Soif et la Faim" et la Vieille de "Jeux de Massacre".
Il se caractérise par un don total de soi à l'univers
entier, en même temps que par le sentiment du mal de toute pensée
non altruiste. (Cf. ionesco_pieton.htm#lamour).
Le destin profondément tragique de Bérenger, et de Ionesco par-delà, tient au fait que,
comme Amédée,
tout en reconnaissant la nécessité vitale de cette vérité,
ils ne parviennent pas à la vivre. Ils sentent que tout a sa
solution dans l'amour, que si tous les humains étaient comme
Marthe, le paradis serait sur terre, mais ils sont incapables, jusqu'à
présent tout au moins, de devenir comme elle, de s'abandonner
; il n'y a donc aucune raison pour qu'ils le demandent aux autres :
"-
Bérenger : Je ne résiste pas aux gestes tendres.
Ah ! Si tout le monde était comme toi ! On vivrait dans
la douceur. La vie serait possible et on pourrait aussi mourir
sans chagrin, paisiblement. Quand on vit joyeusement on peut
mourir joyeusement. On devrait s'aimer toujours."
(Le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard,
p. 155).
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Le défaut de la cuirasse
est précisément là, le héros n'accepte l'amour
que dans la mesure où il y trouve son intérêt, alors
qu'il ne peut y avoir d'amour que dans le renoncement à soi,
et l'absence de tout calcul. Lorsque Bérenger sera baigné
de certitude, sans savoir de quoi il s'agit précisément,
il se croira fort, parce qu'il lui semblera éprouver le sentiment
de Marthe de tout aimer, infiniment et indéfiniment, et il est
victime de la même illusion qui lui fait toujours espérer
capter les forces de l'amour à son avantage, confondant amour
et amour-propre. (Cf. ionesco_pieton.htm#led).
Ionesco va très loin dans l'élucidation du tragique.
Il a le sentiment que l'enfer de l'angoisse, totalement irrationnel,
est la conséquence du choix de l'être humain ("C'est
vrai si tu le veux"). L'individu est libre d'accepter ou de refuser
la finitude de son être, mais, à partir du moment où
il la refuse, et donc, où il se refuse, la peur défigure
la réalité, la rend difforme, il a franchi "le
mur invisible et pas transparent" de l'anti-monde où
Joséphine et Bérenger finissent par se retrouver. L'angoisse
livre celui qu'elle a envahi à l'objet de sa révolte,
là aussi, comme dans les pièces précédentes.
Qui refuse de se donner de s'oublier, se livre au chaos. Mais le
tragique atteint dans
"le Piéton de l'Air" une dimension nouvelle, prouvant
l'insuffisance de l'intelligence à sauver l'être humain,
et faisant même du pouvoir de l'esprit, un obstacle au bonheur
que, seul, peut apporter le sentiment. La connaissance rationnelle de
la vérité de l'amour est elle-même tragique , comme l'annonçait déjà "Amédée
ou Comment s'en débarrasser", car elle est domination,
et l'amour ne souffre pas de maître, il ne peut exister que dans
l'humilité. C'est là que réside sans doute le tragique le plus profond de cette oeuvre qui fait de Marthe un soleil au milieu
des Ténèbres. Bérenger a compris qu'il n'y avait
rien à comprendre. Il a aussi compris la nécessité
de l'amour ; dans les deux cas, il s'est cru le maître... il s'est
cru à la source de la vie, il était à celle de
la mort. Désormais, "le Roi
se meurt" est annoncé, où Ionesco va s'engager
totalement dans la voie de la domination du sentiment par l'intelligence,
et la fouiller impitoyablement. (Cf. ionesco_pieton.htm#ionesco).
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Les rapports entre le Roi et son royaume sont très complexes,
puisque cet univers est à la fois en lui (il en est la résidence)
et hors de lui ; il est en quelque sorte sa vie et plus que sa vie,
puisqu'il a une existence propre. En fait, il réalise le désir
du héros tragique,
qui a cru le monde créé pour lui, parce qu'en l'ayant
découvert à sa naissance, il n'a pas pu imaginer qu'il
ait existé auparavant. (Cf. ionesco_roi.htm#les).
