SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





.
III.- LOGIQUE DE
LA CONDITION HUMAINE




4.- Logique de l'amour :

LE ROI SE MEURT


INTRODUCTION

LE ROYAUME DU ROI :
ce qu'il accepte de l'univers.

PREFERENCE POUR L'ETRE HAÏ :
Chaos de la logique de Marguerite.- La logique, puissance de mort.- Désir de réduire l'amour à l'entendement.

REJET DE L'ETRE AIME :
Affinités entre Marguerite et le Roi.- Incompréhensibilité de l'amour.- Refus de cette limite de l'esprit.

ANEANTISSEMENT DU ROI AU POUVOIR DE L'ESPRIT :
Foi en l'intelligence.- Illusion du dépassement de la mort par la connaissance objective, précipitation de la fin.

CONCLUSION






INTRODUCTION
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Il semble, en effet, que le "Roi se meurt" soit l'approfondissement le plus lucide du désir de dominer rationnellement la condition humaine, et donc le sentiment, puisque ce dernier seul permet à l'être humain d'accepter sa condition, en le faisant intimement partie de l'univers. Cette pièce est beaucoup plus que l'agonie du roi, car aucun individu ne meurt à la seconde fixée par le pouvoir scientifique ; elle est la fin d'une illusion : celle du salut par la connaissance objective.







LE ROYAUME DU ROI
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Ce qu'il accepte de l'univers
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D'emblée, le royaume de Bérenger se révèle très particulier, puisqu'il est l'univers dont il se croit le centre :
"- Juliette : Il était roi d'un grand royaume.
- Marie : Il en était le centre. Il en était le coeur.
- Juliette : Il en était la résidence.
- Le Garde : Le royaume s'étendait tout autour, très loin, très loin. On n'en voyait pas les bornes.
- Juliette : Illimité dans l'espace.
- Marguerite : Mais limité dans la durée. A la fois infini et éphémère.
- Juliette : Il en était le prince, le premier sujet, il en était le père, il en était le fils. Il en fut couronné roi au moment même de sa naissance.
- Marie : Ils ont grandi ensemble son royaume et lui.
- Marguerite : Ils disparaissent ensemble."
(Le Roi se meurt, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 62).

Les rapports entre le Roi et son royaume sont très complexes, puisque cet univers est à la fois en lui (il en est la résidence) et hors de lui ; il est en quelque sorte sa vie et plus que sa vie, puisqu'il a une existence propre. En fait, il réalise le désir du héros tragique, qui a cru le monde créé pour lui, parce qu'en l'ayant découvert à sa naissance, il n'a pas pu imaginer qu'il ait existé auparavant. Ce royaume qui ne comptait pas
moins de neuf milliards d'habitants dans la jeunesse du prince, et qui se réduit à l'heure de sa mort à quelques paralytiques et débiles mentaux, témoigne de l'envahissement de la mort à l'intérieur du Roi, mais d'une mort dont il est responsable et qui rappelle la façon dont le nouveau locataire s'était muré dans son appartement.

Comme la pierre tombée aux pieds de Bérenger dans la cité radieuse, le mal a fondu subitement sur le roi, et de façon inexplicable, par les douleurs et les courbatures qu'il a ressenties dans son corps, alors que, dans l'aveuglement de son désir, il s'en croyait à l'abri, de même que le héros de "Tueur sans Gages". Il voyait la mort autour de lui, dans les déserts entourant son pays, déserts qui se retrouvent autour de la ville de "Rhinocéros". Lui aussi, ne pensant qu'à lui, avait oublié l'existence des autres en se prenant pour le centre du monde, comme Marguerite le laisse entendre :

"- Marguerite, à Marie : C'est bien la preuve que son univers n'est pas unique"
(Id., p. 64).

Mais maintenant, la mort qui vient le chercher dans la solitude où il s'est enfermé, lui redonne conscience des vies qui continuent alors que la sienne va cesser. C'est toujours le même cercle vicieux qui se retrouve ici : les pulsions agressives poussent l'individu à se séparer d'une manière ou d'une autre de ses semblables, selon les moyens qui sont à sa disposition, parce qu'il trouve en eux la finitude qui est l'objet de son agressivité, et, lorsqu'il la retrouve en lui, son angoisse lui fait désirer la présence des autres. C'est pourquoi, le Roi, qui, jusqu'à présent, ne s'était intéressé à ses semblables qu'en fonction des services qu'ils pouvaient lui rendre, se met à poser des questions à sa femme de ménage, Juliette, dont il ne connaissait même pas le veuvage, au grand étonnement de Marguerite, qui devine une puissance trouble à l'origine de cet attendrissement subit :

"- Le Roi : D'où viens-tu ? Quelle est ta famille ?
- Marguerite : Cela ne t'a jamais intéressé.
- Marie : Il n'a jamais eu le temps de lui demander.
- Le Médecin : Il veut gagner du temps."
(Id., p. 48).

