SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





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CONCLUSION DE 1971



IONESCO ET DIEU







Voie de la Vérité bienheureuse
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L'oeuvre de Ionesco franchissant progressivement, jusqu'à "Jeux de Massacre" tout du moins, les obstacles auxquels se heurte notre existence (en découvrant qu'ils sont la conséquence d'une illusion tragique, d'un mensonge à soi-même), et ouvrant à l'être humain, dans son approfondissement, l'infini de l'amour, le mot "conclusion" fut très gênant pour ne pas dire impossible à employer pour cette dernière partie, en 1971, d'autant plus que l'oeuvre théâtrale de cet auteur n'était pas encore achevée. Il s'en fallait de quatre pièces.

Le point de l'oeuvre, jusqu'à "Jeux de Massacre", est facile à faire, si l'on s'en tient à ses fondements.
 

En effet, il s'est avéré dans un premier temps que l'être humain est tout à la fois incapable de dominer ses semblables et de se soumettre à eux, sans tomber au pouvoir de puissances ténébreuses dont il devient le jouet, dans l'illusion d'être le maître de l'univers.
Un deuxième temps montre que ce désir de domination est dû à une révolte contre la condition humaine, et essentiellement contre l'amour ("Amédée ou Comment s'en débarrasser"), et, par suite, contre la mort ("Tueur sans Gages"). Mais cette révolte ne doit son existence qu'à une logique, qui aveugle l'individu, en détournant son intelligence de lui-même, et qui,
ainsi que le révèle un troisième moment de l'oeuvre, est fondée sur un chaos ténébreux, dont il est impossible de ne pas être victime, tant que l'on cherche à comprendre la vie. La révolte contre l'amour mène à la mort. Elle en est la source, causant le dépérissement de l'être, alors que les femmes qui aiment restent resplendissantes de jeunesse. Il se trouve que, dans la vie du sentiment, elles ne connaissent pas de limites, que la mort n'est rien pour elles, car elles participent à une vérité éternelle où tout leur est donné, sans qu'elles ne cherchent rien.
Et Ionesco comprend alors dans un quatrième temps, que, là seulement, est la solution de sa condition d'homme, dans la confiance, et la foi en la toute-puissance de l'amour que sa raison est incapable de justifier. Là est la lumière qui peut le sauver des ténèbres, tout le problème étant de savoir s'il suffit de comprendre la nécessité de l'amour pour aimer.



Découverte de Dieu dans l'amour ?
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Le Dieu du christianisme étant amour, qu'en est-il de la relation qu'entretient avec Lui Ionesco ?

La fouille de ce dernier dans les ténèbres de l'humanité montre clairement que l'être humain ne se débarrasse jamais de Lui. Son refus du sentiment, et de Dieu, par voie de conséquence, ne vise qu'à chercher vainement à le remplacer par un Etre éternel qui serait une conscience pure comblant son désir de dominer le monde par l'intelligence. Il ne Le rejette que pour Le devenir lui-même. Il est alors intéressant de savoir ce que pense notre dramaturge du problème de la foi, qui le préoccupe à plusieurs reprises. Trois passages de Présent Passé Passé Présent surtout, permettent de préciser son attitude aux heures obscures de sa recherche :

"J'ai toujours essayé de croire en Dieu. Pas assez naïf, pas assez subtil. Certaine insuffisance métaphysique.
Mais je n'ai pas tout à fait coupé les ponts avec Dieu."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 59).
Cette conception de la foi doit être replacée à l'intérieur de son désir de la trouver par l'esprit, sans accepter de se quitter, ce qui l'amenait à chercher à se faire le créateur du Créateur, le dieu de Dieu par l'intelligence, se perdant dans les ténèbres des pulsions dominatrices, comme le révèle un autre texte :
"1967. Pour la plupart des Modernes, la métaphysique est devenue inacceptable, elle est à rejeter. C'est parce qu'ils craignent que la métaphysique pourrait nous mener à Dieu. On a peur d'être aliéné par Dieu. Mais Dieu, ou bien "ce qu'il y a derrière", c'est justement la sève, la puissance, l'énergie universelle de laquelle nous participons et à laquelle nous participons.

