SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





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IV.- SALUT DANS L'AMOUR ?


1.- Amour et désir :

LA SOIF ET LA FAIM






INTRODUCTION
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Ionesco, dans son approfondissement du tragique, en arrive désormais au fondement de la révolte et de la logique, fondement que celles-ci masquaient : le désir, la soif et la faim de vivre ; et il fouille le mobile de ce désir, qui est la fuite de l'amour comme d'une puissance de mort, parce que le sentiment est irréductible à l'intelligence et empêche l'homme de se croire le maître de sa condition. Car Jean ne nourrit plus les illusions de Bérenger dans "le Roi se meurt", il se reconnaît incapable de comprendre l'amour, et ne peut plus que le fuir, tandis que le roi le niait, purement et simplement en transformant le petit chat roux en vilain matou noir. Le sentiment est maintenant présent dans la toute-puissance de son "être", en la personne de Marie-Madeleine et de Marthe, alors que Jean est la proie du "devenir".






LA FUITE
I.- ENFER DE JEAN

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Cercle vicieux du désir
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Le début de "la Soif et la Faim" pourrait être la suite de "Tueur sans gages", si l'on exceptait la présence de Marie-Madeleine. Le couple se trouve dans une habitation "assez sombre", aux "murs gris plutôt sales", où tout est vieux et usé, car il vient seulement de réemménager dans ce logement qu'ils avaient quitté pour une demeure spacieuse et inondée de lumière, avec un balcon doré et une fenêtre en plein ciel qui entouraient l'appartement, identique aux habitations de la cité radieuse. Pourtant Jean ne parvenait pas à sa plaire dans ce milieu de rêve, où rôdaient des voleurs qui ne sont pas sans évoquer le tueur sans gages. C'était lui qui avait voulu partir, c'est lui qui a voulu revenir, bien qu'il reproche maintenant à sa femme de l'avoir ramené de force.

Il semble d'ores et déjà que son désir soit une puissance complexe et paradoxale qui lui fait fuir ce qu'il désire et désirer ce qu'il fuit, sans jamais admettre sa responsabilité dans cette conduite irrationnelle, et donc sans jamais se mettre en question. En effet, cette maison où ils sont revenus est son cauchemar :

"- Jean, continuant pour sa part : C'est mon cauchemar. Mon cauchemar. Depuis toujours, depuis que je suis tout petit, il m'arrive souvent de me réveiller la gorge serrée, après avoir rêvé de ces habitations affreuses, englouties à moitié dans l'eau, à moitié dans la terre, pleines de boue. Tiens, regarde comme c'est plein de boue !"
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 78).

Mais il y a cependant en lui un attirance invincible et confusément ressentie pour l'objet de sa répulsion :

"- Jean : Les cauchemars sont des mises en garde. Je pensais qu'ils ne se réaliseraient pas ou, plutôt, je sentais obscurément que cela m'arriverait."
(Id., p. 78).

Et, de fait, il se retrouve dans cette habitation, et les accusations qu'il porte contre son épouse ne visent qu'à le libérer de la responsabilité de cette incohérence, bien qu'elles soient mensongères, comme le lui dit Marie-Madeleine :

"- Marie-Madeleine : Je ne t'ai pas emmené de force."
(Id., p. 78).

mais il n'en démord pas :

"- Jean : Soudain, quand je me ressaisis, je m'aperçois que je suis là où tu avais décidé de m'emmener, exactement là où mes cauchemars m'avaient averti de ne pas revenir."
(Id., p. 79).

Il est difficile de dire que Jean est attiré par ce qu'il rejette, car il déteste tous les endroits où il pourrait être. La source du mal est en lui :

"- Marie-Madeleine : Tu vois tout en noir. C'est ton imagination qui est morbide."
(Id., p. 79).

Il tourne dans un cercle vicieux, et ses mauvais rêves comme sa répugnance pour tout ce qui l'entoure témoignent de sa révolte contre ce qui n'est pas lui, car il voit la mort partout en dehors de lui et croit échapper au sort commun. C'est en partie pourquoi il veut briser toute attache avec le monde extérieur. Comme les créations précédentes de Ionesco, il projette ses ténèbres intérieures sur la réalité où son épouse voit une beauté cachée :

"- Marie-Madeleine, prenant Jean par la main pour lui montrer les merveilles de la maison : Ce n'est pas vieux, c'est ancien. Je croyais que tu étais un esthète raffiné. Tout de même préférer à ce point le moderne ! Elles sont éloquentes ces formes, ces figures expressives dans leur mutisme ; j'aperçois des îles. Tiens : une ville antique, des visages amicaux qui s'inclinent pour nous saluer. (...)
- Jean : J'ai beau écarquiller les yeux, je ne vois rien sauf moisissures, dégradations... ah si, je vois... pas ce que tu vois. Je discerne, dans ces taches, des vertèbres sanglantes, des têtes penchées, tristes, des agonisants effrayés, des corps amputés, sans tête, sans bras, des monstres inconnus qui gisent, qui halètent..."
(Id., p. 83).



Amour et désir
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La pièce établit un contraste saisissant entre les deux époux.

La femme est l'amour, elle accepte tout, même la mort, même l'engloutissement :

"- Marie-Madeleine : Cela se fait si doucement... si doucement... insensiblement... et puis, si c'est le sort commun, il faut accepter. Après on fait des fouilles. On retrouve les maisons ensevelies, elles recommencent à s'épanouir dans les pays du soleil."
(Id., p. 79).

Sa force est dans son renoncement à elle, car elle voue sa vie à son mari :

"- Marie-Madeleine : Pourvu que je sois avec toi, je n'ai pas peur de mourir. Si je fais un pas et que je touche ta main, si tu es dans la chambre à côté et que j'appelle et que tu me répondes, je suis heureuse. Il ya "elle" aussi (elle montre le berceau)."
(Id., p. 82).

La mort ne l'inquiète plus, puisqu'elle ne pense plus à sa vie. En un mot, l'amour l'illumine et transforme tout ce qui l'entoure :

"- Marie-Madeleine : Pourvu que j'aie un lit, un peu de lumière et si je suis avec toi, cela me semble beau."
(Id., p. 80).

Elle possède en elle tout ce qui manque à son époux parce qu'il le cherche à l'extérieur de lui :

"- Jean : J'ai froid. Il n'y a même pas le chauffage central.
- Marie-Madeleine : Je chaufferai la maison avec la chaleur de mon coeur.
- Jean : Nous n'avons pas d'électricité. De vieilles lampes à pétrole !
- Marie-Madeleine : J'éclairerai avec la lumière de mes yeux."
(Id., p. 81).


A l'amour de sa femme, répond l'agressivité de Jean, qui refuse tout sentiment au nom du désir où il consume sa vie, désir qui se nourrit de ce qui lui manque, du néant, comme chez Joséphine dans "le Piéton de l'Air". C'est ainsi qu'il n'aura pas mangé depuis plusieurs semaines, quand il arrivera dans l'auberge des faux moines. Il préfère avoir soif et faim plutôt que de satisfaire son corps ; il ne veut goûter à rien, ne rien sentir, pour ne pas être pénétré d'une essence extérieure à lui, afin de croire à son indépendance totale vis-à-vis du monde, et de se sentir Dieu en se complaisant dans l'univers de son imagination dont il est le créateur. En un mot, il veut l'impossible et il en a conscience :

"- Jean : Si je pouvais avoir les autres souvenirs !
- Marie-Madeleine : Lesquels ?
- Jean : Les souvenirs oubliés. Non ! Pas même ceux-là. D'autres encore... Les souvenirs d'une vie que je n'ai pas vécue. Non, ce n'est pas ce que je veux dire : des souvenirs que je n'ai jamais eus, des souvenirs impossibles...
- Marie-Madeleine : Tu en demandes trop.
- Jean : Cela seulement."
(Id., p. 93).

Il vit du désir, car non seulement rien ne peut le satisfaire, mais il ne veut être satisfait par rien. Il refuse de s'arrêter car il a peur de sentir ses attaches avec le monde, lui prouvant qu'il n'en est qu'une partie :

"- Jean : J'ai froid, et j'ai trop chaud, et j'ai faim. J'ai soif. Et je n'ai pas d'appétit et je n'ai aucun goût pour rien."
(Id., p. 93).

Les forces du "pour soi" déracinent le personnage de la terre, elles le font briser tous les liens qui l'unissent à l'univers. Le monde qui jaillit de l'imagination comble ce désir : les maisons sont suspendues en l'air, les fleurs n'ont plus que des visages sans tiges. Rien n'est lié à rien, si ce n'est aux pulsions secrètes qui aveuglent le héros. Comme le piéton de l'air, Jean cherche à se placer à la source de la vie par l'imagination, en oubliant tout ce qui n'est pas lui :

"- Jean : Une maison perchée perchée sur la montagne, ça se trouve dans le monde. Même au-dessus d'une rivière. Pas dans la rivière, suspendue dans l'air, un peu au-dessus de l'eau, avec des visages de fleurs aux fenêtres, des fleurs dont on ne voit ni les racines, ni les tiges, seulement le haut de leurs visages, des fleurs à portée de la main."
(Id., p. 80).

Il est nécessaire, ici, de se reporter à la page déjà citée de "Journal en Miettes", qui voit dans cette coupure entre le ciel et la terre, une scission entre l'être spirituel et l'être sentant :

"Moi-même coupé de moi-même, écrit Ionesco, mes profondeurs n'alimentant plus mon esprit. A quoi sert de savoir tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable qui me sépare, et de quoi est fait ce mur."
(Journal en Miettes,
Ionesco, Editions Mercure de france, 1967, p. 103).