C'est pourquoi aussi, la vie envahit désormais les contrées désertiques qui entouraient tout ce qui n'était pas "pour lui", auquel il refusait l'existence :

"- Le Médecin : Le printemps qui était encore là hier soir nous a quittés il y a deux heures trente. Voici novembre. Au-delà des frontières, l'herbe s'est mise à pousser. Là-bas les arbres reverdissent. Toutes les vaches mettent bas deux veaux par jour."
(Id., p. 17).


Ainsi, il est difficile de dire que Marie, Marguerite et les autres personnages représentent chacun un aspect du Roi, et qu'ils n'ont pas d'existence propre en dehors de l'univers du héros, car ce monde existe réellement, il n'est pas uniquement imaginaire. Mais Bérenger n'en saisit que ce qui peut servir son désir d'en être le maître, de sorte qu'il le réduit peu à peu à lui, en ne conservant que ce qui a des affinités avec ses profondeurs cachées. Pour comprendre il paraît bon de se placer à l'intérieur de la psychologie de Bérenger, à l'intérieur du monde qu'il saisit, et de suivre sa désintégration. En effet, Marie, Juliette, le Garde, le Médecin disparaissent non parce qu'ils se sont évaporés, mais parce que, inconsciemment, le Roi n'a plus voulu d'eux :

"- Marguerite : Ils ont décroché. C'est que tu l'as voulu.
- Le Roi : Je n'ai pas voulu.
- Marguerite : Ils n'auraient pas pu s'en aller si tu ne l'avais pas voulu. Tu ne peux plus revenir sur ta volonté. Tu les a laissés tomber."
(Id., p. 69).

Son refus d'admettre sa responsabilité dans la disparition de son entourage est au coeur du tragique de la pièce, puisqu'elle l'amène à la mort sans qu'il s'en aperçoive. La présence des personnages indique qu'ils ont avec le héros une affinité d'autant plus profonde qu'ils resteront longtemps. Or, c'est Marguerite qu'il déteste, qui sera présente avec lui jusqu'à la mort, tandis que la femme aimée le quittera la première de tous.








PREFERENCE POUR L'ETRE HAÏ
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Chaos de la logique de Marguerite
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La signification de la pièce devient alors beaucoup plus dense, car Marie et Marguerite représentent deux tendances fondamentales dans les créations féminines de Ionesco. La première incarne l'amour qui veut faire sentir à Bérenger l'infini de la vie, tandis que la seconde incarne la logique, c'est à dire la volonté de définir et de finir la vie, d'y introduire la mort. Et pour la première fois, Ionesco les oppose jusqu'à découvrir que son personnage veut se séparer de celle qu'il préfère, pour rester avec celle qu'il hait, et sur les mobiles de laquelle il ne se fait pas d'illusion :

"- Le Roi : Qui donc a pu donner des ordres pareils sans mon consentement ? Je me porte bien. Vous vous moquez. Mensonges. (A Marguerite). Tu as voulu ma mort. (A Marie). Elle a toujours voulu ma mort. (A Marguerite). Je mourrai quand je voudrai, je suis le Roi, c'est moi qui décide."
(Id., p. 23).

Le chaos de la logique est très sensible chez cette femme. Tout un monde trouble s'agite sous l'apparente clarté de ses explications scientifiques. Elle se défend trop de ne pas être jalouse de sa rivale heureuse pour être crue :

"- Marguerite : Cette influence détestable que vous avez eue sur lui. Enfin ! Il vous préférait à moi, hélas ! Je n'étais pas jalouse, oh, pas du tout. Je me rendais compte simplement que ce n'était pas sage."
(Id., p. 13).

En outre, elle ne cache pas son orgueil, lorsqu'elle veut faire de cette mort un triomphe qui soit son oeuvre propre, par lequel elle se venge des humiliations qu'elle a subies :

"- Marguerite : Qu'il ne recule pas ou gare à vous. Il faut que cela se passe convenablement. Que ce soit une réussite, un triomphe. Il y a longtemps qu'il n'en a plus eu."
(Id., p. 15).

Jalousie et orgueil relèvent d'une même agressivité, suscitée par la volonté d'écraser dans la mort l'obstacle de la puissance vitale de l'amour, que la science ne parvient pas à réduire à ses lois. La joie sinistre qui éclate dans les paroles de Marguerite, heureuse de montrer à Marie le terme de la vie du Roi, trahit la noirceur de ses mobiles :

"- Marguerite : Nous n'avons pas le temps de prendre notre temps. Fini de folâtrer, finis les loisirs, finis les beaux jours, finis les gueuletons, fini votre strip-tease."
(Id., p. 14).

Elle met tout son bonheur à transformer en cérémonie funèbre les joyeux festins des époux royaux :

"- Marguerite : Nous aurons cependant besoin de vous pour les étapes de la cérémonie. Vous aimez les cérémonies."
(Id., p. 13).