Son refus d'admettre sa responsabilité
dans la disparition de son entourage est au coeur du tragique de la pièce, puisqu'elle l'amène à la mort sans
qu'il s'en aperçoive. La présence des personnages indique
qu'ils ont avec le héros une affinité d'autant plus profonde
qu'ils resteront longtemps. Or, c'est Marguerite qu'il déteste,
qui sera présente avec lui jusqu'à la mort, tandis que
la femme aimée le quittera la première de tous. (Cf. ionesco_roi.htm#son).
C'est pourquoi il attend le salut de l'être qu'il déteste,
nourrissant l'espoir fou de trouver dans la mort la solution de sa vie.
Comme le Policier à Choubert ("Victimes
du Devoir"), comme Tarabas à Jean ("la Soif et
la Faim"), comme le professeur à l'élève ("la
Leçon"), Marguerite ne dit-elle pas au Roi qu'elle veut
son bien (cf. le Roi se meurt, p. 71)
? Cette affirmation prend maintenant une dimension nouvelle, le personnage tragique ne l'accepte que parce
qu'elle correspond aux mobiles profonds qui ont dirigé sa vie
et qui lui ont fait placer sa foi en lui-même, et en ceux en qui
il se reconnaissait, il l'accepte parce qu'elle satisfait son amour-propre. (Cf. ionesco_roi.htm#ces).
L'instinct
est une justification très trouble qui permet au personnage tragique de s'aveugler sur
les pulsions qui ont commencé par lui rendre le monde insupportable,
alors que celui-ci n'a pas changé. La fermeture à l'univers
de l'être agressif, qui était manifeste dans toutes les
oeuvres de Ionesco, trouve ici une explication des plus secrètes
dans le refus de toute attache sensible pour échapper à
la condition humaine par l'esprit. Mais, dans cette voie, l'objectivité
de Marguerite talonne le Roi sans répit, et le pousse à
s'évader du souvenir lui-même, qui est encore un lien
avec cet univers. (Cf. ionesco_roi.htm#lin).
Le pouvoir rationnel,
qui disparaît lui-même en la personne de la reine car
il n'a plus de raison d'être (Bérenger étant mort),
et dont la disparition précède l'engloutissement du
Roi dans "une sorte de brume", résume tout le tragique de la pièce. L'esprit qui cède au désir s'anéantit
dans le moment même où il croit atteindre son but et
se diviniser. (Cf. ionesco_roi.htm#lep).
"Le nouveau Locataire" a révélé que tout
système est une tentative de l'être humain pour réduire
le monde à son entendement, tentative qui lui donne l'illusion
de la sécurité en lui faisant croire que, par son intelligence,
il a dépassé sa condition. Mais il s'avère qu'il
court à la mort en mettant son orgueil à la dominer. Il
s'agit d'un nouveau stade du tragique,
où, désormais, l'ennemi est connu : c'est la finitude
de l'existence, et la révolte cède la place à la
raison dans la lutte contre cet obstacle. "Rhinocéros" dénonce de façon systématique la puissance irrationnelle
qui est à la source de toute logique, et, par sa systématisation
même, crée une logique du chaos tout aussi ténébreuse,
ce qui sera le sujet du "Piéton de l'Air", qui constitute
en quelque sorte une vérification par l'absurde de l'impossibilité
pour l'individu, non pas de ne pas penser, puisque cela fait partie
de sa condition, mais de pouvoir découvrir une vérité
quelconque par son esprit, et encore moins la Vérité qu'il
cherche. Cette pièce démontre une nouvelle fois que la
personne croyant au seul pouvoir de son intelligence, et étant
incapable de dépasser cette dernière, se perd en la perdant,
car elle sombre dans l'obscurité criminelle de la nuit intérieure
qui l'enveloppe. L'humain ne peut rien dominer, il peut seulement comprendre
qu'il doit maîtriser son orgueil par son intelligence. "Le
Roi se meurt" fouille impitoyablement ce désir, inhérent
à la logique, de dominer le sentiment. Et il s'avère que
l'être rationnel ne peut pas supporter la présence de la
femme aimée qui lui apporte le bonheur, parce qu'il ne parvient
pas à réduire l'amour à son entendement, et qu'il
se heurte à un mur infranchissable résistant à
sa volonté de maîtriser l'univers, de sorte qu'il fuit
ce qui le gêne pour rester avec la femme qu'il déteste.
En effet, il se retrouve en elle et il la comprend pour cette raison.