Dans ces quelques lignes se trouve résumé tout le tragique de la pièce, car, par Marie-Madeleine, Jean prend conscience de tous ses manques. Il saura, dans les deuxième et troisième épisodes, que, ce qui lui manque, c'est sa femme, l'amour. Et pourtant, il ne fera pas le pas qui le sauverait, même quand il verra en dehors de l'auberge les deux femmes.

Ionesco va plus loin qu'il ne l'a jamais fait, en fouillant dans l'incohérence-même des rapports qui existent entre le héros et l'amour. La révolte de Jean ne se justifie que parce que l'amour est profondément enfoncé dans son coeur :

"- Marie-Madeleine : Je sais que tu nous aimes. Peut-être pas assez, peut-être n'oses-tu pas, peut-être ne comprends-tu pas ? Mais tu nous aimes, moi je le sais. Tu ne te doutes pas quelle grande place nous avons dans ton coeur. Ah, si tu pouvais le savoir profondément !"
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 83).

Marie-Madeleine touche peut-être là à la vérité la plus intime de la misère de Jean, et de l'être tragique qui sent l'erreur où il est en se fermant sur lui et qui se cramponne à son désir pendant toute la pièce sans avoir l'audace nécessaire pour s'abandonner et aller vers sa femme. Cela n'est pas sans rappeler le récit évangélique où Pierre veut sortir de la barque pour rejoindre Jésus marchant sur l'eau, mais il s'enfonce peu à peu ne parvenant pas à s'oublier et à faire confiance au Sauveur ; le tragique paraît exactement de même nature.


Sentiment douloureux de l'infériorité.
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La vision de la femme dans le brasier éclaire cet aspect très important de l'obstacle auquel se heurte le héros :

"- Jean : Pas de feu dans la cheminée. Eteins vite que je ne vois plus cette femme qui brûle dans les flammes. Elle apparaît dès que tu allumes le feu. Regarde-la avec ses cheveux qui brûlent. Elle apparaît ainsi avec son visage désespéré... elle me tend les bras dans son supplice. Toujours depuis qu'elle m'a tendu les bras de la même façon, puis a disparu dans la fumée ; elle est devenue cendres à mes pieds ; elle renaît de ses cendres chaque fois comme un reproche. Je n'ai pas eu le courage de me jeter dans les flammes. (S'adressant à la femme qu'il voit dans les flammes.) Oui, je sais, tu me tendais les bras, tu criais, tu avais peur, tu avais mal. J'aurais bien voulu ; je n'ai pas pu. Pardonne."
(Id., p. 93).

Ce brasier correspond à celui où est morte la tante Adélaïde, mais aussi à un cauchemar de Ionesco, qui voit sa mère ainsi disparaître dans les flammes :

"Pour les autres le feu est lumière, purification, vie, éclat, soleil, pour moi il est symbole et même prémonition de la mort : je rêve que ma mère est dans les flammes dont je ne puis la retirer."
(Journal en Miettes, Ionesco, Editions Mercure de france, 1967, p. 93).

D'une façon plus générale, ce brasier est le feu de l'amour, le sacrifice de lui, de ses désirs, qu'exige le don des autres à lui, celui de sa femme comme celui de la tante Adélaïde, ainsi que de tous ceux qui l'ont aimé. Cette vision le torture parce qu'il n'a pas été capable d'aimer pour plonger dans les flammes, il n'a pas été capable de donner autant qu'on lui donnait. Il souffre de son infériorité, c'est son orgueil qui se révolte, car il ne se sent inférieur que parce qu'il se veut supérieur, et cet orgueil est l'obstacle qui le retient. Pour arriver à se donner, à brûler d'amour, il faudrait qu'il se reconnaisse inférieur. Lui qui veut tout comprendre ne comprend rien, mais est compris par ceux qui l'aiment sans chercher à le dominer. C'est en cela que réside la puissance et le mystère de l'amour dans l'humilité. Par la raison, l'individu s'estime objectivement l'égal des autres, et il ne peut affirmer cette égalité que parce qu'il se croit supérieur à eux. Seule la reconnaissance de son infériorité peut lui faire découvrir l'amour, tout comprendre et tout accepter comme Marie-Madeleine. Il trouvera sa force dans l'oubli de soi et aura tout s'il ne désire rien. Cette vision de Jean satisfait un désir profond, en cela qu'elle s'anéantit, tombe en cendres mais renaît "comme un reproche". Le héros souhaite à la fois la disparition et la résurrection de cette femme. Les contradictions internes de ses pulsions correspondent sans doute au paradoxe du début de la pièce, où il est attiré par ce qu'il fuit. Jamais Ionesco n'a été aussi loin dans la fouille des ténèbres de l'être tragique, et l'apparition de la tante Adélaïde permet de mieux cerner la complexité des forces qui déchirent le personnage.

 








LA FUITE
II.- VISION DE LA TANTE ADELAÏDE

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Le remords, coexistence de l'amour et du désir
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Cette parente de Jean est morte après avoir mis le feu à son appartement, et il est curieux de constater, que, le phantasme qui revient hanter Jean, refuse d'admettre l'idée de sa mort :

"- Jean : Tu changes tout le temps de sujet de conversation. Tu sais bien, rappelle-toi : tu avais incendié ta maison ; tu avais mis le feu aux rideaux du salon ; les pompiers sont venus."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 89).

et ensuite :

"- Jean : Si, tu as été à l'hôpital. Veux-tu que je te dise où l'on t'a transportée ensuite ?
- Marie-Madeleine : Ne lui dis pas.
- Adélaïde, se levant : Vous vous trompez tous les deux. Je ne suis pas un revenant."
(Id., p. 90).

Cette femme n'est sans doute pas uniquement la femme du brasier ; mais, par sa mort et le remords qu'elle a suscité dans l'esprit de son neveu, il semble que les liens qui la rattachent à Jean sont du même ordre que ceux qui unissaient ce dernier à l'être des flammes. D'ailleurs, lorsque le héros en parle à son épouse, il les associe comme provenant de la même source :

"- Jean : Ces gens excentriques ne m'affolent plus. Je sais qui les envoie, Marie-Madeleine, je sais ; ils ne m'auront plus, cela ne prend plus, la force leur manque. Ils veulent que je sois mordu, bouffé par les remords, paralysé par le regret et que mon coeur saigne de pitié."
(Id., p. 94).

L'existence de ces chimères proviennent du remords de ne pas avoir assez aimé, du sentiment d'une infériorité contre laquelle il lutte, et, surtout, elle paraît trahir les pulsions secrètes qui animent le remords, et en livrer le mécanisme tragique.

Dans le phantasme, Jean cherche à se libérer de sa culpabilité d'une façon très obscure. En effet, les reproches que la tante fait à son neveu pour ne pas être heureux de sa visite sont, en réalité, ceux que celui-ci se fait à lui-même, pour ne pas avoir su estimer la valeur de cette femme, qui s'est dépensée pour lui et ses parents, et qu'il a laissée mourir :

"- Jean : Je ne sais pas ce que tu viens faire ici, tante Adélaïde. Qu'est-ce que tu nous veux ?
- Adélaïde : Je vous gêne, n'est-ce pas, je vous ennuie ?
- Jean : tu ne nous ennuie pas, nous t'aimons bien, tu sais que nous t'aimons bien."
(Id., p. 84).

Mais en prêtant vie à la défunte, il la réduit à lui, comme le petit chat roux du "Roi se meurt", il la transforme en gros matou noir, et essaye ainsi de se persuader qu'elle ne vaut pas mieux que lui, en mettant dans la bouche de sa parente ses pensées cachées. Il métamorphose en agressivité la bonté de sa tante, et dégrade toutes ses qualités en la faisant s'en vanter :

"- Adélaïde : La famille m'a toujours sous-estimée. (...). Les étrangers me respectent, eux, ils me baisent les mains. (...). Je ne les gêne pas, je ne gêne que vous. Vous me détestez à cause de ma gloire."
(Id., p. 85).

Elle raconte ensuite les conférences qu'elle fait dans les milieux les plus cultivés où elle est hautement appréciée :

"- Adélaïde : Madame, vous êtes prodigieuse, on m'a dit."
(Id., p. 89).

Et toujours, elle parle de l'absence de la famille qui la méprise et ne veut pas reconnaître sa gloire, mépris qui se trouve en quelque sorte excusé par la vanité d'Adélaïde. Il en va de même lorsqu'elle explique que c'était elle qui écrivait les livres de son mari, par charité ; que les médecins le savaient et lui faisaient des clins d'oeil. La charité disparaît au moment où elle la dévoile. Ainsi, Jean qui se sentait coupable de ne pas avoir assez aimé sa tante, et donc de s'être trop aimé, projette cet amour-propre dont il a honte sur cette parente, en la recréant par son imagination.

Toutefois, à la différence du roi de la pièce précédente, Jean ne se satisfait plus aussi facilement, ni aussi aveuglément, car il ne reconnaît plus Adélaïde, sans aller jusqu'à se reconnaître dans sa chimère :

"- Jean : Elle n'est plus elle-même."
(Id., p. 92).

