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D'emblée, les deux
Vieux des "Chaises" surprennent par l'orgueil démesuré
dont ils font preuve. Sémiramis, en effet, prend l'exemple de
François Ier pour inciter son mari à ne pas se pencher
par la fenêtre, mais lui s'avoue fatigué de telles comparaisons
qui ne lui suffisent plus. Il a l'habitude d'être mis sur un pied
d'égalité avec les rois, et manifestera à plusieurs
reprises le besoin de dominer sa femme par des injonctions comme : "Bois
ton thé" qu'il répètera trois fois, ou bien : "soyons modestes
contentons nous de peu",
raisons majeures pour clore toute discussion.
Et cependant, malgré ces preuves d'autorité, il se conduit
comme un enfant, se penchant encore plus à la fenêtre lorsque
Sémiramis lui fait des remarques à ce sujet, mais se laissant
traîner à regret, lorsqu'elle le tire par la main. Il provoque
chez elle des réflexes maternels en faisant ce qu'elle n'aime
pas, pour l'obliger à concentrer son attention sur lui et se
sentir l'objet unique de ses préoccupations, et s'asseoit tout
naturellement sur ses genoux. Au seul mot "brisé",
il fond en larmes et fait un caprice à son épouse, parce
qu'elle n'est pas vraiment sa mère :
"-
La Vieille : Peut-être as-tu brisé ta vocation
?
- Le Vieux (il pleure soudain) : Je l'ai
brisée ? Je l'ai cassée ? Ah ! Où es-tu,
maman ?... hi, hi, hi, je suis orphelin. (Il
gémit)... un orphelin, un orpheli...
- La Vieille : Je suis avec toi, que crains-tu ?
- Le Vieux : Non, Sémiramis, ma crotte, tu n'es pas ma
maman..."
(Les Chaises, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 135).
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Ce vieillard n'est jamais
sorti de l'angoisse infantile de la séparation, sa demeure entourée
d'eau de toutes parts et à l'infini n'étant pas sans rappeler
le milieu premier de l'embryon, qu'il recherche. Il regrette, en effet,
amèrement, une séparation dont il se dit responsable,
puisqu'il avouera plus tard avoir abandonné sa mère dans
un fossé, pour aller au bal retrouver celle qui deviendra sa
femme.
Mais ce qui est surtout inquiétant dans le remords où
il s'enferme, c'est qu'il l'a amené à perdre tout contact
avec les hommes, et qu'il est source de séparation :
"- La Vieille
: Tu aurais beaucoup mieux fait de t'entendre comme tout le
monde, avec tout le monde. Tu t'es disputé avec tous
tes amis, avec tous les directeurs, tous les Maréchaux,
avec ton frère."
(Id., p. 137).
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Il se met en colère
lorsque son épouse lui redemande ses explications sur ses disputes,
refuse la responsabilité de ses actes, alors qu'il s'en accuse
au sujet de sa mère :
"- Le Vieux
: Tu vas me mettre en colère, tu vas me mettre en colère.
Na. Bien sûr, c'était sa faute. Il est venu un
soir, il a dit : "Je vous souhaite bonne chance. Je devrais
vous dire le mot qui porte chance, je ne vous le dis pas,
je le pense. Et il riait comme un veau."
(Id., p. 137).
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En somme, le remords qu'il
reconnaît ne vise qu'à le faire plaindre par sa femme,
mais il refuse d'être mis en cause. Le sentiment de culpabilité
l'intéresse seulement dans la mesure où il lui permet
d'attirer l'attention des autres sur sa personne. Il a perdu tous ses
amis par orgueil, estimant qu'ils manquaient de considération
à son égard, alors que Sémiramis le compare à
François Ier, et le comble de louanges et de flatteries. Le tragique est donc dans son attitude infantile, qui le fait s'enfermer dans le
remords de la séparation, en voulant que l'humanité soit
à ses pieds pour réparer sa propre faute, afin qu'il n'y
ait plus aucune brisure. Tous les êtres ne doivent plus exister
que pour lui sans qu'il ait rien à leur donner. C'est pourquoi
il s'est séparé d'eux, chaque fois qu'il s'est aperçu
que la réalité ne correspondait pas à son désir,
plutôt que de remettre son attitude en question, et d'abandonner
son remords. Toute l'histoire des invités qui vont arriver résume
ce désir de faire déplacer l'humanité pour lui,
sans qu'il lui donne rien, puisqu'il se suicidera avant de livrer son
message.