Il a par conséquent avec elle l'illusion de la sécurité,
que lui donne tout ce qui se plie à sa logique. Il n'a confiance
qu'en lui, et Marguerite est un autre "lui-même", parce
que son orgueil lui fait croire que seule son intelligence peut lui
permettre d'échapper à la mort.
L'attitude rationnelle vise paradoxalement à définir sa
vie, à y introduire des limites, en se sentant à l'abri
dans les murs que le héros tragique a construits, et en pensant accéder grâce à eux
à l'infinité de l'espace et à l'éternité
du temps, parce que ces frontières dissimulent le chaos ténébreux
qui les fait exister. En définissant, en introduisant la mort
partout autour de lui, l'homme s'en croit à l'abri parce qu'il
oublie de regarder en lui, et de voir que c'est lui-même qu'il
détruit à travers les autres. Bien plus, il ne se sent
en sécurité dans sa logique que parce qu'il a l'impression
de dépasser la finitude par la connaissance objective, que, seule,
il accepte. En organisant le monde, il croit dominer le système,
alors qu'il s'y enferme, il croit avoir pénétré
le royaume de la mort parce qu'il l'a assimilé. Cette illusion
se retrouve dans "Tueur sans Gages", où le héros,
en voulant dépasser le temps, a l'impression de s'être
transporté dans l'immuabilité d'un temps figé comme
les lois de l'esprit, mais il sera trop tard, lorsqu'il s'apercevra
de son erreur.
"Le Roi se meurt" révèle, que, l'ennemi véritable
de l'être humain qui le conduit à la mort, c'est son intelligence,
lorsqu'elle est mue par des pulsions agressives qui lui font tirer une
logique de la vie. Il s'asphyxie dans le "il faut", et quand
il dit, comme Bérenger dans "le Piéton de l'Air"
: "Il ne faut pas de "il faut"", il ne sort pas
de cette force qui l'écrase ; La seule solution possible est
dans le dépassement de la logique, dépassement de l'agressivité
par l'amour. C'est-à-dire que l'individu se trouve dans l'obligation
de renouer toutes ses attaches avec le monde par la sensibilité
et le sentiment et de ne plus chercher à le comprendre. Il lui
faut s'oublier, et ce nouveau "il faut" n'est plus une loi
de l'esprit car rien ne le justifie rationnellement, seulement il se
trouve, comme Ionesco l'approche de plus en plus, qu'en vivant ainsi,
l'individu est inondé de bonheur et de jeunesse, et que pour
cela il doit s'abandonner à la puissance supérieure de
l'amour. (Cf. ionesco_roi.htm#len).
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IV.- SALUT DANS L'AMOUR ?
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Ionesco, dans son
approfondissement du tragique,
en arrive désormais au fondement de la révolte et de
la logique, fondement que celles-ci masquaient : le désir,
la soif et la faim de vivre ; et il fouille le mobile de ce désir,
qui est la fuite de l'amour comme d'une puissance de mort, parce que
le sentiment est irréductible à l'intelligence et empêche
l'homme de se croire le maître de sa condition. Car Jean ne
nourrit plus les illusions de Bérenger dans "le
Roi se meurt", il se reconnaît incapable de comprendre
l'amour, et ne peut plus que le fuir, tandis que le roi le niait,
purement et simplement en transformant le
petit chat roux en vilain matou noir. Le sentiment est maintenant
présent dans la toute-puissance de son "être",
en la personne de Marie-Madeleine et de Marthe, alors que Jean est
la proie du "devenir". (Cf. ionesco_soif.htm#ion).
"Moi-même
coupé de moi-même, écrit Ionesco, mes
profondeurs n'alimentant plus mon esprit. A quoi sert de savoir
tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable
qui me sépare, et de quoi est fait ce mur."
(J.M., p. 103).
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Dans ces quelques lignes
se trouve résumé tout le tragique de la pièce, car, par Marie-Madeleine, Jean prend conscience
de tous ses manques. Il saura, dans les deuxième et troisième
épisodes, que, ce qui lui manque, c'est sa femme, l'amour. Et
pourtant, il ne fera pas le pas qui le sauverait, même quand il
verra en dehors de l'auberge les deux femmes. (Cf. ionesco_soif.htm#moi).