Le héros tragique ne peut plus nier tout à fait le monde extérieur, il est obligé d'admettre son existence. C'est pourquoi se manifeste une résistance jaillie des profondeurs de son être qui fait dire à sa tante qu'il ment, et qui l'oblige à reconnaître qu'elle n'a pas tout à fait tort :

"- Jean : Je me penchais par la fenêtre pour regarder passer le métro, le soir, tout éclairé. On y voyait les têtes des gens par les fenêtres. C'est exact.
- Adélaïde : Alors pourquoi mens-tu ? Tu vois, je dis la vérité, je ne suis pas folle.
- Jean ; Il y a autre chose qui n'est pas vrai. Voyons, fais un effort, réfléchis. Est-ce que tu vas vraiment tous les soirs dormir dans ta maison ?"
(Id., p. 87).

L'impossibilité de Jean à avoir totalement raison d'elle, témoigne de la présence en lui d'une parcelle de vérité, de cet amour que Marie-Madeleine sait profondément enfoncé dans son coeur. Et il sent confusément dans les paroles et les actes d'Adélaïde une réalité qui le dépasse :

"- Jean : On ne sait jamais avec elle. On n'a jamais su. Elle a toujours été comme ça. Tantôt elle joue la comédie, tantôt elle ne sait pas qu'elle la joue. Puis, d'autres fois, elle dit la vérité. En partie, ce qu'elle dit est vrai, si surprenant que cela puisse paraître. Elle nous a souvent surpris. On n'est jamais sûr."
(Id., p. 89).


Mais cet obstacle à son désir de dominer le remords, en tentant de réduire sa parente à sa logique et de se persuader de ses bons sentiments à son égard, ne fait que développer son agressivité, de sorte qu'il cherche à anéantir cette chimère en l'accablant de cette mort qu'elle refuse, puisqu'il souhaite tout à la fois sa résurrection et sa destruction, comme pour la femme du brasier ; résurrection pour chercher à la dominer rationnellement, et destruction à cause du sentiment de l'impossibilité de le faire. En effet, malgré les exhortations à la sagesse de Marie-Madeleine, Jean n'a aucun ménagement pour Adélaïde lorsqu'il cherche à l'écraser, et donc, en fait, à s'écraser, puisqu'elle est lui, sous la réalité de sa mort :

"- Jean : Ce n'est pas vrai détrompe-toi, ce n'est pas vrai tout ce que tu racontes."
(Id., p. 86).

Mais il ne parvient pas à lui faire entendre raison, c'est-à-dire à se faire entendre raison, et pour cause, il faut qu'il accepte la réalité de cette mort, qu'il accepte d'avoir pu être coupable, d'avoir laissé mourir un être meilleur que lui. Marie-Madeleine le sait bien :

"- Marie-Madeleine : Elle ne reviendra plus quand elle aura compris ce qui lui est arrivé. Cependant tu n'aurais pas dû la laisser partir dans cet état, sans un mot amical. Sois plus calme. Sois compréhensif. Tu ne peux plus supporter les gens."
(Id., p. 92).


Le remords paraît donc devoir sa vie à la coexistence dans le personnage tragique de l'amour et de l'agressivité, si bien que la chimère naît du désir de dominer la cause de la culpabilité, tout en conservant le sentiment de l'irréalité de cet être que l'imagination défigure, c'est pourquoi il cherche à le détruire, mais ce phantasme refuse sa destruction obéissant à la pulsion à qui il doit sa création. Le héros se torture à travers ce cauchemar où il se retrouve, il est dans un cercle vicieux dont il ne peut pas sortir et où s'exacerbe son agressivité, de sorte qu'il en arrive à l'expression la plus haute de ces deux pulsions contradictoires en apparence, mais provenant de la même source (tout désir de dominer cherche à écraser), lorsque la tante se fend le crâne pour lui montrer qu'elle est bien réelle, et lorsque le sang qu'elle lui met sur les doigts disparaît progressivement :

"- Adélaïde, à Marie-Madeleine, montrant son crâne ouvert : Mets ta main ici, tu verras bien. (Marie-Madeleine ne le fait pas. A Jean :) Mets ta main. Tu vois bien, maintenant, vous ne m'avez jamais crue, vous m'avez toujours calomniée.
Adélaïde a pris la main de Jean presque de force et lui fait toucher la plaie. Jean retire sa main et regarde Marie-Madeleine.
- Jean, regardant sa main : ce n'est pas du vrai sang. Ce n'est pas liquide. Et puis, c'est trop foncé pour être du sang. C'est mou. C'est de la gélatine. Ca colle, ça ne fait pas de tache. (Il regarde encore sa main). J'en avais plein les doigts, ça disparaît tout seul. Et puis, de la poudre de sang... Si on souffle..., cela s'en va, du sang en poudre. Non, tante Adélaïde, ce n'est certainement pas du vrai sang. Tu veux nous tromper."
(Id., p. 78).

Et bien sûr, l'illusion tragique subsiste dans la projection que fait Jean du néant sur les actes de sa création imaginaire. Il ne reconnaît pas le phantasme comme un néant provenant de son désir, mais il voit dans cette évanescence une ruse de l'être qui est à la source de son sentiment de culpabilité.


Participation de Marie-Madeleine aux chimères de Jean
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La clef du comportement et de la présence de Marie-Madeleine dans toute cette vision semble résider dans la force de son amour pour Jean. Elle est tellement attentive à lui qu'elle pénètre ses cauchemars et est au sein de ses visions. C'est pourquoi elle voit la tante et lui parle. Une telle interprétation n'est pas gratuite, elle est annoncée par Joséphine, dès le "Piéton de l'Air" :

"- Joséphine : Où êtes-vous, cher ami ? Dans le néant ou au-delà ? Je vous parle et vous ne répondez pas.
- Bérenger : Comment fais-tu pour t'introduire à l'intérieur de mes pensées ?
- Joséphine : Parce que je suis attentive. Je t'écoutais. Je t'écoute, moi."
(Le Piéton de l'Air, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 154).

Jean reconnaît par ailleurs ce même pouvoir à son épouse, pouvoir grâce auquel elle l'a ramené dans leur ancienne demeure :

"- Jean : Il arrive que je pense à autre chose, tu t'en aperçois, toi qui veilles toujours, toi qui m'épies sans arrêt. Tu me prends par la main, pendant que je rêve à qui sait quoi, tu me demandes si je viens, je réponds oui, l'esprit ailleurs."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 78).

Pourtant, peut-être faut-il aller plus loin. Peut-être la présence de la femme aimée n'est-elle pas réelle mais rêvée. Jean, et, par-delà, Ionesco, l'incluent comme une lumière dans leur monde imaginaire. Ils ne peuvent pas s'en passer car elle est enracinée en eux. Une page de "Journal en Miettes" permet de le croire aussi :

"R. m'apparaît dans la plupart de mes rêves, sous sa propre forme ou sous une autre forme, cachée, comme si elle voulait ne pas se montrer, mais je la découvre et je l'identifie. Elle est là, l'interlocuteur par excellence, moi-même et un autre moi-même à la fois, parfois comme une ombre, parfois grondeuse et critique, parfois la conscience, parfois comme un adversaire redoutable. Mais elle là. Ainsi dans ce jardin desséché, ainsi sur cette place, ainsi me grondant devant ce mur qu'elle juge laid, ainsi sur ces champs en pente et stériles et sombres, ainsi sous ce ciel sans lumière."
(Journal en Miettes, Ionesco, Editions Mercure de france, 1967, p.105).

Réelle ou imaginaire, la participation de Marie-Madeleine à son cauchemar est donc le reflet de toute une façon d'être qui a profondément marqué Jean. Si sa femme vivait son cauchemar, le héros sait qu'elle lui parlerait comme elle le fait. Dès lors, quand elle lui dit que la tante ne reviendra plus lorsqu'elle aura compris ce qui lui est arrivé et qu'il doit être plus aimable avec elle, ces reproches deviennent une intuition de Jean à travers l'amour de sa femme, de même que, dans "Victimes du Devoir", les conseils du père à son fils révélaient déjà la présence de ce ferment d'amour en Choubert. Le personnage tragique sent confusément que cette présence pénible est due à la puissance destructrice qui l'anime. Mais il faut toujours interpréter même les paroles de Marie-Madeleine, puisque, son amour l'empêchant d'abandonner son mari, elle participe à ses erreurs. Ainsi, lorsqu'elle dit à Jean que sa tante ne peut ni le croire, ni le comprendre, qu'auparavant déjà elle comprenait mal et que ce n'est pas sa faute (cf. La Soif et la Faim, p. 84), cela signifie, en fait, que la faute vient de son époux qui ne croit pas à la vie qu'il est poussé à prêter à la défunte, et que son refus de la mort de cette femme est totalement irrationnel.

La présence apaisante de l'amour au coeur de Jean vient par conséquent de ce qu'il fait partie de sa vie sans chercher à le guider, et tel est bien le rôle de la femme de Ionesco auprès de son époux :

"Mais elle ne veut pas me conduire, elle m'accompagne, s'efforçant simplement d'empêcher que je m'égare. D'empêcher ce qu'elle croit être m'égarer. Le mot indépendance est un égarement, qu'elle ne soit plus avec moi, c'est cela m'égarer."
(Id., pp. 105-106).