La logique, puissance de mort
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Il est intéressant de remarquer la correspondance entre le besoin de définition et donc de finitude inhérent à toute démarche rationnelle, et la volonté de mort qui domine Marguerite. Et, de fait, cela se vérifie dans la corrélation existant entre les diverses fonctions du médecin qui la conseille. Ce représentant de la "science qui ne fait pas de miracles" est tout à la fois médecin-chirurgien-bourreau-bactériologue-astrologue, c'est-à-dire que c'est par son intermédiaire que le roi a décimé ses sujets et donc réduit son univers, et qu'il se fait finalement exécuter en se livrant à son pouvoir :

"- Le Médecin : C'est une situation type qui ne peut pas changer.
- Marie : C'est vrai, pas d'espoir, pas d'espoir. (en regardant Marguerite). Elle ne veut pas que j'espère, elle me l'interdit."
(Id., p. 17).



Désir de réduire l'amour à l'entendement

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Et bien sûr, Marguerite n'aurait pas une telle emprise sur Bérenger, si son rationalisme ne correspondait pas en lui à une aspiration qui est finalement sa raison d'être. En effet, c'est lui qui a inventé les brouettes, les rails, le chemin de fer, l'automobile, la fission de l'atome... (cf. p. 57). En un mot, sa vie se confond avec l'essor de la science, dans l'espoir de devenir le maître du monde, jusqu'au jour où il a quitté Marguerite pour Marie. Mais a-t-il vraiment oublié Marguerite, sa logique ? A-t-il aimé, ou bien a-t-il cherché à dominer l'amour comme l'univers ? Le rêve du petit chat roux, datant des jours heureux passés avec Marie est très significatif à cet égard, car il révèle un désir de salir la pureté, la beauté et le bonheur, identique à celui de sa première femme lorsqu'elle se réjouit de sa mort et en accable Marie :

"- Le Roi : Il était féroce. Je lui ai donné à manger, je l'ai caressé, je l'ai emmené. Il était devenu le chat le plus doux. (...) C'était l'être le plus poli, une politesse naturelle, un prince."
(Id., p. 59).

Ce petit chat savait aussi être capricieux et venait tous les matins dans le lit conjugal, il incarne en quelque sorte l'amour du roi et de la reine, à qui il doit ce traitement de faveur, et se confond avec Marie dans l'esprit du monarque, qui ne fait pas de différence entre les sentiments d'un chat et de sa femme, puisqu'ils sont de toutes façons pour lui et proviennent d'êtres qu'il croit posséder :

"- Le Roi : Ce que j'ai pu le regretter ! Il était bon, il était beau, il était sage, toutes les qualités. Il m'aimait, il m'aimait. Mon pauvre chat, mon seul chat."
(Id., p. 60).

Lorsque Bérenger rêve que ce chat, incarnation de la femme aimée, est couché sur la braise, cela paraît annoncer la vision de la femme du brasier de "la Soif et la Faim" qui tend les bras à Jean sans qu'il puisse la rejoindre, les braises ou le brasier représentant le feu de l'amour dans lequel se sacrifie l'être qui donne sa vie à l'autre. Il y a entre les deux pièces une évolution de l'attitude des personnages : dans "la Soif et la Faim", Jean restera incapable d'entrer dans le feu, de se donner, il ne pourra pas supporter ce sacrifice, mais il ne le niera pas, il reconnaîtra son existence.

Dans "le Roi se meurt", Bérenger va le nier. Le petit chat roux sort des braises pour venir le rejoindre dans son univers, mais il est devenu un vilain matou noir ressemblant à Marguerite :

"- Le Roi : Je rêvais de lui... Qu'il était dans la cheminée, couché sur la braise, Marie s'étonnait qu'il ne brûlat pas ; j'ai répondu : "les chats ne brûlent pas, ils sont ignifugés. Il est sorti de la cheminée en miaulant, il s'en dégageait une fumée épaisse, ce n'était plus lui, quelle métamorphose ! C'était un autre chat, laid, gros. Une énorme chatte. Comme sa mère, la chatte sauvage. Il ressemblait à Marguerite."
(Id., p. 60).

En faisant sortir le chat des braises, il a commis ce que Ionesco appelle un sacrilège, toutes les fois qu'il a voulu se libérer de l'amour de sa femme, ainsi qu'il le rapporte dans "Journal en Miettes" (cf. J. M., p. 181). Il a réduit Marie à Marguerite, c'est-à-dire à lui-même, puisque sa première femme est l'incarnation de son orgueil prométhéen. En réalité, il n'a jamais quitté Marguerite, et n'a vécu avec Marie que pour chercher à détruire son amour, à le dépasser par son intelligence, c'est bien ce que paraît exprimer ce rêve, qui satisfait ses pulsions les plus obscures. Et, s'il préfère Marguerite à Marie, c'est sans doute qu'il ne peut pas supporter son échec devant cette seconde femme qui lui reste incompréhensible, qu'il ne peut pas être heureux de déchirer et de griffer car elle s'offre à ses dents, et n'engage pas la lutte comme la première.