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Sémiramis s'extasie sur ses moindres paroles
et ne voit pas de mal en lui ; si bien qu'elle participe à toutes
ses erreurs, l'accompagne sans le guider, de même que la femme
de Ionesco, telle que l'auteur la décrit dans "Journal
en Miettes" :
En cela, Sémiramis
est différente des héroïnes des dernières
pièces (avant 1971), et notamment
de Marie-Madeleine, qui restera dans son jardin miraculeux sans prendre
part à la fuite de Jean. Mais, comme chez elles, la force
de son amour vient de sa faculté d'oubli et de pardon, alors
que le Vieux se complait dans les souvenirs et les regrets :
Cependant son oubli n'est pas total. Il y a en elle certains griefs
profonds qui constituent un fond de souffrance :
"- La Vieille
: Ah ! cette maison, cette île, je ne peux m'y habituer.
Tout entourée d'eau... De l'eau sous les fenêtres
jusqu'à l'horizon."
(Id., p. 132).
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Et ailleurs, déjà
cité :
"- La Vieille
: Tu aurais beaucoup mieux fait de t'entendre comme tout le
monde avec tout le monde."
(Id., p. 137).
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Ces reproches correspondent
au sentiment qu'elle a de l'incohérence de son mari, qui, souffrant
de la séparation, s'est paradoxalement coupé du monde
entier ; mais elle se heurte à cette contradiction sans chercher
à la comprendre. Sans doute, ces reproches signifient-ils aussi
qu'elle ne peut pas s'habituer à être considérée
comme une mère au lieu d'une épouse (l'eau de l'embryon).
Sa confiance aveugle en lui l'a amenée à tout en accepter,
et à le faire rédiger son message, afin qu'il se réconcilie
avec l'humanité et ne souffre plus. Telle est bien la source
de sa joie, lorsque le Vieux lui apprend que les invités sont
convoqués :
"- La Vieille
: C'est donc vrai, ils vont venir, ce soir ? Tu n'auras plus
envie de pleurer, les savants remplacent les papas et les
mamans."
(Id.,
p. 140).
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Devant les hésitations
de son mari, elle ne veut pas voir que la cause du mal est plus profonde,
qu'il ne suffit pas de parler pour être réconcilié
avec les hommes. En un mot, elle ne veut pas reconnaître qu'il
la trompe, au moment même où il se plaint de s'exprimer
difficilement et où elle croit qu'en parlant il retrouvera tout
ce qu'il avait perdu, puisque, précisément, il a engagé
un orateur pour éviter tout contact avec les autres, et donc
toute possibilité de se racheter :
"- Le Vieux
: Hélas, j'ai tant de mal à m'exprimer, pas
de facilité.
- La Vieille : La facilité vient en commençant,
comme la vie et la mort... il suffit d'être bien décidé.
C'est en parlant qu'on trouve les mots et puis nous, (...)
on trouve peut-être tout, on n'est plus orphelin.
- Le Vieux : Ce n'est pas moi qui parlerai, j'ai engagé
un orateur de métier, il parlera en mon nom, tu verras."
(Id.,
p. 139).
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Sémiramis ne comprend
pas qu'il fuit par dessus tout la réconciliation avec lui-même,
et avec les autres, parce que son remords est devenu sa raison d'être
par laquelle il conserve sa femme à sa dévotion, et qu'il
ne pense qu'à lui sans se soucier le moins du monde de la sauvegarde
de l'humanité.
Mais il s'est autant trompé lui-même qu'il l'a trompée,
il a fini par croire à la grandeur de son destin parmi les hommes,
à la valeur de son message, et son orgueil l'amène au
pied du mur qu'il a dressé, et qu'il a fait miroiter à
sa femme : la révélation à l'univers de son message.
Pourtant, le sentiment douloureux, qu'a Sémiramis, de l'existence
d'un monde trouble et inconnu d'elle chez son époux, la fait
hésiter au dernier moment :
"- La Vieille
: (...) (Silence.) On ne pourrait pas
ajourner la réunion ? Ca ne va pas trop nous fatiguer
?"
(Id.,
p. 140).
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Il est trop tard, le glissement des barques annonce l'arrivée
des invités.