Marie-Madeleine touche
peut-être là à la vérité la plus
intime de la misère de Jean, et de l'être tragique qui sent l'erreur où il est en se fermant sur lui et qui se
cramponne à son désir pendant toute la pièce
sans avoir l'audace nécessaire pour s'abandonner et aller vers
sa femme. Cela n'est pas sans rappeler le récit évangélique
où Pierre veut sortir de la barque pour rejoindre Jésus
marchant sur l'eau, mais il s'enfonce peu à peu ne parvenant
pas à s'oublier et à faire confiance au Sauveur ; le tragique paraît exactement
de même nature. (Cf. ionesco_soif.htm#mar).
D'une façon plus
générale, ce brasier est le feu de l'amour, le sacrifice
de lui, de ses désirs, qu'exige le don des autres à
lui, celui de sa femme comme celui de la tante Adélaïde,
ainsi que de tous ceux qui l'ont aimé. Cette vision le torture
parce qu'il n'a pas été capable d'aimer pour plonger
dans les flammes, il n'a pas été capable de donner autant
qu'on lui donnait. Il souffre de son infériorité, c'est
son orgueil qui se révolte, car il ne se sent inférieur
que parce qu'il se veut supérieur, et cet orgueil est l'obstacle
qui le retient. Pour arriver à se donner, à brûler
d'amour, il faudrait qu'il se reconnaisse inférieur. Lui qui
veut tout comprendre ne comprend rien, mais est compris par ceux qui
l'aiment sans chercher à le dominer. C'est en cela que réside
la puissance et le mystère de l'amour dans l'humilité.
Par la raison, l'individu s'estime objectivement l'égal des
autres, et il ne peut affirmer cette égalité que parce
qu'il se croit supérieur à eux. Seule la reconnaissance
de son infériorité peut lui faire découvrir l'amour,
tout comprendre et tout accepter comme Marie-Madeleine. Il trouvera
sa force dans l'oubli de soi et aura tout s'il ne désire rien.
Cette vision de Jean satisfait un désir profond, en cela qu'elle
s'anéantit, tombe en cendres mais renaît "comme
un reproche". Le héros souhaite à la fois la disparition
et la résurrection de cette femme. Les contradictions internes
de ses pulsions correspondent sans doute au paradoxe du début
de la pièce, où il est attiré par ce qu'il fuit.
Jamais Ionesco n'a été aussi loin dans la fouille des
ténèbres de l'être tragique,
et l'apparition de la tante Adélaïde permet de mieux cerner
la complexité des forces qui déchirent le personnage. (Cf. ionesco_soif.htm#dun).
L'existence de ces chimères
proviennent du remords de ne pas avoir assez aimé, du sentiment
d'une infériorité contre laquelle il lutte, et, surtout,
elle paraît trahir les pulsions secrètes qui animent
le remords, et en livrer le mécanisme tragique.
Dans le phantasme, Jean cherche à se libérer de sa culpabilité
d'une façon très obscure. En effet, les reproches que
la tante fait à son neveu pour ne pas être heureux de
sa visite sont, en réalité, ceux que celui-ci se fait
à lui-même, pour ne pas avoir su estimer la valeur de
cette femme, qui s'est dépensée pour lui et ses parents,
et qu'il a laissée mourir :
"- Jean
: Je ne sais pas ce que tu viens faire ici, tante Adélaïde.
Qu'est-ce que tu nous veux ?
- Adélaïde : Je vous gêne, n'est-ce pas,
je vous ennuie ?
- Jean : tu ne nous ennuie pas, nous t'aimons bien, tu sais
que nous t'aimons bien"
(La Soif et la Faim, p. 84).
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Mais en prêtant vie
à la défunte, il la réduit à lui, comme
le petit chat roux du "Roi se meurt", il la transforme en
gros matou noir, et essaye ainsi de se persuader qu'elle ne vaut
pas mieux que lui, en mettant dans la bouche de sa parente ses pensées
cachées. Il métamorphose en agressivité la bonté
de sa tante, et dégrade toutes ses qualités en la faisant
s'en vanter. (Cf. ionesco_soif.htm#lex).
Le héros tragique ne peut plus nier tout à fait le monde extérieur, il
est obligé d'admettre son existence. C'est pourquoi se manifeste
une résistance jaillie des profondeurs de son être qui
fait dire à sa tante qu'il ment, et qui l'oblige à reconnaître
qu'elle n'a pas tout à fait tort. (Cf. ionesco_soif.htm#leh).
