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Le début de "la
Soif et la Faim" pourrait être la suite de "Tueur
sans gages", si l'on exceptait la présence de Marie-Madeleine.
Le couple se trouve dans une habitation "assez sombre", aux
"murs gris plutôt sales", où tout est vieux et
usé, car il vient seulement de réemménager dans
ce logement qu'ils avaient quitté pour une demeure spacieuse
et inondée de lumière, avec un balcon doré et une
fenêtre en plein ciel qui entouraient l'appartement, identique
aux habitations de la cité radieuse.
Pourtant Jean ne parvenait pas à sa plaire dans ce milieu de
rêve, où rôdaient des voleurs qui ne sont pas sans
évoquer le tueur sans gages.
C'était lui qui avait voulu partir, c'est lui qui a voulu revenir,
bien qu'il reproche maintenant à sa femme de l'avoir ramené
de force.
Il semble d'ores et déjà que son désir soit une
puissance complexe et paradoxale qui lui fait fuir ce qu'il désire
et désirer ce qu'il fuit, sans jamais admettre sa responsabilité
dans cette conduite irrationnelle, et donc sans jamais se mettre en
question. En effet, cette maison où ils sont revenus est son
cauchemar :
"- Jean, continuant pour sa part : C'est mon
cauchemar. Mon cauchemar. Depuis toujours, depuis que je suis
tout petit, il m'arrive souvent de me réveiller la
gorge serrée, après avoir rêvé
de ces habitations affreuses, englouties à moitié
dans l'eau, à moitié dans la terre, pleines
de boue. Tiens, regarde comme c'est plein de boue !"
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 78).
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Mais il y a cependant en
lui un attirance invincible et confusément ressentie pour l'objet
de sa répulsion :
"- Jean
: Les cauchemars sont des mises en garde. Je pensais qu'ils
ne se réaliseraient pas ou, plutôt, je sentais
obscurément que cela m'arriverait."
(Id., p. 78).
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Et, de fait, il se retrouve
dans cette habitation, et les accusations qu'il porte contre son épouse
ne visent qu'à le libérer de la responsabilité
de cette incohérence, bien qu'elles soient mensongères,
comme le lui dit Marie-Madeleine :
"- Marie-Madeleine
: Je ne t'ai pas emmené de force."
(Id., p. 78).
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mais il n'en démord
pas :
"- Jean
: Soudain, quand je me ressaisis, je m'aperçois que
je suis là où tu avais décidé
de m'emmener, exactement là où mes cauchemars
m'avaient averti de ne pas revenir."
(Id., p. 79).
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Il est difficile de dire
que Jean est attiré par ce qu'il rejette, car il déteste
tous les endroits où il pourrait être. La source du mal
est en lui :
"- Marie-Madeleine
: Tu vois tout en noir. C'est ton imagination qui est morbide."
(Id., p. 79).
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Il tourne dans un cercle
vicieux, et ses mauvais rêves comme sa répugnance pour
tout ce qui l'entoure témoignent de sa révolte contre
ce qui n'est pas lui, car il voit la mort partout en dehors de lui et
croit échapper au sort commun. C'est en partie pourquoi il veut
briser toute attache avec le monde extérieur. Comme les créations
précédentes de Ionesco, il projette ses ténèbres
intérieures sur la réalité où son épouse
voit une beauté cachée :
"- Marie-Madeleine, prenant Jean par la main pour lui montrer les
merveilles de la maison : Ce n'est pas vieux, c'est
ancien. Je croyais que tu étais un esthète raffiné.
Tout de même préférer à ce point
le moderne ! Elles sont éloquentes ces formes, ces
figures expressives dans leur mutisme ; j'aperçois
des îles. Tiens : une ville antique, des visages amicaux
qui s'inclinent pour nous saluer. (...)
- Jean : J'ai beau écarquiller les yeux, je ne vois
rien sauf moisissures, dégradations... ah si, je vois...
pas ce que tu vois. Je discerne, dans ces taches, des vertèbres
sanglantes, des têtes penchées, tristes, des
agonisants effrayés, des corps amputés, sans
tête, sans bras, des monstres inconnus qui gisent, qui
halètent..."
(Id., p. 83).
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La pièce établit
un contraste saisissant entre les deux époux.
La femme est l'amour, elle accepte tout, même la mort, même
l'engloutissement :
"- Marie-Madeleine
: Cela se fait si doucement... si doucement... insensiblement...
et puis, si c'est le sort commun, il faut accepter. Après
on fait des fouilles. On retrouve les maisons ensevelies,
elles recommencent à s'épanouir dans les pays
du soleil."
(Id., p. 79).
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Sa force est dans son renoncement
à elle, car elle voue sa vie à son mari :
"- Marie-Madeleine
: Pourvu que je sois avec toi, je n'ai pas peur de mourir.
Si je fais un pas et que je touche ta main, si tu es dans
la chambre à côté et que j'appelle et
que tu me répondes, je suis heureuse. Il ya "elle"
aussi (elle montre le berceau)."
(Id., p. 82).
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La mort ne l'inquiète
plus, puisqu'elle ne pense plus à sa vie. En un mot, l'amour
l'illumine et transforme tout ce qui l'entoure :
"- Marie-Madeleine
: Pourvu que j'aie un lit, un peu de lumière et si
je suis avec toi, cela me semble beau."
(Id., p. 80).
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Elle possède en elle
tout ce qui manque à son époux parce qu'il le cherche
à l'extérieur de lui :
"- Jean
: J'ai froid. Il n'y a même pas le chauffage central.
- Marie-Madeleine : Je chaufferai la maison avec la chaleur
de mon coeur.
- Jean : Nous n'avons pas d'électricité. De
vieilles lampes à pétrole !
- Marie-Madeleine : J'éclairerai avec la lumière
de mes yeux."
(Id., p. 81).
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A l'amour de sa femme, répond l'agressivité de Jean, qui
refuse tout sentiment au nom du désir où il consume sa
vie, désir qui se nourrit de ce qui lui manque, du néant,
comme chez Joséphine dans "le
Piéton de l'Air". C'est ainsi qu'il n'aura pas mangé
depuis plusieurs semaines, quand il arrivera dans l'auberge des faux
moines. Il préfère avoir soif et faim plutôt que
de satisfaire son corps ; il ne veut goûter à rien, ne
rien sentir, pour ne pas être pénétré d'une
essence extérieure à lui, afin de croire à son
indépendance totale vis-à-vis du monde, et de se sentir
Dieu en se complaisant dans l'univers de son imagination dont il est
le créateur. En un mot, il veut l'impossible et il en a conscience
:
"- Jean
: Si je pouvais avoir les autres souvenirs !
- Marie-Madeleine : Lesquels ?
- Jean : Les souvenirs oubliés. Non ! Pas même
ceux-là. D'autres encore... Les souvenirs d'une vie
que je n'ai pas vécue. Non, ce n'est pas ce que je
veux dire : des souvenirs que je n'ai jamais eus, des souvenirs
impossibles...
- Marie-Madeleine : Tu en demandes trop.
- Jean : Cela seulement."
(Id., p. 93).
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Il vit du désir, car
non seulement rien ne peut le satisfaire, mais il ne veut être
satisfait par rien. Il refuse de s'arrêter car il a peur de sentir
ses attaches avec le monde, lui prouvant qu'il n'en est qu'une partie
:
"- Jean
: J'ai froid, et j'ai trop chaud, et j'ai faim. J'ai soif.
Et je n'ai pas d'appétit et je n'ai aucun goût
pour rien."
(Id., p. 93).
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Les forces du "pour
soi" déracinent le personnage de la terre, elles le font
briser tous les liens qui l'unissent à l'univers. Le monde qui
jaillit de l'imagination comble ce désir : les maisons sont suspendues
en l'air, les fleurs n'ont plus que des visages sans tiges. Rien n'est
lié à rien, si ce n'est aux pulsions secrètes qui
aveuglent le héros. Comme le
piéton de l'air, Jean cherche à se placer à
la source de la vie par l'imagination, en oubliant tout ce qui n'est
pas lui :
"- Jean
: Une maison perchée perchée sur la montagne,
ça se trouve dans le monde. Même au-dessus d'une
rivière. Pas dans la rivière, suspendue dans
l'air, un peu au-dessus de l'eau, avec des visages de fleurs
aux fenêtres, des fleurs dont on ne voit ni les racines,
ni les tiges, seulement le haut de leurs visages, des fleurs
à portée de la main."
(Id., p. 80).
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Il est nécessaire,
ici, de se reporter à la page déjà citée
de "Journal
en Miettes", qui voit dans cette coupure entre le ciel et la
terre, une scission entre l'être spirituel et l'être sentant
:
Dans ces quelques lignes
se trouve résumé tout le tragique de la pièce, car, par Marie-Madeleine, Jean prend conscience
de tous ses manques. Il saura, dans les deuxième et troisième
épisodes, que, ce qui lui manque, c'est sa femme, l'amour.
Et pourtant, il ne fera pas le pas qui le sauverait, même quand
il verra en dehors de l'auberge les deux femmes.