De même Marie-Madeleine pressent les désirs de Jean, et les réalise, le ramenant par exemple dans leur ancien appartement, même s'il doit en souffrir. Elle ne s'oppose en rien à lui, et l'aidera toujours à être ce qu'il croit devoir être, même s'il veut la quitter. C'est l'attitude caractéristique de l'amour qui ne peut pas juger sous peine de prendre des distances, et donc de ne plus se donner à l'autre, ni être avec lui. C'est pourquoi il suppose le partage de la vie, sans s'occuper de savoir où est l'erreur et où est la vérité. Jean ne peut pas se défaire de cette force qui est au fond de lui, et Ionesco reconnaît qu'elle est une nécessité vitale, au même titre que la lumière, l'eau ou la terre :

"Son comportement est sans doute vrai, écrit Ionesco à propos de R., authentique puisqu'il est irrationnel. Il n'est pas logique, il n'est pas contractuel, il est profond, il plonge sa racine dans une sorte de vérité universelle et permanente. Comment changer quoique ce soit ? Peut-on changer le soleil de place, peut-on retirer l'eau ou la terre de l'univers ? Peut-on remplacer le jour ?"
(Id., p. 163).

Cela va plus loin. L'auteur a le sentiment du sacré, à tel point qu'il s'est senti sacrilège toutes les fois où il a voulu briser les liens l'unissant à son épouse. Il raconte comment se sont transférés les pouvoirs de la mère à la belle-fille :

"Ce cérémonial ne dura que quelques instants, mais il a dû être fait dans les règles, selon une loi très ancienne, et, puisque c'était un mystère, ma femme aquiesça, joua ce jeu sacré, et, obéissant à une volonté, à une puissance qui les transcendaient, me lia à elle, se lia à moi pour l'éternité. Elle n'a jamais essayé de se démettre, n'a jamais connu un autre homme. Il m'est arrivé de me démettre pour un moment ou pour plusieurs, mais mes fuites étaient ressenties comme des sacrilèges. Ma mère me confia à ma femme, qui me prit en charge et qui est devenue, par la suite, mon seul parent, plus mère que ma mère, ma soeur, une fiancée perpétuelle, mon enfant et mon compagnon de combat. Je suis sûr que cela se fit ainsi, je suis convaincu que ma femme qui me prit en charge n'a jamais pu ou voulu se décharger de moi et que ce lien n'a jamais pu être rompu parce que l'engagement sacré a joué."
(Id., p. 181).

Marie-Madeleine joue un rôle prédominant dans le départ d'Adélaïde, en confirmant son mari dans l'idée que la défunte se moque d'eux, que la disparition du sang qu'il a sur les doigts n'est pas le signe de la vanité de ses chimères, mais des ruses de la tante: "elle joue la comédie", lui dira-t-elle (p. 91). Il y a bien là une preuve de l'efficacité de l'amour, alors qu'une conduite agressive n'aurait contribué qu'à fermer davantage Jean sur lui-même. Mais cette efficacité repose sur la certitude (qui n'a rien de rationnel, puisqu'elle est du domaine du sentiment), qu'il est impossible de brusquer l'évolution d'un être, que celle-ci ne peut venir que de lui. C'est pourquoi Marie-Madeleine n'aide Jean à se débarrasser de sa vision que lorsqu'elle sent venu le moment où il ne désire plus y croire. Elle s'oublie pour le suivre dans sa lente maturation, même si elle ne peut pas s'empêcher de laisser voir momentanément une certaine lassitude devant la difficulté de la tâche :

"- Marie-Madeleine, lasse : Je sais, je le sais... Tu es neurasthénique. Cela se guérit."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 92).






Fuite orgueilleuse de l'amour dans le désir
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Quelle est donc cette longue maturation de l'être humain sous la vigilance de l'amour, si ce n'est l'apprentissage de l'humilité, solution de tous les tourments de Jean, la lutte contre toute affirmation de soi poussant le personnage tragique à se croire supérieur à ceux qui l'aiment, l'acceptation de sa culpabilité et donc de sa faiblesse ? Par Marie-Madeleine, par Adélaïde, et, en général, par tous les êtres qui l'ont aimé, l'amour s'est implanté dans le coeur de Jean, mais Jean est incapable de s'élever à la hauteur de cette exigence, de se donner à eux comme ils se sont donnés à lui, de plonger dans le brasier, parce qu'il cherche à comprendre ceux qui l'aiment. Le fondement de son erreur est toujours là et se révèle de plus en plus puissamment. Pour aimer, il faut renoncer à la logique, renoncer à se vouloir supérieur sous peine d'être inférieur.

Mais Jean, s'enferrant dans son orgueil, plutôt que de chercher à le combattre, va s'attacher à arracher l'amour de son coeur, la preuve ancrée en lui de son infériorité qui le torture :

"- Jean : Je n'aurai pas peur, non, je n'ai plus peur de tous ceux qui viennent m'interpeller dans cette maison, dans cette cave affreuse. (...). Je tue la nostalgie et la pitié. Je ne me sens solidaire des tourments de personne. J'ai assez souffert de leurs douleurs pour être débarrassé de tous les fardeaux. Je serai léger, je chanterai l'hymne de ma liberté reconquise, je danserai, ivre. (...). Je ne veux plus me voir dans ce miroir fêlé qui me renvoie à moi-même ma propre laideur."
(Id., pp. 94-95).

C'est pourquoi, il va arracher de sa poitrine une fleur d'églantier sanglante symbole de l'amour qui était en lui :

"Il arrache de son coeur une branche d'églantier très longue, sans grimacer, d'un geste décoratif, essuie les gouttes de sang sur sa chemise, sur ses doigts, il dépose la branche sur la table, boutonne soigneusement son veston, puis part sur la pointe des pieds. Il disparaît derrière le mur du fond. En arrachant la branche, il dit :
- Jean : Très au-dessus des vallées hivernales... et des campagnes... et des collines... sur la très haute crête... il y a le palais... au milieu du parc ensoleillé. De là, on aperçoit l'océan et le ciel réunis... allons..."
(Id., p. 102).

A nouveau, de même que tous ceux qui l'ont précédé dans l'oeuvre de Ionesco, en enlevant cette fleur de son âme, Jean tente de rompre toute attache au monde dans l'illusion de découvrir dans l'univers imaginaire dont il est le créateur, cette réunion du ciel et de l'océan, du ciel et de la terre, de lui-même et de lui-même.

Mais il n'a plus de solution que dans une fuite éperdue comme l'indique le titre, "la Fuite", du premier volet de ce tryptique. Car, si l'amour n'est plus en lui, il est en dehors de lui, et l'appelle sans cesse à goûter la beauté de la vie qui l'environne, puisque, désormais, il ne nie plus son existence. Il se condamne donc à ne plus satisfaire sa soif et sa faim, à ne plus jamais s'arrêter, à glisser dans l'univers pour ne rien sentir, comme il le dira quinze ans plus tard lorsqu'il arrivera à l'auberge, en parlant des gens qu'il a croisés :

"- Deuxième Frère : Leur avez-vous adressé la parole ? Vous ont-ils dit quelque chose ?
- Jean : Heu... Ils allaient. Je les dépassais sur le chemin. D'autres venaient en sens contraire, me croisaient, s'éloignaient. Et puis j'ai vu des gens, des hommes, des femmes. Je ne pouvais leur parler à tous. Je ne leur ai point parlé. Je me dépêchais. Je n'avais pas le temps. Je voulais arriver avant la nuit. Que dis-je ? Il m'arrivait aussi de voyager la nuit. Et c'était de nouveau le jour."
(Id., p. 129).

Refusant de se donner à quiconque, il s'interdit tout, dans une fuite où il dépérit et s'assèche.

Il ne veut pas comprendre qu'il ne peut pas échapper à l'amour sans échapper à la vie, qu'il n'y a pas de vie possible en dehors du sentiment, bien que Marie-Madeleine le lui dise. Il a beau avoir arraché l'amour de son coeur, celui-ci l'entourera toujours, il est la vériité à laquelle il ne peut pas se soustraire, car elle est là pour le faire sortir de son emmurement en lui :

"- Marie-Madeleine : Je t'aime, tu m'aimes, tu l'aimes. Nous nous aimons tellement. Tu seras toujours là, tu seras toujours. Même si tu pars à l'autre bout du monde, même si tu penses que tu es seul, je suis, je serai avec toi. Mais pourras-tu vraiment partir ? Pourra-t-il vraiment partir ? Il n'a pas l'habitude de la marche."
(Id., p. 96).

Après l'avoir cherché éperdûment pendant le jeu de cache-cache, Marie-Madeleine accepte tout. Comment pourrait-elle ne pas accepter, puisqu'elle s'est abandonnée pour être avec lui partout où il est et puisqu'elle ne pense plus qu'à sa souffrance :

"(Elle aperçoit sur la table la branche qu'elle prend dans la main et regarde.)
- Marie-Madeleine : Il a vraiment arraché la fleur d'amour, avec la tige et les racines. Comment a-t-il pu l'arracher de son coeur ? comment l'a-t-il pu arracher ? Le pauvre, comme il doit avoir mal ! Le pauvre, il est blessé. Il marche titubant dans les plaines désertes. Il laisse des traces de sang sur les routes."
(Id., p. 103).

