SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).








INTRODUCTION
BIBLIOGRAPHIE
PLAN
SOMMAIRE :
LE TRAGIQUE DANS...
Macbett.- Ce formidable bordel.- L'Homme aux valises.- Voyages chez les morts
2005, Ionesco, Satan ou le "démon maladroit", Dieu et ... Scriptoral








INTRODUCTION
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En juin 1971, l'auteur de ces lignes termina son mémoire de maîtrise de lettres modernes sur "Le Tragique chez Eugène Ionesco", mémoire réalisé sous la direction de Monsieur François Germain à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon.

L'étude de cette oeuvre théâtrale fut réalisée en suivant la chronologie de ses pièces principales, allant, à l'époque, de "la Cantatrice chauve" à "Jeux de Massacre". Cela permit à ce serviteur de suivre l'évolution de l'auteur à travers sa création, et fut, pour lui, une véritable révélation, quant à la relation raison/lumière, remettant... sérieusement (!) en question des idées héritées du Siècle des Lumières.


Il ne sait plus combien il vécut de temps sur l'apport de Ionesco (10 ans... 20 ans ?...), mais il est sûr d'une chose : celui-ci nourrit toute la naissance, au Sénégal, de sa recherche scriptorale (1971-1978), c'est pourquoi, il vous propose, aujourd'hui, de réactualiser ce mémoire, en le relisant à la lumière de scriptoral, la pyramide inversée de lumière (cf. pyramide.htm#scriptoral)

Voici, pour commencer, la bibliographie et le sommaire de ce mémoire, un sommaire bien sûr susceptible d'évolution en fonction du sens que prendra la relecture de cet ouvrage.






BIBLIOGRAPHIE
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Aux Editions Gallimard

Théâtre I
(1954)


La Cantatrice chauve.- La Leçon.- Jacques ou la Soumission.- Les Chaises.- Victimes du Devoir.- Amédée ou Comment s'en débarrasser.

Théâtre II
(1958)


L'Impromptu de l'Alma.- Tueur sans Gages.- Le nouveau Locataire.- L'Avenir est dans les Oeufs.- Le Maître.- La jeune Fille à marier.

Théâtre III
(1963)

Rhinocéros.- Le Piéton de l'Air.- Délire à deux.- Le tableau.- Scène à quatre.- Les Salutations.

Théâtre IV
(1966)

Le Roi se meurt.- La Soif et la Faim.- La Lacune.- Le Salon de l'Automobile.- L'Oeuf dur.

Théâtre

Jeux de Massacre (Collection "Le Manteau d'Arlequin").

Théâtre complet
2002





Bibliothèque de la Pléiade (2002), Edition présentée, établie et annotée par Emmanuel Jacquart :
Les pièces précédentes plus : Exercices de conversation et de diction françaises pour étudiants américains.- Macbett.- Ce formidable bordel.- L'Homme aux valises.- Voyages chez les morts.

Nouvelle
(1962)


La Photo du Colonel : Oriflamme.- La Photo du Colonel.- Le Piéton de l'Air.- Une Victime du Devoir.- Rhinocéros.- La Vase.- Printemps 1939.

Essai

Notes et contre Notes (N.C.N.), (Collection "Idées"), 1966.

Articles


Antidotes, coll. "Blanche", 1977.
Un homme en question, coll. "Blanche", 1979.

Au Mercure de France
Essais


Journal en Miettes (J. M.), 1967.
Présent Passé Passé Présent (PPPP), 1968.

Roman
Le Solitaire, 1973.
Aux Editions H. Verguier
Giovanni Lista

Ionesco, 1989.
Aux Editions Bordas
Claude Abastado

Ionesco. Situation et perspectives, 1971, "Logique de la toupie".









INTRODUCTION
I.- SOUMISSION AUX LOIS
1.- SOUMISSION AUX LOIS SOCIALES
La Cantatrice chauve
2.- SOUMISSION A SA PROPRE LOI
La Leçon
3.- SOUMISSION OU DOMINATION ?
Jacques ou la Soumission
II.- REVOLTE CONTRE LA CONDITION HUMAINE
1.- REVOLTE CONTRE LA SEPARATION
Les Chaises
2.- REVOLTE CONTRE LE PARDON
Victimes du Devoir
3.- REVOLTE CONTRE L'AMOUR
Amédée ou Comment s'en débarrasser
4.- REVOLTE CONTRE LA MORT
Tueur sans Gages
III.- LOGIQUE DE LA CONDITION HUMAINE
1.- REDUCTION DU MONDE A SOI PAR LA LOGIQUE
Le Nouveau Locataire
2.- CHAOS DE LA LOGIQUE
Rhinocéros
3.- LOGIQUE DU CHAOS
Le Piéton de l'air
4.- LOGIQUE DE L'AMOUR
Le Roi se meurt
IV.- SALUT DANS L'AMOUR ?
1.- DESIR ET AMOUR
La Soif et la Faim
2.- AMOUR ET MORT
Jeux de Massacre
CONCLUSION DE 1971
V.- AMOUR ET LUMIERE APRES 1971
1.- TRAHISON DE SHAKESPEARE, NOIRCEUR ET DERISION
Macbett
2.-AMOUR ET ILLUMINATION ZEN REJETES
Ce formidable bordel !
3.-AMOUR PATIENT MAIS EN LOQUES
L'Homme aux valises
4.- EXAMEN DE CONSCIENCE : AVEU D'IGNORANCE
Voyages chez les morts
CONCLUSION DE 2005




SOMMAIRE
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INTRODUCTION


I.- SOUMISSION AUX LOIS

1.- SOUMISSION AUX LOIS SOCIALES
La Cantatrice chauve
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2.- SOUMISSION A SA PROPRE LOI
La Leçon
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3.- SOUMISSION OU DOMINATION ?
Jacques ou la Soumission

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II.- REVOLTE CONTRE LA CONDITION HUMAINE

1.- REVOLTE CONTRE LA SEPARATION
Les Chaises
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2.- REVOLTE CONTRE LE PARDON
Victimes du Devoir
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4.- REVOLTE CONTRE LA MORT
Tueur sans Gages
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Introduction

Réalisation sociale du rêve :
L'euphorie et sa cessation inexplicable.- Visite de la cité radieuse : De nouveau euphorie, solitude bienheureuse et chute.- Oubli de la finitude dans le désir.- Agressivité et sécurité.

Illusion sociale : Organisation sociale, produit du désir qui enferme dans le désir.- Protection administrative.- Sécurité du fonctionnaire dans le renoncement à soi et l'irresponsabilité.- Illusion tragique du fonctionnaire et de l'Administration.- Point des connaissances.

Tragique de la bonne âme : L'Homme subit ce qu'il désire.- Attirance de la bonne âme pour l'assassin.- La bonne âme de Bérenger.- Equilibre obscur entre Bérenger et Edouard, entre le rêve et les ténèbres.

La logique interne de "Tueur sans Gages" :
Affinité profonde entre Bérenger et Edouard.- Bérenger se libère de l'illusion sociale, dupé par l'illusion de sa bonne âme.- Il se retrouve inconsciemment dans le Tueur.

Conclusion.

III.- LOGIQUE DE LA CONDITION HUMAINE


1.- REDUCTION DU MONDE A SOI PAR LA LOGIQUE
Le nouveau Locataire
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2.- CHAOS DE LA LOGIQUE
Rhinocéros
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Les intentions de Ionesco : Chaos de la logique.- L'auteur, ses amis et ses personnages.

Jean ou le choix de sa honte, Botard, Dudard et Monsieur Papillon : Affirmation de la supériorité, déjà rhinocérique.- L'agressivité dissimule une faiblesse.- Obstacle à l'entendement là aussi insoutenable.- Métamorphose due à l'affirmation du "devenir" comme d'un "être".- La logique, conséquence d'une obstination quasi criminelle.

Botard ou le besoin de ses ennemis.- Dudard ou le désir de l'amour qu'il rejette.- Monsieur Papillon ou la volonté d'être supérieur à ses supérieurs.- "Rhinocéros" et les oeuvres qui l'ont précédée.

Daisy, progression dans les ténèbres du chaos : Sollicitude source de l'amour.- Logique de l'innocence.- Agressivité contre l'agressivité.- A nouveau, tragique de la bonne âme.

Valeur de l'humanité de Bérenger ? Sécurité dans la force des autres, faiblesses de sa vie.- La rhinocérite, outrage personnel.- Séduction rhinocérique.

Conclusion.
4.- LOGIQUE DE L'AMOUR
Le Roi se meurt
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IV.- SALUT DANS L'AMOUR ?

Introduction

Cercle vicieux du désir.- Amour et désir.- Sentiment douloureux de l'infériorité.

Le remords, coexistence de l'amour et du désir. Participation de Marie-Madeleine aux chimères de Jean. Fuite orgueilleuse de l'amour dans le désir.

Désir de l'amour.- Amour et amour-propre.- Logique de l'amour.- Irréductibilité de l'amour à l'esprit.

La Bonne Auberge et la clinique suisse.- Désir d'assouvir le désir.- Toujours l'enfer du désir.- Le néant, nourriture du désir.- Lié au désir de se délier.

Conclusion.


CONCLUSION DE 1971

Ionesco et Dieu (1971)
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V.- AMOUR ET LUMIERE APRES 1971
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1.- TRAHISON DE SHAKESPEARE,
NOIRCEUR ET DERISION

Macbett

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2.-AMOUR ET ILLUMINATION ZEN
REJETES

Ce formidable bordel !

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3.-AMOUR PATIENT MAIS EN LOQUES
L'Homme aux valises

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4.- EXAMEN DE CONSCIENCE : AVEU D'IGNORANCE
Voyages chez les morts

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CONCLUSION DE 2005
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LE TRAGIQUE DANS...
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INTRODUCTION
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La gestation de "la Cantatrice chauve" l'avait fait souffrir dans sa chair, dans ses os, et dans son sang :

"En écrivant cette pièce (...) j'étais pris d'un véritable malaise, de vertige, de nausées." (N.C.N., p. 252).

Il avait cru "avoir écrit quelque chose comme la tragédie du langage" !... Quel ne fut pas son étonnement de voir et d'entendre rire les spectateurs qui n'y virent rien de plus qu'un canular !... Toutefois, il remarque que

"quelques-uns ne s'y trompèrent pas (Jean Pouillon, entre autres) qui sentirent le malaise" (N.C.N., p. 252).

(Cf. Développement en ionesco_litterature.htm#ges).



Disant au sujet du comique :

"Je crois que c'est une autre face du tragique" (N.C.N., p. 176),

il semble que, là seulement, il aille au coeur du problème : l'oeuvre de Ionesco n'est comique que, lorsqu'en cherchant à se délivrer de ce qu'elle révèle de l'homme, le spectateur, le lecteur, ou même l'écrivain lorsqu'il se moque de lui, la fuient. Il ne paraît possible de trouver sa véritable richesse, qu'en tentant de la regarder lucidement, elle devient alors profondément tragique, mais d'un tragique qui n'est pas irrémédiable, car l'auteur, après de nombreuses années de douloureuses pérégrinations en lui-même, développe progressivement, jusqu'à "la Soif et la Faim", au fond de ses ténèbres, un foyer de chaleur et de lumière que rien n'a pu éteindre : l'amour, solution du tragique, dans la mesure où l'on accepte de faire vers lui le pas difficile qu'il nécessite. A ce sujet, "Jeux de Massacre", la dernière pièce étudiée en ce mémoire datant de 1971, apparaît comme une oeuvre charnière. Tout le problème est donc de savoir ce que devient l'amour dans les dernières oeuvres de Ionesco : "Macbett" (1972), "Ce formidable Bordel !" (1973), "l'Homme aux Valises" (1975) et "Voyage chez les Morts" (1980), ce que nous envisagerons après "Ionesco et Dieu". (Cf. ionesco_litterature.htm#dis).



Le théâtre de Ionesco ne se plie à aucun genre, pas plus qu'à aucune définition ; il n'est rien de conventionnel, parce qu'il est la prise de conscience de l'erreur tragique de toute définition ; il est simplement la recherche de la vérité de l'être humain par-delà toutes les illusions qu'il se fait sur lui-même. (Cf. ionesco_litterature.htm#the).



Désormais, le théâtre de Ionesco apparaît comme une fouille, un effort fructueux de recherche de soi-même qui répond à ce que l'auteur en espérait plus ou moins confusément. Et il devient très intéressant de s'arrêter successivement à chacun des paliers que constitue toute pièce dans son unité et son intégrité fondamentales, afin d'en découvrir le noeud tragique central, c'est à dire l'obstacle auquel se heurte le "héros", pour comprendre que, chaque fois, celui-ci est un peu plus profond, et donc un peu plus près de sa disparition, puisque, finalement, l'écrivain côtoiera la lumière au fond de ses ténèbres.
(Cf. ionesco_litterature.htm#dev).

I.- SOUMISSION AUX LOIS
1.- SOUMISSION AUX LOIS SOCIALES
La Cantatrice chauve
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Dès les premières pages de l'oeuvre de Ionesco, il est possible de pressentir la nature du tragique, telle qu'elle se précisera par la suite : l'homme qui cherche à dominer est dominé par une force qui se dissimule en lui, et qu'il se dissimule. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#des).


Le tragique s'inscrit toujours dans un cercle vicieux : l'individu espère dominer le sentiment en obéissant à des règles, mais les mobiles de cette obéissance sont précisément les pulsions dominatrices qui la rendent impossible et la transforment en une agressivité sourde qu'il ne veut pas s'avouer puisqu'il en est responsable. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#let).



Dès lors, l'agressivité apparaît intimement liée au tragique, elle est sa raison d'être. Les caractères qui vont profondément marquer l'oeuvre de Ionesco se précisent. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#lors).



Les proverbes, les principes se désintègrent et sombrent dans l'absurde, révélant ainsi la véritable origine de leur existence : l'orgueil. Grâce à eux, chacun avait l'impression d'être supérieur aux autres... à l'humanité. Mais l'illusion tragique apparaît dans la dislocation de ces règles de vie qui retournent au chaos dont elles sont nées.
(Cf. ionesco_cantatrice.htm#pro).


Ce qui semble donc au plus haut point tragique, c'est que la répression des forces obscures de l'individu est de même nature que ces dernières, si bien qu'en voulant se maîtriser, celui-ci cède à une puissance qui lui échappe, et n'est plus maître de lui. La règle sociale et le langage par lui-même ne sont plus alors qu'un masque que l'agressivité maneuvre à sa guise et auquel elle échappe au moment propice, pour duper celui qui s'y soumet, en anéantissant son intelligence. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#ceq).



Par delà l'illogisme de cette conclusion se profile tout le tragique des sciences expérimentales qui ne continuent d'exister que parce qu'elles donnent lieu à des systèmes défendus avec véhémence jusqu'à ce que de nouvelles expériences viennent les renverser. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#par).