Le remords paraît donc devoir sa vie à la coexistence dans
le personnage tragique de l'amour et de l'agressivité, si bien que la chimère
naît du désir de dominer la cause de la culpabilité,
tout en conservant le sentiment de l'irréalité de cet
être que l'imagination défigure, c'est pourquoi il cherche
à le détruire, mais ce phantasme refuse sa destruction
obéissant à la pulsion à qui il doit sa création.
Le héros se torture à travers ce cauchemar où il
se retrouve, il est dans un cercle vicieux dont il ne peut pas sortir
et où s'exacerbe son agressivité, de sorte qu'il en arrive
à l'expression la plus haute de ces deux pulsions contradictoires
en apparence, mais provenant de la même source (tout désir
de dominer cherche à écraser), lorsque la tante se fend
le crâne pour lui montrer qu'elle est bien réelle, et lorsque
le sang qu'elle lui met sur les doigts disparaît progressivement. (Cf. ionesco_soif.htm#leremo).
Et bien sûr, l'illusion tragique subsiste dans la
projection que fait Jean du néant sur les actes de sa création
imaginaire. Il ne reconnaît pas le phantasme comme un néant
provenant de son désir, mais il voit dans cette évanescence
une ruse de l'être qui est à la source de son sentiment
de culpabilité. (Cf. ionesco_soif.htm#etb).
Réelle
ou imaginaire, la participation de Marie-Madeleine à son cauchemar
est donc le reflet de toute une façon d'être qui a profondément
marqué Jean. Si sa femme vivait son cauchemar, le héros
sait qu'elle lui parlerait comme elle le fait. Dès lors, quand
elle lui dit que la tante ne reviendra plus lorsqu'elle aura compris
ce qui lui est arrivé et qu'il doit être plus aimable
avec elle, ces reproches deviennent une intuition de Jean à
travers l'amour de sa femme, de même que, dans "Victimes
du Devoir", les conseils du père à son fils révélaient déjà la présence de
ce ferment d'amour en Choubert. Le personnage tragique sent confusément que cette présence pénible est
due à la puissance destructrice qui l'anime. Mais il faut toujours
interpréter même les paroles de Marie-Madeleine, puisque,
son amour l'empêchant d'abandonner son mari, elle participe
à ses erreurs. Ainsi, lorsqu'elle dit à Jean que sa
tante ne peut ni le croire, ni le comprendre, qu'auparavant déjà
elle comprenait mal et que ce n'est pas sa faute (cf. La
Soif et la Faim, p. 84), cela signifie, en fait, que la faute
vient de son époux qui ne croit pas à la vie qu'il est
poussé à prêter à la défunte, et
que son refus de la mort de cette femme est totalement irrationnel. (Cf. ionesco_soif.htm#ree).
Quelle
est donc cette longue maturation de l'être humain sous la vigilance
de l'amour, si ce n'est l'apprentissage de l'humilité, solution
de tous les tourments de Jean, la lutte contre toute affirmation de
soi poussant le personnage tragique à se croire supérieur à ceux qui l'aiment, l'acceptation
de sa culpabilité et donc de sa faiblesse ? Par Marie-Madeleine,
par Adélaïde, et, en général, par tous les
êtres qui l'ont aimé, l'amour s'est implanté dans
le coeur de Jean, mais Jean est incapable de s'élever à
la hauteur de cette exigence, de se donner à eux comme ils
se sont donnés à lui, de plonger dans le brasier, parce
qu'il cherche à comprendre ceux qui l'aiment. Le fondement
de son erreur est toujours là et se révèle de
plus en plus puissamment. Pour aimer, il faut renoncer à la
logique, renoncer à se vouloir supérieur sous peine
d'être inférieur. (Cf. ionesco_soif.htm#que).
C'est alors qu'apparaît
le jardin splendide qui se retrouvera à la fin du troisième
acte. Il est tout ce que Jean perd dans son erreur tragique,
tout ce qui l'empêchait d'exister par son orgueil et les tourments
qu'il faisait endurer à sa femme. Ce jardin, c'est la plénitude
et la richesse de la vie de qui se donne aux autres, c'est la force
et la lumière, la seule vérité ; en comparaison
de lui, les contrées où Jean évoluera ne seront
que déserts arides, où tout est desséché. (Cf. ionesco_soif.htm#ces).