Ionesco va plus loin qu'il
ne l'a jamais fait, en fouillant dans l'incohérence-même
des rapports qui existent entre le héros et l'amour. La révolte
de Jean ne se justifie que parce que l'amour est profondément
enfoncé dans son coeur :
Marie-Madeleine
touche peut-être là à la vérité la
plus intime de la misère de Jean, et de l'être tragique qui sent l'erreur où il est en se fermant sur lui et qui se cramponne
à son désir pendant toute la pièce sans avoir l'audace
nécessaire pour s'abandonner et aller vers sa femme. Cela n'est
pas sans rappeler le récit évangélique où
Pierre veut sortir de la barque pour rejoindre Jésus marchant
sur l'eau, mais il s'enfonce peu à peu ne parvenant pas à
s'oublier et à faire confiance au Sauveur ; le tragique paraît exactement de même nature.
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La vision de la femme dans
le brasier éclaire cet aspect très important de l'obstacle
auquel se heurte le héros :
"- Jean
: Pas de feu dans la cheminée. Eteins vite que je ne
vois plus cette femme qui brûle dans les flammes. Elle
apparaît dès que tu allumes le feu. Regarde-la
avec ses cheveux qui brûlent. Elle apparaît ainsi
avec son visage désespéré... elle me
tend les bras dans son supplice. Toujours depuis qu'elle m'a
tendu les bras de la même façon, puis a disparu
dans la fumée ; elle est devenue cendres à mes
pieds ; elle renaît de ses cendres chaque fois comme
un reproche. Je n'ai pas eu le courage de me jeter dans les
flammes. (S'adressant à la femme qu'il
voit dans les flammes.) Oui, je sais, tu me tendais
les bras, tu criais, tu avais peur, tu avais mal. J'aurais
bien voulu ; je n'ai pas pu. Pardonne."
(Id., p. 93).
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Ce brasier correspond à
celui où est morte la tante Adélaïde, mais aussi
à un cauchemar de Ionesco, qui voit sa mère ainsi disparaître
dans les flammes :
D'une façon
plus générale, ce brasier est le feu de l'amour, le sacrifice
de lui, de ses désirs, qu'exige le don des autres à lui,
celui de sa femme comme celui de la tante Adélaïde, ainsi
que de tous ceux qui l'ont aimé. Cette vision le torture parce
qu'il n'a pas été capable d'aimer pour plonger dans les
flammes, il n'a pas été capable de donner autant qu'on
lui donnait. Il souffre de son infériorité, c'est son
orgueil qui se révolte, car il ne se sent inférieur que
parce qu'il se veut supérieur, et cet orgueil est l'obstacle
qui le retient. Pour arriver à se donner, à brûler
d'amour, il faudrait qu'il se reconnaisse inférieur. Lui qui
veut tout comprendre ne comprend rien, mais est compris par ceux qui
l'aiment sans chercher à le dominer. C'est en cela que réside
la puissance et le mystère de l'amour dans l'humilité.
Par la raison, l'individu s'estime objectivement l'égal des autres,
et il ne peut affirmer cette égalité que parce qu'il se
croit supérieur à eux. Seule la reconnaissance de son
infériorité peut lui faire découvrir l'amour, tout
comprendre et tout accepter comme Marie-Madeleine. Il trouvera sa force
dans l'oubli de soi et aura tout s'il ne désire rien. Cette vision
de Jean satisfait un désir profond, en cela qu'elle s'anéantit,
tombe en cendres mais renaît "comme un reproche". Le
héros souhaite à la fois la disparition et la résurrection
de cette femme. Les contradictions internes de ses pulsions correspondent
sans doute au paradoxe du début de la pièce, où
il est attiré par ce qu'il fuit. Jamais Ionesco n'a été
aussi loin dans la fouille des ténèbres de l'être tragique, et l'apparition de la
tante Adélaïde permet de mieux cerner la complexité
des forces qui déchirent le personnage.
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|
Cette parente de Jean est morte après avoir mis le feu à
son appartement, et il est curieux de constater, que, le phantasme qui
revient hanter Jean, refuse d'admettre l'idée de sa mort :
et ensuite :
"- Jean
: Si, tu as été à l'hôpital. Veux-tu
que je te dise où l'on t'a transportée ensuite
?
- Marie-Madeleine : Ne lui dis pas.
- Adélaïde, se levant :
Vous vous trompez tous les deux. Je ne suis pas un revenant."
(Id., p. 90).
|
Cette femme n'est sans doute
pas uniquement la femme du brasier ; mais, par sa mort et le remords
qu'elle a suscité dans l'esprit de son neveu, il semble que les
liens qui la rattachent à Jean sont du même ordre que ceux
qui unissaient ce dernier à l'être des flammes. D'ailleurs,
lorsque le héros en parle à son épouse, il les
associe comme provenant de la même source :
"- Jean
: Ces gens excentriques ne m'affolent plus. Je sais qui les
envoie, Marie-Madeleine, je sais ; ils ne m'auront plus, cela
ne prend plus, la force leur manque. Ils veulent que je sois
mordu, bouffé par les remords, paralysé par
le regret et que mon coeur saigne de pitié."
(Id., p. 94).
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L'existence
de ces chimères proviennent du remords de ne pas avoir assez
aimé, du sentiment d'une infériorité contre laquelle
il lutte, et, surtout, elle paraît trahir les pulsions secrètes
qui animent le remords, et en livrer le mécanisme tragique.
Dans le phantasme, Jean cherche à se libérer de sa culpabilité
d'une façon très obscure. En effet, les reproches que
la tante fait à son neveu pour ne pas être heureux de sa
visite sont, en réalité, ceux que celui-ci se fait à
lui-même, pour ne pas avoir su estimer la valeur de cette femme,
qui s'est dépensée pour lui et ses parents, et qu'il a
laissée mourir :
"- Jean
: Je ne sais pas ce que tu viens faire ici, tante Adélaïde.
Qu'est-ce que tu nous veux ?
- Adélaïde : Je vous gêne, n'est-ce pas,
je vous ennuie ?
- Jean : tu ne nous ennuie pas, nous t'aimons bien, tu sais
que nous t'aimons bien."
(Id., p. 84).
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Mais en prêtant vie
à la défunte, il la réduit à lui, comme
le petit chat roux du "Roi se meurt", il la transforme en
gros matou noir, et essaye ainsi de se persuader qu'elle ne vaut
pas mieux que lui, en mettant dans la bouche de sa parente ses pensées
cachées. Il métamorphose en agressivité la bonté
de sa tante, et dégrade toutes ses qualités en la faisant
s'en vanter :
"- Adélaïde
: La famille m'a toujours sous-estimée. (...). Les étrangers me respectent, eux, ils me baisent les
mains. (...). Je ne les gêne pas,
je ne gêne que vous. Vous me détestez à
cause de ma gloire."
(Id., p. 85).
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Elle raconte ensuite les
conférences qu'elle fait dans les milieux les plus cultivés
où elle est hautement appréciée :
"- Adélaïde
: Madame, vous êtes prodigieuse, on m'a dit."
(Id., p. 89).
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Et toujours, elle parle de
l'absence de la famille qui la méprise et ne veut pas reconnaître
sa gloire, mépris qui se trouve en quelque sorte excusé
par la vanité d'Adélaïde. Il en va de même
lorsqu'elle explique que c'était elle qui écrivait les
livres de son mari, par charité ; que les médecins le
savaient et lui faisaient des clins d'oeil. La charité disparaît
au moment où elle la dévoile. Ainsi, Jean qui se sentait
coupable de ne pas avoir assez aimé sa tante, et donc de s'être
trop aimé, projette cet amour-propre dont il a honte sur cette
parente, en la recréant par son imagination.
Toutefois, à la différence du roi de la pièce précédente,
Jean ne se satisfait plus aussi facilement, ni aussi aveuglément,
car il ne reconnaît plus Adélaïde, sans aller jusqu'à
se reconnaître dans sa chimère :
Le héros tragique ne peut plus nier tout
à fait le monde extérieur, il est obligé d'admettre
son existence. C'est pourquoi se manifeste une résistance jaillie
des profondeurs de son être qui fait dire à sa tante qu'il
ment, et qui l'oblige à reconnaître qu'elle n'a pas tout
à fait tort :
"- Jean
: Je me penchais par la fenêtre pour regarder passer
le métro, le soir, tout éclairé. On y
voyait les têtes des gens par les fenêtres. C'est
exact.
- Adélaïde : Alors pourquoi mens-tu ? Tu vois,
je dis la vérité, je ne suis pas folle.
- Jean ; Il y a autre chose qui n'est pas vrai. Voyons, fais
un effort, réfléchis. Est-ce que tu vas vraiment
tous les soirs dormir dans ta maison ?"
(Id., p. 87).
|
L'impossibilité de
Jean à avoir totalement raison d'elle, témoigne de la
présence en lui d'une parcelle de vérité, de cet
amour que Marie-Madeleine sait profondément enfoncé dans
son coeur. Et il sent confusément dans les paroles et les actes
d'Adélaïde une réalité qui le dépasse
:
"- Jean
: On ne sait jamais avec elle. On n'a jamais su. Elle a toujours
été comme ça. Tantôt elle joue
la comédie, tantôt elle ne sait pas qu'elle la
joue. Puis, d'autres fois, elle dit la vérité.