Cet épisode de la sonnette pose, quoiqu'encore très confusément le problème fondamental du tragique chez Ionesco, celui d'un homme aux prises avec son intelligence, car il a saisi que la compréhension fige illusoirement le monde et coupe en réalité de la vie... (Cf. ionesco_cantatrice.htm#son).



La désintégration du langage, n'est donc plus le phénomène capital de "la Cantatrice chauve". Elle n'est qu'une conséquence de cette volonté de dominer le sentiment par l'intelligence, bien que le langage, n'étant plus senti, devienne un instrument de lutte par lequel chacun cherche à s'affirmer, et perde tout le sens des mots, qui deviennent illogiques au service de la logique, et s'inscrivent ainsi dans le tragique de ce cercle vicieux. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#lad).



Dès "la Cantatrice chauve", l'amour de la bonne pour le pompier est pressenti comme la solution du tragique (cf. #cha). Il est insupportable aux Smith et aux Martin. La politesse ne réussit même pas à le faire admettre à ces derniers. Ils repoussent Mary dans sa cuisine. Mais après le départ de son amie, le pompier, qui jusque là ne parvenait pas à s'en aller malgré les exigences du service, comme enchaîné à ses hôtes par des pulsions troubles, les quitte sans que ceux-ci fassent rien cette fois pour le retenir. Les affinités qui l'unissent à eux sont disparues quasi miraculeusement. (Cf. ionesco_cantatrice.htm#deslac)
.

2.- SOUMISSION A SA PROPRE LOI
La Leçon
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Il cherche à la réduire à l'état d'objet et de mécanisme malléable. En fait, c'est lui qu'il veut détruire en elle. Son besoin de tout expliquer, obsession de clarté dûe au refus, lui-même irrationnel, de son être trouble, timide et lubrique, le pousse à détruire en son élève tout ce qu'il y a d'obscur ; ce que son orgueil l'a toujours entraîné à méconnaître en lui, et l'empêche d'accepter chez les autres. Mais il ne s'aperçoit pas que les pulsions qui l'amènent au crime sont du même ordre, et qu'il en est le jouet tragique.
(Cf. ionesco_lecon.htm#ilc).



Le personnage tragique n'est qu'un pantin dont une puissance irrationnelle tire les ficelles. Sa réaction infantile annonce des grandes idées de "la Soif et la Faim" et de "Jeux de Massacre", selon laquelle celui qui cède à ses pulsions dominatrices manque de maturité et d'audace, et reste prisonnier de lui, car il ne sait pas aimer. (Cf. ionesco_lecon.htm#lep).



Le mal ne réside donc pas dans l'ignorance, mais dans l'orgueil présent dans toute pulsion dominatrice, qu'il s'agisse de la domination de soi comme de celle des autres. Toute soumission à une loi quelconque visant à l'un de ces deux effets contient en soi un germe tragique d'erreur. Mais y a-t-il vraiment possibilité de soumission ? C'est la question que posent "Jacques ou la Soumission" et "l'Avenir est dans les Oeufs". (Cf. ionesco_lecon.htm#lem).


3.- SOUMISSION OU DOMINATION ?
Jacques ou la Soumission
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Cette volonté des parents d'assimiler leur fils à eux est très importante, car c'est une des constantes de l'agressivité, par laquelle tous les personnages tragiques de Ionesco cherchent d'une façon ou d'une autre à réduire le monde à eux, et ainsi à se croire le centre de l'univers et donc à se prendre pour Dieu, comme cela se précisera à partir du "Nouveau Locataire" et de "Rhinocéros". (Cf. ionesco_jacques.htm#cet).


La soumission de Jacques n'est pas véritable, il se soumet pour échapper. Ce sont des pulsions dominatrices qui en sont à l'origine. Jacques se met en-dessous pour être au-dessus, annonçant les Vieux des "Chaises", et Choubert de "Victime du Devoir" entre autres, et surtout, commençant à révéler un des problèmes fondamentaux du tragique chez Ionesco. (Cf. ionesco_jacques.htm#las).


Il semble désormais que toute soumission de l'homme à d'autres hommes ne soit pas possible sans une illusion tragique, car elle contient en elle les ferments de la révolte qui l'empêchent d'être véritable. Elle ne peut exister sans calcul : elle est une volonté de domination cachée à un degré plus profond, et donc plus puissamment tragique parce que plus obscur. C'est à la source de cette révolte que Ionesco va remonter peu à peu, au fur et à mesure des investigations que constitue chacune de ses pièces. (Cf. ionesco_jacques.htm#ils).


II.- REVOLTE CONTRE LA CONDITION HUMAINE
1.- REVOLTE CONTRE LA SEPARATION
Les Chaises
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En somme, le remords qu'il reconnaît ne vise qu'à le faire plaindre par sa femme, mais il refuse d'être mis en cause. Le sentiment de culpabilité l'intéresse seulement dans la mesure où il lui permet d'attirer l'attention des autres sur sa personne. Il a perdu tous ses amis par orgueil, estimant qu'ils manquaient de considération à son égard, alors que Sémiramis le compare à François Ier, et le comble de louanges et de flatteries. Le tragique est donc dans son attitude infantile, qui le fait s'enfermer dans le remords de la séparation, en voulant que l'humanité soit à ses pieds pour réparer sa propre faute, afin qu'il n'y ait plus aucune brisure. Tous les êtres ne doivent plus exister que pour lui sans qu'il ait rien à leur donner. C'est pourquoi il s'est séparé d'eux, chaque fois qu'il s'est aperçu que la réalité ne correspondait pas à son désir, plutôt que de remettre son attitude en question, et d'abandonner son remords. Toute l'histoire des invités qui vont arriver résume ce désir de faire déplacer l'humanité pour lui, sans qu'il lui donne rien, puisqu'il se suicidera avant de livrer son message. (Cf. ionesco_chaises.htm#ens.)


Il est trop tard, le glissement des barques annonce l'arrivée des invités. Ainsi, l'action qu'ils ont choisie d'un commun accord, sans toutefois élucider complètement les mobiles de ce choix, les entraîne plus vite qu'ils ne le voudraient, tragiquement, ils n'en sont plus maîtres. (Cf. ionesco_chaises.htm#ile.)


L'auteur, pour être logique avec lui-même, devrait mettre au théâtre le spectateur face à lui-même, mais il ne le peut pas car celui-ci sortirait. Il se heurte à l'incapacité de l'homme tragique de rester seul dans une chambre, incapacité déjà dénoncée par Pascal. (Cf. ionesco_chaises.htm#lau.)


Désormais, les deux Vieux se tournent le dos pour s'adresser chacun au néant des chaises. Le tragique est très sensible dans ce geste significatif : l'orgueil et la jalousie aveuglent les deux époux, les ferment l'un à l'autre, en les détournant sur des chimères qu'ils leur font prendre pour des réalités, leur montrant des individus, là où le spectateur ne voit que du mobilier. Mais, peut-être aussi que le spectateur entend des glissements, des coups de sonnette et des rires, là où il n'y a rien du tout, et que, dans ce cas, sa relation au théâtre est chimérique parce que fondée sur des pulsions inavouées. (Cf. ionesco_chaises.htm#ell.)


La source de la brisure se trouve dans la façon du Vieux d'envisager la vie. En choisissant la vie de l'imagination, de la satisfaction du désir, pour retrouver ce qu'il a perdu, il s'éloigne davantage de la réalité, la perd encore plus, et est victime d'une illusion. Mais pourquoi choisit-il le désir qui l'entraîne vers un destin tragique ? C'est ce qu'approfondiront les pièces suivantes, à commencer par "Victimes du Devoir". (Cf. ionesco_chaises.htm#las.)


Avec ce problème des enfants qui les hante tous deux au point d'en parler au premier venu, ils se heurtent à un mur qui est peut-être l'élément central de la pièce, autour duquel ils tournaient depuis le début : ce mur, c'est l'égocentrisme phénoménal du Vieux qui l'a empêché de ne jamais rien donner, et l'a fait tout désirer pour soi ; il est à la source de l'invasion des invités, et de son aboutissement dans la mort par le suicide, l'égocentrisme est donc au centre du tragique de la pièce. Il n'est pas étonnant que la conversation s'enlise à ce point de la progression (p. 154-155), car il est impossible à Sémiramis de percer ce mur, sans pénétrer dans la ténébreuse agressivité du Vieux. (Cf. ionesco_chaises.htm#avepro.)


Le silence de Sémiramis sur son insatisfaction profonde, et l'enlisement de la conversation qui s'ensuit, ne suffisent pas à contenir les puissances obscures qui se sont déjà concrétisées avec l'arrivée des premiers personnages invisibles. Plus personne n'est désormais capable de maîtriser le processus tragique qui leur échappe de plus en plus. (Cf. ionesco_chaises.htm#ten.)



L'eau qu'ils retrouvent finalement dans la mort peut signifier que la volonté de retrouver le milieu de l'embryon (refus d'accepter la finitude de la condition humaine par désir d'être le centre du monde et donc Dieu), est tragique car elle amène à la mort, c'est à dire à la finitude qui était l'objet même de la révolte. Qui se révolte contre la séparation est victime d'une illusion qui le conduit à la séparation ultime : la mort. Ionesco découvre dans "les Chaises" cette vérité dans toute sa brutalité. Mais il élucidera dès "Victimes du Devoir", ce qui est déjà en germe dans certains propos de Sémiramis, lorsqu'elle dit à son mari qu'il se retrouvera en s'exprimant : l'individu se coupe de l'humanité quand il est coupé de lui-même, et refuse les autres, parce qu'il ne s'accepte pas. Il n'est pas étonnant alors que son agressivité le conduise à la mort. (Cf. ionesco_chaises.htm#lal.)

2.- REVOLTE CONTRE LE PARDON
Victimes du Devoir
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Néanmoins, il est impossible de dire que, ce faisant, le policier est tombé sous la domination de Madeleine, puisque celle-ci n'est pas maîtresse des forces irrationnelles qui l'ont poussée à introduire chez elle l'autorité sociale, le tragique est là dans toute sa réalité, ce ne sont pas des individus qui en maîtrisent d'autres, mais une agressivité qui les écrase qui les écrase une fois qu'ils ont cédé à la tentation de dominer et de vaincre. (Cf. ionesco_victimes.htm#nea.)


Il est nécessaire d'avoir bien présent à l'esprit ce mécanisme agressif qui est le point de départ de tout le tragique de "Victimes du Devoir" : Choubert, obéissant à une pulsion trouble dont les mobiles se révèleront par la suite, est incapable de faire preuve de personnalité, c'est-à-dire de faculté de choisir librement, il se soumet toujours à l'autorité de sa femme, en se donnant l'impression d'être supérieur à elle. Comme Jacques dans "Jacques ou la Soumission", il se place en dessous pour se croire au-dessus. Madeleine réagit brutalement devant cette incohérence, elle tente de la briser en s'identifiant à l'autorité sociale afin d'asservir Choubert à elle, au moyen de cette légalité qui n'est qu'un instrument de contrainte, et ne s'aperçoit pas qu'elle tombe elle aussi entre les pattes du même désir de supériorité qui dupe son époux. Quant au policier, lui qui se croira le maître, sera en fait l'esclave de cette puissance ténébreuse ; représentant la loi, il n'est que l'incarnation de cet instrument de contrainte, et sera abandonné à son triste sort par Madeleine devant le constat de son inefficacité, sans d'ailleurs qu'elle revienne de son erreur, puisqu'elle se tournera vers Nicolas pour qu'il remplisse le même office... (Cf. ionesco_victimes.htm#ile.)


Mais il ne faut pas s'y tromper, si la plongée dans le souvenir sera infructueuse pour le policier, elle permettre à Choubert de remonter au centre même du noeud tragique qui est source de son attitude : sa révolte contre le pardon, refus de pardonner aux autres et, beaucoup plus profondément refus de se pardonner. (Cf. ionesco_victimes.htm#mai.)



La souffrance qu'il exprime, dans sa hantise d'avoir vieilli sa femme, l'achemine progressivement au coeur du noeud irrationnel, qui explique son attitude tragique :

"- Choubert : Madeleine, crois-moi, je te jure ce n'est pas moi qui t'ai vieillie ! Non... Je ne veux pas, je ne crois pas, l'amour est toujours jeune, l'amour ne meurt jamais."
(Victimes du Devoir, p. 212).

Il n'accepte pas de constater la dégradation de leurs deux êtres au sein de leur vie commune ; il ne peut pas admettre de ne pas avoir mieux réussi que son père, auquel il n'a jamais pardonné ce qu'il a fait endurer à sa mère. Par delà la révolte de Choubert, c'est celle de Ionesco qui perce dans cette angoisse, et qui éclaire l'attitude du personnage qu'il a créé :

"J'ai pris sur moi la culpabilité de mon père. Ayant peur de faire souffrir les femmes, de les persécuter, je me suis laissé persécuter par elles. (...) Chaque fois que j'ai fait souffrir une femme ou qu'il m'a semblé que j'ai fait souffrir une femme, j'ai souffert de sa souffrance."
(PP PP, p. 29-30).

(Cf. ionesco_victimes.htm#las.)


Obéissant à la contrainte conjuguée du policier et de sa femme, il n'est plus étonnant que Choubert, qui avait déjà plus ou moins assimilé Madeleine à sa mère, fasse de l'inspecteur son père, dans une synthèse du passé et du présent identifiant son refus de l'autorité sociale à celle de l'autorité paternelle, synthèse que l'entraîne une agressivité trouble, trahissant sa part de responsabilité au tragique dont il est victime. En, effet, il semble qu'en revivant, ou, plus exactement sans doute, en reconstruisant la scène de l'empoisonnement de sa mère, Choubert cherche à la noircir. (Cf. ionesco_victimes.htm#obe.)


Arrivé à ce stade de la plongée dans le souvenir, Choubert n'ira pas plus loin. Il est là au point central de la pièce, il va buter contre cette nécessité du pardon parce qu'il ne la comprend pas, et chercher une issue illusoire à sa condition tragique. Et pourtant toute l'explication est là : parce qu'il refuse de se pardonner, c'est-à-dire de pardonner les fautes auxquelles l'ont entraîné l'exercice de sa propre autorité, il continuera à ne jamais faire preuve d'autorité, sans s'apercevoir que son attitude relève cependant d'une volonté bien arrêtée qui est elle-même autoritaire ; et, par ailleurs, refusant de pardonner aux autres, il ne subira jamais leur autorité que pour l'écraser, puisqu'il estime qu'elle ne vaut pas mieux que la sienne. Il reste donc enfermé dans ce nouveau cercle vicieux, figure caractéristique du tragique. C'est la raison pour laquelle il lui est impossible de retrouver Mallot, malgré son apparente bonne volonté, devant la colère du policier qui n'a pas compris, lui non plus, que Choubert ne pourrait jamais aller plus loin tant qu'il n'aurait pas appris le pardon. (Cf. ionesco_victimes.htm#arr.)