Jean passera à
côté de ce jardin, jusqu'à la fin de la pièce,
car il le cherche là où il n'est pas, de même
qu'il cherche sa femme dans l'univers irréel de son imagination
sans la trouver. Ionesco touche aux sources du tragique lorsqu'il montre Madeleine s'interrogeant sur les raisons de la révolte
de son mari :
"- Marie-Madeleine
: Pourquoi donc n'aime-t-il pas prendre racine ? Comment se
fait-il qu'il ne veuille pas être recouvert de mousse
comme un vieux mur, comme un vieux chêne ? Un vieux
chêne avec les racines profondément enracinées
dans la terre. Un arbre ne bouge pas. pourquoi donc est-il
si malheureux ? Pourquoi est-il si peu sage ? C'est de bouger
qui fait mal."
(La Soif et la Faim, Editions Gallimard,
p. 97).
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L'auteur comprend que Jean
se perd dans le refus de la finitude, de l'enracinement dans le monde
qui le ferait se sentir partie de l'univers et non son maître,
et qu'ainsi il perd sa vie en croyant la chercher. Mais Ionesco ne parvient
pas à résoudre le problème qui est son problème,
son esprit s'en avère incapable, et il ne croit qu'en lui. (Cf. ionesco_soif.htm#jea).
En refusant l'amour et en
espérant qu'il se pliera à son désir, Jean ne parvient
pas à éliminer totalement le sentiment de l'incohérence
de cette conduite. Il ne se comprend pas lui-même, mais n'en a
pas conscience, c'est donc dans le caractère irrationnel de sa
vie qu'il faut encore chercher les mobiles de son erreur tragique.
Le héros ne comprend pas que sa femme ne fasse pas partie de
ses chimères, qu'elle ne soit pas en lui, et donc qu'elle puisse
exister en dehors de lui. En rompant toutes les racines qui le faisaient
partie du monde extérieur, il ne reconnaît plus d'autre
existence que la sienne, mais seulement il est hanté par le souvenir
de Marie-Madeleine, échappant à la domination qu'il veut
étendre sur tout ce qu'il a connu, afin de ramener à lui
ce qu'il a vécu, et de se sentir le maître absolu de son
univers, qui, comme l'a montré "le
Roi se meurt", n'est rien en dehors de ce qu'il a reçu
de l'extérieur (lumière, sons, couleurs, sentiments...).
Quand il vivait avec son épouse, il ne pouvait pas supporter
la perte de ses souvenirs d'enfance, maintenant qu'il l'a quittée
et retrouve ses paradis perdus, c'est elle-même qui est devenue
un souvenir et qui lui devient désirable. (Cf. ionesco_soif.htm#enr).
Ce besoin de possession
par lequel l'être humain matérialise ses pulsions dominatrices
et se donne l'impression de la supériorité, relève
du même processus tragique qui faisait enfouir
à Edouard ses connaissances dans sa serviette,
et explique aussi que Jean s'attache aussi à lalettre de l'amour,
qu'il comprend et qu'il croit posséder en l'ayant "assimilée",
plutôt qu'à l'esprit, ce qui lui permet d'accuser Marie-Madeleine
de ne pas avoir tenu ses promesses en ne lui ayant pas "appris"
l'amour, parce qu'il a cru qu'il suffisait d'apprendre comme un écolier
sa leçon, pour savoir, alors qu'il s'agissait d'une compréhension
plus profonde, jaillissant du sentiment avant de passer dans l'esprit.
Seule cette compréhension peut redonner aux mots et aux idées
la plénitude d'une signification dont Ionesco a pris conscience
de la disparition dès "la
Cantatrice chauve", car la personne tragique ne donne pas plus sa vie aux mots qu'aux êtres, elle veut la garder
pour elle. (Cf. ionesco_soif.htm#ceb).
La situation tragique de Tripp
et de Brechtoll représente le conflit intime de Jean. Ce n'est
pas la teneur de leur idéologie qui justifie leur emprisonnement
aux yeux de Frère Tarabas, puisque leurs idées sont opposées
:
La raison essentielle de
l'asservissement est que, de même que Jean, les moines ne sont
arrivés à l'auberge que parce qu'ils ne se comprenaient
pas eux-mêmes. Ils doivent donc être dominés par
les autres jusqu'à ce qu'ils renoncent à conserver leur
liberté. (Cf. ionesco_soif.htm#las).