C'est alors qu'apparaît le jardin splendide qui se retrouvera à la fin du troisième acte. Il est tout ce que Jean perd dans son erreur tragique, tout ce qui l'empêchait d'exister par son orgueil et les tourments qu'il faisait endurer à sa femme. Ce jardin, c'est la plénitude et la richesse de la vie de qui se donne aux autres, c'est la force et la lumière, la seule vérité ; en comparaison de lui, les contrées où Jean évoluera ne seront que déserts arides, où tout est desséché :

"- Marie-Madeleine : (Le mur du fond, qu'elle regarde, disparaît. On voit un jardin : arbres en fleurs, herbes vertes et hautes, ciel très bleu.) Oh ! (Elle se soulève un petit peu, puis se rassoit. Elle doit, par les mouvements de son épaule et de son dos, faire sentir aux spectateurs l'éblouissement qu'elle ressent elle-même. Puis, à la gauche du paysage qui est aussi à la gauche des spectateurs, on voit apparaître une échelle argentée, suspendue, dont on ne voit pas le sommet. L'étonnement et la joie de Marie-Madeleine qui contemple le paysage se traduit toujours, sensiblement mais discrètement, par certains mouvements des épaules. Elle se lève tout doucement.) Il ne savait pas qu'il y avait cela ! Il n'a pas pu voir. Je sentais qu'il y avait ce jardin, je m'en doutais. Je n'en étais pas tout à fait sûre moi-même. S'il avait pu voir, s'il avait pu savoir, s'il avait eu un peu de patience."
(Id., p. 103).

Jean passera à côté de ce jardin, jusqu'à la fin de la pièce, car il le cherche là où il n'est pas, de même qu'il cherche sa femme dans l'univers irréel de son imagination sans la trouver. Ionesco touche aux sources du tragique lorsqu'il montre Madeleine s'interrogeant sur les raisons de la révolte de son mari :

"- Marie-Madeleine : Pourquoi donc n'aime-t-il pas prendre racine ? Comment se fait-il qu'il ne veuille pas être recouvert de mousse comme un vieux mur, comme un vieux chêne ? Un vieux chêne avec les racines profondément enracinées dans la terre. Un arbre ne bouge pas. pourquoi donc est-il si malheureux ? Pourquoi est-il si peu sage ? C'est de bouger qui fait mal."
(Id., p. 97).

L'auteur comprend que Jean se perd dans le refus de la finitude, de l'enracinement dans le monde qui le ferait se sentir partie de l'univers et non son maître, et qu'ainsi il perd sa vie en croyant la chercher. Mais Ionesco ne parvient pas à résoudre le problème qui est son problème, son esprit s'en avère incapable, et il ne croit qu'en lui.








LE RENDEZ-VOUS
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Désir de l'amour
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Le deuxième épisode de la pièce introduit le spectateur dans le monde imaginaire de Jean, qui réalise le désir de ce dernier de rompre toute attache avec l'univers sensible.

En effet, la terrasse suspendue dans le vide (cf. p. 105) correspond au rêve d'une maison au-dessus de l'eau. La lumière qui se dégage "sans ombre et sans soleil" est caractéristique de la mort des univers du "pour soi" de Ionesco sans aucune source de chaleur ni de vie, où les "montagnes arides" entourant la scène traduisent la sécheresse stérile de ce paysage. Mais, de même qu'Amédée était émerveillé par la clarté et la virginité des lacs célestes qu'il découvrait, de même Jean est stupéfait par la pureté froide de la lumière :

"- Jean : Quelle lumière ! Jamais je n'en ai vu de si pure. Les montagnes pourraient paraître dures à quelqu'un qui n'aime pas la netteté"
(Id., p. 105),

pureté insensible de la pierre précieuse, à laquelle il pardonne sa dureté par amour de la netteté ; par amour-propre, en fait, où se livre sa volonté de clarifier le monde par l'esprit afin de se le rendre transparent.

Pourtant, ce lieu était sombre avant son arrivée, et s'est éclairci lorsqu'il est arrivé, et il s'assombrira à la fin de la scène pour redevenir sinistre : le héros y retrouve les sites familiers de sa fuite, les marécages, la grisaille et la boue. La beauté de ce désert n'était qu'illusion due à un espoir insensé :

"- Jean : Il est bien tard. Il est trop tard. Il fait froid. Ce n'est plus le même paysage. Tout change lorsque l'espoir sombre. (Il regarde autour de lui.) Voici les plaines moroses des cauchemars de la réalité... S'il n'y avait que cela ! Il y a maintenant mon coeur comme un animal blessé qui me lacère de ses griffes dans son agonie... mon estomac, un trou sans fond ; ma bouche, un précipice aux parois de feu. Soif et faim, soif et faim..."
(Id., p. 117),

En ayant refusé le feu de l'amour où réside le bonheur, il s'est condamné au feu torturant du désir.

Marie-Madeleine ne se trompait pas ; depuis qu'il l'a quittée, il n'est plus qu'un pauvre "être blessé", "titubant dans les plaines désertes", qui "laisse des traces de sang sur les routes" (cf. p. 103). L'amour apparaît bien ici comme la vraie connaissance. Seule peut le tirer quelque temps de ses tourments la vaine espérance de retrouver sa femme, qui inonde de joie son coeur :

"- Jean : A proprement parler, je suis heureux, parce que je suis sûr que je vais l'être dans un instant, tout de suite. Elle m'a dit qu'elle sera là, rien ne me manquera dans un moment, tout me manquerait si je n'étais sûr qu'elle sera là. L'espoir, l'attente dans la certitude, c'est cela mon bonheur. Pourtant, pourtant, il y a dans mon ciel un très léger nuage ; il se dissipera. Au fond de la présence, il y a un lieu vide, le vide va se combler assurément."
(Id., p. 107).

Jean s'est séparé de tout ce qui l'entourait, et il ne comprend pas l'absence de son épouse parce qu'elle lui a promis d'être toujours avec lui :

"- Jean : Rien ne pouvait l'empêcher de venir puisque nous avons rendez-vous. Personne ne l'obligeait de promettre."
(Id., p. 107).

Cette éternelle attente pour soi de la réalisation des promesses explique sans doute les affinités de Ionesco avec le peuple Juif, qui, lui aussi, vit toujours dans l'espoir de la Nouvelle Jérusalem :

"- Jean : Pourtant, on me l'avait promise, elle est promise. Je n'arrive pas à comprendre."
(Id., p. 118).

C'est finalement la volonté de maîtriser l'amour par la connaissance qui est le fondement d'une telle attitude, et qui en fait toute la culpabilité ; ce qui permet ainsi de saisir le sens d'une parole de Jésus, disant que la promesse est satanique. Jésus, comme la femme du brasier a donné sa vie par amour et les Juifs ont refusé de comprendre la valeur de cet acte, qui, seul, dans l'oeuvre de Ionesco, se retrouve source de vie. C'est pourquoi l'auteur se retrouve en eux :

"Je crois (...) que sans eux (les Juifs, N. D. L. R.) le monde serait dur et triste. De quoi vivons-nous ? De l'espoir qu'un jour ou l'autre tout le monde changera, tout cela changera et que cela sera bien et beau. Sans eux, on ne croirait pas, on n'esprèrerait pas en la venue d'un Messie sauveur. Nous espérons toujours, sachant que le Messie est derrière la porte, nous espérons qu'il l'ouvrira un jour et que le monde sera inondé de joie. Nous espérons tous en la cité idéale, c'est-à-dire que nous espérons tous que surgira des déserts et de la mort la Nouvelle Jérusalem. Nous espérons la transfiguration du monde, et nous l'espérons tant que durera ce mythe qui nous vient des Juifs."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, pp. 58-59).



Amour et amour-propre
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En refusant l'amour et en espérant qu'il se pliera à son désir, Jean ne parvient pas à éliminer totalement le sentiment de l'incohérence de cette conduite. Il ne se comprend pas lui-même, mais n'en a pas conscience, c'est donc dans le caractère irrationnel de sa vie qu'il faut encore chercher les mobiles de son erreur tragique. Le héros ne comprend pas que sa femme ne fasse pas partie de ses chimères, qu'elle ne soit pas en lui, et donc qu'elle puisse exister en dehors de lui. En rompant toutes les racines qui le faisaient partie du monde extérieur, il ne reconnaît plus d'autre existence que la sienne, mais seulement il est hanté par le souvenir de Marie-Madeleine, échappant à la domination qu'il veut étendre sur tout ce qu'il a connu, afin de ramener à lui ce qu'il a vécu, et de se sentir le maître absolu de son univers, qui, comme l'a montré "le Roi se meurt", n'est rien en dehors de ce qu'il a reçu de l'extérieur (lumière, sons, couleurs, sentiments...). Quand il vivait avec son épouse, il ne pouvait pas supporter la perte de ses souvenirs d'enfance, maintenant qu'il l'a quittée et retrouve ses paradis perdus, c'est elle-même qui est devenue un souvenir et qui lui devient désirable. En voulant intégrer sa femme dans ce monde aride, il cherche à réaliser une synthèse de ses souvenirs, et par là-même, à ne rien avoir perdu de sa vie, à se croire l'Eternel. De même qu'il se croit le centre du monde, de même Marie-Madeleine qu'il veut partie de lui, devient un être inoubliable que ses gardiens n'ont pas pu "ne pas remarquer". En un mot, elle est "l'accueil", un lieu de repos, de paix et de fraîcheur : "chapelle", "temple au milieu de la forêt vierge", "colline", "clairière", "forêt", son regard est "doux comme l'eau d'une rivière tiède en été" (cf. p. 109). Mais il ne peut pas la reconnaître au fond de lui-même comme un "accueil", où il a besoin d'aller chercher sa paix (ce qui nécessite son déplacement), car il ne peut pas admettre cette dépendance, qu'il estime une infériorité ; c'est pourquoi il préfère absurdement que "l'accueil" vienne à lui.