Après l'arrivée du policier, instrument de l'agressivité de Madeleine, après la découverte du noeud central des ténèbres de Choubert qui est son refus de se pardonner, autant que le refus de pardonner aux autres (révolte donc contre la condition humaine), cette troisième étape de la progression tragique resserre l'étau, en montrant au héros l'impossibilité d'échapper à sa condition, et l'incohérence d'une telle attitude. Il ne peut échapper à la structure et à l'autorité quelqu'elle soit, que par une chimère lui dissimulant une nouvelle structure mue par sa propre autorité qui est devenue en réalité le jouet du désir de domination du monde. L'homme est condamné à subir son esprit, et à devoir choisir, par son aide, entre le bien et le mal. (Cf. ionesco_victimes.htm#apr.)


Dans cette confusion mutuelle du commandement se trahit le tragique profond de l'autorité, et de toute tentative de l'humain pour dominer son semblable : toute autorité est une illusion, qu'elle soit légale, oppositionnelle, ou même qu'elle rejette l'une comme l'autre. Il n'y a pas de solution et tous s'enfoncent dans le même bourbier de l'agressivité. Nicolas et le policier, qui croient avoir le pouvoir absolu, sont en fait au service du désir de Madeleine, qui, elle-même, est dupe de l'agressivité secrète de son mari, qui, lui-même, n'est pas maître de sa révolte contre sa condition d'homme. En fait, chacun est victime de sa propre agressivité à laquelle il a cédé. (Cf. ionesco_victimes.htm#dan.)


"Victimes du Devoir" rappelle les premières pièces de Ionesco : "La cantatrice chauve", "La Leçon", "Jacques ou la Soumission" et "L'Avenir est dans les Oeufs", en ce sens qu'elle montre que toute tentative de domination ou de soumission de l'être humain, est fondée sur une illusion tragique qui le mène à sa perte. Mais cette nouvelle oeuvre constitue un enrichissement et un approfondissement très importants de la compréhension du tragique, déjà esquissée dans "les Chaises", car elle permet de comprendre que la racine du mal est dans l'individu qui n'accepte pas l'humanité et ne s'accepte pas lui-même, ne pouvant pas admettre qu'il ne vaut pas mieux que les autres. L'orgueil est donc intimement mêlé à la révolte. Et le devoir n'est que la conséquence de l'agressivité secrète tournée contre cette incohérence, c'est pourquoi il n'y a pas de victimes du devoir, mais seulement des victimes du désir d'être supérieur à l'humanité ; personne n'a obligé le policier à entrer chez les Choubert, pas plus que ces derniers à le recevoir, si ce n'est une agressivité dont les mobiles se perdaient dans leurs ténèbres intérieures ; de même, personne n'a contraint Nicolas à s'opposer au pouvoir en place et à le détruire, pour accepter, en fin de compte, de le remplacer. Le tragique est le fruit de la liberté de l'homme, et, pour la première fois, se précise la solution que Ionesco commence à entrevoir : l'amour, qui ne s'épanouira vraiment qu'à partir du "Piéton de l'Air". Par l'amour de son fils, le père de Choubert s'est libéré de sa volonté d'anéantir le monde, dans ce sentiment, il a accepté toute la création et s'est accepté lui-même :

" - Voix du Policier : Tu naquis, mon fils, juste au moment où j'allais dynamiter la planète. C'est ta naissance qui la sauva. Tu me réconcilias avec l'humanité, tu me lias indissolublement à son histoire, à ses malheurs, ses crimes, ses espoirs, ses désespoirs."
(Victimes du Devoir, p. 205).

(Cf. ionesco_victimes.htm#victimes.)


Si l'amour apparaît, dès "Victimes du Devoir", comme la solution du tragique, "Amédée ou Comment s'en débarrasser" dévoile ce que laissait pressentir l'impossibilité de Choubert à accepter la nécessité du pardon : Le fondement du tragique est une révolte contre l'amour, car l'agressivité quelqu'elle soit, étant refus de tout, et surtout d'elle-même, est l'ennemie de ce sentiment, qui est, lui, accueil et acceptation. L'amour et le désir s'excluent l'un l'autre comme le jour et la nuit.
(Cf. ionesco_amedee.htm#int.)


Au milieu de la pièce, lorsque Amédée et Madeleine ont décidé de se débarrasser du mort qui envahit leur demeure, tandis qu'ils ne savent pas comment attendre l'heure à laquelle ils doivent agir, ils sombrent tous deux dans un rêve éveillé qui leur fair revivre leur nuit de noces, dans ce lit-même où ils ont installé le cadavre. Cette scène permet de saisir la source du tragique de l'oeuvre, qui aboutira à l'envol d'Amédée dans le rêve, et à l'anéantissement de la volonté de son épouse. (Cf. ionesco_amedee.htm#tenebres.)


Par une illusion tragique, l'agressivité de Madeleine lui fait prendre l'acte d'amour et donc de vie pour un acte de mort. Il n'y a là que la première ébauche d'une vision qui se précisera dans "la Soif et la Faim", où Jean, fuyant les attaches du sentiment, dans lesquelles il croit s'enliser et mourir lentement, espère échapper à la mort en gagnant les contrées du rêve ; mais elles sont désertiques et il s'y dessèche, tandis que sa femme, restée chez eux, rayonne de jeunesse quand il la revoit, quinze ans plus tard. Ainsi donc, le théâtre de Ionesco découvrira progressivement que le sentiment d'amour est source de vie, en permettant à l'individu de puiser dans le foisonnement de la nature environnante, une sève qui nourrit son être. Seulement, le travail des puissances obscures vise à le tromper en lui montrant la mort partout à l'extérieur de lui, dans ses échanges vitaux avec l'univers, si bien que, par cette illusion, elles introduisent lentement le poison mortel en lui, tandis qu'il croit s'en préserver. (Cf. ionesco_amedee.htm#par.)


Ionesco atteint sans doute, avec "Amédée ou Comment s'en débarrasser", le fondement du tragique. Il découvre cette alternative saisissante de la condition humaine : l'amour ou la mort, alternative à laquelle l'individu ne peut échapper, quiconque refuse d'aimer courant à sa perte, en se détruisant lui-même. Toute son oeuvre future, jusqu'à "Jeux de Massacre" tout au moins, se heurtera à l'impossibilité d'une autre solution, avec le sentiment de plus en plus puissant de la vérité et de la richesse de l'amour. Ce sera comme un appel de son être auquel il ne parviendra pas à répondre jusqu'à "la Soif et la Faim", "Jeux de Massacre" pose la question de savoir s'il y franchit vraiment le pas. (Cf. ionesco_amedee.htm#ion.)


Le tragique est très profond dans la scène de la séduction, car la beauté froide de la mort, cet "être" factice, cache en réalité un "devenir" impitoyable que Ionesco a souligné :
"Ainsi, dans cette scène, c'est la musique, les pieds du mort s'allongeant, la lumière verte qui jouent."
(Amédée ou Comment s'en débarrasser, p. 292).
Le cadavre séduit et écrase, tout à la fois, si bien que l'affolement succède à l'envoûtement. Le mutisme des époux témoigne de leur isolement dans la jouissance qu'ils tirent de ce spectacle, et montre l'achèvement de l'oeuvre de leur hôte : il a réussi à les séparer complètement l'un de l'autre, de même que les hôtes des Vieux des "Chaises" les avaient rejetés chacun aux deux extrémités de la scène. Dans les deux cas, les invités ainsi que le cadavre représentent les pulsions troubles qui brisent le couple. Mais Amédée et sa femme, comme Sémiramis et son époux, ne reconnaissent pas qu'ils ne sont plus maîtres de la situation. Jusqu'à la fin, ils s'attendrissent sur le sort du "malheureux" qu'ils vont jeter à l'eau, sans s'apercevoir que c'est lui qui ne se contente plus des bornes de l'appartement qu'ils lui imposaient, et qu'il échappe à toute mesure, pour les entraîner dans l'infini du chaos des puissances auxquelles ils ont cédé. (Cf. ionesco_amedee.htm#letrag.)



C'est donc bien la première nuit du couple qui est au centre du tragique, ou plutôt la réaction d'Amédée qu'elle a suscitée, et qui a contribué pour sa part à la prospérité du cadavre et de son cortège de champignons. Cette hantise de la brisure s'est, en effet, répercutée moralement, et a poussé Amédée à contourner sa femme, au lieu de la heurter de front, à l'éviter et à s'en séparer pour ne plus avoir les mêmes invonvénients, et préserver sa tranquillité dans les solitudes du rêve. (Cf. ionesco_amedee.htm#ces.)



Un tragique à peine esquissé se dégage des dernières répliques :
"- Un Homme, à la fenêtre, à sa femme, à l'intérieur : Et nous, nous pouvons aller nous coucher, maintenant... Demain, on doit se réveiller de bonne heure ! Viens, Julie...
- Une Femme, à la fenêtre : Fermons les volets, Eugène, le spectacle est terminé ! "
(Amédée ou Comment s'en débarrasser, Ed. Gallimard, p. 320).
Pour les citadins, tout est devenu spectacle, sans qu'ils s'aperçoivent que la tragédie qui vient de se jouer est aussi la leur. Et, semble-t-il, c'est le spectateur que l'auteur vise ici, dont il a dit, au cours d'interviews, qu'il aimait ses pièces parce qu'il y reconnaissait ses voisins.

Mais le tragique le plus profond de la pièce reste à l'état latent, il est dans l'évasion bienheureuse d'Amédée qui a permis à son créateur de faire de l'oeuvre une comédie. Il suffit de se reporter à l'expérience de Ionesco et à celle de la plupart de ses personnages pour comprendre à quel point cette fin est un artifice de plus, cachant la chute écrasante qui ne manque pas de suivre. Ionesco réalise son propre désir avec Amédée, la source du mal est au coeur même de l'auteur. Pourtant, il n'est pas dupe, l'insistance avec laquelle il souligne la froideur de la lumière baignant cet univers irréel, et les moyens de l'ascension d'Amédée, trahissent sa suspicion à l'égard de telles solutions. (Cf. ionesco_amedee.htm#unt.)



"Amédée ou Comment s'en débarrasser" dénonce, d'ores et déjà, l'impossibilité pour l'être humain de trouver une solution à sa condition en dehors de l'amour qui est oubli de soi, et annonce l'illusion tragique de Bérenger dans "Tueur sans Gages", qui croira la société capable de lui apporter cette solution, en réalisant ses désirs, et qui se révoltera contre la présence de la mort au sein du rêve. C'est donc, en définitive, la pensée à soi, l'amour propre, qui sont source du tragique, puisqu'ils écrasent Amédée et Madeleine, dans le même temps qu'ils jouissent de leur séduction. (Cf. ionesco_amedee.htm#amedee.)

4.- REVOLTE CONTRE LA MORT
Tueur sans Gages
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C'est là une caractéristique de la pulsion tragique : le désir amenuise progressivement l'univers entourant sa victime, en lui donnant l'impression que c'est elle qui grandit.
(cf. ionesco_tueur.htm#ces).



"- Bérenger : Il se fit en moi une sorte de vide tumultueux, une tristesse profonde s'empara de moi, comme au moment d'une séparation tragique, intolérable. Les commères sortirent des cours, percèrent mes tympans de leurs voix criardes, des chiens aboyèrent, je me sentis abandonné parmi tous ces gens, toutes ces choses..."
(cf. ionesco_tueur.htm#ils).



"J'ai demandé de changer de table ; cet acharnement à vivre, à s'accrocher à la vie, et il ne lâchera pas de sitôt, me paraît à la fois tragique, redoutable, effrayant, immoral. Je comprends très bien, c'est moi-même que je déteste en lui, car tout comme lui, je suis acharné à vivre, je serai comme lui, dans quelques années, je ne le lui pardonne pas et je ne me le pardonne pas."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 76-77).

L'agressivité et le désir sont de même nature, la première projette la mort sur l'univers extérieur, de sorte que l'être tragique s'en croit à l'abri, et le second l'oublie purement et simplement dans les solitudes du rêve. Mais tout ce qui vient rappeler la présence du danger, à l'intérieur même de l'euphorie chimérique, replonge le personnage dans son état premier, si bien qu'il accuse tout individu en face de lui d'être un assassin, parce qu'il s'est opposé à son désir. C'est ainsi que Bérenger s'en prend à l'Architecte (cf. ionesco_tueur.htm#jai).



Le cercle vicieux dans lequel évolue Bérenger, montre que la sécurité sociale est une illusion tragique à laquelle il ne faut pas céder, sous peine de se livrer au pouvoir des forces de la nuit. Mais cette sécurité cache, en fait, une réalité plus profonde, celle du désir qu'elle satisfait et qui en est la cause. Le héros, en se révoltant contre la mort qu'il retrouve au sein même de la réalisation de son rêve, se livre pieds et poings liés aux pulsions criminelles qui l'habitent, et qui prendront l'aspect du tueur sans gages (cf. ionesco_tueur.htm#lec).



A partir du moment où elle obéit à sa révolte, elle va vers la mort qu'elle refuse et les forces qui l'animent sont de même nature que celles du criminel. L'essence de toute révolte se précise ici comme le désir aveugle d'échapper à notre finitude, mais celui-ci ne peut exister que parce que la secrétaire, dans l'instant où elle lui succombe, se croit au-dessus de la mort. Ainsi donc, l'être agressif est poussé par ses pulsions dominatrices à affronter la mort, parce qu'elles lui font croire qu'il ne la craint pas. Cela se retrouvera notamment dans "le Roi se meurt", où le héros, se rappelant des souvenirs de jeunesse, rapportera qu'il se tenait dans les combats sur l'aile de l'avion de chasse en tête de l'escadre, et qu'il en était revenu pourtant. Tout orgueil, toute pensée à soi, cachent, au fond d'eux-mêmes, une recherche de la mort, défi qui va toujours plus loin, jusqu'à l'échéance finale, parce qu'ils donnent à l'homme tragique, l'illusion qu'il est le seul parmi les humains à ne jamais devoir mourir. Il faudra attendre "le Roi se meurt" pour que Ionesco fasse rendre gorge à cette emprise profondément irrationnelle des puissances de la nuit sur ses personnages (cf. ionesco_tueur.htm#tou).


L'erreur de dany est donc de ne pas avoir eu la sagesse de son supérieur, qui ne s econsidère que comme l'instrument de la volonté de ses concitoyens, sans rien d'autre par lui-même. Mais le destin de ce dernier n'est-il pas tout aussi tragique, et ne met-il pas en cause l'existence de toute la fonction publique qu'il représente (cf. ionesco_tueur.htm#illusi) ?


TRAGIQUE DE LA BONNE AME
(cf. ionesco_tueur.htm#tra).