Pourtant, ce qu'il y a "derrière", c'est celui ou ce qui produit cette énergie. Il y a tout de même derrière moi, individu, quelque chose qui semble nous aliéner ; et c'est l'organisation sociale. Ainsi, pour l'individu, disons : pour l'âme individuelle, il n'y a pas de recours au-delà de l'organisation sociale, puisque l'organisation sociale me transcende, il y a tout de même une transcendance bien qu'on veuille la nier. En fait, on situe ailleurs la transcendance, plus bas, dirais-je. Il me semble clair que si je suis poussé ou déterminé par l'organisation sociale, le social lui-même ne peut être déterminé que par la biologie ou par la mécanique cosmique, ou par une conscience universelle, ou par le mouvement universel."
(Id., pp. 78-79).
Il était nécessaire de citer intégralement ce texte, pour sentir le labyrinthe marécageux où sombre l'écrivain, en cherchant à comprendre Dieu Lui-même, à le détruire en le réduisant à une sorte de conscience universelle, poussé par le désir qui a présidé à la création du "Roi se meurt", où, en fait de conscience universelle, le héros a abouti à son propre anéantissement pur et simple. Pourtant, cette pièce a été terminée en novembre 1962, et, cinq ans plus tard, l'auteur est toujours aux prises avec les mêmes difficultés, ce qui révèle à quel point l'emprise sur lui des forces du "pour soi" est puissante. Mais il sent de plus en plus la nécessité de la foi pour trouver la solution des ténèbres qui l'entourent :
"Pour croire que ce que j'appelle le chaos n'en est pas un, il faut que j'arrive à croire en Dieu qui n'est pas compris non plus dans aucun des systèmes humains possibles. Ne nous laissons pas aller, ne nous laissons pas entraîner par les courants des opinions, des idéologies, des passions et fanatismes de l'histoire. Mais laissons- nous porter par les vagues du chaos. Laissons-nous aller sur cet océan démonté, dans la réalité."
(Id., p. 67).
Et, dans la mesure où, avec le Vieux de "Jeux de Massacre", il commence à sortir du chaos des tempêtes, il semble que Ionesco n'a pas pu trouver l'amour sans Dieu.