Les nuages subsistant en son coeur et le sentiment d'un vide témoignent précisément de la souffrance installée dans sa chair, à cause de l'impossibilité où il est de dominer le temps. Ce qu'il demande à sa femme, c'est de ne plus être elle-même, mais lui. Désir totalement irréalisable, puisque, pour le rejoindre, il faudrait qu'elle coupe tout lien qui la rattache aux autres, et à l'autre qu'il est par la même occasion. Il faudrait donc qu'elle ne l'aime plus. Et cela est très intéressant, car si l'amour est don de soi, il n'est pas possible de se donner n'importe comment, et de satisfaire tous les voeux de l'être aimé comme le faisait Sémiramis dans "les Chaises". Il n'y a d'amour possible que dans l'enracinement profond dans la vie et dans toutes ses manifestations, ce qui permet l'épanouissement de l'être, par cette sève nourricière dont il permet la pénétration en lui. Comme la femme du brasier, l'être humain se nourrit de feu de la vie.

En voulant la sauver des flammes, Jean exprimait le désir d'empêcher ceux qui l'aiment de se sacrifier pour lui ; en somme, il voulait les empêcher de l'aimer tout en ayant besoin de sentir qu'ils ne vivent que pour lui. Il ne voulait plus avoir conscience du sacrifice qu'exige l'amour, avoir conscience que son semblable n'est pas fait pour lui, et que, s'il se donne à lui, c'est par pur effet de sa liberté, alors qu'il pourrait tout aussi bien se conduire comme lui et se croire supérieur à l'humanité qu'il chercherait à écraser. Ce qui le torture dans cette femme qui lui tend les bras, qui est "l'accueil", c'est justement qu'elle ne sorte pas des flammes pour venir à lui, comme il voudrait que le fasse son épouse qu'il attend dans le domaine de son imagination. C'est pourquoi il finit par se fermer à cette chimère qui tombe en cendres. Tout le sujet du deuxième épisode était annoncé dans cette vision. Jean a fait disparaître Marie-Madeleine comme la femme du brasier, parce qu'il ne voulait pas reconnaître sa réalité de créature à part entière, au même titre que la sienne. Mais une fois celle-ci évanouie, il ne peut pas supporter cet anéantissement et le fait renaître en croyant la reconnaître dans la personne du gardien :

"- Jean : (Une autre femme lui semble passer en sens opposé.) Enfin !... (Il se précipite sur l'ombre.) Je savais que tu allais venir. Depuis le temps que je t'attends ! Depuis le commencement des temps, je t'attends. Depuis ma première naissance.
- Premier Gardien, prenant une voix de femme : Je ne vous comprends pas, Monsieur."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 116).

Le Gardien n'est qu'une création de son imagination, une objectivation partielle de lui. En le confondant avec Marie-Madeleine, il réalise la fusion réduisant l'être aimé à lui-même.

Cette volonté de se faire le créateur de son épouse témoigne du désir de dominer l'amour en le métamorphosant en amour-propre, ce qui se trouvait déjà chez Amédée à l'égard de Madeleine. Là réside sans doute une différence profonde entre Dieu et l'homme qui se veut semblable à Lui : le Premier aime les êtres qu'il a créés, le second cherche à s'aimer à travers eux, et croit trouver l'impossible justification de son amour-propre dans l'amour qu'ils lui portent. Il suffit de se reporter à "la Fuite", pour comprendre que l'amour de Marie-Madeleine n'a plus intéressé Jean une fois qu'il a eu la certitude de le posséder comme un objet quelconque :

"- Marie-Madeleine : tu ne peux pas vivre comme tout le monde. Toujours quelque chose te manque.
- Jean : Toujours, en effet. Je ne peux vivre que dans l'espoir que l'extraordinaire va naître. Déjà, quand j'étais à l'école, j'attendais le jeudi, j'attendais les vacances de Noël? Je vivais dans l'espoir des jouets, des chocolats ; j'ai encore le souvenir de l'odeur des oranges et des mandarines et puis, j'ai vécu dans l'espoir que tu m'aimerais.
- Marie-Madeleine : Je t'aime toujours."
(Id., p. 81-82).



Logique de l'amour

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Ce besoin de possession par lequel l'être humain matérialise ses pulsions dominatrices et se donne l'impression de la supériorité, relève du même processus
tragique qui faisait enfouir à Edouard ses connaissances dans sa serviette, et explique aussi que Jean s'attache aussi à la lettre de l'amour, qu'il comprend et qu'il croit posséder en l'ayant "assimilée", plutôt qu'à l'esprit, ce qui lui permet d'accuser Marie-Madeleine de ne pas avoir tenu ses promesses en ne lui ayant pas "appris" l'amour, parce qu'il a cru qu'il suffisait d'apprendre comme un écolier sa leçon pour savoir, alors qu'il s'agissait d'une compréhension plus profonde, jaillissant du sentiment avant de passer dans l'esprit. Seule cette compréhension peut redonner aux mots et aux idées la plénitude d'une signification dont Ionesco a pris conscience de la disparition dès "la Cantatrice chauve", car la personne tragique ne donne pas plus sa vie aux mots qu'aux êtres, elle veut la garder pour elle :

"- Jean : Ah, cette manie de s'accrocher aux autres ! Que peut-on espérer d'un autre ? Elle a répondu : "On ne peut rien espérer que d'un autre. Je t'apprendrai la joie, je t'apprendrai le goût de vivre que tu n'as jamais connu." Avoir passé des années pour rien, les avoir vécues sans vivre ! "On te le redonnera, ce temps, je te le redonnerai." A-t-elle vraiment dit cela ou bien est-ce que je me l'imagine ? "Qu'avez-vous fait de la vie ?" m'a-t-elle dit. (...) "Je t'apprendrai la vie." Mais qu'elle vienne pour qu'elle m'apprenne."
(Id., p. 112).


Rien n'est changé, lorsqu'il repense à son amour, il y voit toujours un abri où il se trouvait en sécurité, quelque chose qui était fait pour lui. Il oublie simplement que, s'il n'a pas pu le supporter, c'est qu'il ne s'y trouvait pas à l'aise :

"- Jean : Pourtant, j'étais à l'abri, bien enfermé dans ma nostalgie, dans ma peur, dans mes remords, dans mon angoisse, dans ma responsabilité, à l'abri. C'étaient autant de murs qui m'entouraient. La crainte de la mort était mon bouclier le plus solide."
(Id., p. 114).

L'amour n'est pour lui que le fruit d'un calcul, par lequel il recherche la meilleure façon d'échapper à sa finitude. Et il découvre dans son erreur cette vérité évangélique : "Qui veut sauver sa vie, la perd", sans en comprendre toute la profondeur, puisqu'il ne désire la présence de Marie-Madeleine que pour sauver et même transcender sa vie, en rassemblant tout son passé dans un éternel présent. Il reste victime de la même illusion qui lui fait croire à la fois que la seule existence possible est dans le désir et que le sentiment est cause de mort, parce qu'il "enlise" :

"- Jean : J'ai voulu la vie et la vie s'est jetée sur moi de toute sa force. Elle m'accable, elle me tue."
(Id., p. 114).


La fuite de la mort est la cause du dépérissement de l'être humain qui sombre dans l'irrationnel. Jean a conscience de l'incohérence de sa vie, mais cela est insuffisant pour le sauver, il lui faut dépasser cette conscience par ses actes :

"- Premier Gardien : A-t-il eu pitié lui-même des autres ?
- Deuxième Gardien : Ils sont tous là à solliciter la pitié. Chacun la demande pour soi, personne n'est capable de la donner aux autres.
- Jean : Pourquoi m'a-t-elle tiré de ma cave, de mon tombeau ?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit lui-même qu'il est bête de souffrir ?
- Deuxième Gardien : N'a-t-il pas dit lui-même qu'il fallait avoir pour les autres de l'indifférence, ou, tout au plus, une certaine sympathie ?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit qu'on ne devait se faire une idole de personne ? Qu'aucun être au monde n'est adorable ?
- Deuxième Gardien : Ne prétendait-il pas qu'il faut être libre , délié de toutes attaches ?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit que personne et rien ne nous appartenait ?
- Deuxième Gardien : Quel divorce entre sa tête et son coeur !
- Premier Gardien : Quelle contradiction !
- Deuxième Gardien : Il ne croit pas ce qu'il pense, il ne pense pas ce qu'il croit.
- Jean : Quel divorce entre la pensée et la vie ! Entre moi-même et moi-même !"
(Id., p. 115).


Jean passe à côté de la vie en ayant voulu la saisir :

"- Jean : Cette vie est passée. Hélas ! Encore une fois, il est trop tard."
(Id., p. 115).

C'est ce que Ionesco ressent violemment :

"J'ai toujours essayé de vivre, mais je suis passé à côté de la vie. Je crois que c'est ce que ressentent la plupart des hommes. Je n'ai pas su m'oublier."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 28).

Le héros de "la Soif et la Faim" se heurte une nouvelle fois à l'incapacité de l'intelligence de se rendre maîtresse de l'amour, mais, à chaque fois, il descend plus profondément en lui.