Cette angoisse devant le mur, qui est la frontière de ce que le personnage tragique accepte du monde, et qui se réduit à son être propre puisqu'il ne pense qu'à lui, se retrouve chez Ionesco :
"Je reviens à l'image du mur infranchissable, gris et sombre de l'église (...). Ainsi, je sentais le besoin ardent, urgent, d'escalader ce mur et je sentais en même temps, qu'il m'était impossible de le franchir. Y avait-il, en bas, à droite, une petite porte ? Il me semble que oui, mais fermée certainement. Le mur est donc le mur d'une prison, de ma prison ; il est la mort puisqu'il semble être un cimetière vu de très loin ; ce mur est le mur d'une église, il me sépare d'une communauté : il est donc l'expression de ma solitude, de la non interpénétration ; je n'arrive pas aux autres, les autres n'arrivent pas jusqu'à moi. Il est en même temps l'obstacle à la connaissance, il est ce qui cache la vie, la vérité. En somme c'est le mystère de la vie et de la mort que je veux percer ; ni plus, ni moins."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 102).
Ce texte est probablement d'une importance capitale, car il permet d'éclairer la plupart des oeuvres écrites après "Amédée ou Comment s'en débarrasser". Et, en l'occurence, ce mur est bien celui des habitants de la cité qui représente la satisfaction de leur désir, il est tout aussi bien le rêve de Bérenger. Il est leur prison. Il est aussi la mort, car en réduisant peu à peu leur univers, par le désir d'échapper à leur condition, ils s'écrasent progressivement de ce qui comble leurs rêves. Il est ce qui les sépare des autres, puisqu'il comble les puissances du "pour soi". Il est le mystère de la vie et de la mort qu'ils veulent percer, parce que ce mur n'existe que dans l'espoir de dominer la condition humaine, d'échapper à son mystère, mais plus ils se révoltent contre le mystère, plus ce dernier les écrase. Il suffirait qu'ils acceptent le mur, qu'ils l'aiment, pour que cessent toutes leurs angoisses, c'est-à-dire qu'ils acceptent les limites de notre entendement. Mais, face à lui, ils ne peuvent le supporter, comme Ionesco, ils abattent le produit de leur désir qui en était aussi le masque, et ils sont engloutis pas les ténèbres qu'il dissimulait, en se livrant à l'assassin pour une jouissance suprême, celle de contempler la photo du colonel :
"Ces murs qui s'élèvent, ces murs impénétrables que je m'acharne à vouloir trouer ou abattre ne sont peut-être que la raison (...). De l'autre côté c'est la mort. Ne pas franchir ces murs."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 212).
La mort qui est une limite apparaît à la limite de ce que l'être humain veut voir de l'univers, parce qu'il croit qu'en se tenant à l'intérieur de cette frontière il trouvera la solution de sa révolte contre elle, mais il est vite détrompé. Il faudrait donc compléter une autre affirmation de Ionesco à ce sujet :
"La finitude nous révolte ou bien nous la constatons et l'admettons."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 104).
Non seulement la finitude nous révolte, mais en même temps la révolte nous finit. Et Ionesco a l'impression que le mal et la source du tragique sont dans cette agressivité contre toute limite :
"Si je ne me résigne pas à cette finitude, si elle m'apparaît comme un mur dans mes cauchemars, si elle devient une névrose, cela n'est plus banal. C'est peut-être cela le mal. Comme le mur n'est pas franchissable, il faut que je l'accepte. Ne pas l'accepter c'est cela le "diabolique". Dans ce cas le mur doit tenir."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 105).
(cf. ionesco_tueur.htm#cet).



La démarche finale de l'individu qui a bonne conscience le livre donc pieds et poings liés aux forces agressives, qui se cachaient dans l'estime qu'il se portait. Inévitablement, l'action de Bérenger entreprise au nom de son droit de bon citoyen, apparaît, elle aussi, profondément tragique parce que fondée sur la même illusion (cf. ionesco_tueur.htm#lad).



Tous ces éléments permettent désormais de tenter une compréhension de la pièce, dont la richesse de signification paraît inépuisable, étant bien entendu que sa logique est celle du rêve, c'est-à-dire du désir, comme dans tout spectacle tragique. Mais ce dernier rejoint la réalité, puisque Ionesco découvre, de plus en plus profondément, que toute logique, scientifique ou non, s'inscrit à l'intérieur de pulsions dominatrices dont l'individu s'écrase, en cherchant à échapper à sa finitude (cf. ionesco_tueur.htm#tousce).


Comme dans "les Chaises", où c'est le plus sensible, l'impulsion à laquelle obéit le personnage tragique, l'amène progressivement à se débarrasser des illusions qui lui cachaient les mobiles de son action, et sur lesquelles il croyait celle-ci fondée, en le dupant par une illusion plus grande, mais encore plus incohérente. Bérenger a déjà abandonné Edouard en se croyant le sauveur de l'humanité, mais il lui reste à se libérer de l'illusion sociale qui justifie pourtant sa démarche (cf. ionesco_tueur.htm#com).



De même, Bérenger riant de cet être chétif ne remarque pas que sa nervosité montre assez son incapacité de se dominer. Cet aspect extérieur des deux personnages indique, en outre, que l'individu tragique se noie dans un verre d'eau, si l'on peut dire, et annonce la conception de la fin de l'oeuvre de Ionesco (avant 1971) : l'agressivité, c'est à dire l'absence d'amour, témoigne d'un manque de maturité de l'humain (cf. ionesco_tueur.htm#dem).



Dès "les Chaises", Ionesco faisait sentir l'incohérence de la révolte du Vieux contre toute séparation, qui le conduisait, après l'avoir fait se couper de l'humanité entière, à se séparer de lui-même et de sa femme dans un suicide final. "Victimes du Devoir" annonçait "Tueur sans gages" en montrant qu'il n'y a pas véritablement de victime du devoir, mais, seulement des victimes du désir de dominer les autres, si bien que les personnages tragiques s'y anéantissaient pour avoir cédé à leur propre agressivité (cf. ionesco_tueur.htm#des).



La révolte contre la condition humaine, en germe dans toute pensée à soi ainsi que le montrait "Amédée ou Comment s'en débarrasser", est donc une illusion tragique qui se révèle, en réalité, être une révolte contre soi ; car c'est lui que Bérenger atteint à travers Edouard. Et le tueur ne laisse aucun doute sur la cible véritable de l'agressivité. Elle introduit dans l'individu un mur qui le sépare de lui-même, en l'empêchant de se reconnaître dans l'objet de ses pulsions dominatrices une fois qu'il leur a cédé. Cette division profonde déssèchera son être dans une interrogation sans réponse, tant qu'il n'aura pas réussi à sortir du cercle vicieux tragique qui se boucle par la coïncidence de ses profondeurs secrètes avec ce qui le dégoûte. Un passage de "Journal en Miettes" semble résumer cette incohérence fondamentale à laquelle se heurte Bérenger à la fin de "Tueur sans Gages" :

"Pourquoi, écrit Ionesco, lorsqu'après avoir contourné l'église, traversé la cuisine sale, nous sommes-nous trouvés dans des champs en pente, toujours sombres, stériles ? C'est parce qu'il s'agit d'un monde éteint dans lequel il manque à la fois le feu terrestre, la fécondité, et, d'autre part, la lumière céleste. C'est l'image d'un monde, du mien, dans lequel la terre est coupée du ciel ; une âme, la mienne, dans laquelle la terre est coupée du ciel avec ce que cela signifie, c'est-à-dire moi-même coupé de moi-même, mes profondeurs n'alimentant plus mon esprit. A quoi sert de savoir tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable qui me sépare, et de quoi est fait ce mur ? Je tourne en rond, mes problèmes se posent avec la même présence insoutenable et la solution est cachée."
(J. M., Ed. Mercure de France, p. 103).

(cf. ionesco_tueur.htm#lar).


III.- LOGIQUE DE LA CONDITION HUMAINE

1.- REDUCTION DU MONDE A SOI PAR LA LOGIQUE
Le nouveau Locataire
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Toute la discussion qu'elle aura avec le nouveau Locataire visera à tenter de le faire entrer dans son propre univers logique. C'est en effet par le biais de la compréhension, si sommaire soit-elle, que le personnage tragique croit dominer le monde. Et la concierge se contente vraiment de peu, ainsi que le révèlent les propos qu'elle tient sur son premier mari :

"- La Concierge : Ils ont raison les grévistes, et mon premier mari aussi, il a plus rien voulu savoir, il est parti et après on s'étonne."
(Le nouveau Locataire, Ed. Gallimard, p. 181).
Cet homme avait dû vraisemblablement lui dire qu'elle criait toujours après lui, et que, pourtant, le jour où il partirait, elle s'étonnerait. Et, de fait, son départ l'a surprise, si bien qu'au lieu de s'interroger sur les raisons de son étonnement et de son échec, elle a constaté qu'il avait eu raison. Dès lors, elle eut l'impression d'avoir tout compris, elle a intégré la conduite du fugitif dans son univers intellectuel, s'est sentie en sécurité, parce que, désormais, maîtresse de la situation, et ne s'est plus souciée de celui qui l'avait quittée, dont elle ignore ce qu'il est devenu (cf. ionesco_locataire.htm#tou).



Le processus tragique paraît donc beaucoup plus clair, ici. L'individu obéissant aux puissances du "pour soi", croit, dans le même temps, que plus rien n'existe en dehors de lui, et que l'univers entier est au service de ses désirs ; c'est pourquoi il les projette dans l'esprit de son interlocuteur, en espérant que celui-ci va les satisfaire. Mais s'il se heurte à son indifférence, alors ses propres désirs lui deviennent odieux, il les renie et en accuse celui en qui il les a placés. Et cela va encore plus loin (cf. ionesco_locataire.htm#lep).



Comme tous les personnages tragiques, ce nouveau Locataire n'agit ainsi que pour échapper à la finitude de sa condition. Cet homme est tout d'abord autoritaire, il a l'habitude de la domination :
" Il est infiniment calme, n'élève pas du tout la voix, il conserve sa dignité, mais il est assez autoritaire,"
(Le nouveau Locataire, Ed. Gallimard, p. 199).
Sa maîtrise de lui-même trouve son explication dans une remarque qu'il fait à la Concierge :
"- Le Monsieur : Ne vous énervez pas, Madame, je vous le conseille en m'excusant, ça vous ferait du mal, Madame !"
(Le nouveau Locataire, Ed. Gallimard, p. 199).
Il se garde de tout comportement agressif, pour ne pas porter atteinte à sa vie, son calme trahit sa volonté de ne pas se soumettre à la mort. De même, il n'admet pas la fatigue qui indiquerait la présence en lui d'un ferment destructeur :
"- Le Monsieur, plutôt pour lui : Ca n'est pas pour ça. Je ne suis pas fatigué, Madame."
(Le nouveau Locataire, Ed. Gallimard, p. 179).
(ionesco_locataire.htm#com).



Comme les autres personnages tragiques, il s'enferme dans les puissances du "pour soi", ses biens se multiplient et l'environnent de toutes parts, des paravents le coupent même du public et l'emprisonnent totalement. Les forces d'affirmation de soi le font rompre tout lien avec les hommes et l'emmurent vivant dans l'illusion qu'il va échapper à sa condition. (ionesco_locataire.htm#commel).



Les affinités entre "le nouveau Locataire" et "Amédée ou Comment s'en débarrasser", d'une part, et, d'autre part, "Tueur sans Gages", sont donc très profondes, et permettent d'éclairer ces deux dernières pièces. Tout ce qui facilite le désir se révèle, là aussi, comme le produit d'une puissance enfermant l'individu tragique dans ses ténèbres, ainsi que la technique sur laquelle l'Architecte ne parvenait pas à attirer l'attention de Bérenger, quand il lui expliquait la réalisation de la cité radieuse. Les Déménageurs, de même que les fonctionnaires et l'Administration de "Tueur sans Gages", sont payés pour se dépersonnaliser et refléter la personnalité de leur client afin de faciliter la satisfaction de son désir. (ionesco_locataire.htm#les).



C'est donc à un nouvel aspect du personnage tragique qu'arrive l'auteur : la révolte y fait place au raisonnement, étant bien entendu que tous deux sont le fruit de l'agressivité humaine. Mais cette nouvelle attitude est un degré plus obscur des pulsions obscures, puisque, désormais, les créations de Ionesco connaissent l'objet de leur lutte : la mort, alors qu'auparavant, elles ne se l'avouaient pas. (ionesco_locataire.htm#cestdo).

2.- CHAOS DE LA LOGIQUE
Rhinocéros
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Il semble désormais que l'intérêt tragique de "Rhinocéros" ne se trouve pas tant dans les relations entre les personnages que dans l'évolution individuelle de chacun d'eux, qui a suivi sa route sans se préoccuper des autres. Car, s'il s'agit d'un phénomène collectif, chacun y accède par des voies qui lui sont propres. Mais, sous la diversité des symptômes précurseurs, il sera surtout fructueux de chercher s'il n'existe pas une unité profonde. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ils.)


Le procédé de Botard n'est pas sans rappeler celui de Jean traitant son ami d'"Asiatique". Il s'agit du même processus, l'incompréhensible introduisant la finitude et la mort dans l'univers intellectuel du personnage tragique, alors qu'il s'y croyait en sécurité, en pensant s'être rendu maître de sa condition grâce à lui, cet incompréhensible devient l'ennemi du désir qui meut l'intelligence, et il est assimilé à ce titre, sans autre préambule avec l'objet connu de l'agressivité que représentent les "grands", les exploiteurs. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#lep.)


Ainsi donc, quand l'objet de son agressivité échappe au personnage tragique, dans le fléau qu'il confondait avec lui, ce dernier le suit, s'intègre à ce qu'il ne comprend pas, en croyant dominer la situation et donc faire de l'objet de sa révolte sa nouvelle logique : car il est probable que Botard a vu dans la rhinocérite des patrons une nouvelle ruse de ceux-ci contre les "exploités", et il a pensé la déjouer en y participant par ce biais logique. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ain.)


Dudard s'est donc enfermé dans l'idée que tout était logique, idée qui est devenue une véritable carapace, et il a espéré faire parvenir à lui l'amour de Daisy sans enlever cette carapace, bien plus, il a cru le susciter grâce à elle. Lorsqu'il a compris qu'elle ne l'aimait pas (mais son orgueil le poussait déjà à penser que l'amour n'existait pas), il a acquis la certitude que tout ce qui n'était pas rationnel était faux. Plus rien ne l'attache désormais à quiconque, et il n'a qu'un pas à faire pour se transformer en rhinocéros, non sans s'être auparavant inconsciemment renié en dévoilant tout le tragique de sa position. Lui, qui vantait les vertus de l'humour et de la distanciation est subitement pris de scrupules. En outre, il convainc Bérenger et Daisy de ses bons sentiments, alors qu'il ne voyait dans le sentiment, le Bien et le Mal que paroles creuses. Il veut bien se transformer en rhinocéros afin de rester un homme et de pouvoir éclairer ses congénères, étant toujours dupe de l'illusion de pouvoir dominer sa condition, quelqu'elle soit. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#dud.)