En partie, ce qu'elle dit est vrai, si surprenant que cela
puisse paraître. Elle nous a souvent surpris. On n'est
jamais sûr."
(Id., p. 89).
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Mais cet obstacle à son désir de dominer le remords, en
tentant de réduire sa parente à sa logique et de se persuader
de ses bons sentiments à son égard, ne fait que développer
son agressivité, de sorte qu'il cherche à anéantir
cette chimère en l'accablant de cette mort qu'elle refuse, puisqu'il
souhaite tout à la fois sa résurrection et sa destruction,
comme pour la femme du brasier ; résurrection pour chercher à
la dominer rationnellement, et destruction à cause du sentiment
de l'impossibilité de le faire. En effet, malgré les exhortations
à la sagesse de Marie-Madeleine, Jean n'a aucun ménagement
pour Adélaïde lorsqu'il cherche à l'écraser,
et donc, en fait, à s'écraser, puisqu'elle est lui, sous
la réalité de sa mort :
"- Jean
: Ce n'est pas vrai détrompe-toi, ce n'est pas vrai
tout ce que tu racontes."
(Id., p. 86).
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Mais il ne parvient pas à
lui faire entendre raison, c'est-à-dire à se faire entendre
raison, et pour cause, il faut qu'il accepte la réalité
de cette mort, qu'il accepte d'avoir pu être coupable, d'avoir
laissé mourir un être meilleur que lui. Marie-Madeleine
le sait bien :
"- Marie-Madeleine
: Elle ne reviendra plus quand elle aura compris ce qui lui
est arrivé. Cependant tu n'aurais pas dû la laisser
partir dans cet état, sans un mot amical. Sois plus
calme. Sois compréhensif. Tu ne peux plus supporter
les gens."
(Id., p. 92).
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Le remords paraît donc devoir sa vie à
la coexistence dans le personnage tragique de l'amour et de l'agressivité, si bien que la chimère
naît du désir de dominer la cause de la culpabilité,
tout en conservant le sentiment de l'irréalité de cet
être que l'imagination défigure, c'est pourquoi il cherche
à le détruire, mais ce phantasme refuse sa destruction
obéissant à la pulsion à qui il doit sa création.
Le héros se torture à travers ce cauchemar où il
se retrouve, il est dans un cercle vicieux dont il ne peut pas sortir
et où s'exacerbe son agressivité, de sorte qu'il en arrive
à l'expression la plus haute de ces deux pulsions contradictoires
en apparence, mais provenant de la même source (tout désir
de dominer cherche à écraser), lorsque la tante se fend
le crâne pour lui montrer qu'elle est bien réelle, et lorsque
le sang qu'elle lui met sur les doigts disparaît progressivement
:
"- Adélaïde, à Marie-Madeleine, montrant son crâne
ouvert : Mets ta main ici, tu verras bien. (Marie-Madeleine
ne le fait pas. A Jean :) Mets ta main. Tu vois bien,
maintenant, vous ne m'avez jamais crue, vous m'avez toujours
calomniée.
Adélaïde a pris la main de Jean
presque de force et lui fait toucher la plaie. Jean retire
sa main et regarde Marie-Madeleine.
- Jean, regardant sa main : ce n'est
pas du vrai sang. Ce n'est pas liquide. Et puis, c'est trop
foncé pour être du sang. C'est mou. C'est de
la gélatine. Ca colle, ça ne fait pas de tache. (Il regarde encore sa main). J'en avais
plein les doigts, ça disparaît tout seul. Et
puis, de la poudre de sang... Si on souffle..., cela s'en
va, du sang en poudre. Non, tante Adélaïde, ce
n'est certainement pas du vrai sang. Tu veux nous tromper."
(Id., p. 78).
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Et bien
sûr, l'illusion tragique subsiste dans la projection que fait Jean du néant sur les actes
de sa création imaginaire. Il ne reconnaît pas le phantasme
comme un néant provenant de son désir, mais il voit dans
cette évanescence une ruse de l'être qui est à la
source de son sentiment de culpabilité.
|
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La clef du comportement et de la présence de Marie-Madeleine
dans toute cette vision semble résider dans la force de son amour
pour Jean. Elle est tellement attentive à lui qu'elle pénètre
ses cauchemars et est au sein de ses visions. C'est pourquoi elle voit
la tante et lui parle. Une telle interprétation n'est pas gratuite,
elle est annoncée par Joséphine, dès le "Piéton
de l'Air" :
Jean reconnaît
par ailleurs ce même pouvoir à son épouse, pouvoir
grâce auquel elle l'a ramené dans leur ancienne demeure
:
"- Jean
: Il arrive que je pense à autre chose, tu t'en aperçois,
toi qui veilles toujours, toi qui m'épies sans arrêt.
Tu me prends par la main, pendant que je rêve à
qui sait quoi, tu me demandes si je viens, je réponds
oui, l'esprit ailleurs."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 78).
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Pourtant, peut-être
faut-il aller plus loin. Peut-être la présence de la femme
aimée n'est-elle pas réelle mais rêvée. Jean,
et, par-delà, Ionesco, l'incluent comme une lumière dans
leur monde imaginaire. Ils ne peuvent pas s'en passer car elle est enracinée
en eux. Une page de "Journal
en Miettes" permet de le croire aussi :
"R.
m'apparaît dans la plupart de mes rêves, sous
sa propre forme ou sous une autre forme, cachée, comme
si elle voulait ne pas se montrer, mais je la découvre
et je l'identifie. Elle est là, l'interlocuteur par
excellence, moi-même et un autre moi-même à
la fois, parfois comme une ombre, parfois grondeuse et critique,
parfois la conscience, parfois comme un adversaire redoutable.
Mais elle là. Ainsi dans ce jardin desséché,
ainsi sur cette place, ainsi me grondant devant ce mur qu'elle
juge laid, ainsi sur ces champs en pente et stériles
et sombres, ainsi sous ce ciel sans lumière."
(Journal
en Miettes, Ionesco,
Editions Mercure de france, 1967,
p.105).
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Réelle
ou imaginaire, la participation de Marie-Madeleine à son cauchemar
est donc le reflet de toute une façon d'être qui a profondément
marqué Jean. Si sa femme vivait son cauchemar, le héros
sait qu'elle lui parlerait comme elle le fait. Dès lors, quand
elle lui dit que la tante ne reviendra plus lorsqu'elle aura compris
ce qui lui est arrivé et qu'il doit être plus aimable avec
elle, ces reproches deviennent une intuition de Jean à travers
l'amour de sa femme, de même que, dans "Victimes
du Devoir", les conseils du père à son fils révélaient
déjà la présence de ce ferment d'amour en Choubert.
Le personnage tragique sent confusément que cette présence pénible est
due à la puissance destructrice qui l'anime. Mais il faut toujours
interpréter même les paroles de Marie-Madeleine, puisque,
son amour l'empêchant d'abandonner son mari, elle participe à
ses erreurs. Ainsi, lorsqu'elle dit à Jean que sa tante ne peut
ni le croire, ni le comprendre, qu'auparavant déjà elle
comprenait mal et que ce n'est pas sa faute (cf. La
Soif et la Faim, p. 84), cela signifie, en fait, que la faute vient
de son époux qui ne croit pas à la vie qu'il est poussé
à prêter à la défunte, et que son refus de
la mort de cette femme est totalement irrationnel.
La présence apaisante de l'amour au coeur de Jean vient par conséquent
de ce qu'il fait partie de sa vie sans chercher à le guider,
et tel est bien le rôle de la femme de Ionesco auprès de
son époux :
"Mais
elle ne veut pas me conduire, elle m'accompagne, s'efforçant
simplement d'empêcher que je m'égare. D'empêcher
ce qu'elle croit être m'égarer. Le mot indépendance
est un égarement, qu'elle ne soit plus avec moi, c'est
cela m'égarer."
(Id., pp. 105-106).
|
De même Marie-Madeleine
pressent les désirs de Jean, et les réalise, le ramenant
par exemple dans leur ancien appartement, même s'il doit en souffrir.
Elle ne s'oppose en rien à lui, et l'aidera toujours à
être ce qu'il croit devoir être, même s'il veut la
quitter. C'est l'attitude caractéristique de l'amour qui ne peut
pas juger sous peine de prendre des distances, et donc de ne plus se
donner à l'autre, ni être avec lui. C'est pourquoi il suppose
le partage de la vie, sans s'occuper de savoir où est l'erreur
et où est la vérité. Jean ne peut pas se défaire
de cette force qui est au fond de lui, et Ionesco reconnaît qu'elle
est une nécessité vitale, au même titre que la lumière,
l'eau ou la terre :
"Son
comportement est sans doute vrai, écrit Ionesco à
propos de R., authentique puisqu'il est irrationnel. Il n'est
pas logique, il n'est pas contractuel, il est profond, il
plonge sa racine dans une sorte de vérité universelle
et permanente. Comment changer quoique ce soit ? Peut-on changer
le soleil de place, peut-on retirer l'eau ou la terre de l'univers
? Peut-on remplacer le jour ?"