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Mais, au-delà de l'angoisse de la mort, l'auteur aborde avec
une lucidité peut-être encore plus aigüe que dans "la Soif et la Faim", la
solution de cette angoisse tragique : l'amour, nappe de lumière et de pureté qui inonde
la vieille femme de la scène des deux vieillards, après
deux approches successives de cette vérité, à
travers les deux couples d'amants, et l'appel incompris d'Alexandre
à l'amitié, dans ses derniers moments à l'hôpital.
(Cf. ionesco_jeux.htm#mai).
Le tragique de l'attitude de la quasi totalité de ces habitants réside
dans leur désir de comprendre le mal (même pour ceux
qui disent avoir compris son incompréhensibilité), si
bien que tous sombrent dans les ténèbres de l'irrationnel,
à partir du moment où ils veulent maîtriser ce
qui les accable. Ils l'aggravent par des exécutions ou des
suicides. Nulle part Ionesco n'a montré aussi violemment l'erreur
de qui espère échapper à sa condition par l'intelligence
; nulle part il n'a montré avec autant de puissance cet orchestre
tumultueux des forces destructrices de la vie, qui meuvent le pouvoir
de l'esprit et dominent celui qui veut dominer. (Cf. ionesco_jeux.htm#let).
En se terrant comme un
rat dans son trou, et en ne voulant plus sentir le goût de la
nourriture, ni même regarder par la fenêtre pour ne pas
être contaminé par la vue, il témoigne du désir
caractéristique des personnages tragiques de Ionesco de se couper du sentiment, sans s'apercevoir que celui-ci
est vie, ce qui les fait aller au devant de la mort qu'ils fuient.
L'individu défend son "moi" parce qu'il cherche à
l'affirmer. (Cf. ionesco_jeux.htm#ens).
Tragiquement,
le désir de préservation de soi conduit l'être
humain à sa perte, en l'écrasant dans la peur une fois
que la raison se heurte à un mur infranchissable, et que l'agressivité
du désir se retourne contre qui lui a cédé. "Jeux
de Massacre" ne fait sur ce point que confirmer les oeuvres précédentes
de Ionesco. Ainsi, les domestiques qui ont peur les uns des autres,
peur du policier qui leur barre le passage, peur du mort, sont effrayés
par ce qu'ils reconnaissent d'eux dans les autres de même que Bérenger devant le Tueur
sans gages, ou la Concierge
devant le nouveau Locataire. (Cf. ionesco_jeux.htm#tra).
Il semble que ce moine
incarne la vérité de la condition humaine, qu'il n'est
possible de découvrir qu'en sortant du cercle agressif de défense
et affirmation de soi. Il est l'objectivité véritable,
qui suppose acceptation de sa finitude et oubli de soi, ce qui est
inconcevable pour tout être mû par les forces du "pour
soi". Cela est très sensible dans la première scène
entre autres. Lorsque le père, qui avait confié ses
enfants à une passante pour boire une absinthe, apprend par
celle-ci qu'ils sont morts et qu'ils ont le corps violacé,
il accuse aussitôt sa belle-mère. Ne pouvant pas supposer
un instant que la mort dépasse l'humanité, il en fait
une oeuvre de cette dernière, trahissant ainsi son illusion tragique qui le fait se
croire le maître de sa condition. Il se précipite sur
sa belle-mère qui tombe, frappée par le mal avant qu'il
ne l'atteigne ; son acte suscite la haine d'un autre passant, qui
va le tuer quand il s'écroule, et ainsi de suite... Mais personne
n'écoute les rares témoins, constatant, qu'effectivement,
aucun homme n'est coupable, mais seul le fléau, qui est, en
définitive,la finitude humaine à laquelle il est impossible
d'échapper. (Cf. ionesco_jeux.htm#ils).
Emile, quant à
lui, reste dans la lignée des personnages tragiques qui l'ont précédé, par sa nécessité
de la subordination du sentiment à l'esprit ; ce qui lui permet
de justifier ses haines. (Cf. ionesco_jeux.htm#emi).
Dans ce vieillard, se
retrouve la complexité irrationnelle des précédents
personnages tragiques. La
grisaille du monde qui lui fait horreur est à l'image de son
univers intérieur, alors que l'amour de sa femme transfigure
tout ce qui l'environne. (Cf. ionesco_jeux.htm#dan).