Dès lors, l'ironie de Daisy indique que, si le chef de service ne tient pas tête à ses subordonnés, il cherche par contre par tous les moyens à être supérieur à ses supérieurs, en rejetant les torts sur eux. Il ne pense pas un instant à la responsabilité du rhinocéros tant que ce dernier n'est pas identifié. Le processus tragique selon lequel Botard rendait son chef responsable de la rhinocérite se retrouve ici. Monsieur Papillon rejette la responsabilité de l'irréductible à lui sur l'objet de son agressivité incarné par les hommes qu'il cherche à dominer. Il oublie le rhinocéros dans ses accusations, car il lui est inconnu, jusqu'au moment où il apprend qu'il s'agit de Boeuf, l'un de ses employés, alors il se retourne contre lui. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#des.)


L'apport capital de "Rhinocéros", jusqu'à présent, ne consiste pas dans une nouveauté, mais dans une confirmation de ce que dévoilaient déjà les pièces précédentes. Les théories de Jean se conformant aux besoins de son corps, renforcent cette idée que toute logique n'a rien d'absolu, mais est la conséquence des forces du "pour soi". L'agressivité qui se dissimulait derrière le système rationnel, éclate à partir du moment où le monde extérieur résiste à l'organisation qu'en a faite l'esprit, c'est-à-dire lorsque la réalité n'est plus en accord avec le désir, de sorte que le personnage tragique nie tout caractère humain et toute valeur à ce qui ne lui est pas clair. Cela signifie en outre que, par l'esprit, il se croit le centre du monde et que sa structuration de l'univers ne vise qu'à le réduire à lui, ce qui est le propre de toute pulsion dominatrice. Comme pour la concierge du "Nouveau Locataire", la présence de l'obstacle est insoutenable pour Jean, et cela explique le fondement agressif de la logique. Par elle, l'humain se sent en sécurité. Il croit avoir échappé à la finitude de sa condition, à la mort qu'il ne veut pas voir ; c'est pourquoi il ne peut pas supporter l'obstacle qui réintroduit la finitude dans la vie, c'est ainsi que Botard est tranquillisé lorsqu'il s'en remet à son syndicat. Dans le moment où l'individu croit à la toute-puissance de sa logique, il oublie qu'il doit mourir. Aussitôt qu'il se tient à une conclusion de son intelligence, il se croit l'Eternel. Le tragique est là extrêmement profond : si l'homme ne parvient pas à se libérer à chaque instant de l'existence de son organisation de l'univers, il se ferme au monde et à la vie, et court peu à peu à sa perte. C'est le cas de tous ces personnages, et c'est très sensible chez Dudard, où Ionesco montre comment la foi en la pensée de celui-ci, l'amène à se séparer des êtres auquel il s'était attaché d'une façon obscure, et à devenir moins qu'un animal féroce. Il en va de même pour Monsieur Papillon, fonçant dans la voie qu'il s'est tracée sans rien voir autour de lui. Toute idée donne à l'être humain des oeillères qui l'empêchent de voir les ténèbres où il sombre, alors qu'il est ébloui par le but qu'il s'est fixé. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#lap.)


Avec Daisy, atteinte elle aussi de rhinocérite, tout se passe à un degré encore plus obscur. C'est tout le tragique de la bonne âme qui est remis en cause ici et éclairé de façon différente. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ave.)


Il est très intéressant de constater, avec ce raisonnement de la dactylo, à quel point toute logique affaiblit l'être humain, en le faisant chercher à vérifier dans les autres des conclusions qu'il a tirées de son expérience personnelle, alors que cette expérience se suffisait à elle-même. Le tragique de l'objectivité provient de ce qu'elle arrête l'individu dans la voie de la découverte de soi, en le détournant de lui vers les autres. Puisque Daisy avait la certitude que le bonheur se trouvait dans l'absence de culpabilité, c'est à elle qu'il incombait de se purifier en creusant cette découverte, et en témoignant par une sérénité croissante de la force de la vérité qu'elle a entrevue, au lieu d'attendre que Bérenger, qui n'a pas trouvé cela, soit heureux pour l'être elle-même. Il lui a suffi d'avoir cru en sa propre bonté pour ne plus rien faire, c'est à dire pour ne plus rien donner et tout espérer, si bien qu'il apparaît de plus en plus, qu'il est impossible à l'être humain de s'arrêter à une logique de son action, sans la déprécier et succomber aux forces du "pour soi". (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ile.)


A nouveau, tragique de la bonne âme

Daisy retrouve pour les bêtes la compassion qu'elle éprouvait pour les hommes et qui l'entraîne à sa perte : sa fidélité à elle-même l'oblige dans le même temps à rompre avec elle-même, car elle n'a aucune pitié véritable pour Bérenger, ce qui explique qu'elle parte lentement, comme à regret, se justifiant du manque, en Bérenger, d'une gentillesse dont elle s'est dit, une fois pour toutes, qu'elle faisait preuve. Elle a fait de la bonté sa raison d'être, et, comme toute raison d'être, celle-ci n'est qu'une raison de devenir. En se métamorphosant en rhinocéros, la dactylo ne fait que matérialiser la carapace que constituait son organisation rationnelle de la vie. Son dévouement n'était qu'une illusion, il n'était tourné vers les autres qu'en vue de son bénéfice personnel, c'était un crochet qui passait par les autres pour revenir à elle, afin de se donner bonne conscience. Elle fonçait tête baissée vers un seul but : son propre bonheur. Une phrase révèle en effet qu'elle soignait les autres dans l'espoir d'être soignée par eux : et que sa compassion était pour elle, en réalité :

"- Daisy : Après tout, c'est peut-être nous qui avons besoin d'être sauvés. C'est nous, peut-être, les anormaux."
(Rhinocéros, p. 112).


Cela va très loin : la rhinocérite de Daisy démontre que l'être humain ne peut pas prendre conscience de sa propre bonté, que, même si tous ses semblables lui "donnent raison" de se trouver bon, il est pourtant dans l'erreur. Il ne peut pas avoir raison, il ne peut pas se juger sans se perdre, pas plus que juger les autres, car, par cette action, il cède à son orgueil, et estime nécessairement que, par son intelligence, il est au-dessus de la condition humaine. Il se perd dans les puissances du "pour soi". L'être humain ne peut que vivre, sans jamais tirer de conclusion sur la valeur de sa vie, ou, tout au moins, sans se tenir à ses conclusions. Il doit constamment choisir, mais ne peut jamais être sûr d'avoir bien choisi, puisque, dès qu'il croit avoir "bien fait", il s'enferme dans son orgueil, il ne peut jamais se sentir bonne conscience. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ano).



Bérenger est le seul personnage de la pièce qui conserve son humanité. Est-ce à dire qu'il échappe au tragique de la rhinocérite ? Ses affinités avec tous les principaux personnages des pièces précédentes et donc avec Ionesco lui-même permettent d'en douter. En réalité, il semble que le sursaut d'énergie auquel il doit, à la fin de la pièce, de rester homme, soit semblable à l'envol d'Amédée dans le rêve, et que "le Piéton de l'Air" éclaire "Rhinocéros", comme "Tueur sans Gages" élucidait "Amédée ou Comment s'en débarrasser". (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#ber).



Alors que les autres foncent dans ce qu'ils ont compris de la vie, Bérenger comme Ionesco affirmant le chaos de toute logique, foncent dans le brouillard de l'incompréhensible de la vie, parce qu'ils ont la certitude qu'il n'y a rien à comprendre. Cette certitude constitue alors une logique du chaos, qui les enferme dans le cercle vicieux de l'intelligence qui ne parvient pas à s'oublier.

"Rhinocéros", qui, au premier abord, avait semblé présenter un intérêt mineur (car cette pièce ne faisait que systématiser ce qui se trouvait dans les précédentes : les ténèbres qui alimentent toute logique), est en définitive très importante. Elle amène à la conscience claire ce qui restait trouble auparavant, et va permettre à l'auteur d'en arriver au "Piéton de l'Air", où il remonte à la source de l'incohérence de son attitude. Le tragique le plus profond de "Rhinocéros", réside donc précisément dans cette systématisation du chaos qui anime toute logique, car elle est justement elle-même une nouvelle logique, de plus en plus sommaire et impitoyable, comme le révèlera la pièce suivante. (Cf. ionesco_rhinoceros.htm#con).


Avec la résignation se retrouve l'attitude propre à Joséphine, attitude qui éclaire plus profondément le tragique dont elle est victime : Elle paraît s'interdire tout sentiment au profit d'un désir de sentir nourri des obstacles qu'elle place entre elle et l'objet de son désir. Elle préfère désirer vivre à vivre, pour ne pas avoir à sortir d'elle.
(Cf. ionesco_pieton.htm#ave).


Elle ne peut pas se passer de l'enfer moral dans lequel l'emprisonne ce tribunal pour croire à son innocence, ainsi qu'elle enfermait l'Enfant dans le cachot pour lui faire croire en la beauté. La vérité du tragique du personnage de Ionesco est extrêmement profonde, car elle recouvre un idée communément admise, selon laquelle c'est dans l'absence que l'individu s'aperçoit de la valeur de ce qu'il perd. En réalité, il ne fait que s'enliser dans les sables mouvants de l'irrationnel : Dans l'absence, il ne ressent que le besoin, c'est-à-dire qu'il accroît l'emprise du désir sur lui, puissance ne pouvant exister que par le développement du vide autour de lui. C'est pourquoi Joséphine souhaite inconsciemment la mort de ceux qui l'entourent, c'est pourquoi elle se soucie fort peu de la bombe, qui, en tombant sur la maisonnette de son mari, a failli le tuer (cf. p. 134), et elle n'y voit qu'une raison pour lui de ne plus travailler et d'échapper ainsi à la contrainte quotidienne. En définitive, son attitude d'agneau résigné lui permet de se sentir en sécurité au fond d'elle-même, en se privant de justice (de même qu'en se privant de beauté, elle se sentait maîtresse de la beauté), puisque, finalement, le tribunal s'en va. Par ses jérémiades, elle a l'impression de grignoter chaque jour un supplément de vie. (Cf. ionesco_pieton.htm#ell).



Elle accepte toutes les humiliations et la stupidité dont elle a conscience, pour rester en vie et échapper au massacre qu'elle imagine, confirmant ainsi que le besoin de l'absence pour sentir la valeur de la vie, est une volonté de mort grâce à laquelle l'individu se sent en sécurité parce qu'il éprouve le désir d'aimer ce dont il se prive, et donc, le désir de vivre, puisqu'il est incapable d'envisager une autre vie que celle du désir. Ses pulsions secrètes se nourrissent du vide qu'elles agrandissent autour de lui, si l'on peut dire. N'ayant pas pu rester dans l'illusion que tous ses semblables étaient faits pour elle, puisque Joséphine estime que leur mort est une sorte de trahison, elle cherche inconsciemment à rester seule pour dominer sa condition, car, ainsi que tous les personnages tragiques de ionesco, elle se croit exempte de la finitude qu'elle voit dans les autres.
(Cf. ionesco_pieton.htm#elleac).


Il se trompe, il est de ceux-là une fois qu'il a parlé au Journaliste. Le tragique est donc ici extrêmement profond, il est dans la création littéraire, dans ce qui pousse Bérenger à écrire.

Ayant compris qu'il n'y a rien à comprendre, et n'écrivant que pour dire qu'il n'y a rien à dire :

"- Bérenger : Pendant des années, cela me consolait un peu de dire qu'il n'y avait rien à dire. Maintenant j'en suis trop convaincu",
(le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard, p. 126),
il sent confusément que, dans de telles affirmations paradoxales, il ne peut échapper à l'absurde qu'en acceptant de ne rien comprendre en dehors de lui et de ne rien dire, sinon il comprend et dit quelque chose. Il lui faudrait humilier son intelligence et se reconnaître incapable de dominer l'univers par la pensée, et c'est la cause de son accablement, mais il ne peut pas renoncer à s'affirmer sur le monde, à avoir l'impression d'être le Verbe, tout en sachant pertinemment que ses cauchemars alimentent les conversations du dimanche. C'est pourquoi, s'il n'est pas dans l'illusion sur le sort de sa littérature, il lui faut, à chaque fois qu'il cède au désir de s'exprimer, une illusion plus profonde (et donc plus proche de ce qui se cache en lui), qui vient désormais de son oeuvre elle-même :
"- Bérenger : L'activité littéraire n'est plus un jeu, ne peut plus être un jeu pour moi. Elle devrait être un passage vers autre chose. Elle ne l'est pas.
- Journaliste : Vers quelle autre chose ?
- Bérenger : Si je pouvais le savoir, le problème serait résolu."
(Le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard, p. 126).
Ainsi la littérature devient un instrument tragique qui pressure et accable l'auteur. (Cf. ionesco_pieton.htm#ils).


Le noeud tragique de la pièce se noue donc autour de l'idée qu'il n'y a rien à comprendre, idée qui s'annihile par le fait du paradoxe qu'elle exprime, et entraîne aussitôt le héros au pouvoir de l'irrationnel, car, arrivé à ce stade de la pensée, le pas à franchir est immense en ce sens qu'il engage tout l'être. La seule issue possible à l'intelligence est, en effet, pour Bérenger, de comprendre qu'il ne comprend rien en dehors de lui, sans être dominé par une puissance de ténèbres. Si l'intelligence a un sens, elle ne peut plus chercher qu'à se comprendre elle-même, c'est-à-dire à établir sa domination sur elle et à écarter, toute logique de l'univers, tout jugement porté sur ce dernier et sur soi par voie de conséquence, puisqu'un tel jugement nécessite une objectivation de soi, obligeant à se considérer comme un être extérieur. L'esprit doit en somme déclarer la guerre à toute affirmation de soi, car elle dépossède l'individu de lui-même et l'induit en erreur. Mais, pour en arriver là, il faut trouver la foi, admettre de n'être qu'une créature et de ne pas pouvoir être le Créateur. (Cf. ionesco_pieton.htm#len).



De même, l'accablement de Bérenger, au début de la pièce, était dû au sentiment de l'impuissance de l'expression littéraire à avoir une vie indépendante de celle de l'auteur. L'illusion a germé de nouveau dans le héros à partir du moment où, en exprimant la source du tragique, il s'en est cru le maître et a pensé avoir trouvé, dans l'expression de ses problèmes, leur solution ; c'est pourquoi l'attrait de l'anti-monde se fait de plus en plus puissant. Bérenger est comme un homme qui remonterait des escaliers roulants dans le sens inverse de la marche sans en sortir, et qui, une fois arrivé au-dessus, croirait s'être tiré d'affaire, sans remarquer qu'il est déjà à mi-chemin vers le bas. (Cf. ionesco_pieton.htm#dem).



L'anti-monde réalise ce désir qui était au coeur de Bérenger dès le début de la pièce et qui l'a poussé à parler au Journaliste contre toute logique. La cohésion tragique de cette pièce est très profonde, mais se cache dans un endroit d'autant plus reculé que la pensée du personnage est grossière et précaire. C'est ce qui explique l'enfer intérieur de Ionesco, d'autant plus dur que son organisation du monde est moins subtile, car elle ne lui laisse aucun faux-fuyant : il est en contradiction avec lui-même dès qu'il comprend quelque chose, bien plus, dès qu'il dit ou qu'il écrit le premier mot d'une pièce. Sa logique est implacable et insoutenable rationnellement. (Cf. ionesco_pieton.htm#lantim).