(Id.,
p. 163).
|
Cela va plus loin. L'auteur
a le sentiment du sacré, à tel point qu'il s'est senti
sacrilège toutes les fois où il a voulu briser les liens
l'unissant à son épouse. Il raconte comment se sont transférés
les pouvoirs de la mère à la belle-fille :
"Ce
cérémonial ne dura que quelques instants, mais
il a dû être fait dans les règles, selon
une loi très ancienne, et, puisque c'était un
mystère, ma femme aquiesça, joua ce jeu sacré,
et, obéissant à une volonté, à
une puissance qui les transcendaient, me lia à elle,
se lia à moi pour l'éternité. Elle n'a
jamais essayé de se démettre, n'a jamais connu
un autre homme. Il m'est arrivé de me démettre
pour un moment ou pour plusieurs, mais mes fuites étaient
ressenties comme des sacrilèges. Ma mère me
confia à ma femme, qui me prit en charge et qui est
devenue, par la suite, mon seul parent, plus mère que
ma mère, ma soeur, une fiancée perpétuelle,
mon enfant et mon compagnon de combat. Je suis sûr que
cela se fit ainsi, je suis convaincu que ma femme qui me prit
en charge n'a jamais pu ou voulu se décharger de moi
et que ce lien n'a jamais pu être rompu parce que l'engagement
sacré a joué."
(Id.,
p. 181).
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Marie-Madeleine joue un rôle
prédominant dans le départ d'Adélaïde, en
confirmant son mari dans l'idée que la défunte se moque
d'eux, que la disparition du sang qu'il a sur les doigts n'est pas le
signe de la vanité de ses chimères, mais des ruses de
la tante: "elle joue la comédie", lui dira-t-elle (p.
91). Il y a bien là une preuve de l'efficacité de l'amour,
alors qu'une conduite agressive n'aurait contribué qu'à
fermer davantage Jean sur lui-même. Mais cette efficacité
repose sur la certitude (qui n'a rien de rationnel, puisqu'elle est
du domaine du sentiment), qu'il est impossible de brusquer l'évolution
d'un être, que celle-ci ne peut venir que de lui. C'est pourquoi
Marie-Madeleine n'aide Jean à se débarrasser de sa vision
que lorsqu'elle sent venu le moment où il ne désire plus
y croire. Elle s'oublie pour le suivre dans sa lente maturation, même
si elle ne peut pas s'empêcher de laisser voir momentanément
une certaine lassitude devant la difficulté de la tâche
:
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Quelle est donc cette longue maturation de l'être
humain sous la vigilance de l'amour, si ce n'est l'apprentissage de
l'humilité, solution de tous les tourments de Jean, la lutte
contre toute affirmation de soi poussant le personnage tragique à se croire supérieur à ceux qui l'aiment, l'acceptation
de sa culpabilité et donc de sa faiblesse ? Par Marie-Madeleine,
par Adélaïde, et, en général, par tous les
êtres qui l'ont aimé, l'amour s'est implanté dans
le coeur de Jean, mais Jean est incapable de s'élever à
la hauteur de cette exigence, de se donner à eux comme ils
se sont donnés à lui, de plonger dans le brasier, parce
qu'il cherche à comprendre ceux qui l'aiment. Le fondement
de son erreur est toujours là et se révèle de
plus en plus puissamment. Pour aimer, il faut renoncer à la
logique, renoncer à se vouloir supérieur sous peine
d'être inférieur.
Mais Jean, s'enferrant dans son orgueil, plutôt que de chercher
à le combattre, va s'attacher à arracher l'amour de
son coeur, la preuve ancrée en lui de son infériorité
qui le torture :
"- Jean
: Je n'aurai pas peur, non, je n'ai plus peur de tous ceux
qui viennent m'interpeller dans cette maison, dans cette
cave affreuse. (...). Je tue la nostalgie
et la pitié. Je ne me sens solidaire des tourments
de personne. J'ai assez souffert de leurs douleurs pour
être débarrassé de tous les fardeaux.
Je serai léger, je chanterai l'hymne de ma liberté
reconquise, je danserai, ivre. (...). Je ne veux plus me voir dans ce miroir fêlé
qui me renvoie à moi-même ma propre laideur."
(Id., pp. 94-95).
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C'est pourquoi, il va arracher
de sa poitrine une fleur d'églantier sanglante symbole de l'amour
qui était en lui :
"Il
arrache de son coeur une branche d'églantier très
longue, sans grimacer, d'un geste décoratif, essuie
les gouttes de sang sur sa chemise, sur ses doigts, il dépose
la branche sur la table, boutonne soigneusement son veston,
puis part sur la pointe des pieds. Il disparaît derrière
le mur du fond. En arrachant la branche, il dit :
- Jean : Très au-dessus des vallées hivernales...
et des campagnes... et des collines... sur la très
haute crête... il y a le palais... au milieu du parc
ensoleillé. De là, on aperçoit l'océan
et le ciel réunis... allons..."
(Id., p. 102).
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A nouveau, de même
que tous ceux qui l'ont précédé dans l'oeuvre
de Ionesco, en enlevant cette fleur de son âme, Jean tente de
rompre toute attache au monde dans l'illusion de découvrir
dans l'univers imaginaire dont il est le créateur, cette réunion
du ciel et de l'océan, du ciel et de la terre, de lui-même
et de lui-même.
Mais il n'a plus de solution que dans une fuite éperdue comme
l'indique le titre, "la Fuite", du premier volet de ce tryptique.
Car, si l'amour n'est plus en lui, il est en dehors de lui, et l'appelle
sans cesse à goûter la beauté de la vie qui l'environne,
puisque, désormais, il ne nie plus son existence. Il se condamne
donc à ne plus satisfaire sa soif et sa faim, à ne plus
jamais s'arrêter, à glisser dans l'univers pour ne rien
sentir, comme il le dira quinze ans plus tard lorsqu'il arrivera à
l'auberge, en parlant des gens qu'il a croisés :
"- Deuxième
Frère : Leur avez-vous adressé la parole ?
Vous ont-ils dit quelque chose ?
- Jean : Heu... Ils allaient. Je les dépassais sur
le chemin. D'autres venaient en sens contraire, me croisaient,
s'éloignaient. Et puis j'ai vu des gens, des hommes,
des femmes. Je ne pouvais leur parler à tous. Je
ne leur ai point parlé. Je me dépêchais.
Je n'avais pas le temps. Je voulais arriver avant la nuit.
Que dis-je ? Il m'arrivait aussi de voyager la nuit. Et
c'était de nouveau le jour."
(Id., p. 129).
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Refusant de se donner
à quiconque, il s'interdit tout, dans une fuite où il
dépérit et s'assèche.
Il ne veut pas comprendre qu'il ne peut pas échapper à
l'amour sans échapper à la vie, qu'il n'y a pas de vie
possible en dehors du sentiment, bien que Marie-Madeleine le lui dise.
Il a beau avoir arraché l'amour de son coeur, celui-ci l'entourera
toujours, il est la vériité à laquelle il ne
peut pas se soustraire, car elle est là pour le faire sortir
de son emmurement en lui :
"- Marie-Madeleine
: Je t'aime, tu m'aimes, tu l'aimes. Nous nous aimons tellement.
Tu seras toujours là, tu seras toujours. Même
si tu pars à l'autre bout du monde, même si
tu penses que tu es seul, je suis, je serai avec toi. Mais
pourras-tu vraiment partir ? Pourra-t-il vraiment partir
? Il n'a pas l'habitude de la marche."
(Id., p. 96).
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Après l'avoir cherché
éperdûment pendant le jeu de cache-cache, Marie-Madeleine
accepte tout. Comment pourrait-elle ne pas accepter, puisqu'elle s'est
abandonnée pour être avec lui partout où il est
et puisqu'elle ne pense plus qu'à sa souffrance :
"(Elle
aperçoit sur la table la branche qu'elle prend dans
la main et regarde.)
- Marie-Madeleine : Il a vraiment arraché la fleur
d'amour, avec la tige et les racines. Comment a-t-il pu
l'arracher de son coeur ? comment l'a-t-il pu arracher ?
Le pauvre, comme il doit avoir mal ! Le pauvre, il est blessé.
Il marche titubant dans les plaines désertes. Il
laisse des traces de sang sur les routes."
(Id., p. 103).
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C'est
alors qu'apparaît le jardin splendide qui se retrouvera à
la fin du troisième acte. Il est tout ce que Jean perd dans
son erreur tragique, tout ce
qui l'empêchait d'exister par son orgueil et les tourments qu'il
faisait endurer à sa femme. Ce jardin, c'est la plénitude
et la richesse de la vie de qui se donne aux autres, c'est la force
et la lumière, la seule vérité ; en comparaison
de lui, les contrées où Jean évoluera ne seront
que déserts arides, où tout est desséché
:
"- Marie-Madeleine
: (Le mur du fond, qu'elle regarde, disparaît.