REJET DE L'ETRE AIME
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Affinités entre Marguerite et le Roi
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La première épouse de Bérenger était l'âme soeur, qui lui a rendu la vie intolérable parce qu'elle était le reflet de lui-même. Car, toute sa vie, il a pris plaisir à détruire des vies humaines, comme elle à définir l'univers en mettant une barrière à la vie :

"- Marguerite : Je dis : tu as fait massacrer mes parents, tes frères rivaux, nos cousins et arrière-petits-cousins, leurs familles, leurs amis, leur bétail. Tu as fait incendier leur terre.
- Le Médecin : Sa Majesté disait que de toute façon ils allaient mourir un jour."
(Id., p. 39).

Il a passé son existence à chercher la mort, à la défier, lorsqu'il était debout sur un char dans le combat, ou mieux, sur l'aile de l'avion de chasse en tête de l'escadre. Il a toujours eu le désir de percer le mur de la mort parce qu'il croyait qu'elle n'était pas pour lui :

"- Le Roi : Je la frôlais seulement. Elle n'était pas pour moi, je le sentais."
(Id., p. 39).

Il ne perdra d'ailleurs jamais totalement cette illusion et c'est elle qui l'anéantira.


Incompréhensibilité de l'amour
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C'est pourquoi il se révolte quand il trouve la mort sur son chemin, alors qu'il l'a semée partout autour de lui et en lui, en réduisant progressivement son royaume à un bout de terre autour de son château, tandis qu'il s'étendait à l'infini dans son enfance. Même sa chambre est envahie par les toiles d'araignée sans qu'il puisse s'en débarrasser. En croyant maîtriser le monde, il ne s'est pas aperçu qu'il s'enfermait dans la connaissance qu'il en prenait, comme le nouveau locataire dans ses meubles, comme Amédée dans son cadavre et dans ses champignons, comme les habitants de la cité radieuse dans leur maison, ou comme les Vieux des "Chaises" au milieu de l'eau. Aujourd'hui, la mort est dans la place, sa lucidité la lui montre impitoyablement dans les signes objectifs qu'il était heureux de voir chez les autres et qui l'emprisonnent et l'étouffent de toutes parts :

"- Marguerite : Les signes objectifs ne trompent pas. Vous le savez.
- Marie, regardant le mur : Ah ! Cette fissure !
- Marguerite : Vous la voyez ! Il n'y a que cela. "
(Id., p. 12).

C'est de cela que le Roi se meurt, de ne pas avoir dépassé le pouvoir rationnel, de ne pas avoir pu s'empêcher de désirer être Dieu, ce qui ne signifie pas que la mort l'aurait épargné autrement, mais qu'il l'accélère et qu'il en est l'artisan. Marie le sent bien lorsqu'elle lui dit de s'échapper des définitions qui l'asphyxient :

"- Marie : Ne sois plus qu'une interrogation infinie : Qu'est-ce que c'est, Qu'est-ce que... L'impossibilité de répondre est la réponse même, elle est ton être même qui éclate, qui se répand. Plonge dans l'étonnement et la stupéfaction sans limites, ainsi tu peux être sans limites, ainsi tu peux être infiniment. Sois étonné, sois ébloui, tout est étrange, indéfinissable. Ecarte les barreaux de la prison, enfonce ses murs, évade-toi des définitions. Tu respireras."
(Id., pp. 41-42).

Ces exhortations révèlent une des préoccupations les plus profondes de Ionesco qui écrit :

"Il y a un plus lumineux, un énorme, aveuglant pourquoi qui efface tout, annule, détruit tout sens. Tout entendement particulier. Lorsqu'on a compris on s'arrête, on s'en tient à ce que l'on a compris. Je ne comprends pas. Comprendre, c'est bien trop peu. Avoir compris c'est être fixé ou figé. C'est comme si on voulait s'arrêter sur une marche, au milieu d'un escalier, ou le pied dans le vide et l'autre sur l'escalier sans fin. Mais un simple, un nouveau pourquoi peut faire repartir, peut dépétrifier ce qui est pétrifié, et tout recommence à couler? Comment peut-on comprendre ? On ne peut pas."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 43).



Refus de cette limite de l'esprit
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Mais comprendre cela c'est encore trop, c'est se livrer aux griffes de la logique, et là, réside sans doute la faiblesse de Marie, qui n'a pas eu la force suffisante pour se taire, et ne pas donner une pâture à l'intelligence destructrice de son époux. Elle entre dans son jeu, lui recommandant une lucidité qu'elle croit supérieure à celle de Marguerite, sans s'apercevoir que lui et sa première épouse ne font qu'un :

"- Marguerite : C'est cela, sois lucide Bérenger.
- Marie : Oui sois lucide, mon Roi, mon chéri.
"
(Le Roi se meurt, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 41).

Lorsqu'elle lui rappelle le bonheur qu'ils ont vécu dans leur amour, il ne comprend pas, mais il n'a jamais voulu comprendre, Marguerite le sait bien :

"- Marie : Cette resplendissante aurore était en toi. Si elle l'était, elle l'est toujours. Retrouve-la. En toi-même, cherche-la.
- Le Roi : Je ne comprends pas.
- Marie : Tu ne te comprends plus.
- Marguerite : Il ne s'est jamais compris.
"
(Id., p. 42).