Dans cet accablement, il ne comprend pas qu'il n'y a rien à comprendre, il ne comprend plus rien du tout, et c'est seulement dans cette humiliation de l'intelligence qu'il peut trouver une issue au tragique en sentant la nécessité de dépasser la logique. Sa description des enfers qu'il a vus réalise ce qu'il disait au début au Journaliste au sujet de l'impuissance de la littérature à égaler la vie ; Constat d'échec de l'illusion de croire qu'il avait le droit de dire qu'il n'y avait rien à dire. Il n'a fait que de la mauvaise littérature. (Cf. ionesco_pieton.htm#dan).



Cette pièce a jailli du désir de placer l'expression littéraire, et donc la pensée humaine, à l'origine de la vie et elle se termine par le sentiment accablant de l'échec. En voulant trouver plus dans le fruit artistique qu'il n'y a en lui, Bérenger découvre en fait les forces criminelles de son désir. Mais il reste profondément tragique, car il ne prend pas conscience d'être victime de lui-même. Il ne comprend pas que son erreur est dans l'orgueil qui lui a fait comprendre le chaos universel de l'intelligence, et croire pouvoir le saisir par l'esprit, alors que l'absurdité d'une telle tentative ne révélait que le chaos des pulsions qui dominaient son esprit et qu'il a découvertes dans l'anti-monde. Dans son refus de s'avouer le caractère irrationnel de sa démarche intellectuelle, il affirme qu'il n'y a que le sang, la boue et la mort, il cherche à anéantir tout espoir en lui, en sa femme et en sa fille, alors qu'il n'a rien vu d'autre que les ténèbres sanguinaires de son esprit. Ce qu'il exprime désormais, c'est la volonté de mort cachée au sein de son désir : dans la fête qui l'aurait enchanté quelques heures plus tôt, il prévoit la destruction qui est en lui et tente d'anéantir la pureté de sa fille
. (Cf. ionesco_pieton.htm#cet).



L'amour de Marthe contient en lui la solution de tout le tragique qui accable les autres créations de l'auteur et annonce Marie du "Roi se meurt", Marie-Madeleine de "la Soif et la Faim" et la Vieille de "Jeux de Massacre". Il se caractérise par un don total de soi à l'univers entier, en même temps que par le sentiment du mal de toute pensée non altruiste. (Cf. ionesco_pieton.htm#lamour).



Le destin profondément tragique de Bérenger, et de Ionesco par-delà, tient au fait que, comme Amédée, tout en reconnaissant la nécessité vitale de cette vérité, ils ne parviennent pas à la vivre. Ils sentent que tout a sa solution dans l'amour, que si tous les humains étaient comme Marthe, le paradis serait sur terre, mais ils sont incapables, jusqu'à présent tout au moins, de devenir comme elle, de s'abandonner ; il n'y a donc aucune raison pour qu'ils le demandent aux autres :
"- Bérenger : Je ne résiste pas aux gestes tendres. Ah ! Si tout le monde était comme toi ! On vivrait dans la douceur. La vie serait possible et on pourrait aussi mourir sans chagrin, paisiblement. Quand on vit joyeusement on peut mourir joyeusement. On devrait s'aimer toujours."
(Le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard, p. 155).
Le défaut de la cuirasse est précisément là, le héros n'accepte l'amour que dans la mesure où il y trouve son intérêt, alors qu'il ne peut y avoir d'amour que dans le renoncement à soi, et l'absence de tout calcul. Lorsque Bérenger sera baigné de certitude, sans savoir de quoi il s'agit précisément, il se croira fort, parce qu'il lui semblera éprouver le sentiment de Marthe de tout aimer, infiniment et indéfiniment, et il est victime de la même illusion qui lui fait toujours espérer capter les forces de l'amour à son avantage, confondant amour et amour-propre. (Cf. ionesco_pieton.htm#led).



Ionesco va très loin dans l'élucidation du tragique. Il a le sentiment que l'enfer de l'angoisse, totalement irrationnel, est la conséquence du choix de l'être humain ("C'est vrai si tu le veux"). L'individu est libre d'accepter ou de refuser la finitude de son être, mais, à partir du moment où il la refuse, et donc, où il se refuse, la peur défigure la réalité, la rend difforme, il a franchi "le mur invisible et pas transparent" de l'anti-monde où Joséphine et Bérenger finissent par se retrouver. L'angoisse livre celui qu'elle a envahi à l'objet de sa révolte, là aussi, comme dans les pièces précédentes. Qui refuse de se donner de s'oublier, se livre au chaos. Mais le
tragique atteint dans "le Piéton de l'Air" une dimension nouvelle, prouvant l'insuffisance de l'intelligence à sauver l'être humain, et faisant même du pouvoir de l'esprit, un obstacle au bonheur que, seul, peut apporter le sentiment. La connaissance rationnelle de la vérité de l'amour est elle-même tragique , comme l'annonçait déjà "Amédée ou Comment s'en débarrasser", car elle est domination, et l'amour ne souffre pas de maître, il ne peut exister que dans l'humilité. C'est là que réside sans doute le tragique le plus profond de cette oeuvre qui fait de Marthe un soleil au milieu des Ténèbres. Bérenger a compris qu'il n'y avait rien à comprendre. Il a aussi compris la nécessité de l'amour ; dans les deux cas, il s'est cru le maître... il s'est cru à la source de la vie, il était à celle de la mort. Désormais, "le Roi se meurt" est annoncé, où Ionesco va s'engager totalement dans la voie de la domination du sentiment par l'intelligence, et la fouiller impitoyablement. (Cf. ionesco_pieton.htm#ionesco).

4.- LOGIQUE DE L'AMOUR
Le Roi se meurt
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Les rapports entre le Roi et son royaume sont très complexes, puisque cet univers est à la fois en lui (il en est la résidence) et hors de lui ; il est en quelque sorte sa vie et plus que sa vie, puisqu'il a une existence propre. En fait, il réalise le désir du héros tragique, qui a cru le monde créé pour lui, parce qu'en l'ayant découvert à sa naissance, il n'a pas pu imaginer qu'il ait existé auparavant. (Cf. ionesco_roi.htm#les).



Son refus d'admettre sa responsabilité dans la disparition de son entourage est au coeur du tragique de la pièce, puisqu'elle l'amène à la mort sans qu'il s'en aperçoive. La présence des personnages indique qu'ils ont avec le héros une affinité d'autant plus profonde qu'ils resteront longtemps. Or, c'est Marguerite qu'il déteste, qui sera présente avec lui jusqu'à la mort, tandis que la femme aimée le quittera la première de tous. (Cf. ionesco_roi.htm#son).



C'est pourquoi il attend le salut de l'être qu'il déteste, nourrissant l'espoir fou de trouver dans la mort la solution de sa vie. Comme le Policier à Choubert ("Victimes du Devoir"), comme Tarabas à Jean ("la Soif et la Faim"), comme le professeur à l'élève ("la Leçon"), Marguerite ne dit-elle pas au Roi qu'elle veut son bien (cf. le Roi se meurt, p. 71) ? Cette affirmation prend maintenant une dimension nouvelle, le personnage tragique ne l'accepte que parce qu'elle correspond aux mobiles profonds qui ont dirigé sa vie et qui lui ont fait placer sa foi en lui-même, et en ceux en qui il se reconnaissait, il l'accepte parce qu'elle satisfait son amour-propre.
(Cf. ionesco_roi.htm#ces).


L'instinct est une justification très trouble qui permet au personnage tragique de s'aveugler sur les pulsions qui ont commencé par lui rendre le monde insupportable, alors que celui-ci n'a pas changé. La fermeture à l'univers de l'être agressif, qui était manifeste dans toutes les oeuvres de Ionesco, trouve ici une explication des plus secrètes dans le refus de toute attache sensible pour échapper à la condition humaine par l'esprit. Mais, dans cette voie, l'objectivité de Marguerite talonne le Roi sans répit, et le pousse à s'évader du souvenir lui-même, qui est encore un lien avec cet univers. (Cf. ionesco_roi.htm#lin).


Le pouvoir rationnel, qui disparaît lui-même en la personne de la reine car il n'a plus de raison d'être (Bérenger étant mort), et dont la disparition précède l'engloutissement du Roi dans "une sorte de brume", résume tout le tragique de la pièce. L'esprit qui cède au désir s'anéantit dans le moment même où il croit atteindre son but et se diviniser. (Cf. ionesco_roi.htm#lep).



"Le nouveau Locataire" a révélé que tout système est une tentative de l'être humain pour réduire le monde à son entendement, tentative qui lui donne l'illusion de la sécurité en lui faisant croire que, par son intelligence, il a dépassé sa condition. Mais il s'avère qu'il court à la mort en mettant son orgueil à la dominer. Il s'agit d'un nouveau stade du tragique, où, désormais, l'ennemi est connu : c'est la finitude de l'existence, et la révolte cède la place à la raison dans la lutte contre cet obstacle. "Rhinocéros" dénonce de façon systématique la puissance irrationnelle qui est à la source de toute logique, et, par sa systématisation même, crée une logique du chaos tout aussi ténébreuse, ce qui sera le sujet du "Piéton de l'Air", qui constitute en quelque sorte une vérification par l'absurde de l'impossibilité pour l'individu, non pas de ne pas penser, puisque cela fait partie de sa condition, mais de pouvoir découvrir une vérité quelconque par son esprit, et encore moins la Vérité qu'il cherche. Cette pièce démontre une nouvelle fois que la personne croyant au seul pouvoir de son intelligence, et étant incapable de dépasser cette dernière, se perd en la perdant, car elle sombre dans l'obscurité criminelle de la nuit intérieure qui l'enveloppe. L'humain ne peut rien dominer, il peut seulement comprendre qu'il doit maîtriser son orgueil par son intelligence. "Le Roi se meurt" fouille impitoyablement ce désir, inhérent à la logique, de dominer le sentiment. Et il s'avère que l'être rationnel ne peut pas supporter la présence de la femme aimée qui lui apporte le bonheur, parce qu'il ne parvient pas à réduire l'amour à son entendement, et qu'il se heurte à un mur infranchissable résistant à sa volonté de maîtriser l'univers, de sorte qu'il fuit ce qui le gêne pour rester avec la femme qu'il déteste. En effet, il se retrouve en elle et il la comprend pour cette raison. Il a par conséquent avec elle l'illusion de la sécurité, que lui donne tout ce qui se plie à sa logique. Il n'a confiance qu'en lui, et Marguerite est un autre "lui-même", parce que son orgueil lui fait croire que seule son intelligence peut lui permettre d'échapper à la mort.

L'attitude rationnelle vise paradoxalement à définir sa vie, à y introduire des limites, en se sentant à l'abri dans les murs que le héros tragique a construits, et en pensant accéder grâce à eux à l'infinité de l'espace et à l'éternité du temps, parce que ces frontières dissimulent le chaos ténébreux qui les fait exister. En définissant, en introduisant la mort partout autour de lui, l'homme s'en croit à l'abri parce qu'il oublie de regarder en lui, et de voir que c'est lui-même qu'il détruit à travers les autres. Bien plus, il ne se sent en sécurité dans sa logique que parce qu'il a l'impression de dépasser la finitude par la connaissance objective, que, seule, il accepte. En organisant le monde, il croit dominer le système, alors qu'il s'y enferme, il croit avoir pénétré le royaume de la mort parce qu'il l'a assimilé. Cette illusion se retrouve dans "Tueur sans Gages", où le héros, en voulant dépasser le temps, a l'impression de s'être transporté dans l'immuabilité d'un temps figé comme les lois de l'esprit, mais il sera trop tard, lorsqu'il s'apercevra de son erreur.

"Le Roi se meurt" révèle, que, l'ennemi véritable de l'être humain qui le conduit à la mort, c'est son intelligence, lorsqu'elle est mue par des pulsions agressives qui lui font tirer une logique de la vie. Il s'asphyxie dans le "il faut", et quand il dit, comme Bérenger dans "le Piéton de l'Air" : "Il ne faut pas de "il faut"", il ne sort pas de cette force qui l'écrase ; La seule solution possible est dans le dépassement de la logique, dépassement de l'agressivité par l'amour. C'est-à-dire que l'individu se trouve dans l'obligation de renouer toutes ses attaches avec le monde par la sensibilité et le sentiment et de ne plus chercher à le comprendre. Il lui faut s'oublier, et ce nouveau "il faut" n'est plus une loi de l'esprit car rien ne le justifie rationnellement, seulement il se trouve, comme Ionesco l'approche de plus en plus, qu'en vivant ainsi, l'individu est inondé de bonheur et de jeunesse, et que pour cela il doit s'abandonner à la puissance supérieure de l'amour.
(Cf. ionesco_roi.htm#len).


IV.- SALUT DANS L'AMOUR ?


Ionesco, dans son approfondissement du tragique, en arrive désormais au fondement de la révolte et de la logique, fondement que celles-ci masquaient : le désir, la soif et la faim de vivre ; et il fouille le mobile de ce désir, qui est la fuite de l'amour comme d'une puissance de mort, parce que le sentiment est irréductible à l'intelligence et empêche l'homme de se croire le maître de sa condition. Car Jean ne nourrit plus les illusions de Bérenger dans "le Roi se meurt", il se reconnaît incapable de comprendre l'amour, et ne peut plus que le fuir, tandis que le roi le niait, purement et simplement en transformant le petit chat roux en vilain matou noir. Le sentiment est maintenant présent dans la toute-puissance de son "être", en la personne de Marie-Madeleine et de Marthe, alors que Jean est la proie du "devenir". (Cf. ionesco_soif.htm#ion).


"Moi-même coupé de moi-même, écrit Ionesco, mes profondeurs n'alimentant plus mon esprit. A quoi sert de savoir tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable qui me sépare, et de quoi est fait ce mur."
(J.M., p. 103).

Dans ces quelques lignes se trouve résumé tout le tragique de la pièce, car, par Marie-Madeleine, Jean prend conscience de tous ses manques. Il saura, dans les deuxième et troisième épisodes, que, ce qui lui manque, c'est sa femme, l'amour. Et pourtant, il ne fera pas le pas qui le sauverait, même quand il verra en dehors de l'auberge les deux femmes. (Cf. ionesco_soif.htm#moi).


Marie-Madeleine touche peut-être là à la vérité la plus intime de la misère de Jean, et de l'être tragique qui sent l'erreur où il est en se fermant sur lui et qui se cramponne à son désir pendant toute la pièce sans avoir l'audace nécessaire pour s'abandonner et aller vers sa femme. Cela n'est pas sans rappeler le récit évangélique où Pierre veut sortir de la barque pour rejoindre Jésus marchant sur l'eau, mais il s'enfonce peu à peu ne parvenant pas à s'oublier et à faire confiance au Sauveur ; le tragique paraît exactement de même nature. (Cf. ionesco_soif.htm#mar).