On voit un jardin : arbres en fleurs, herbes vertes et hautes,
ciel très bleu.) Oh ! (Elle
se soulève un petit peu, puis se rassoit. Elle doit,
par les mouvements de son épaule et de son dos, faire
sentir aux spectateurs l'éblouissement qu'elle ressent
elle-même. Puis, à la gauche du paysage qui
est aussi à la gauche des spectateurs, on voit apparaître
une échelle argentée, suspendue, dont on ne
voit pas le sommet. L'étonnement et la joie de Marie-Madeleine
qui contemple le paysage se traduit toujours, sensiblement
mais discrètement, par certains mouvements des épaules.
Elle se lève tout doucement.) Il ne savait
pas qu'il y avait cela ! Il n'a pas pu voir. Je sentais
qu'il y avait ce jardin, je m'en doutais. Je n'en étais
pas tout à fait sûre moi-même. S'il avait
pu voir, s'il avait pu savoir, s'il avait eu un peu de patience."
(Id., p. 103).
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Jean
passera à côté de ce jardin, jusqu'à la
fin de la pièce, car il le cherche là où il n'est
pas, de même qu'il cherche sa femme dans l'univers irréel
de son imagination sans la trouver. Ionesco touche aux sources du tragique lorsqu'il montre Madeleine
s'interrogeant sur les raisons de la révolte de son mari :
"- Marie-Madeleine
: Pourquoi donc n'aime-t-il pas prendre racine ? Comment
se fait-il qu'il ne veuille pas être recouvert de
mousse comme un vieux mur, comme un vieux chêne ?
Un vieux chêne avec les racines profondément
enracinées dans la terre. Un arbre ne bouge pas.
pourquoi donc est-il si malheureux ? Pourquoi est-il si
peu sage ? C'est de bouger qui fait mal."
(Id., p. 97).
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L'auteur comprend que Jean
se perd dans le refus de la finitude, de l'enracinement dans le monde
qui le ferait se sentir partie de l'univers et non son maître,
et qu'ainsi il perd sa vie en croyant la chercher. Mais Ionesco ne
parvient pas à résoudre le problème qui est son
problème, son esprit s'en avère incapable, et il ne
croit qu'en lui.
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Le deuxième épisode de la pièce introduit le spectateur
dans le monde imaginaire de Jean, qui réalise le désir
de ce dernier de rompre toute attache avec l'univers sensible.
En effet, la terrasse suspendue dans le vide (cf.
p. 105) correspond au rêve d'une maison au-dessus de l'eau.
La lumière qui se dégage "sans ombre et sans soleil"
est caractéristique de la mort des univers du "pour soi"
de Ionesco sans aucune source de chaleur ni de vie, où les "montagnes
arides" entourant la scène traduisent la sécheresse
stérile de ce paysage. Mais, de même qu'Amédée
était émerveillé par la clarté et la virginité
des lacs célestes qu'il découvrait, de même Jean
est stupéfait par la pureté froide de la lumière
:
"- Jean
: Quelle lumière ! Jamais je n'en ai vu de si pure.
Les montagnes pourraient paraître dures à quelqu'un
qui n'aime pas la netteté"
(Id., p. 105),
|
pureté insensible
de la pierre précieuse, à laquelle il pardonne sa dureté
par amour de la netteté ; par amour-propre, en fait, où
se livre sa volonté de clarifier le monde par l'esprit afin de
se le rendre transparent.
Pourtant, ce lieu était sombre avant son arrivée, et s'est
éclairci lorsqu'il est arrivé, et il s'assombrira à
la fin de la scène pour redevenir sinistre : le héros
y retrouve les sites familiers de sa fuite, les marécages, la
grisaille et la boue. La beauté de ce désert n'était
qu'illusion due à un espoir insensé :
"- Jean
: Il est bien tard. Il est trop tard. Il fait froid. Ce n'est
plus le même paysage. Tout change lorsque l'espoir sombre. (Il regarde autour de lui.) Voici les
plaines moroses des cauchemars de la réalité...
S'il n'y avait que cela ! Il y a maintenant mon coeur comme
un animal blessé qui me lacère de ses griffes
dans son agonie... mon estomac, un trou sans fond ; ma bouche,
un précipice aux parois de feu. Soif et faim, soif
et faim..."
(Id., p. 117),
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En ayant refusé le
feu de l'amour où réside le bonheur, il s'est condamné
au feu torturant du désir.
Marie-Madeleine ne se trompait pas ; depuis qu'il l'a quittée,
il n'est plus qu'un pauvre "être blessé", "titubant
dans les plaines désertes", qui "laisse des traces
de sang sur les routes" (cf. p. 103). L'amour apparaît bien ici comme la vraie connaissance. Seule peut
le tirer quelque temps de ses tourments la vaine espérance de
retrouver sa femme, qui inonde de joie son coeur :
"- Jean
: A proprement parler, je suis heureux, parce que je suis
sûr que je vais l'être dans un instant, tout de
suite. Elle m'a dit qu'elle sera là, rien ne me manquera
dans un moment, tout me manquerait si je n'étais sûr
qu'elle sera là. L'espoir, l'attente dans la certitude,
c'est cela mon bonheur. Pourtant, pourtant, il y a dans mon
ciel un très léger nuage ; il se dissipera.
Au fond de la présence, il y a un lieu vide, le vide
va se combler assurément."
(Id., p. 107).
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Jean s'est séparé
de tout ce qui l'entourait, et il ne comprend pas l'absence de son épouse
parce qu'elle lui a promis d'être toujours avec lui :
"- Jean
: Rien ne pouvait l'empêcher de venir puisque nous avons
rendez-vous. Personne ne l'obligeait de promettre."
(Id., p. 107).
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Cette éternelle attente
pour soi de la réalisation des promesses explique sans doute
les affinités de Ionesco avec le peuple Juif, qui, lui aussi,
vit toujours dans l'espoir de la Nouvelle Jérusalem :
"- Jean
: Pourtant, on me l'avait promise, elle est promise. Je n'arrive
pas à comprendre."
(Id., p. 118).
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C'est finalement la volonté
de maîtriser l'amour par la connaissance qui est le fondement
d'une telle attitude, et qui en fait toute la culpabilité ; ce
qui permet ainsi de saisir le sens d'une parole de Jésus, disant
que la promesse est satanique. Jésus, comme la femme du brasier
a donné sa vie par amour et les Juifs ont refusé de comprendre
la valeur de cet acte, qui, seul, dans l'oeuvre de Ionesco, se retrouve
source de vie. C'est pourquoi l'auteur se retrouve en eux :
"Je
crois (...) que sans eux (les Juifs, N. D. L. R.) le monde
serait dur et triste. De quoi vivons-nous ? De l'espoir qu'un
jour ou l'autre tout le monde changera, tout cela changera
et que cela sera bien et beau. Sans eux, on ne croirait pas,
on n'esprèrerait pas en la venue d'un Messie sauveur.
Nous espérons toujours, sachant que le Messie est derrière
la porte, nous espérons qu'il l'ouvrira un jour et
que le monde sera inondé de joie. Nous espérons
tous en la cité idéale, c'est-à-dire
que nous espérons tous que surgira des déserts
et de la mort la Nouvelle Jérusalem. Nous espérons
la transfiguration du monde, et nous l'espérons tant
que durera ce mythe qui nous vient des Juifs."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco,
au Mercure de France, 1968, pp. 58-59).
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En refusant l'amour et en espérant qu'il se
pliera à son désir, Jean ne parvient pas à éliminer
totalement le sentiment de l'incohérence de cette conduite. Il
ne se comprend pas lui-même, mais n'en a pas conscience, c'est
donc dans le caractère irrationnel de sa vie qu'il faut encore
chercher les mobiles de son erreur tragique.
Le héros ne comprend pas que sa femme ne fasse pas partie de
ses chimères, qu'elle ne soit pas en lui, et donc qu'elle puisse
exister en dehors de lui. En rompant toutes les racines qui le faisaient
partie du monde extérieur, il ne reconnaît plus d'autre
existence que la sienne, mais seulement il est hanté par le souvenir
de Marie-Madeleine, échappant à la domination qu'il veut
étendre sur tout ce qu'il a connu, afin de ramener à lui
ce qu'il a vécu, et de se sentir le maître absolu de son
univers, qui, comme l'a montré "le
Roi se meurt", n'est rien en dehors de ce qu'il a reçu
de l'extérieur (lumière, sons, couleurs, sentiments...).
Quand il vivait avec son épouse, il ne pouvait pas supporter
la perte de ses souvenirs d'enfance, maintenant qu'il l'a quittée
et retrouve ses paradis perdus, c'est elle-même qui est devenue
un souvenir et qui lui devient désirable. En voulant intégrer
sa femme dans ce monde aride, il cherche à réaliser une
synthèse de ses souvenirs, et par là-même, à
ne rien avoir perdu de sa vie, à se croire l'Eternel. De même
qu'il se croit le centre du monde, de même Marie-Madeleine qu'il
veut partie de lui, devient un être inoubliable que ses gardiens
n'ont pas pu "ne pas remarquer". En un mot, elle est "l'accueil",
un lieu de repos, de paix et de fraîcheur : "chapelle",
"temple au milieu de la forêt vierge", "colline",
"clairière", "forêt", son regard est
"doux comme l'eau d'une rivière tiède en été" (cf. p. 109). Mais il ne peut pas la reconnaître
au fond de lui-même comme un "accueil", où il
a besoin d'aller chercher sa paix (ce qui nécessite son déplacement),
car il ne peut pas admettre cette dépendance, qu'il estime une
infériorité ; c'est pourquoi il préfère
absurdement que "l'accueil" vienne à lui.