En se débarrassant de ce qui le gêne et en cherchant dans les paroles de Marie une solution qui lui permette de continuer à dominer sa condition, à y répandre la finitude de sa logique, il continue à se couper du sentiment et donc de la vie par le pouvoir de son esprit, il continue à ne voir qu'un vilain matou noir dans le petit chat roux, à ne voir que calcul dans l'amour. A partir du moment où Marie est entrée sur le terrain de la logique, elle est vaincue, elle est dominée comme le Roi par l'apparente clarté de l'objectivité, obéit à Marguerite et perd toute influence sur son époux et sur elle-même, devient inconsistante, parce qu'elle sent que sa présence n'apporte plus rien à Bérenger :

"- Le Roi : Je meurs. Je ne peux pas. Je meurs.
- Marie : Ah ! Je perds mon pouvoir sur lui.
- Marguerite, à Marie : Ton charme et tes charmes ne jouent plus.
"
(Id., p. 53).



Bientôt la seconde épouse disparaîtra car l'amour ne répond plus à rien dans le coeur du Roi, qui n'a pas pu s'en rendre maître par l'intelligence, et qui fuit cet ennemi de son désir. Il resserre l'étau mortel autour de lui en réduisant son royaume, en même temps que le nombre des êtres dont il accepte la présence. Les trous s'agrandissent, les murs se fissurent, les ministres sont tombés dans le ruisseau, l'ennemi est aux portes de la cité. En fait, comme dans "Tueur sans Gages", l'ennemi est en lui, c'est son orgueil, mais il refuse de le comprendre, de se comprendre, et, dans son aveuglement, il se livre à ses propres ténèbres qui sont les véritables espions.










ANEANTISSEMENT DU ROI AU POUVOIR DE L'ESPRIT

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Foi en l'intelligence

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La douleur et la faiblesse l'accablent et le font tomber d'autant plus puissamment qu'il se révolte contre elles ; c'est bien son agressivité qui précipite sa chute :

"- Le Garde : Le Roi marche, vive le Roi !
Le Roi tombe.

- Juliette : Il tombe.
- Le Garde : Le Roi tombe, le Roi meurt.
Le Roi se relève.
- Marie : Il se relève."
(Id., p. 47).

Ayant rejeté le sentiment au profit de la logique, il est dominé par la conscience de la mort dont il s'est entouré et qui est en lui, incarnée par le rationalisme de Marguerite et du Médecin ; il ne voit plus que la mort et la finitude de la science qui l'a "condamné", le mot est très significatif. Le pouvoir lui échappe, il passe du côté du bourreau et de sa première épouse. Mais, en réalité, cette passation de pouvoir enlève toute équivoque ; elle révèle que Bérenger n'a jamais choisi librement sa vie, qu'il a toujours été le jouet de ses pulsions dominatrices. Il n' a fait que conserver l'illusion de la toute-puissance tant qu'il les dirigeait vers l'extérieur, désormais, elles se retournent contre lui :

"- Le Médecin : Cela est venu tout d'un coup, vous n'êtes plus maître de vous-même. Vous le constatez, Sire. Soyez lucide."
(Id., p. 27).

Et Marguerite dira au Garde :

"- Marguerite : Il ne peut pas. Il ne peut plus obéir qu'aux autres. Garde, fais deux pas. (Le Garde avance de deux pas). Garde, recule."
(Id., p. 27).



Illusion du dépassement de la mort par la connaissance objective,
précipitation de la fin

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Mais le Roi ne s'abandonne au pouvoir de l'intelligence que par une illusion ultime ; jusqu'à la fin, il croira à son éternité, aveuglé par sa foi en une solution rationnelle à sa condition. Il se sépare de Marie, de Juliette et du Garde, qui lui veulent du bien, qui oublient ses crimes, car il ne comprend pas le pardon ; et il reste avec les seuls êtres qui veulent sa mort car il les comprend : Ils reflètent sa raison de vivre. Il se ferme en lui, seul endroit qu'il croit à l'abri de la finitude, et il devient sourd et aveugle. En fait, il se prive progressivement de tout sentiment, comme il s'est déjà séparé de ceux qu'il aimait, parce qu'il voit dans les attaches au monde une source de mort, comme Madeleine dans "Amédée ou Comment s'en débarrasser", et parce que son orgueil lui fait croire trouver dans la clarté de la pensée, indépendante de l'humanité, l'éternité de la vie.

En choisissant la lucidité, il manifeste le désir, inhérent à toute logique, de dépasser la finitude par l'esprit. Des pages de "Journal en Miettes" révèlent la force de cette illusion, chez Ionesco :

"Qu'est-ce qu'il y a derrière les murs ? Pourquoi les bornes de mon entendement n'éclatent-elles pas afin que je puisse tout entendre ?"
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 52).

La pensée est un constant défi à la mort, elle croit pouvoir passer impunément de l'autre côté du mur. Les rêves de ionesco trahissent ce désir de briser le mur, et, chaque fois, il se retrouve dans les ténèbres qui l'écrasent.