D'une façon plus générale, ce brasier est le feu de l'amour, le sacrifice de lui, de ses désirs, qu'exige le don des autres à lui, celui de sa femme comme celui de la tante Adélaïde, ainsi que de tous ceux qui l'ont aimé. Cette vision le torture parce qu'il n'a pas été capable d'aimer pour plonger dans les flammes, il n'a pas été capable de donner autant qu'on lui donnait. Il souffre de son infériorité, c'est son orgueil qui se révolte, car il ne se sent inférieur que parce qu'il se veut supérieur, et cet orgueil est l'obstacle qui le retient. Pour arriver à se donner, à brûler d'amour, il faudrait qu'il se reconnaisse inférieur. Lui qui veut tout comprendre ne comprend rien, mais est compris par ceux qui l'aiment sans chercher à le dominer. C'est en cela que réside la puissance et le mystère de l'amour dans l'humilité. Par la raison, l'individu s'estime objectivement l'égal des autres, et il ne peut affirmer cette égalité que parce qu'il se croit supérieur à eux. Seule la reconnaissance de son infériorité peut lui faire découvrir l'amour, tout comprendre et tout accepter comme Marie-Madeleine. Il trouvera sa force dans l'oubli de soi et aura tout s'il ne désire rien. Cette vision de Jean satisfait un désir profond, en cela qu'elle s'anéantit, tombe en cendres mais renaît "comme un reproche". Le héros souhaite à la fois la disparition et la résurrection de cette femme. Les contradictions internes de ses pulsions correspondent sans doute au paradoxe du début de la pièce, où il est attiré par ce qu'il fuit. Jamais Ionesco n'a été aussi loin dans la fouille des ténèbres de l'être tragique, et l'apparition de la tante Adélaïde permet de mieux cerner la complexité des forces qui déchirent le personnage. (Cf. ionesco_soif.htm#dun).


L'existence de ces chimères proviennent du remords de ne pas avoir assez aimé, du sentiment d'une infériorité contre laquelle il lutte, et, surtout, elle paraît trahir les pulsions secrètes qui animent le remords, et en livrer le mécanisme tragique.

Dans le phantasme, Jean cherche à se libérer de sa culpabilité d'une façon très obscure. En effet, les reproches que la tante fait à son neveu pour ne pas être heureux de sa visite sont, en réalité, ceux que celui-ci se fait à lui-même, pour ne pas avoir su estimer la valeur de cette femme, qui s'est dépensée pour lui et ses parents, et qu'il a laissée mourir :

"- Jean : Je ne sais pas ce que tu viens faire ici, tante Adélaïde. Qu'est-ce que tu nous veux ?
- Adélaïde : Je vous gêne, n'est-ce pas, je vous ennuie ?
- Jean : tu ne nous ennuie pas, nous t'aimons bien, tu sais que nous t'aimons bien"
(La Soif et la Faim, p. 84).

Mais en prêtant vie à la défunte, il la réduit à lui, comme le petit chat roux du "Roi se meurt", il la transforme en gros matou noir, et essaye ainsi de se persuader qu'elle ne vaut pas mieux que lui, en mettant dans la bouche de sa parente ses pensées cachées. Il métamorphose en agressivité la bonté de sa tante, et dégrade toutes ses qualités en la faisant s'en vanter. (Cf. ionesco_soif.htm#lex).


Le héros tragique ne peut plus nier tout à fait le monde extérieur, il est obligé d'admettre son existence. C'est pourquoi se manifeste une résistance jaillie des profondeurs de son être qui fait dire à sa tante qu'il ment, et qui l'oblige à reconnaître qu'elle n'a pas tout à fait tort. (Cf. ionesco_soif.htm#leh).



Le remords paraît donc devoir sa vie à la coexistence dans le personnage tragique de l'amour et de l'agressivité, si bien que la chimère naît du désir de dominer la cause de la culpabilité, tout en conservant le sentiment de l'irréalité de cet être que l'imagination défigure, c'est pourquoi il cherche à le détruire, mais ce phantasme refuse sa destruction obéissant à la pulsion à qui il doit sa création. Le héros se torture à travers ce cauchemar où il se retrouve, il est dans un cercle vicieux dont il ne peut pas sortir et où s'exacerbe son agressivité, de sorte qu'il en arrive à l'expression la plus haute de ces deux pulsions contradictoires en apparence, mais provenant de la même source (tout désir de dominer cherche à écraser), lorsque la tante se fend le crâne pour lui montrer qu'elle est bien réelle, et lorsque le sang qu'elle lui met sur les doigts disparaît progressivement.
(Cf. ionesco_soif.htm#leremo).


Et bien sûr, l'illusion tragique subsiste dans la projection que fait Jean du néant sur les actes de sa création imaginaire. Il ne reconnaît pas le phantasme comme un néant provenant de son désir, mais il voit dans cette évanescence une ruse de l'être qui est à la source de son sentiment de culpabilité. (Cf. ionesco_soif.htm#etb).


Réelle ou imaginaire, la participation de Marie-Madeleine à son cauchemar est donc le reflet de toute une façon d'être qui a profondément marqué Jean. Si sa femme vivait son cauchemar, le héros sait qu'elle lui parlerait comme elle le fait. Dès lors, quand elle lui dit que la tante ne reviendra plus lorsqu'elle aura compris ce qui lui est arrivé et qu'il doit être plus aimable avec elle, ces reproches deviennent une intuition de Jean à travers l'amour de sa femme, de même que, dans "Victimes du Devoir", les conseils du père à son fils révélaient déjà la présence de ce ferment d'amour en Choubert. Le personnage tragique sent confusément que cette présence pénible est due à la puissance destructrice qui l'anime. Mais il faut toujours interpréter même les paroles de Marie-Madeleine, puisque, son amour l'empêchant d'abandonner son mari, elle participe à ses erreurs. Ainsi, lorsqu'elle dit à Jean que sa tante ne peut ni le croire, ni le comprendre, qu'auparavant déjà elle comprenait mal et que ce n'est pas sa faute (cf. La Soif et la Faim, p. 84), cela signifie, en fait, que la faute vient de son époux qui ne croit pas à la vie qu'il est poussé à prêter à la défunte, et que son refus de la mort de cette femme est totalement irrationnel. (Cf. ionesco_soif.htm#ree).


Quelle est donc cette longue maturation de l'être humain sous la vigilance de l'amour, si ce n'est l'apprentissage de l'humilité, solution de tous les tourments de Jean, la lutte contre toute affirmation de soi poussant le personnage tragique à se croire supérieur à ceux qui l'aiment, l'acceptation de sa culpabilité et donc de sa faiblesse ? Par Marie-Madeleine, par Adélaïde, et, en général, par tous les êtres qui l'ont aimé, l'amour s'est implanté dans le coeur de Jean, mais Jean est incapable de s'élever à la hauteur de cette exigence, de se donner à eux comme ils se sont donnés à lui, de plonger dans le brasier, parce qu'il cherche à comprendre ceux qui l'aiment. Le fondement de son erreur est toujours là et se révèle de plus en plus puissamment. Pour aimer, il faut renoncer à la logique, renoncer à se vouloir supérieur sous peine d'être inférieur. (Cf. ionesco_soif.htm#que).


C'est alors qu'apparaît le jardin splendide qui se retrouvera à la fin du troisième acte. Il est tout ce que Jean perd dans son erreur tragique, tout ce qui l'empêchait d'exister par son orgueil et les tourments qu'il faisait endurer à sa femme. Ce jardin, c'est la plénitude et la richesse de la vie de qui se donne aux autres, c'est la force et la lumière, la seule vérité ; en comparaison de lui, les contrées où Jean évoluera ne seront que déserts arides, où tout est desséché. (Cf. ionesco_soif.htm#ces).


Jean passera à côté de ce jardin, jusqu'à la fin de la pièce, car il le cherche là où il n'est pas, de même qu'il cherche sa femme dans l'univers irréel de son imagination sans la trouver. Ionesco touche aux sources du tragique lorsqu'il montre Madeleine s'interrogeant sur les raisons de la révolte de son mari :

"- Marie-Madeleine : Pourquoi donc n'aime-t-il pas prendre racine ? Comment se fait-il qu'il ne veuille pas être recouvert de mousse comme un vieux mur, comme un vieux chêne ? Un vieux chêne avec les racines profondément enracinées dans la terre. Un arbre ne bouge pas. pourquoi donc est-il si malheureux ? Pourquoi est-il si peu sage ? C'est de bouger qui fait mal."
(La Soif et la Faim, Editions Gallimard, p. 97).

L'auteur comprend que Jean se perd dans le refus de la finitude, de l'enracinement dans le monde qui le ferait se sentir partie de l'univers et non son maître, et qu'ainsi il perd sa vie en croyant la chercher. Mais Ionesco ne parvient pas à résoudre le problème qui est son problème, son esprit s'en avère incapable, et il ne croit qu'en lui. (Cf. ionesco_soif.htm#jea).



En refusant l'amour et en espérant qu'il se pliera à son désir, Jean ne parvient pas à éliminer totalement le sentiment de l'incohérence de cette conduite. Il ne se comprend pas lui-même, mais n'en a pas conscience, c'est donc dans le caractère irrationnel de sa vie qu'il faut encore chercher les mobiles de son erreur tragique. Le héros ne comprend pas que sa femme ne fasse pas partie de ses chimères, qu'elle ne soit pas en lui, et donc qu'elle puisse exister en dehors de lui. En rompant toutes les racines qui le faisaient partie du monde extérieur, il ne reconnaît plus d'autre existence que la sienne, mais seulement il est hanté par le souvenir de Marie-Madeleine, échappant à la domination qu'il veut étendre sur tout ce qu'il a connu, afin de ramener à lui ce qu'il a vécu, et de se sentir le maître absolu de son univers, qui, comme l'a montré "le Roi se meurt", n'est rien en dehors de ce qu'il a reçu de l'extérieur (lumière, sons, couleurs, sentiments...). Quand il vivait avec son épouse, il ne pouvait pas supporter la perte de ses souvenirs d'enfance, maintenant qu'il l'a quittée et retrouve ses paradis perdus, c'est elle-même qui est devenue un souvenir et qui lui devient désirable. (Cf. ionesco_soif.htm#enr).



Ce besoin de possession par lequel l'être humain matérialise ses pulsions dominatrices et se donne l'impression de la supériorité, relève du même processus tragique qui faisait enfouir à Edouard ses connaissances dans sa serviette, et explique aussi que Jean s'attache aussi à lalettre de l'amour, qu'il comprend et qu'il croit posséder en l'ayant "assimilée", plutôt qu'à l'esprit, ce qui lui permet d'accuser Marie-Madeleine de ne pas avoir tenu ses promesses en ne lui ayant pas "appris" l'amour, parce qu'il a cru qu'il suffisait d'apprendre comme un écolier sa leçon, pour savoir, alors qu'il s'agissait d'une compréhension plus profonde, jaillissant du sentiment avant de passer dans l'esprit. Seule cette compréhension peut redonner aux mots et aux idées la plénitude d'une signification dont Ionesco a pris conscience de la disparition dès "la Cantatrice chauve", car la personne tragique ne donne pas plus sa vie aux mots qu'aux êtres, elle veut la garder pour elle. (Cf. ionesco_soif.htm#ceb).



La situation tragique de Tripp et de Brechtoll représente le conflit intime de Jean. Ce n'est pas la teneur de leur idéologie qui justifie leur emprisonnement aux yeux de Frère Tarabas, puisque leurs idées sont opposées :

"- Frère Tarabas : Voyez-vous, cher Monsieur, Monsieur Tripp, à côté, qui est également en prison, pour des raisons différentes et même opposées, voudrait sortir lui aussi."
(La Soif et la Faim, Editions Gallimard, p. 139).

La raison essentielle de l'asservissement est que, de même que Jean, les moines ne sont arrivés à l'auberge que parce qu'ils ne se comprenaient pas eux-mêmes. Ils doivent donc être dominés par les autres jusqu'à ce qu'ils renoncent à conserver leur liberté. (Cf. ionesco_soif.htm#las).


Mais, au-delà de l'angoisse de la mort, l'auteur aborde avec une lucidité peut-être encore plus aigüe que dans "la Soif et la Faim", la solution de cette angoisse tragique : l'amour, nappe de lumière et de pureté qui inonde la vieille femme de la scène des deux vieillards, après deux approches successives de cette vérité, à travers les deux couples d'amants, et l'appel incompris d'Alexandre à l'amitié, dans ses derniers moments à l'hôpital. (Cf. ionesco_jeux.htm#mai).


Le tragique de l'attitude de la quasi totalité de ces habitants réside dans leur désir de comprendre le mal (même pour ceux qui disent avoir compris son incompréhensibilité), si bien que tous sombrent dans les ténèbres de l'irrationnel, à partir du moment où ils veulent maîtriser ce qui les accable. Ils l'aggravent par des exécutions ou des suicides. Nulle part Ionesco n'a montré aussi violemment l'erreur de qui espère échapper à sa condition par l'intelligence ; nulle part il n'a montré avec autant de puissance cet orchestre tumultueux des forces destructrices de la vie, qui meuvent le pouvoir de l'esprit et dominent celui qui veut dominer. (Cf. ionesco_jeux.htm#let).


En se terrant comme un rat dans son trou, et en ne voulant plus sentir le goût de la nourriture, ni même regarder par la fenêtre pour ne pas être contaminé par la vue, il témoigne du désir caractéristique des personnages tragiques de Ionesco de se couper du sentiment, sans s'apercevoir que celui-ci est vie, ce qui les fait aller au devant de la mort qu'ils fuient. L'individu défend son "moi" parce qu'il cherche à l'affirmer. (Cf. ionesco_jeux.htm#ens).


Tragiquement, le désir de préservation de soi conduit l'être humain à sa perte, en l'écrasant dans la peur une fois que la raison se heurte à un mur infranchissable, et que l'agressivité du désir se retourne contre qui lui a cédé. "Jeux de Massacre" ne fait sur ce point que confirmer les oeuvres précédentes de Ionesco. Ainsi, les domestiques qui ont peur les uns des autres, peur du policier qui leur barre le passage, peur du mort, sont effrayés par ce qu'ils reconnaissent d'eux dans les autres de même que Bérenger devant le Tueur sans gages, ou la Concierge devant le nouveau Locataire. (Cf. ionesco_jeux.htm#tra).