Les nuages subsistant en son coeur et le sentiment d'un vide témoignent
précisément de la souffrance installée dans sa
chair, à cause de l'impossibilité où il est de
dominer le temps. Ce qu'il demande à sa femme, c'est de ne plus
être elle-même, mais lui. Désir totalement irréalisable,
puisque, pour le rejoindre, il faudrait qu'elle coupe tout lien qui
la rattache aux autres, et à l'autre qu'il est par la même
occasion. Il faudrait donc qu'elle ne l'aime plus. Et cela est très
intéressant, car si l'amour est don de soi, il n'est pas possible
de se donner n'importe comment, et de satisfaire tous les voeux de l'être
aimé comme le faisait Sémiramis dans "les
Chaises". Il n'y a d'amour possible que dans l'enracinement
profond dans la vie et dans toutes ses manifestations, ce qui permet
l'épanouissement de l'être, par cette sève nourricière
dont il permet la pénétration en lui. Comme la femme
du brasier, l'être humain se nourrit de feu de la vie.
En voulant la sauver des flammes, Jean exprimait le désir d'empêcher
ceux qui l'aiment de se sacrifier pour lui ; en somme, il voulait les
empêcher de l'aimer tout en ayant besoin de sentir qu'ils ne vivent
que pour lui. Il ne voulait plus avoir conscience du sacrifice qu'exige
l'amour, avoir conscience que son semblable n'est pas fait pour lui,
et que, s'il se donne à lui, c'est par pur effet de sa liberté,
alors qu'il pourrait tout aussi bien se conduire comme lui et se croire
supérieur à l'humanité qu'il chercherait à
écraser. Ce qui le torture dans cette femme qui lui tend les
bras, qui est "l'accueil", c'est justement qu'elle ne sorte
pas des flammes pour venir à lui, comme il voudrait que le fasse
son épouse qu'il attend dans le domaine de son imagination. C'est
pourquoi il finit par se fermer à cette chimère qui tombe
en cendres. Tout le sujet du deuxième épisode était
annoncé dans cette vision. Jean a fait disparaître Marie-Madeleine
comme la femme du brasier, parce qu'il ne voulait pas reconnaître
sa réalité de créature à part entière,
au même titre que la sienne. Mais une fois celle-ci évanouie,
il ne peut pas supporter cet anéantissement et le fait renaître
en croyant la reconnaître dans la personne du gardien :
"- Jean
: (Une autre femme lui semble passer en sens
opposé.) Enfin !... (Il se précipite
sur l'ombre.) Je savais que tu allais venir. Depuis
le temps que je t'attends ! Depuis le commencement des temps,
je t'attends. Depuis ma première naissance.
- Premier Gardien, prenant une voix de femme : Je ne vous comprends pas, Monsieur."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 116).
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Le Gardien n'est
qu'une création de son imagination, une objectivation partielle
de lui. En le confondant avec Marie-Madeleine, il réalise la
fusion réduisant l'être aimé à lui-même.
Cette volonté de se faire le créateur de son épouse
témoigne du désir de dominer l'amour en le métamorphosant
en amour-propre, ce qui se trouvait déjà chez Amédée
à l'égard de Madeleine. Là réside sans
doute une différence profonde entre Dieu et l'homme qui se veut
semblable à Lui : le Premier aime les êtres qu'il a créés,
le second cherche à s'aimer à travers eux, et croit trouver
l'impossible justification de son amour-propre dans l'amour qu'ils lui
portent. Il suffit de se reporter à "la Fuite", pour
comprendre que l'amour de Marie-Madeleine n'a plus intéressé
Jean une fois qu'il a eu la certitude de le posséder comme un
objet quelconque :
"- Marie-Madeleine
: tu ne peux pas vivre comme tout le monde. Toujours quelque
chose te manque.
- Jean : Toujours, en effet. Je ne peux vivre que dans l'espoir
que l'extraordinaire va naître. Déjà,
quand j'étais à l'école, j'attendais
le jeudi, j'attendais les vacances de Noël? Je vivais
dans l'espoir des jouets, des chocolats ; j'ai encore le souvenir
de l'odeur des oranges et des mandarines et puis, j'ai vécu
dans l'espoir que tu m'aimerais.
- Marie-Madeleine : Je t'aime toujours."
(Id., p. 81-82).
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Ce besoin de possession par lequel l'être humain
matérialise ses pulsions dominatrices et se donne l'impression
de la supériorité, relève du même processus tragique qui faisait enfouir à Edouard
ses connaissances dans sa serviette,
et explique aussi que Jean s'attache aussi à la lettre de l'amour,
qu'il comprend et qu'il croit posséder en l'ayant "assimilée",
plutôt qu'à l'esprit, ce qui lui permet d'accuser Marie-Madeleine
de ne pas avoir tenu ses promesses en ne lui ayant pas "appris"
l'amour, parce qu'il a cru qu'il suffisait d'apprendre comme un écolier
sa leçon pour savoir, alors qu'il s'agissait d'une compréhension
plus profonde, jaillissant du sentiment avant de passer dans l'esprit.
Seule cette compréhension peut redonner aux mots et aux idées
la plénitude d'une signification dont Ionesco a pris conscience
de la disparition dès "la
Cantatrice chauve", car la personne tragique ne donne pas plus sa vie aux mots qu'aux êtres, elle veut la garder
pour elle :
"- Jean
: Ah, cette manie de s'accrocher aux autres ! Que peut-on
espérer d'un autre ? Elle a répondu : "On
ne peut rien espérer que d'un autre. Je t'apprendrai
la joie, je t'apprendrai le goût de vivre que tu n'as
jamais connu." Avoir passé des années pour
rien, les avoir vécues sans vivre ! "On te le
redonnera, ce temps, je te le redonnerai." A-t-elle vraiment
dit cela ou bien est-ce que je me l'imagine ? "Qu'avez-vous
fait de la vie ?" m'a-t-elle dit. (...) "Je t'apprendrai la vie." Mais qu'elle vienne pour
qu'elle m'apprenne."
(Id., p. 112).
|
Rien n'est
changé, lorsqu'il repense à son amour, il y voit toujours
un abri où il se trouvait en sécurité, quelque
chose qui était fait pour lui. Il oublie simplement que, s'il
n'a pas pu le supporter, c'est qu'il ne s'y trouvait pas à l'aise
:
"- Jean
: Pourtant, j'étais à l'abri, bien enfermé
dans ma nostalgie, dans ma peur, dans mes remords, dans mon
angoisse, dans ma responsabilité, à l'abri.
C'étaient autant de murs qui m'entouraient. La crainte
de la mort était mon bouclier le plus solide."
(Id., p. 114).
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L'amour
n'est pour lui que le fruit d'un calcul, par lequel il recherche la
meilleure façon d'échapper à sa finitude. Et il
découvre dans son erreur cette vérité évangélique
: "Qui veut sauver sa vie, la perd", sans en comprendre toute
la profondeur, puisqu'il ne désire la présence de Marie-Madeleine
que pour sauver et même transcender sa vie, en rassemblant tout
son passé dans un éternel présent. Il reste victime
de la même illusion qui lui fait croire à la fois que la
seule existence possible est dans le désir et que le sentiment
est cause de mort, parce qu'il "enlise" :
"- Jean
: J'ai voulu la vie et la vie s'est jetée sur moi de
toute sa force. Elle m'accable, elle me tue."
(Id., p. 114).
|
La fuite de la mort est la
cause du dépérissement de l'être humain qui sombre
dans l'irrationnel. Jean a conscience de l'incohérence de sa
vie, mais cela est insuffisant pour le sauver, il lui faut dépasser
cette conscience par ses actes :
"- Premier
Gardien : A-t-il eu pitié lui-même des autres
?
- Deuxième Gardien : Ils sont tous là à
solliciter la pitié. Chacun la demande pour soi, personne
n'est capable de la donner aux autres.
- Jean : Pourquoi m'a-t-elle tiré de ma cave, de mon
tombeau ?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit lui-même qu'il
est bête de souffrir ?
- Deuxième Gardien : N'a-t-il pas dit lui-même
qu'il fallait avoir pour les autres de l'indifférence,
ou, tout au plus, une certaine sympathie ?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit qu'on ne devait se faire
une idole de personne ? Qu'aucun être au monde n'est
adorable ?
- Deuxième Gardien : Ne prétendait-il pas qu'il
faut être libre , délié de toutes attaches
?
- Premier Gardien : N'a-t-il pas dit que personne et rien
ne nous appartenait ?
- Deuxième Gardien : Quel divorce entre sa tête
et son coeur !