Correspondances étranges
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Il est en effet curieux de remarquer la correspondance existant entre l'enseignement évangélique et ce que l'auteur comprend de sa condition. Le tragique provient de la pensée à soi qui est un obstacle trouble à l'amour, quand, précisément le Christ dit qu'il faut se détacher de sa vie et la haïr :
"En vérité, en vérité, je vous le dis,
si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt,
il reste seul ;
s'il meurt
il porte beaucoup de fruit.
Qui aime sa vie la perd,
et qui hait sa vie en ce monde
la conservera en vie éternelle."
(Evangile selon Saint Jean, la Sainte Bible, Editions du Cerf, 1956, traduction Ecole biblique de Jérusalem, 12, 24-25.)
C'est bien cette même vérité qui se retrouve chez Ionesco, et qui fait que toute compréhension de l'univers, même s'il s'agit d'une logique du chaos comme dans "le Piéton de l'Air", est un calcul par lequel le héros cherche à trouver la solution de sa condition, et donc à sauver sa vie, ce qui l'engloutit dans les puissances criminelles où il la perd. L'écrivain a tout à fait conscience de l'incohérence de son existence qui l'empêche à la fois d'aimer les autres et de s'aimer lui-même :
"Je suis partagé entre l'amour de moi-même et l'amour de l'autre. C'est cela mon drame, c'est cela mon enfer. Incapable de renoncer à moi en faveur des autres, incapable de renoncer à l'autre en ma faveur. Je devrais me dire, je devrais être convaincu que ni les autres ni moi-même n'avons de l'importance. Aucune importance. J'ai beau me le dire, je ne puis supporter de frustrer les autres de l'amour que je leur dois. Je ne puis me frustrer moi-même. Enfin, il n'y en a plus pour très longtemps."
(Journal en Miettes, Ed. Mercure de France, 1967, pp. 212-213)
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De même, le dépérissement du héros tragique, face à la vie resplendissante de jeunesse de celle qui l'aime, ne répond-il pas à la parabole où sont opposés l'arbre toujours vert et l'arbre desséché ? Et, lorsque Jean, dans "la Soif et la Faim", ne peut sortir que du néant pour payer ses hôtes, et essayer de se libérer de l'enfer de la Bonne Auberge, ne pense-t-on pas au moment où Dieu doit demander au pécheur ce qu'il a fait de sa vie, si bien que, comme le pressent Ionesco, c'est l'être humain lui-même qui choisit son enfer, en refusant ce qu'il aime pour vivre avec ce qu'il déteste comme le roi du "Roi se meurt" ? Ainsi donc, le châtiment de Dieu reviendrait à donner à Sa créature la vie qu'elle a choisie en lui enlevant les illusions qu'elle s'est faite sur elle-même, lorsqu'elle n'a choisi de ne vivre que pour elle, et en la mettant brutalement en face d'elle-même, comme dans "Tueur sans Gages", ou dans "le Piéton de l'Air", lorsque Bérenger se trouve devant l'assassin, ou devant les colonnes de décapités de l'anti-monde. Par ailleurs, le jardin merveilleux où vivent Marie-Madeleine et Marthe, aux prénoms évangéliques, n'est-il pas le jardin d'Eden ? Car cette échelle lumineuse qui y est suspendue n'est pas sans rappeler le titre d'un traité de vie spirituelle : "l'Echelle du Paradis", écrit par saint Jean Climaque, au VIIème siècle, échelle qui mène à Dieu par la descente en soi, et qui est un souvenir de la vision de Jacob.


Ionesco et la civilisation judéo-chrétienne,
même chemin ?
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Il semble désormais qu'il faille aller plus loin et se demander si l'auteur tragique, dans l'approfondissement de sa vie qui l'amène à Dieu, ne fait pas, à lui seul, le chemin que parcourt sa civilisation depuis le début de son existence. En effet, en ayant compris l'impossibilité pour l'humain de vivre sous une loi quelconque, parce que celle-ci exerce une contrainte suscitant une réaction agressive plus ou moins secrète, et en ayant senti la nécessité de dépasser la loi par l'amour, Ionesco saisit, dans l'évolution judéo-chrétienne, la signification du Nouveau Testament, qui apprend précisément à s'affranchir de la loi de l'Ancien pour découvrir l'amour dans le don total de sa vie aux autres.

L'évolution de la méditation de l'écrivain a paru arriver au fondement du
tragique dans "Amédée ou Comment s'en débarrasser", avec la révolte contre l'amour qui laisse l'être humain devant cette alternative irrémédiable de sa condition : le bonheur dans l'oubli de soi ou les tourments dans la pensée à soi, par essence agressive, qui précipite la fin de l'existence. "Tueur sans Gages", où le tragique est dû à la révolte de Bérenger contre la mort, n'apporte, en fait, rien de plus, comme le montreront "le Roi se meurt" et "la Soif et la Faim", essentiellement. Car ce n'est pas la mort qui déchaîne les pulsions destructrices, mais l'obstacle qu'elle représente pour l'intelligence humaine. Et en cela toute finitude est objet de l'agressivité, c'est pourquoi la femme d'Amédée qui ne comprend pas l'amour, ne voit que ténèbres répugnantes dans le sentiment et confond dans une même révolte l'amour et la mort. Ce qui met l'être tragique "hors de lui" (l'expression est très éloquente, mais il n'est jamais vraiment en lui), c'est de se heurter aux limites de son entendement, alors que, par sa pensée, il se croyait l'Eternel, maître de l'univers infini. Et, si l'on examine les fondements de la religion chrétienne, on s'aperçoit que la mort est la conséquence de la révolte contre l'amour, lui-même source de vie éternelle. En effet, Satan est cet ange que Dieu a précipité dans les ténèbres pour avoir refusé d'aimer les humains qu'il considérait comme des créatures inférieures. Or Lucifer était le plus beau et le plus intelligent de tous les anges. En succombant à son orgueil, il s'est perdu par la foi en cette intelligence qui l'a empêché de reconnaître qu'il devait tout au Créateur et n'était rien sans Lui. La mort est une conséquence de la chute due à la révolte contre l'amour, Satan, lui aussi, devant périr, d'après l'Apocalypse, à la fin des temps. Cette mort, donc, n'apparaît plus tellement comme un châtiment, mais comme une suite inéluctable, puisque, par l'orgueil né de son intelligence, l'être se coupe de la source de vie, les définitions de son esprit étant précisément, comme leur nom l'indique, FI-NI-TU-DE, elles définissent, finissent, l'univers dont il est partie, et donc le finissent lui-même. Dire que l'homme a été tenté par Satan n'éclaircit rien, car il est facile de comprendre que personne n'a pu tenter Lucifer et que la source du mal est en chacun.