Mais, dans "le Roi se meurt", les mobiles de ce comportement s'éclaircissent. En effet, l'être humain croit, en rompant toute attache avec la terre, en ne sentant donc plus rien, pouvoir devenir une conscience pure qui se fond dans une conscience universelle, réalisant ainsi son désir d'atteindre la toute-puissance par l'intelligence. L'auteur a inséré dans "Journal en Miettes" des fragments de cette pièce qui sont très révélateurs à cet égard :

"Y a-t-il une conscience universelle ? Tout est-il conscience ? La pierre est-elle une conscience qui dort, comme le pensait je crois Leibnitz ? Ni Planck, ni Eisenberg, ni Eisenstein, ni de Broglie ne repoussent l'idée d'une conscience universelle, cosmique. Il y aurait un plan, une intention. S'il y a intention, il y a conscience. Tous les savants n'excluent pas l'idée d'un Dieu qui serait cette conscience."
(Id., p. 78).

Et, la fin de "la Vase", où le héros vit une expérience similaire, puisque tout son corps se dissout précisément dans la vase, permet de comprendre l'espoir qui dirige le Roi lorsqu'il abandonne son corps à Marguerite :

"Les cris et les sanglots et les flammes et les images de sang brûlant s'adoucissaient, fondaient dans une grisaille sans contour. J'étais devenu une lucidité pure, sans inquiétude, une conscience qui enregistre. Le bras gauche s'était défait à son tour en même temps que se défaisaient les derniers restes de la sensibilité, de la souffrance physique. Où pouvait loger la conscience ? J'étais là, cependant, un oeil, une boîte crânienne et un coeur qui battait de moins en moins vite. L'eau, la boue devaient avoir monté, car je ne vis plus rien, soudain, de mon corps. Si, tout de même, un vague contour, quelque chose comme une ombre. La peur avait disparu depuis longtemps, et le désir. Non, non, pas tout à fait. J'avais tout raté bien sûr. Mais je recommencerai, me dis-je."
(La Vase, Ionesco, in la Photo du Colonel, Ed. Gallimard, nouvelle, 1962, pp. 166-167).

Ce texte montre bien la volonté de se débarrasser du sentiment, de la sensibilité et donc du corps, pour devenir cette conscience pure qui va dépasser la mort, et qui est, en réalité, le fruit du désir dont il ne parvient pas à se libérer, et dont il reconnaît la domination sur lui jusqu'au seuil ultime, où il croit pouvoir recommencer, et, cette fois, réussir à dominer le monde, sans comprendre que c'est précisément ce désir qui l'anéantit.

C'est pourquoi il attend le salut de l'être qu'il déteste, nourrissant l'espoir fou de trouver dans la mort la solution de sa vie. Comme le Policier à Choubert ("Victimes du Devoir"), comme Tarabas à Jean ("la Soif et la Faim"), comme le professeur à l'élève ("la Leçon"), Marguerite ne dit-elle pas au Roi qu'elle veut son bien (cf. le Roi se meurt, p. 71) ? Cette affirmation prend maintenant une dimension nouvelle, le personnage tragique ne l'accepte que parce qu'elle correspond aux mobiles profonds qui ont dirigé sa vie et qui lui ont fait placer sa foi en lui-même, et en ceux en qui il se reconnaissait, il l'accepte parce qu'elle satisfait son amour-propre.





L'essence de toute logique pousse l'être humain à devancer la vie, à se placer à l'intérieur de la mort pour se donner l'impression de la dépasser. La pensée empêche de sentir et donc de vivre l'instant présent, c'est pourquoi le Roi ne comprend pas Marie lui disant de vivre sa vie jusqu'au bout, dans le sentiment de la plénitude du temps qui s'écoule, au lieu de la perdre (dans "Jeux de Massacre", le Vieux en comprendra la nécessité lorsque sa femme sera à sa dernière extrémité) :

"- Le Roi : Ce qui doit finir est déjà fini.
- Marguerite : Tout est hier.
- Juliette : Même aujourd'hui c'était hier.
- Le Médecin : Tout est passé.
- Marie : Mon chéri, mon Roi, il n'y a pas de passé, il n'y a pas de futur. Dis-le toi, il y a un présent jusqu'au bout, tout est présent, sois présent. Sois présent.
- Le roi : Je ne suis présent qu'au passé."

(Le Roi se meurt, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 41).

Vivant du désir de dominer le monde par son intelligence, il ne ressent que le manque et l'insuffisance du présent. Son désir se nourrit de ce manque le précipitant vers la mort qui va bientôt l'anéantir, car, par la connaissance objective qu'il a de cette mort, il se figure l'avoir intégrée dans sa vie et la vivre déjà, comme Edouard ("Tueur sans Gages") enfouissant ses connaissances dans sa serviette pour se sentir en sécurité, en dehors du temps, de la vie et de la mort.