Il semble que ce moine incarne la vérité de la condition humaine, qu'il n'est possible de découvrir qu'en sortant du cercle agressif de défense et affirmation de soi. Il est l'objectivité véritable, qui suppose acceptation de sa finitude et oubli de soi, ce qui est inconcevable pour tout être mû par les forces du "pour soi". Cela est très sensible dans la première scène entre autres. Lorsque le père, qui avait confié ses enfants à une passante pour boire une absinthe, apprend par celle-ci qu'ils sont morts et qu'ils ont le corps violacé, il accuse aussitôt sa belle-mère. Ne pouvant pas supposer un instant que la mort dépasse l'humanité, il en fait une oeuvre de cette dernière, trahissant ainsi son illusion tragique qui le fait se croire le maître de sa condition. Il se précipite sur sa belle-mère qui tombe, frappée par le mal avant qu'il ne l'atteigne ; son acte suscite la haine d'un autre passant, qui va le tuer quand il s'écroule, et ainsi de suite... Mais personne n'écoute les rares témoins, constatant, qu'effectivement, aucun homme n'est coupable, mais seul le fléau, qui est, en définitive,la finitude humaine à laquelle il est impossible d'échapper. (Cf. ionesco_jeux.htm#ils).


Emile, quant à lui, reste dans la lignée des personnages tragiques qui l'ont précédé, par sa nécessité de la subordination du sentiment à l'esprit ; ce qui lui permet de justifier ses haines. (Cf. ionesco_jeux.htm#emi).


Dans ce vieillard, se retrouve la complexité irrationnelle des précédents personnages tragiques. La grisaille du monde qui lui fait horreur est à l'image de son univers intérieur, alors que l'amour de sa femme transfigure tout ce qui l'environne. (Cf. ionesco_jeux.htm#dan).


CONCLUSION DE 1971
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L'oeuvre de Ionesco franchissant progressivement, jusqu'à "Jeux de Massacre" tout du moins, tous les obstacles auxquels se heurte l'existence humaine (en découvrant qu'ils sont la conséquence d'une illusion tragique, d'un mensonge à soi-même), et ouvrant à l'être humain dans son approfondissement l'infini de l'amour, le mot "conclusion" fut très gênant pour ne pas dire impossible à employer pour cette dernière partie, en 1971, d'autant plus que l'oeuvre théâtrale de cet auteur n'était pas encore achevée. Il s'en fallait de quatre pièces. (Cf. ionesco_dieu.htm#loe).


Il est en effet curieux de remarquer la correspondance existant entre l'enseignement évangélique et ce que l'auteur comprend de sa condition. Le tragique provient de la pensée à soi qui est un obstacle trouble à l'amour, quand, précisément le Christ dit qu'il faut se détacher de sa vie et la haïr. (Cf. ionesco_dieu.htm#ile).



De même, le dépérissement du héros
tragique, face à la vie resplendissante de jeunesse de celle qui l'aime, ne répond-elle pas à la parabole où sont opposés l'arbre toujours vert et l'arbre desséché ? (Cf. ionesco_dieu.htm#dem).




Il semble désormais qu'il faille aller plus loin et se demander si l'auteur
tragique, dans l'approfondissement de sa vie qui l'amène à Dieu, ne fait pas, à lui seul, le chemin que parcourt l'humanité depuis le début de son existence. En effet, en ayant compris l'impossibilité pour l'humain de vivre sous une loi quelconque, parce que celle-ci exerce un contrainte suscitant une réaction agressive plus ou moins secrète, et en ayant senti la nécessité de dépasser la loi par l'amour, Ionesco saisit, dans l'évolution judéo-chrétienne, la signification du Nouveau Testament, qui apprend précisément à s'affranchir de la loi de l'Ancien pour découvrir l'amour dans le don total de sa vie aux autres. (Cf. ionesco_dieu.htm#ils).



L'évolution de la méditation de l'écrivain a paru arriver au fondement du tragique dans "Amédée ou Comment s'en débarrasser", avec la révolte contre l'amour qui laisse l'être humain devant cette alternative irrémédiable de sa condition : le bonheur dans l'oubli de soi ou les tourments dans la pensée à soi, par essence agressive, qui précipite la fin de l'existence. "Tueur sans Gages", où le tragique est dû à la révolte de Bérenger contre la mort, n'apporte, en fait, rien de plus, comme le montreront "le Roi se meurt" et "la Soif et la Faim", essentiellement. Car ce n'est pas la mort qui déchaîne les pulsions destructrices, mais l'obstacle qu'elle représente pour l'intelligence humaine. Et en cela toute finitude est objet de l'agressivité, c'est pourquoi la femme d'Amédée qui ne comprend pas l'amour, ne voit que ténèbres répugnantes dans le sentiment et confond dans une même révolte l'amour et la mort. Ce qui met l'être tragique "hors de lui" (l'expression est très éloquente, mais il n'est jamais vraiment en lui), c'est de se heurter aux limites de son entendement, alors que, par sa pensée, il se croyait l'Eternel, maître de l'univers infini. (Cf. ionesco_dieu.htm#lev).



La fouille de Ionesco montre que la force de l'amour vient de la libre acceptation par chaque créature de sa condition. Il ne peut y avoir d'amour sans liberté de choix, qui est reconnaissance et respect de l'existence de l'autre. Et le personnage tragique, en cherchant à le comprendre, ne fait que le transformer en amour-propre en niant l'existence des autres en dehors de lui dans son aveuglement. (Cf. ionesco_dieu.htm#laf).



Certes, ce début de méditation sur la toute-puissance de l'amour à partir des éléments apportés par le travail de Ionesco pourrait se poursuivre à l'infini, témoignant ainsi de la richesse de cette fouille réalisée par l'auteur à l'intérieur de lui-même, et de la valeur d'une telle conception du tragique. Celui-ci naît à partir du moment où l'individu se tient à l'un des produits de son esprit et s'enferme en lui, et où il oublie que son intelligence est la conséquence de son désir, et que, loin d'être sa force, elle est sa faiblesse dont il doit constamment se méfier. (Cf. ionesco_dieu.htm#cer).



Ce qui est extraordinaire dans l'oeuvre d'Eugène Ionesco, c'est de découvrir qu'un homme, animé par la volonté d'être sincère avec lui-même, et de ne rien cacher de lui à ses semblables, même ses faiblesses, son égoïsme, ses fautes tragiques envers lui et envers eux, que cet homme puisse trouver son salut dans sa réflexion et aide les autres dans la voie où il a (eu) tant de difficultés. Peu importe que le spectateur ou le lecteur comprenne exactement la même chose que lui et de la même façon, ce qui compte surtout, c'est qu'en se penchant dans le même effort de sincérité sur cette oeuvre, lui aussi apprenne à se trouver et à découvrir toujours plus puissamment la richesse de sa vie et de celle de ses semblables. (Cf. ionesco_dieu.htm#ceq).


V.- AMOUR ET LUMIERE APRES 1971

1.- TRAHISON DE SHAKESPEARE, NOIRCEUR ET DERISION
Macbett
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Devant la place grandissante accordée à la lumière et à l'amour dans le théâtre de Ionesco, la question qui se posa en 1971 fut de savoir si, dans ses dernières pièces : "Macbett" (1972), "Ce formidable bordel" (1973), "l'Homme aux valises" (1975), "Voyage chez les morts" (1980), le dramaturge confirmait ou non son entrée dans cet univers idyllique, solution du tragique de son oeuvre. (Cf. ionesco_macbett.htm#dev).

2.- AMOUR ET ILLUMINATION ZEN REJETES
Ce formidable bordel !
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Le Zen n'apparaissant comme une mystification que pour qui n'est pas "entré en contact avec le fait central de la vie" (cf. ci-dessus), la mystification que dénonce Ionesco à la fin de "ce formidable bordel !" paraît donc signifier qu'il est tout aussi incapable de vivre le Zen que l'amour, et que ce qui l'empêche d'entrer dans le second (sa volonté dominatrice de compréhension), est probablement ce qui le ferme au premier. D'où le tragique de son oeuvre dont le comique et la farce ne sont que des éléments, ainsi que le laissent pressentir plusieurs assertions de l'auteur reproduites en ionesco_litterature.htm#emb. (Cf. ionesco_bordel.htm#lez).

3.- AMOUR PATIENT MAIS EN LOQUES
L'Homme aux valises
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A l'intérieur de soi, "formidable bordel !" et mystification, à l'extérieur, ténèbres et mort : rien de bien nouveau par rapport au tragique de "Tueur sans gages", qui allait plus loin, nous montrant l'assassin faisant partie de Bérenger lui-même (cf. aussi l'ignoble Macol-Ionesco de "Macbett"), ou par rapport au terrible envol dans les airs (le rêve ?) de Bérenger dans "Le Piéton de l'air". (Cf. ionesco_valises.htm#ali).


Il en est incapable. Lorsqu'il s'arrête, comme dans "Le Nouveau Locataire" ou "Ce formidable bordel !", ce n'est que pour se retrouver seul avec lui-même, avec l'assassin qu'il fuit, celui qui, comme son père, a laissé mourir... tué ! sa mère, par manque d'amour. Cette incapacité de don de lui à la mère qui l'aime est ce qui, implacablement, le renvoie, l'assimile, à son père, et fait de lui un criminel, celui de "Tueur sans gages".

Là pourrait bien se trouver la racine du tragique de son oeuvre. (Cf. ionesco_valises.htm#ile).


La scène se termine sur une méprise tragique de la Femme, montrant, que dans les rares moments où elle le croit revenu à elle, il est toujours ailleurs :

"- La Femme : De temps en temps, rarement, tu te réveilles, dans cette vie où tu n'as fait que dormir presque tout le temps.
- Premier Homme : Je me réveille en rêve. Je ne m'endormirai plus dans mon rêve.
"
(Id., p. 1284).

En effet, moitié nue et répugnante, la Femme est dans la réalité qu'il lui fait vivre, le Premier Homme, lui, n'est que dans un rêve éveillé, dans un autre monde. Pas étonnant, alors, que la pièce se termine dans un chassé-croisé de personnages dont il est, complètement étrangers les uns aux autres, qui finissent par se demander mutuellement "pardon" et par constater ("Quel embouteillage !" - Id., p. 1286 -), qu'ils ne savent que se gêner. (Cf. ionesco_valises.htm#lasc).


Remarquant en ses notes sur "L'Homme aux valises", que la patience et le dévouement de la Femme rappellent ceux de Pénélope, et que

"l'amour est donc la réponse à l'errance de l'homme"
(Notice d'Emmanuel Jacquart, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, pp. 1838 et 1840),

Emmanuel Jacquart ne fait que confirmer ce qui est montré en ce mémoire : l'amour serait la solution du tragique chez Eugène Ionesco, si ce dernier (à l'exception d'une seule fois dans "Jeux de massacre" et au moment crucial de la mort de l'épouse !) n'était pas constamment resté, et surtout passé à côté de lui, le laissant se salir jusqu'à susciter la répugnance, pour tenter, illusoirement de comprendre l'univers, de le dominer intellectuellement. (Cf. ionesco_valises.htm#remarq).

4.- EXAMEN DE CONSCIENCE : AVEU D'IGNORANCE
Voyages chez les morts
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A l'écouter, son oeuvre est donc éminemment tragique, car vouée et vouant à la perdition. Toutefois, son abandon du combat ne réduit pas pour autant en "poignées de poussière" (cf. p. 1312) tout ce qu'il a réalisé, comme il le dit. Loin de là. Il reste, tout d'abord, la sincérité de ses aveux prouvant que rien n'est jamais acquis, mais surtout, tout un monde de lumière à continuer à explorer avec sa méthode, consistant à éliminer les uns derrière les autres les causes de ténèbres qui le ferment, comme il le fit jusqu'à "La Soif et la Faim" : la soumission, la domination, la révolte, la logique dominatrice... Cette méthode est spirituellement salutaire. C'est Ionesco lui-même qui le ressent ainsi, une fois qu'il l'a perdue. Et il ne fait en cela que confirmer l'idée de l'auteur de ces lignes exprimée dans sa conclusion de 1971, au moment crucial du tournant de l'oeuvre de Ionesco :

"Ce qui est extraordinaire dans l'oeuvre d'Eugène Ionesco, c'est de découvrir qu'un homme, animé par la volonté d'être sincère avec lui-même, et de ne rien cacher de lui à ses semblables, même ses faiblesses, son égoïsme, ses fautes tragiques envers lui et envers eux, que cet homme puisse trouver son salut dans sa réflexion et aide les autres dans la voie où il a (eu) tant de difficultés."
(ionesco_dieu.htm#ceq).
(Cf. ionesco_voyages.htm#ale).


CONCLUSION DE 2005
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C'est donc par Satan - son père diabolisé - qu'il approche Dieu, sans pouvoir davantage entrer dans sa grâce que dans l'amour de sa femme et de sa fille, car il n'a pas... l'explication, explication de sa condition d'homme, qu'il cherche à travers son oeuvre, mais avant tout, peut-être, explication de la conduite de son père, explication de deux hommes, qui lui aurait permis de se trouver en trouvant l'auteur de ses jours, et, en se trouvant, de trouver, d'accepter, d'aimer véritablement sa femme, sa fille, l'humanité, le monde, Dieu...
N'est-ce pas ce qui ressort de ces deux passages de "Voyages chez les morts" ?

"- Jean : Encore toi ! Depuis des années tu es toujours dans mes rêves, et toi, et ta femme, et ma mère et tes beaux-frères. Je n'avais plus rêvé de vous tous pendant des années, des dizaines d'années. Que signifie ce retour vers vous ? Est-ce que je vais bientôt vous rejoindre ? On n'a pas fini de régler nos comptes ? Toujours en revenir à ces débuts effroyables",
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1299),
et :
"- Jean : Si vous m'apparaissez tous en rêve, c'est que ma rancoeur n'est pas si grande. Le problème n'est pas résolu. Des bouleversements et des guerres nous ont séparés. On n'a jamais pu s'expliquer."
(Id., p. 1300)
.
Ajoutons à ces deux citations, trois autres, dont deux se trouvent en haut de cette page :
"Le mot amour qui m'était venu à l'esprit m'inspira soudain une nostalgie sans nom. Je compris que cela aurait pu m'aider, remplacer l'explication. Etre fou d'amour."
(Le Solitaire, Ionesco, roman, Ed. Mercure de France, 1973, p. 156).

"Depuis toujours j'attends la grâce, quelle longue patience. Ou courte plutôt, il n'y a pas si longtemps que nous sommes nés. Seule la grâce peut donner le sentiment ou la certitude que le monde est vrai, substantiel."
(Un homme en question, Gallimard, coll. Blanche, 1979, p. 95, cité par Emmanuel Jacquart, Ionesco, Théâtre complet, bibl. de la Pléiade, Voyages chez les morts, notes, 2002, p. 1880).
et :
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).
Et l'on a le cercle vicieux du tragique de toute l'oeuvre de ce dramaturge : seul l'amour et Dieu peuvent remplacer l'explication, mais il est incapable d'aimer et de croire parce que coupable de la culpabilité de son père, et coupable parce qu'il n'a pas pu avoir d'explication avec ce dernier, une explication qui lui aurait donné l'explication de sa condition d'homme, celle qu'il a cherchée sans la trouver dans son théâtre, ce qui le fait "toujours en revenir à ces débuts effroyables" (cf. ionesco_satan.htm#ces).