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V.- AMOUR ET
LUMIERE APRES 1971
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Devant la place grandissante accordée à la lumière
et à l'amour dans le théâtre de Ionesco, la question
qui se posa en 1971 fut de savoir si, dans ses dernières pièces
: "Macbett" (1972), "Ce
formidable bordel" (1973), "l'Homme
aux valises" (1975), "Voyage
chez les morts" (1980), le dramaturge confirmait ou non son
entrée dans cet univers idyllique, solution du tragique de son oeuvre. (Cf. ionesco_macbett.htm#dev).
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Le Zen n'apparaissant comme
une mystification que pour qui n'est pas "entré en contact
avec le fait central de la vie" (cf. ci-dessus),
la mystification que dénonce Ionesco à la fin de "ce
formidable bordel !" paraît donc signifier qu'il est tout
aussi incapable de vivre le Zen que l'amour, et que ce qui l'empêche
d'entrer dans le second (sa volonté dominatrice de compréhension),
est probablement ce qui le ferme au premier. D'où le tragique de son oeuvre dont le comique et la farce ne sont que des éléments,
ainsi que le laissent pressentir plusieurs assertions de l'auteur reproduites
en ionesco_litterature.htm#emb. (Cf. ionesco_bordel.htm#lez).
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Il en est incapable.
Lorsqu'il s'arrête, comme dans "Le
Nouveau Locataire" ou "Ce
formidable bordel !", ce n'est que pour se retrouver seul
avec lui-même, avec l'assassin qu'il fuit, celui qui, comme
son père, a laissé mourir... tué ! sa mère,
par manque d'amour. Cette incapacité de don de lui à
la mère qui l'aime est ce qui, implacablement, le renvoie,
l'assimile, à son père, et fait de lui un criminel,
celui de "Tueur sans gages".
Là pourrait bien se trouver la racine du tragique de son oeuvre. (Cf. ionesco_valises.htm#ile).
La scène se termine
sur une méprise tragique de la Femme, montrant, que dans les rares moments où elle le
croit revenu à elle, il est toujours ailleurs :
"- La Femme
: De temps en temps, rarement, tu te réveilles, dans
cette vie où tu n'as fait que dormir presque tout le
temps.
- Premier Homme : Je me réveille en rêve. Je
ne m'endormirai plus dans mon rêve."
(Id., p. 1284).
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En effet, moitié nue
et répugnante, la Femme est dans la réalité qu'il
lui fait vivre, le Premier Homme, lui, n'est que dans un rêve
éveillé, dans un autre monde. Pas étonnant, alors,
que la pièce se termine dans un chassé-croisé de
personnages dont il est, complètement étrangers les uns
aux autres, qui finissent par se demander mutuellement "pardon"
et par constater ("Quel embouteillage !" -
Id., p. 1286 -), qu'ils ne savent que se gêner. (Cf. ionesco_valises.htm#lasc).
Remarquant en ses notes
sur "L'Homme aux valises", que la patience et le dévouement
de la Femme rappellent ceux de Pénélope, et que
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A l'écouter, son oeuvre est donc éminemment tragique,
car vouée et vouant à la perdition. Toutefois, son abandon
du combat ne réduit pas pour autant en "poignées
de poussière" (cf. p. 1312)
tout ce qu'il a réalisé, comme il le dit. Loin de là.
Il reste, tout d'abord, la sincérité de ses aveux prouvant
que rien n'est jamais acquis, mais surtout, tout un monde de lumière
à continuer à explorer avec sa méthode, consistant
à éliminer les uns derrière les autres les causes
de ténèbres qui le ferment, comme il le fit jusqu'à "La Soif et la Faim" : la soumission, la domination, la révolte, la logique dominatrice...
Cette méthode est spirituellement salutaire. C'est Ionesco
lui-même qui le ressent ainsi, une fois qu'il l'a perdue. Et
il ne fait en cela que confirmer l'idée de l'auteur de ces
lignes exprimée dans sa conclusion de 1971, au moment crucial
du tournant de l'oeuvre de Ionesco :
"Ce
qui est extraordinaire dans l'oeuvre d'Eugène Ionesco,
c'est de découvrir qu'un homme, animé par la volonté
d'être sincère avec lui-même, et de ne rien
cacher de lui à ses semblables, même ses faiblesses,
son égoïsme, ses fautes tragiques envers lui et envers eux, que cet homme puisse trouver son salut
dans sa réflexion et aide les autres dans la voie où
il a (eu) tant de difficultés."
(ionesco_dieu.htm#ceq).
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(Cf. ionesco_voyages.htm#ale).
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