Pour la première fois, Ionesco va impitoyablement jusqu'au fond de ce désir de faire de la pensée la source de la vie, c'est-à-dire jusqu'au fond de l'illusion par laquelle l'individu, espérant pouvoir découvrir la logique du monde, croit en devenir le créateur. Marguerite écarte de Bérenger tout ce qui fait appel au sentiment, et, pour commencer, son intérêt subit pour le sort de Juliette, puis la vue et l'ouïe :

"- Le Roi : Je suis... Des bruits, des échos émergent des profondeurs, cela s'éloigne, cela se calme. Je suis sourd."
(Id., p. 69).

Bien sûr, il s'agit là d'une nécessité jaillie des profondeurs du Roi, que cette femme ne fait que représenter. En effet, le héros de "la Vase" explique que, les bruits de la vie lui devenant insupportables, sa surdité fut une réaction de défense instinctive :

"Des cris, comme des couteaux semblaient briser mes tympans ; j'entendais les feuilles s'abattre, lourdes comme des pierres ; les bruissements des arbres comme des déchirures de l'air, là, tout près. Par une réaction de défense instinctive, je devins tout à coup à moitié sourd. "
(La Vase, Ionesco, in la Photo du Colonel, Ed. Gallimard, nouvelle, 1962, p. 139).

L'instinct est une justification très trouble qui permet au personnage tragique de s'aveugler sur les pulsions qui ont commencé par lui rendre le monde insupportable, alors que celui-ci n'a pas changé. La fermeture à l'univers de l'être agressif, qui était manifeste dans toutes les oeuvres de Ionesco, trouve ici une explication des plus secrètes dans le refus de toute attache sensible pour échapper à la condition humaine par l'esprit. Mais, dans cette voie, l'objectivité de Marguerite talonne le Roi sans répit, et le pousse à s'évader du souvenir lui-même, qui est encore un lien avec cet univers :

"- Le Roi : Je ne sais plus ce qu'il y avait autour. Je sais que j'étais plongé dans un monde, ce monde m'entourait. Je sais que c'était moi et qu'est-ce qu'il y avait, qu'est-ce qu'il y avait ?
- Marguerite : Des cordes encore t'entrelacent que je n'ai pas dénouées. Ou que je n'ai pas coupées. Des mains s'accrochent encore à toi et te retiennent."

(Le Roi se meurt, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 70).

Bérenger, en assimilant la conscience du monde à la conscience de soi ("Moi. Moi. Moi", Le Roi se meurt, p. 70), rejette tout autre existence que la sienne. Mais c'est encore de trop, il n'a plus besoin d'affirmer son "moi", puisqu'il n'y a plus personne d'autre que lui. Il doit se débarrasser d'une besace, de "godasses de rechange", d'une carabine, de tout ce qui lui permettait de se défendre contre le monde extérieur, puisque ce dernier n'existe plus, et "qu'on ne (lui) veut plus que du bien", car tout satisfait son désir qui est sa raison de vivre. Il doit se défaire de tous ses biens, par lesquels il eut l'impression de concrétiser sa supériorité sur l'humanité, car cela le rattache aussi aux autres :

"- Marguerite : Ne tiens pas le poing serré, écarte les doigts. Que tiens-tu ? (Elle lui desserre les doigts). C'est tout son royaume qu'il tient dans la main. En tout petit : des microfilms... des graines. (Au Roi). Ces graines ne repousseront pas, la semence est altérée, c'est de la mauvaise graine. Laisse tomber, défais les doigts, je t'ordonne de désserrer les doigts, lâche les plaines, lâche les montagnes."
(Id., pp. 71-72).

Bérenger ne se résigne en aucune manière, il ne se laisse déposséder de ses possessions par sa lucidité que parce qu'il est séduit par l'appât d'une puissance bien supérieure :

"- Le Roi (les yeux fermés et avançant toujours tenu par la main) : L'empire... A-t-on jamais connu un tel empire : deux soleils, deux lunes, deux voûtes célestes l'éclairent, un autre soleil se lève, un autre encore. Un troisième firmament surgit, jaillit, se déploie ! Tandis qu'un soleil se couche, d'autres se lèvent... A la fois l'aube et le crépuscule... C'est un domaine qui s'étend par-delà les réservoirs des océans, par-delà les océans qui engloutissent les océans."
(Id., p. 72).

Pas un instant, le Roi ne comprendra qu'il va mourir. Comment le pourrait-il puisqu'il croit avoir dépassé la mort par la connaissance qu'il en a eue ? Au contraire, son désir qui l'amène à l'anéantissement, l'éblouit d'autant plus puissamment que sa fin est proche, par les empires extraordinaires d'une immortalité bienheureuse, dans laquelle Bérenger se croit déjà installé. Mais la logique est toujours là, qui n'est pas dupe, elle. Les couleurs sont encore de trop et elle prend les devants, de même que le cadavre qui entraînait Amédée dans les airs (cf. "Amédée ou Comment s'en débarrasser"), en écartant du Roi tout ce qui pourrait attirer son imagination : le loup, la vieille, les pâquerettes... (cf. Le Roi se meurt, p. 72-73). Comme la vase de la nouvelle, elle dépossède le Roi de la parole, puis de son corps :

"- Marguerite (le Roi est immobile, figé comme une statue) : Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton coeur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce-pas ? Tu peux prendre place. (Disparition soudaine de la reine Marguerite par la droite)."
(Id., pp. 73-74).