- Premier Gardien : Quelle contradiction !
- Deuxième Gardien : Il ne croit pas ce qu'il pense,
il ne pense pas ce qu'il croit.
- Jean : Quel divorce entre la pensée et la vie ! Entre
moi-même et moi-même !"
(Id., p. 115).
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Jean passe à côté de la vie en ayant voulu la saisir
:
"- Jean
: Cette vie est passée. Hélas ! Encore une fois,
il est trop tard."
(Id., p. 115).
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C'est ce que Ionesco ressent
violemment :
Le héros de "la
Soif et la Faim" se heurte une nouvelle fois à l'incapacité
de l'intelligence de se rendre maîtresse de l'amour, mais, à
chaque fois, il descend plus profondément
en lui.
|
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Ne pouvant faire obéir Marie-Madeleine à son désir,
et donc ramener l'amour à l'amour-propre, puisque, devenant partie
de lui, les sentiments
que lui porterait sa femme se confondraient avec ceux qu'il se porte
à lui-même, "le Rendez-Vous" rend compte ainsi
de l'impossibilité de voir dans l'être aimé un "alter
ego", une objectivation de soi, car cela serait la négation
de son existence propre. Jean ne peut admettre ce nouvel obstacle qui
barre sa route et qui est sa condition de créature et non de
créateur, qui le soumet, s'il veut vivre, à la toute-puissance
de l'amour. Et la fuite à laquelle il se résout à
nouveau, à la fin de cet acte, témoigne de sa révolte
contre l'irréductibilité de l'amour à lui, elle
est semblable aux coups de verges dont le grand empereur punissait la
mer :
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La Bonne Auberge , sorte de "monastère-caserne-prison" (cf. p. 121), n'est pas sans rappeler
la clinique suisse, où Ionesco a subi un traitement, clinique
qu'il critique vivement dans Journal en Miettes,
pp. 207 et 213. En effet, dès la Fuite,
Jean parlait de se rendre en Suisse pour que "l'air pur" de
ce "pays hygiénique" lui rende des forces (cf.
p. 97). Par ailleurs, Frère Tarabas révèle
à Jean que leur "institution a été autrefois
une clinique" (cf. p. 132). Et, l'abondance
des psychologues et pédagogues chargés d'apprendre aux
moines à se satisfaire des tortures de leurs désirs, répond
au portrait que trace Ionesco des docteurs L. et Z. :
|
|
La
situation tragique de Tripp et
de Brechtoll représente le conflit intime de Jean. Ce n'est pas
la teneur de leur idéologie qui justifie leur emprisonnement
aux yeux de Frère Tarabas, puisque leurs idées sont opposées
:
"- Frère
Tarabas : Voyez-vous, cher Monsieur, Monsieur Tripp, à
côté, qui est également en prison, pour
des raisons différentes et même opposées,
voudrait sortir lui aussi."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 139).
|
La raison essentielle de
l'asservissement est que, de même que Jean, les moines ne sont
arrivés à l'auberge que parce qu'ils ne se comprenaient
pas eux-mêmes. Ils doivent donc être dominés par
les autres jusqu'à ce qu'ils renoncent à conserver leur
liberté :
"- Frère
Tarabas : Si vous êtes là, c'est justement parce
que vous ne vous comprenez pas non plus vous-même. (...)
Ici, vous êtes à l'abri de toutes attaches...
En ce moment vous êtes plus ou moins attachés,
c'est exact mais les attaches les plus réelles sont
les attaches personnelles. La vraie prison, c'est l'aliénation
de l'esprit."
(Id., p. 139).
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Ce moine exprime bien toujours
le même désir de libérer l'esprit du sentiment,
pour atteindre la divinité d'une conscience pure universelle.
Le traitement psychologique de Tripp et de Brechtoll vise à briser
la logique à laquelle ils se cramponnaient pour les faire repartir
"dans la direction inverse" (cf.
p. 136), selon Tarabas, qui va simultanément obliger Tripp
à renier sa foi en Dieu, et Brechtoll son athéisme, pour
qu'ils puissent obtenir leur soupe :
"- Frère
Tarabas, à Brechtoll : Malheureux
! Vous ne croyez pas en Dieu ! (Pointant le
doigt vers Brechtoll, et d'un ton véhément :) Voilà pourquoi vous vous imaginez que les hommes sont
méchants. Voilà pourquoi vous inventez une solidarité
humaine improbable."
(Id., pp. 149-150).
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"- Frère
Tarabas, à Tripp : Croyez-vous
en Dieu.
- Tripp : Je crois en Dieu.
- Frère Tarabas : Alors pas de soupe."
(Id., p. 159).
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En fait, il n'y a pas véritablement
de "direction inverse" de la pensée, le pédagogue
les a mis profondément d'accord sur un même point : la
nécessité de la soupe, qui devient le but de la vie. Les
applaudissements cadencés des moines rouges et noirs vérifient
cette vérité dans l'évolution psychologique des
clowns, subordonnant ainsi toute philosophie et toute religion au culte
du ventre, qui, pour exister, doit néanmoins s'appuyer sur une
logique sommaire :
"- Frère
Tarabas : Ne restez pas à genoux pour manger. A quoi
croyez-vous, Monsieur Tripp ?
- Tripp : Je crois à ma soupe. Donnez-moi ma soupe.
- Brechtoll : Je crois en Dieu. Laissez-moi ma soupe et ma
liberté."
(Id., p. 161).
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Le but du théâtre didactique vise donc à réduire
les spectateurs et les acteurs (puisque Tripp et Brechtoll sont de vieux
convertis), à ce que son auteur a compris de la vie : l'importance
vitale de l'apaisement du désir. Il faut vivre pour manger et
non plus manger pour vivre. Mais il suffit de regarder les moines pour
comprendre le tragique de cette
solution :
"- Frère
Tarabas : Nous allons vous prier de servir le repas à
ces Frères assis autour de la table, ces Frères
qui ont l'air d'être de piteux clochards, non point
parce qu'ils ne sont pas nourris, mais parce qu'ils sont toujours
affamés, comme vous. Vous savez ce que c'est."
(Id., pp. 169-170).
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Il ne suffit pas de se nourrir
et de boire pour supprimer la faim et la soif. Jean le montre bien :
"- Jean, buvant à même la cruche :
Merci. J'avais beaucoup soif. Qu'est-ce que c'était
? De l'eau ? Du vin ?."
(Id., p. 124).
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et ensuite :
"- Jean
: C'est extraordinaire ! (Il a la bouche pleine
et avale avec avidité.) Je bois, je mange,
je bois, je mange. J'ai encore soif, j'ai encore faim. Excusez-moi,
j'ai l'air d'un trou. De ma vie, je n'ai eu si faim !"
(Id., p. 124).
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La nourriture qu'il
avale ne fait aucun effet, car il ne goûte à rien, il ne
sent pas ce qu'il mange et ne peut pas s'arrêter sur une sensation,
puisque son arrivée dans la Bonne Auberge témoigne précisément
de ce désir de rompre toute attache sensible et sentimentale
avec le monde. S'il appréciait ce qui lui est donné, il
passerait sans transition dans le jardin de Marthe et de Marie-Madeleine
qui apparaîtra à la fin de l'acte. Le problème n'est
pas dans l'apaisement du désir mais dans le désir lui-même.
C'est lui qui doit disparaître en premier et pour cela il faut
continuer à briser tous les masques logiques derrière
lesquels il se dissimule, afin d'apprendre à s'oublier, à
renoncer à toute affirmation de soi et à s'ancrer profondément
dans la plénitude de la vie extérieure, pour y participer.
L'action pédagogique ne contribue qu'à modifier le désir,
sans le supprimer. Les moines vivent dans l'attente des gens venant
du monde, ils ont soif et faim de leur expérience :
"- Frère
Tarabas : Lorsque les gens comme vous, qui ont beaucoup voyagé
viennent nous rendre visite, nous les recevons avec empressement.
Nous sommes heureux de connaître un peu ce qui se passe
dans le monde."
(Id., p. 122).
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"- Frère
Tarabas : Le Frère Supérieur, si j'interprète
bien l'expression de sa figure, n'est pas encore comblé
par les nouvelles que vous nous donnez. Elles aussi ne font
qu'accroître notre soif et notre faim."
(Id., p. 130).
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En fait, dans cette expérience
des autres, ils ne cherchent pas une vérité qui les éclaire,
mais la vérification qu'ils sont, eux, dans la vérité,
que rien n'est possible en dehors de leur structuration rationnelle
du monde. Comme la Concierge du
"nouveau Locataire", et comme tout individu qui a foi
dans le pouvoir de son esprit pour dominer sa condition, ils veulent
faire entrer les nouveaux venus, dans les murs logiques où ils
ont enfermé leur vie, dans l'illusion d'être les maîtres
de ces murs. Il en va ainsi lorsque Brechtoll cède à Tarabas,
et que ce dernier lui donne sa soupe comme une manne céleste
:
"Le
deuxième Frère tend une écuelle à
Brechtoll à travers les barreaux et sur laquelle celui-ci
se précipite. mouvements côté noir, murmures
approbatifs comme si encore un fait nouveau venait confirmer
leur croyance."