Irréductibilité de l'amour à l'esprit
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Ne pouvant faire obéir Marie-Madeleine à son désir, et donc ramener l'amour à l'amour-propre, puisque, devenant partie de lui,
les sentiments que lui porterait sa femme se confondraient avec ceux qu'il se porte à lui-même, "le Rendez-Vous" rend compte ainsi de l'impossibilité de voir dans l'être aimé un "alter ego", une objectivation de soi, car cela serait la négation de son existence propre. Jean ne peut admettre ce nouvel obstacle qui barre sa route et qui est sa condition de créature et non de créateur, qui le soumet, s'il veut vivre, à la toute-puissance de l'amour. Et la fuite à laquelle il se résout à nouveau, à la fin de cet acte, témoigne de sa révolte contre l'irréductibilité de l'amour à lui, elle est semblable aux coups de verges dont le grand empereur punissait la mer :

"- Jean : Elle sait bien que, si elle ne vient pas, j'irai par la route, des siècles durant sans demeure, puisqu'elle est ma demeure."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 111).










LES MESSES NOIRES DE LA BONNE AUBERGE
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La Bonne Auberge et la clinique suisse
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La Bonne Auberge , sorte de "monastère-caserne-prison" (cf. p. 121), n'est pas sans rappeler la clinique suisse, où Ionesco a subi un traitement, clinique qu'il critique vivement dans Journal en Miettes, pp. 207 et 213. En effet, dès la Fuite, Jean parlait de se rendre en Suisse pour que "l'air pur" de ce "pays hygiénique" lui rende des forces (cf. p. 97). Par ailleurs, Frère Tarabas révèle à Jean que leur "institution a été autrefois une clinique" (cf. p. 132). Et, l'abondance des psychologues et pédagogues chargés d'apprendre aux moines à se satisfaire des tortures de leurs désirs, répond au portrait que trace Ionesco des docteurs L. et Z. :

"La doctoresse L. méprise tout ce qui n'est pas médiocre."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 207).



Désir d'assouvir le désir
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La situation tragique de Tripp et de Brechtoll représente le conflit intime de Jean. Ce n'est pas la teneur de leur idéologie qui justifie leur emprisonnement aux yeux de Frère Tarabas, puisque leurs idées sont opposées :

"- Frère Tarabas : Voyez-vous, cher Monsieur, Monsieur Tripp, à côté, qui est également en prison, pour des raisons différentes et même opposées, voudrait sortir lui aussi."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 139).

La raison essentielle de l'asservissement est que, de même que Jean, les moines ne sont arrivés à l'auberge que parce qu'ils ne se comprenaient pas eux-mêmes. Ils doivent donc être dominés par les autres jusqu'à ce qu'ils renoncent à conserver leur liberté :

"- Frère Tarabas : Si vous êtes là, c'est justement parce que vous ne vous comprenez pas non plus vous-même. (...) Ici, vous êtes à l'abri de toutes attaches... En ce moment vous êtes plus ou moins attachés, c'est exact mais les attaches les plus réelles sont les attaches personnelles. La vraie prison, c'est l'aliénation de l'esprit."
(Id., p. 139).

Ce moine exprime bien toujours le même désir de libérer l'esprit du sentiment, pour atteindre la divinité d'une conscience pure universelle. Le traitement psychologique de Tripp et de Brechtoll vise à briser la logique à laquelle ils se cramponnaient pour les faire repartir "dans la direction inverse" (cf. p. 136), selon Tarabas, qui va simultanément obliger Tripp à renier sa foi en Dieu, et Brechtoll son athéisme, pour qu'ils puissent obtenir leur soupe :

"- Frère Tarabas, à Brechtoll : Malheureux ! Vous ne croyez pas en Dieu ! (Pointant le doigt vers Brechtoll, et d'un ton véhément :) Voilà pourquoi vous vous imaginez que les hommes sont méchants. Voilà pourquoi vous inventez une solidarité humaine improbable."
(Id., pp. 149-150).

"- Frère Tarabas, à Tripp : Croyez-vous en Dieu.
- Tripp : Je crois en Dieu.
- Frère Tarabas : Alors pas de soupe."
(Id., p. 159).


En fait, il n'y a pas véritablement de "direction inverse" de la pensée, le pédagogue les a mis profondément d'accord sur un même point : la nécessité de la soupe, qui devient le but de la vie. Les applaudissements cadencés des moines rouges et noirs vérifient cette vérité dans l'évolution psychologique des clowns, subordonnant ainsi toute philosophie et toute religion au culte du ventre, qui, pour exister, doit néanmoins s'appuyer sur une logique sommaire :

"- Frère Tarabas : Ne restez pas à genoux pour manger. A quoi croyez-vous, Monsieur Tripp ?
- Tripp : Je crois à ma soupe. Donnez-moi ma soupe.
- Brechtoll : Je crois en Dieu. Laissez-moi ma soupe et ma liberté."
(Id., p. 161).



Toujours l'enfer du désir
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Le but du théâtre didactique vise donc à réduire les spectateurs et les acteurs (puisque Tripp et Brechtoll sont de vieux convertis), à ce que son auteur a compris de la vie : l'importance vitale de l'apaisement du désir. Il faut vivre pour manger et non plus manger pour vivre. Mais il suffit de regarder les moines pour comprendre le tragique de cette solution :

"- Frère Tarabas : Nous allons vous prier de servir le repas à ces Frères assis autour de la table, ces Frères qui ont l'air d'être de piteux clochards, non point parce qu'ils ne sont pas nourris, mais parce qu'ils sont toujours affamés, comme vous. Vous savez ce que c'est."
(Id., pp. 169-170).

Il ne suffit pas de se nourrir et de boire pour supprimer la faim et la soif. Jean le montre bien :

"- Jean, buvant à même la cruche : Merci. J'avais beaucoup soif. Qu'est-ce que c'était ? De l'eau ? Du vin ?."
(Id., p. 124).

et ensuite :

"- Jean : C'est extraordinaire ! (Il a la bouche pleine et avale avec avidité.) Je bois, je mange, je bois, je mange. J'ai encore soif, j'ai encore faim. Excusez-moi, j'ai l'air d'un trou. De ma vie, je n'ai eu si faim !"
(Id., p. 124).


La nourri
ture qu'il avale ne fait aucun effet, car il ne goûte à rien, il ne sent pas ce qu'il mange et ne peut pas s'arrêter sur une sensation, puisque son arrivée dans la Bonne Auberge témoigne précisément de ce désir de rompre toute attache sensible et sentimentale avec le monde. S'il appréciait ce qui lui est donné, il passerait sans transition dans le jardin de Marthe et de Marie-Madeleine qui apparaîtra à la fin de l'acte. Le problème n'est pas dans l'apaisement du désir mais dans le désir lui-même. C'est lui qui doit disparaître en premier et pour cela il faut continuer à briser tous les masques logiques derrière lesquels il se dissimule, afin d'apprendre à s'oublier, à renoncer à toute affirmation de soi et à s'ancrer profondément dans la plénitude de la vie extérieure, pour y participer.

L'action pédagogique ne contribue qu'à modifier le désir, sans le supprimer. Les moines vivent dans l'attente des gens venant du monde, ils ont soif et faim de leur expérience :

"- Frère Tarabas : Lorsque les gens comme vous, qui ont beaucoup voyagé viennent nous rendre visite, nous les recevons avec empressement. Nous sommes heureux de connaître un peu ce qui se passe dans le monde."
(Id., p. 122).

"- Frère Tarabas : Le Frère Supérieur, si j'interprète bien l'expression de sa figure, n'est pas encore comblé par les nouvelles que vous nous donnez. Elles aussi ne font qu'accroître notre soif et notre faim."
(Id., p. 130).

En fait, dans cette expérience des autres, ils ne cherchent pas une vérité qui les éclaire, mais la vérification qu'ils sont, eux, dans la vérité, que rien n'est possible en dehors de leur structuration rationnelle du monde. Comme la Concierge du "nouveau Locataire", et comme tout individu qui a foi dans le pouvoir de son esprit pour dominer sa condition, ils veulent faire entrer les nouveaux venus, dans les murs logiques où ils ont enfermé leur vie, dans l'illusion d'être les maîtres de ces murs. Il en va ainsi lorsque Brechtoll cède à Tarabas, et que ce dernier lui donne sa soupe comme une manne céleste :

"Le deuxième Frère tend une écuelle à Brechtoll à travers les barreaux et sur laquelle celui-ci se précipite. mouvements côté noir, murmures approbatifs comme si encore un fait nouveau venait confirmer leur croyance."
(Id., p. 158).

C'est pourquoi, lorsque Jean apporte un élément inattendu qui sort des normes des tests et qui pourrait ouvrir des horizons nouveaux, ceux-ci le rejettent et lui dénient toute valeur. La sincérité du héros suscite leur agressivité, car ils ne connaissent que le calcul :

"- Jean : Tout ce que je désirais s'évanouissait à mon approche, tout ce que je voulais toucher se flétrissait. Dès que j'avançais dans une prairie ensoleillée, le ciel se couvrait de nuages. Jamais je n'ai pu me réjouir. L'herbe se desséchait sous mes pieds, les feuilles des arbres jaunissaient, tombaient dès que je les regardais. Si je voulais boire à la source la plus limpide, l'eau devenait impure, nauséabonde."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 165).

Jean se demande alors s'il n'a pas eu tort de fuir l'amour, il se met en question :

"- Jean : Devais-je ou non courir sur les routes de crépuscule et d'automne à la recherche de cette lumière... ou de ces mirages ?"
(Id., p. 166).

La réaction de ses hôtes ne se fait pas attendre :

"- Troisième Frère, au Frère Supérieur : Cela compte-t-il davantage ?
(Mutisme du frère Supérieur.)
- Frère Tarabas, se tournant vers le Frère Supérieur toujours muet : Nous ne pouvons enregistrer votre dernière déclaration."
(Id., p. 167).