La fouille de Ionesco montre que la force de l'amour vient de la libre acceptation par chaque créature de sa condition. Il ne peut y avoir d'amour sans liberté de choix, qui est reconnaissance et respect de l'existence de l'autre. Et le personnage tragique, en cherchant à le comprendre, ne fait que transformer cet amour en amour-propre, en niant l'existence des autres en dehors de lui, dans son aveuglement. En somme, la créature doit comprendre d'elle-même la nécessité d'accepter sa condition pour trouver la vraie lumière, et qu'il n'a pas pu en être autrement : Dieu a choisi de créer l'univers, mais il faut aussi que sa création Le choisisse et reconnaisse qu'Il est la Vie. Puisqu'Il a fait l'homme à son image, les découvertes de Ionesco révèlent qu'Il ne pouvait pas créer un monde à Sa dévotion, car Il n'aurait pas été amour mais amour-propre, c'est-à-dire un être stérile.

Il semble que Dieu vit du don qu'Il fait de Lui à l'univers, et que ce dernier ne peut subsister que dans la mesure où il le sent. Par suite, la mort inhérente à la condition humaine est en quelque sorte une épreuve par laquelle chaque individu en particulier, et l'humanité dans sa totalité doivent passer, pour dépasser l'ordre fini de l'intelligence et entrer dans celui, infini, de l'Amour. Il s'agit de passer le cap de la finitude. Ce qui est vrai de l'humanité l'est sans doute aussi de toute la création, et la malédiction de Jésus sur le figuier qui ne donnait pas de fruit, montre que Dieu ne peut pas pardonner à qui ne donne pas la vie jusqu'à donner sa vie, comme Lui l'a fait en créant le monde et en se sacrifiant en la personne de Son Fils.
L'univers, lui aussi, a-t-il une intelligence qui le limite ?



Valeur de cette conception du tragique
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Certes, ce début de méditation sur la toute-puissance de l'amour à partir des éléments apportés par le travail de Ionesco pourrait se poursuivre à l'infini, témoignant ainsi de la richesse de cette fouille réalisée par l'auteur à l'intérieur de lui-même, et de la valeur d'une telle conception du tragique. Celui-ci naît à partir du moment où l'individu se tient à l'un des produits de son esprit et s'enferme en lui, et où il oublie que son intelligence est la conséquence de son désir, et que, loin d'être sa force, elle est sa faiblesse dont il doit constamment se méfier. N'est-ce pas ainsi que le présente la Bible : les yeux de l'homme se sont ouverts, parce qu'il a cédé au désir de manger du fruit de l'arbre de la connaissance sur les instigations du serpent, dans l'espoir de devenir Dieu ?