(Id.,
p. 158).
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C'est pourquoi, lorsque Jean
apporte un élément inattendu qui sort des normes des tests
et qui pourrait ouvrir des horizons nouveaux, ceux-ci le rejettent et
lui dénient toute valeur. La sincérité du héros
suscite leur agressivité, car ils ne connaissent que le calcul
:
"- Jean
: Tout ce que je désirais s'évanouissait à
mon approche, tout ce que je voulais toucher se flétrissait.
Dès que j'avançais dans une prairie ensoleillée,
le ciel se couvrait de nuages. Jamais je n'ai pu me réjouir.
L'herbe se desséchait sous mes pieds, les feuilles
des arbres jaunissaient, tombaient dès que je les regardais.
Si je voulais boire à la source la plus limpide, l'eau
devenait impure, nauséabonde."
(La Soif et la Faim, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre IV, 1966, p. 165).
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Jean se demande alors s'il
n'a pas eu tort de fuir l'amour, il se met en question :
"- Jean
: Devais-je ou non courir sur les routes de crépuscule
et d'automne à la recherche de cette lumière...
ou de ces mirages ?"
(Id., p. 166).
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La réaction de ses
hôtes ne se fait pas attendre :
"- Troisième
Frère, au Frère Supérieur : Cela compte-t-il davantage ?
(Mutisme du frère Supérieur.)
- Frère Tarabas, se tournant
vers le Frère Supérieur toujours muet : Nous ne pouvons enregistrer votre dernière déclaration."
(Id., p. 167).
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Tout ce qui les intéresse,
c'est de constater que, comme eux, il a toujours été affamé
et assoiffé, dès lors ils ne veulent pas en savoir plus,
et ils l'enchaînent à leur galère intellectuelle
:
"- Troisième
Frère : C'est ce qui fait qu'il avait toujours soif.
- Deuxième Frère : A la fois assoiffé
et dégoûté de tout."
(Id., p. 165).
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Les moines se condamnent à souffrir de leur existence totalement
irrationnelle, parce qu'ils n'acceptent pas de mettre en cause le désir,
source de leur fuite. En faisant de la satisfaction de ce dernier le
but de leur vie, ils ne satisfont absolument rien ; bien plus, ils continuent
d'accroître ce désir et de se dessécher dans son
univers aride. Car il est toujours là, dans leur attente des
visiteurs chez qui ils veulent vérifier la valeur de leur attitude,
de leur dégoût, auquel ils veulent réduire l'humanité.
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L'auberge est le lieu de
rassemblement des hommes séduits par l'illusion de pouvoir vivre
de façon autonome en rompant toute attache avec l'univers. mais,
il se trouve qu'en ayant voulu se délier de tout, ils se sont
liés à cet établissement de la façon la
plus inconditionnelle. En voulant se libérer de l'amour, ils
se sont condamnés à l'enfer du désir. Il ne peut
pas en être autrement, comme le laisse entendre Frère Tarabas
à Jean, à son arrivée :
"- Frère
Tarabas : Le Frère Supérieur vous attendait,
Monsieur. Il vous souhaite la bienvenue, vous remercie de
nous faire confiance. (...)
- Jean, se rasseyant : Vous saviez que
j'allais venir ?
- Frère Tarabas : Nous le pensions, nous nous en doutions.
C'est la maison où l'on vient d'habitude. La preuve
: Vous êtes là !"
(Id., p. 123).
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Il est étonnant que le désir de fuite contraigne l'individu
à s'arrêter. Comment cela se fait-il ? Est-ce par soif
ou par faim, ou bien par peur ? Il semble en effet que se retrouve le
même processus que dans "Tueur
sans Gages". La fuite dans la solitude vise à échapper
à la finitude de la condition humaine, finitude dont la prise
de conscience est née du sentiment de l'existence d'êtres
irréductibles à soi. Mais, dans la solitude, l'être
retrouve en lui cette mort, sans se l'avouer, bien sûr, puisqu'il
affirme sa fuite comme la solution de sa finitude :
"- Frère
Tarabas : Rien d'autre à signaler ?
- Jean : Non, rien d'autre. Ah ! si ! plusieurs fois, sur
ma route, dans la brume, ou dans la nuit, au coin d'un bois,
au bout d'un chemin, profitant d'une éclaircie brève,
dans un éclair ou sous un rayon de lune, surgissait
une figure blême, la vieille en guenilles, le bâton
à la main ; elle se tenait immobile, me regardait sans
parler. Mais oui, à de rares intervalles, je l'ai aperçue,
à peine visible dans l'obscurité, voûtée.
J'ai eu raison de ne pas y faire attention, n'est-ce pas.
Cela était une construction de mon imagination, une
force de ma fantaisie, une figure vieille comme je n'en avais
jamais vu, la vieillesse même. Je ne l'ai plus vue.
Dans mon souvenir... la brume s'est étendue."
(Id., p. 135).
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La volonté du héros de minimiser l'importance de la présence
obsédante de cette vieille dans sa fuite, et la brume qui s'étendait
dans son souvenir une fois qu'elle était disparue, indiquent
que, s'il ne voulait plus la voir, il ne lui restait plus qu'à
s'anéantir, comme au Roi, dans
la pièce précédente. La vieille est toujours là,
ancrée dans sa chair, traduisant le dépérissement
de son être. La coexistence de la soif et de la faim avec la mort
permet d'avoir une image physique de ce cercle vicieux, où l'individu
se perd dans le refus de l'amour. Le désir, empêchant la
nutrition spirituelle autant que matérielle de l'être humain,
l'emplit en quelque sorte d'un néant qui l'accable en le desséchant.
Ainsi, le néant qui n'est rien a pourtant une présence
intolérable, comme s'il existait, comme si rien n'était
néant, rien n'était rien, à tel point que l'individu
est coupable de ne pas aimer, de se priver du bonheur du sentiment.
Cela est très sensible lorsque Jean cherche de la monnaie pour
payer ses hôtes :
"- Jean
: Je dois partir. Je vais chercher encore. Dites-moi, mes
Frères, ce que je vous dois. Je suis pressé. (Il fouille dans ses poches. Il en sort sa
main et la montre ouverte, vide.) Je n'ai pas d'autre
monnaie que cette poussière. C'est tout ce que j'ai
pu amasser dans ce voyage. Dans ce voyage... J'ai aussi sur
les doigts une goutte de sang desséché qui a
coulé quand je me suis accroché aux ronces...
De toute façon, ce n'était qu'une toute petite
égratignure."
(Id., p. 167).
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Quand il touchait le sang
de la tante Adélaïde, il se réduisait en poussière.
De même, tout le fruit de son désir est le vide. Par contre,
l'égratignure due à son rejet de l'amour, de la branche
d'églantier, est toujours là, bien réelle. Le néant
représente tout ce dont son être ne s'est pas enrichi durant
cette course stérile. Il est, aussi paradoxal que cela puisse
paraître, la nourriture du désir, qui ne s'accroît
que du vide qu'il empêche de combler, en s'opposant au sentiment.
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Comme Amédée, comme Bérenger de "Tueur
sans Gages", pour ne citer qu'eux, Jean, à partir du
moment où il s'est arrêté dans l'auberge, où,
donc, il s'est laissé prendre dans l'engrenage d'un système
social quelconque, n'est plus libre. Il s'est enchaîné
dans les véritables liens qu'il se dissimulait, ceux de son désir
de tout comprendre. Car, il ne reste dans l'auberge que parce qu'il
comprend ces moines, puisqu'il se reconnaît en eux. C'est pourquoi
il estime avoir des obligations envers eux, alors qu'il ne s'en voit
pas à l'égard de sa femme et de sa fille qui l'attendent.
Comme le Roi, il préfère
ce qu'il déteste parce qu'il le comprend, et parce qu'il croit
que, seule, son intelligence a les clefs de sa condition, alors qu'il
rejette ceux qu'il aime. C'est pourquoi il répondra à
Tarabas que "c'est la moindre des choses" (cf. p. 127), lorsqu'il lui demandera de satisfaire la soif et la
faim que les moines ont de ses paroles. Et c'est au nom de cette affinité
profonde qu'il a avec tous ces individus, qu'il s'enchaîne à
eux, infiniment et indéfiniment, tandis que Marthe et Marie-Madeleine
réapparaissent dans toute la splendeur du jardin merveilleux
où elles ont vécu après son départ, sa femme
étant plus jeune et plus fraîche qu'au moment de sa fuite,
quinze ans plus tôt :
"Le
fond du plateau s'éclaire. A travers les barreaux,
on voit Marie-Madeleine et Marthe. Le décor, derrière
les barreaux, représente le jardin de la scène
finale du premier épisode, "la Fuite" : lumineux,
avec un ciel bleu, végétation, arbres en fleurs,
échelle suspendue au même emplacement, lumière
très intense, bleu profond. Marthe est vêtue
d'une robe claire, Marie-Madeleine en bleu, un oeillet rouge
à la boutonnière. Le vieillissement de son visage
a disparu et elle paraît très jeune."
(Id.,
p. 168).
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