Tout ce qui les intéresse, c'est de constater que, comme eux, il a toujours été affamé et assoiffé, dès lors ils ne veulent pas en savoir plus, et ils l'enchaînent à leur galère intellectuelle :

"- Troisième Frère : C'est ce qui fait qu'il avait toujours soif.
- Deuxième Frère : A la fois assoiffé et dégoûté de tout."
(Id., p. 165).


Les moines se condamnent à souffrir de leur existence totalement irrationnelle, parce qu'ils n'acceptent pas de mettre en cause le désir, source de leur fuite. En faisant de la satisfaction de ce dernier le but de leur vie, ils ne satisfont absolument rien ; bien plus, ils continuent d'accroître ce désir et de se dessécher dans son univers aride. Car il est toujours là, dans leur attente des visiteurs chez qui ils veulent vérifier la valeur de leur attitude, de leur dégoût, auquel ils veulent réduire l'humanité.


Le néant, nourriture du désir
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L'auberge est le lieu de rassemblement des hommes séduits par l'illusion de pouvoir vivre de façon autonome en rompant toute attache avec l'univers. mais, il se trouve qu'en ayant voulu se délier de tout, ils se sont liés à cet établissement de la façon la plus inconditionnelle. En voulant se libérer de l'amour, ils se sont condamnés à l'enfer du désir. Il ne peut pas en être autrement, comme le laisse entendre Frère Tarabas à Jean, à son arrivée :

"- Frère Tarabas : Le Frère Supérieur vous attendait, Monsieur. Il vous souhaite la bienvenue, vous remercie de nous faire confiance. (...)
- Jean, se rasseyant : Vous saviez que j'allais venir ?
- Frère Tarabas : Nous le pensions, nous nous en doutions. C'est la maison où l'on vient d'habitude. La preuve : Vous êtes là !"
(Id., p. 123).


Il est étonnant que le désir de fuite contraigne l'individu à s'arrêter. Comment cela se fait-il ? Est-ce par soif ou par faim, ou bien par peur ? Il semble en effet que se retrouve le même processus que dans "Tueur sans Gages". La fuite dans la solitude vise à échapper à la finitude de la condition humaine, finitude dont la prise de conscience est née du sentiment de l'existence d'êtres irréductibles à soi. Mais, dans la solitude, l'être retrouve en lui cette mort, sans se l'avouer, bien sûr, puisqu'il affirme sa fuite comme la solution de sa finitude :

"- Frère Tarabas : Rien d'autre à signaler ?
- Jean : Non, rien d'autre. Ah ! si ! plusieurs fois, sur ma route, dans la brume, ou dans la nuit, au coin d'un bois, au bout d'un chemin, profitant d'une éclaircie brève, dans un éclair ou sous un rayon de lune, surgissait une figure blême, la vieille en guenilles, le bâton à la main ; elle se tenait immobile, me regardait sans parler. Mais oui, à de rares intervalles, je l'ai aperçue, à peine visible dans l'obscurité, voûtée. J'ai eu raison de ne pas y faire attention, n'est-ce pas. Cela était une construction de mon imagination, une force de ma fantaisie, une figure vieille comme je n'en avais jamais vu, la vieillesse même. Je ne l'ai plus vue. Dans mon souvenir... la brume s'est étendue."
(Id., p. 135).


La volonté du héros de minimiser l'importance de la présence obsédante de cette vieille dans sa fuite, et la brume qui s'étendait dans son souvenir une fois qu'elle était disparue, indiquent que, s'il ne voulait plus la voir, il ne lui restait plus qu'à s'anéantir, comme au Roi, dans la pièce précédente. La vieille est toujours là, ancrée dans sa chair, traduisant le dépérissement de son être. La coexistence de la soif et de la faim avec la mort permet d'avoir une image physique de ce cercle vicieux, où l'individu se perd dans le refus de l'amour. Le désir, empêchant la nutrition spirituelle autant que matérielle de l'être humain, l'emplit en quelque sorte d'un néant qui l'accable en le desséchant. Ainsi, le néant qui n'est rien a pourtant une présence intolérable, comme s'il existait, comme si rien n'était néant, rien n'était rien, à tel point que l'individu est coupable de ne pas aimer, de se priver du bonheur du sentiment. Cela est très sensible lorsque Jean cherche de la monnaie pour payer ses hôtes :

"- Jean : Je dois partir. Je vais chercher encore. Dites-moi, mes Frères, ce que je vous dois. Je suis pressé. (Il fouille dans ses poches. Il en sort sa main et la montre ouverte, vide.) Je n'ai pas d'autre monnaie que cette poussière. C'est tout ce que j'ai pu amasser dans ce voyage. Dans ce voyage... J'ai aussi sur les doigts une goutte de sang desséché qui a coulé quand je me suis accroché aux ronces... De toute façon, ce n'était qu'une toute petite égratignure."
(Id., p. 167).

Quand il touchait le sang de la tante Adélaïde, il se réduisait en poussière. De même, tout le fruit de son désir est le vide. Par contre, l'égratignure due à son rejet de l'amour, de la branche d'églantier, est toujours là, bien réelle. Le néant représente tout ce dont son être ne s'est pas enrichi durant cette course stérile. Il est, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la nourriture du désir, qui ne s'accroît que du vide qu'il empêche de combler, en s'opposant au sentiment.


Lié au désir de se délier

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Comme Amédée, comme Bérenger de "Tueur sans Gages", pour ne citer qu'eux, Jean, à partir du moment où il s'est arrêté dans l'auberge, où, donc, il s'est laissé prendre dans l'engrenage d'un système social quelconque, n'est plus libre. Il s'est enchaîné dans les véritables liens qu'il se dissimulait, ceux de son désir de tout comprendre. Car, il ne reste dans l'auberge que parce qu'il comprend ces moines, puisqu'il se reconnaît en eux. C'est pourquoi il estime avoir des obligations envers eux, alors qu'il ne s'en voit pas à l'égard de sa femme et de sa fille qui l'attendent. Comme le Roi, il préfère ce qu'il déteste parce qu'il le comprend, et parce qu'il croit que, seule, son intelligence a les clefs de sa condition, alors qu'il rejette ceux qu'il aime. C'est pourquoi il répondra à Tarabas que "c'est la moindre des choses" (cf. p. 127), lorsqu'il lui demandera de satisfaire la soif et la faim que les moines ont de ses paroles. Et c'est au nom de cette affinité profonde qu'il a avec tous ces individus, qu'il s'enchaîne à eux, infiniment et indéfiniment, tandis que Marthe et Marie-Madeleine réapparaissent dans toute la splendeur du jardin merveilleux où elles ont vécu après son départ, sa femme étant plus jeune et plus fraîche qu'au moment de sa fuite, quinze ans plus tôt :

"Le fond du plateau s'éclaire. A travers les barreaux, on voit Marie-Madeleine et Marthe. Le décor, derrière les barreaux, représente le jardin de la scène finale du premier épisode, "la Fuite" : lumineux, avec un ciel bleu, végétation, arbres en fleurs, échelle suspendue au même emplacement, lumière très intense, bleu profond. Marthe est vêtue d'une robe claire, Marie-Madeleine en bleu, un oeillet rouge à la boutonnière. Le vieillissement de son visage a disparu et elle paraît très jeune."
(Id., p. 168).









CONCLUSION
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Devant ces êtres qu'il aime et qu'il n'a jamais vus dans une telle splendeur, Jean est torturé par tout ce qui le lie aux autres, c'est-à-dire à lui-même, alors que les deux femmes baignent dans la sérénité :

"- Marie-Madeleine : Viens.
- Jean : Dans quelques instants ! Je ne peux pas tout de suite. Je dois payer la nourriture. Je dois rembourser. Ce ne sera pas long.
- Marie-Madeleine : Dépêche-toi. Les printemps sont courts. Tu le sais bien. Ils reviennent, ils reviennent. C'est certain. Mais c'est triste de les attendre."
(Id., p. 168).

Le héros est une nouvelle victime du devoir, et d'ailleurs la fin de la pièce est semblable à celle de "Victimes du devoir". La répétition toujours plus rapide de un, sept, trois, six, neuf, huit, marquant le temps qui s'écoule dans les tourments, n'est pas sans rappeler les ordres d'avaler et de mastiquer, que se donnaient mutuellement Choubert, Nicolas, Madeleine et la Dame :

"- Marie-Madeleine : Nous attendrons, nous attendrons. Je t'attendrai tout le temps qu'il faudra, je t'attendrai infiniment.
Le choeur continue : un, sept, trois, six, neuf, huit, un, sept, trois, six, neuf, huit. La prononciation des derniers chiffres est accompagnée d'une ou de plusieurs cloches qui se mettent à sonner les heures. Rythme accru, rapide, saccadé du service de Jean."
(Id., p. 173).


Désormais, l'amour est pleinement là. Jean n'a plus qu'un pas à faire pour entrer dans son jardin merveilleux de vie et de jeunesse. Mais, il n'est pas encore capable de s'abandonner, d'abandonner sa foi en son intelligence qui le perd, bien qu'il sente de plus en plus la nécessité de ce saut dans l'inconnu, là, seulement, où il peut apprendre le bonheur et la confiance, en même temps qu'échapper au pouvoir de ses ténèbres.

Ce pas... finira-t-il par le faire ?
Marie-Madeleine et Marthe ne l'attendront-elles pas en vain ?

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