Le pouvoir rationnel, qui disparaît lui-même en la personne de la reine car il n'a plus de raison d'être (Bérenger étant mort), et dont la disparition précède l'engloutissement du Roi dans "une sorte de brume", résume tout le tragique de la pièce. L'esprit qui cède au désir s'anéantit dans le moment même où il croit atteindre son but et se diviniser.








CONCLUSION
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"Le nouveau Locataire" a révélé que tout système est une tentative de l'être humain pour réduire le monde à son entendement, tentative qui lui donne l'illusion de la sécurité en lui faisant croire que, par son intelligence, il a dépassé sa condition. Mais il s'avère qu'il court à la mort en mettant son orgueil à la dominer. Il s'agit d'un nouveau stade du tragique, où, désormais, l'ennemi est connu : c'est la finitude de l'existence, et la révolte cède la place à la raison dans la lutte contre cet obstacle. "Rhinocéros" dénonce de façon systématique la puissance irrationnelle qui est à la source de toute logique, et, par sa systématisation même, crée une logique du chaos tout aussi ténébreuse, ce qui sera le sujet du "Piéton de l'Air", qui constitue en quelque sorte une vérification par l'absurde de l'impossibilité pour l'individu, non pas de ne pas penser, puisque cela fait partie de sa condition, mais de pouvoir découvrir une vérité quelconque par son esprit, et encore moins la Vérité qu'il cherche. Cette pièce démontre une nouvelle fois que la personne croyant au seul pouvoir de son intelligence, et étant incapable de dépasser cette dernière, se perd en la perdant, car elle sombre dans l'obscurité criminelle de la nuit intérieure qui l'enveloppe. L'humain ne peut rien dominer, il peut seulement comprendre qu'il doit maîtriser son orgueil par son intelligence. "Le Roi se meurt" fouille impitoyablement ce désir, inhérent à la logique, de dominer le sentiment. Et il s'avère que l'être rationnel ne peut pas supporter la présence de la femme aimée qui lui apporte le bonheur, parce qu'il ne parvient pas à réduire l'amour à son entendement, et qu'il se heurte à un mur infranchissable résistant à sa volonté de maîtriser l'univers, de sorte qu'il fuit ce qui le gêne pour rester avec la femme qu'il déteste. En effet, il se retrouve en elle et il la comprend pour cette raison. Il a par conséquent avec elle l'illusion de la sécurité, que lui donne tout ce qui se plie à sa logique. Il n'a confiance qu'en lui, et Marguerite est un autre "lui-même", parce que son orgueil lui fait croire que seule son intelligence peut lui permettre d'échapper à la mort.

L'attitude rationnelle vise paradoxalement à définir sa vie, à y introduire des limites, en se sentant à l'abri dans les murs que le héros tragique a construits, et en pensant accéder grâce à eux à l'infinité de l'espace et à l'éternité du temps, parce que ces frontières dissimulent le chaos ténébreux qui les fait exister. En définissant, en introduisant la mort partout autour de lui, l'homme s'en croit à l'abri parce qu'il oublie de regarder en lui, et de voir que c'est lui-même qu'il détruit à travers les autres. Bien plus, il ne se sent en sécurité dans sa logique que parce qu'il a l'impression de dépasser la finitude par la connaissance objective, que, seule, il accepte. En organisant le monde, il croit dominer le système, alors qu'il s'y enferme, il croit avoir pénétré le royaume de la mort parce qu'il l'a assimilé. Cette illusion se retrouve dans "Tueur sans Gages", où le héros, en voulant dépasser le temps, a l'impression de s'être transporté dans l'immuabilité d'un temps figé comme les lois de l'esprit, mais il sera trop tard, lorsqu'il s'apercevra de son erreur.

"Le Roi se meurt" révèle, que, l'ennemi véritable de l'être humain, celui qui le conduit à la mort, c'est son intelligence, lorsqu'elle est mue par des pulsions agressives qui lui font tirer une logique de la vie. Il s'asphyxie dans le "il faut", et quand il dit, comme Bérenger dans "le Piéton de l'Air" : "Il ne faut pas de "il faut"", il ne sort pas de cette force qui l'écrase ; La seule solution possible est dans le dépassement de la logique, dépassement de l'agressivité par l'amour. C'est-à-dire que l'individu se trouve dans l'obligation de renouer toutes ses attaches avec le monde par la sensibilité et le sentiment et de ne plus chercher à le comprendre. Il lui faut s'oublier, et ce nouveau "il faut" n'est plus une loi de l'esprit car rien ne le justifie rationnellement, seulement il se trouve, comme Ionesco l'approche de plus en plus, qu'en vivant ainsi, l'individu est inondé de bonheur et de jeunesse, et que pour cela il doit s'abandonner à la puissance supérieure de l'amour.


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