"La femme répondit au serpent : "Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort." Le serpent répliqua à la femme : "Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir l'entendement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea."
(Genèse, la Sainte Bible, Editions du Cerf, 1956, traduction Ecole biblique de Jérusalem, 3, 2-3-4-5-6.)
Et, de fait, l'être humain n'agit jamais sans croire bien faire, et donc sans se croire dans la vérité. il doit continuellement faire un effort sur lui pour comprendre que rien ne l'assure de la valeur de ses actes, pour ne pas se croire une bonne âme, sous peine de devenir un criminel qu'il ne soupçonne pas lui-même, comme les habitants de la cité radieuse. En devenant intelligent, il a perdu la pureté de la vie du sentiment, c'est pourquoi il a été chassé du jardin d'Eden. Mais le désir était en lui avant qu'il ne mange le fruit défendu (l'arbre était "désirable pour acquérir l'entendement"), et c'est ce désir qu'il doit apprendre à combattre en rabaissant sans cesse les prétentions de son esprit pour comprendre la nécessité d'aimer comme il a été aimé, et alors il pourra réintégrer le Paradis perdu, ainsi que Dieu le fait comprendre à Caïn :
"Yahvé dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n'es pas bien disposé, le péché n'est-il pas à la porte, une bête tapie, qui te convoite et que tu dois dominer ?"
(Genèse, la Sainte Bible, Editions du Cerf, 1956, traduction Ecole biblique de Jérusalem, 4, 6-7.)

Ce qui est extraordinaire dans l'oeuvre d'Eugène Ionesco, c'est de découvrir qu'un homme, animé par la volonté d'être sincère avec lui-même, et de ne rien cacher de lui à ses semblables, même ses faiblesses, son égoïsme, ses fautes
tragiques envers lui et envers eux, que cet homme puisse trouver son salut dans sa réflexion et aide les autres dans la voie où il a (eu) tant de difficultés. Peu importe que le spectateur ou le lecteur comprenne exactement la même chose que lui et de la même façon, ce qui compte surtout, c'est qu'en se penchant dans le même effort de sincérité sur cette oeuvre, lui aussi apprenne à se trouver et à découvrir toujours plus puissamment la richesse de sa vie et de celle de ses semblables.

Il semble que c'est ainsi que le dramaturge envisageait le sens de son travail, dans la période sombre de sa recherche où il ne parvenait pas plus à s'oublier qu'à oublier les autres :
"Si cela a pu aider quelqu'un à diminuer son angoisse, à accepter son destin, ce serait pour moi une joie, un soulagement, une justification. Si cela avait pu être une leçon pour les autres, cela m'encouragerait peut-être à penser qu'il se pourrait que je profite de ma propre leçon." (Journal en Miettes, Ed. Mercure de France, 1967, p. 147).





Ici finit ce mémoire de maîtrise terminé en juin 1971, entre la création de "Jeux de Massacre", le 11 septembre 1970, et celle de "Macbett", le 27 janvier 1972 (*). Quelques passages ont été légèrement modifiés, pour placer cette étude dans la perspective de l'ensemble de l'oeuvre théâtrale de Ionesco, puisque quatre pièces ont encore succédé à "Jeux de Massacre".

Il nous reste maintenant à voir dans ces dernières pièces, si le dramaturge emboîte le pas au Vieux de "Jeux de Massacre", c'est-à-dire s'il continue de progresser dans le monde de l'amour où il a enfin mis un pied avec ce personnage, s'il nous montre comment combattre les prétentions
tragiques de l'esprit, s'il profite de sa propre leçon qui fut une leçon pour l'auteur de ces lignes, cf. #sic, ce qu'il a su, un exemplaire de ce mémoire ayant été envoyé à son éditeur. Ou bien s'il a rechuté dans la grisaille et si, au contraire, 1971 ne fut pas dans son oeuvre une date charnière, précédant un repli de l'écrivain sur lui-même.
 

(*) Curieusement, par rapport à la relation ténèbres/lumière qui sous-tend l'oeuvre de Ionesco, le 11 septembre 1970, jour de la création de "Jeux de Massacre", est une date annonciatrice des ténèbres fulgurantes d'un autre jeu de massacre, celui du 11 septembre 2001, par contre, le 27 janvier 1972, jour de la création de "Macbett", est un lumineux 216ème anniversaire : celui de la naissance de Mozart, le 27 janvier 1756.



 
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