Ainsi, l'action qu'ils ont choisie d'un commun accord, sans toutefois
élucider complètement les mobiles de ce choix, les entraîne
plus vite qu'ils ne le voudraient, tragiquement,
ils n'en sont plus maîtres. Et il semble bien que Sémiramis
soit, elle aussi, victime de pulsions ténébreuses : elles
éclateront lorsqu'elle se transformera en "putain"
de la façon la plus inattendue, ces pulsions nées de toutes
les rancunes qu'elle a accumulées contre son mari sans jamais
les exprimer. Elle ne le pouvait d'ailleurs pas, puisque le Vieux n'acceptait
jamais d'être mis en cause sans se mettre en colère et
se séparer de ceux qui ne le prenaient pas au sérieux.
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L'arrivée des invités invisibles, semble un rêve
par lequel se réalise dans sa totalité le désir
des Vieux, jusqu'à sa finalité secrète qui est
leur propre mort. Mais une telle interprétation n'est pas totalement
cohérente, puisque, si les personnages ne sont pas sensibles
à la vue, ils le sont à l'ouïe par les glissements
de leur barque, leur rire à la fin de la pièce et leurs
coups de sonnette. Ionesco a justement voulu qu'aucune interprétation
rationnelle ne soit possible :
"Une
chose peut empêcher (les spectateurs) de donner une
signification psychologique ou rationnelle, habituelle, médiocre
: que les bruits et les présences impalpables soient
encore là, pour eux spectateurs, même après
le départ des trois personnages visibles, indépendamment
de la "folie des vieux"."
(Notes
et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées",
1966, p. 255-256).
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Le spectateur ne peut pas
comprendre sans oublier des éléments gênants, il
ne peut pas dominer la pièce, y reste soumis, flottant d'une
interprétation à l'autre sans pouvoir s'y tenir. C'est
à une véritable plongée dans l'irrationnel qu'il
est invité, plongée déjà annoncée
du reste, dans "la Cantatrice
chauve" par les coups de sonnette qui résonnent sans
qu'il y ait personne à la porte (cf. ionesco_cantatrice.htm#tra).
La réalité sonore des invités, leur invisibilité
et, malgré tout, leur présence que l'auteur veut le plus
réelle possible, font sentir autre chose. En admettant que les
personnages soient vraiment présents, le vide dont les Vieux
ne s'aperçoivent pas montre que les contacts qu'ils ont avec
leurs hôtes sont faux. Ils croient agir pour l'humanité
et en fait ils ne pensent qu'à eux, en se donnant un lustre qui
les aveugle sur la nullité de leur générosité.
Ce qu'ils ont à dire à leurs invités n'aura pas
plus d'influence sur eux que sur des chaises vides. L'absence peut alors
exprimer l'impossibilité d'une communication réelle entre
des êtres que l'orgueil meut. Ionesco a d'ailleurs dit dans "Notes
et Contre-notes" que les Vieux auraient pu être invisibles
et la foule visible, mais le mieux aurait été que tout
soit invisible, ce qui revenait à mettre le spectateur face au
vide, c'est à dire, face aux contacts réels qu'il a avec
la pièce et l'auteur dans la mesure où il désire
comprendre cette oeuvre, c'est à dire, échapper à
son emprise, et où il prend son auteur pour un imbécile,
s'il ne parvient pas à la saisir par l'esprit.
Ainsi, le spectateur semble écouter les acteurs, mais en réalité,
il n'écoute que lui, il y a incommunication entre lui et les
Vieux, et seulement illusion de présence. C'est l'illusion que
Ionesco voudrait supprimer :
L'auteur, pour être
logique avec lui-même, devrait mettre au théâtre
le spectateur face à lui-même, mais il ne le peut pas car
celui-ci sortirait. Il se heurte à l'incapacité de l'homme tragique de rester seul dans une
chambre, incapacité déjà dénoncée
par Pascal.
|
|
Quelque soit la signification de cette arrivée de personnages
invisibles, toujours est-il qu'elle comble le désir des Vieux,
et satisfait leurs pulsions irrationnelles. Il paraît très
intéressant de l'envisager dans cette optique.
En effet, tout se passe bien à l'arrivée de la dame invisible.
Le parfait accord dans les réactions des deux époux donne
une impression de dignité et de respectabilité, réalisant
un rêve de vie mondaine où les relation entre les personnes
semblent ne causer aucune difficulté. Mais à l'arrivée
du colonel se réveille l'agressivité du Vieux, qui a toujours
tendance à métamorphoser sa fonction de Maréchal
des logis, en celle évidemment plus facile à énoncer
de Maréchal, tout simplement :
Tout homme qui a réussi
là où il a échoué est un ennemi vis-à-vis
duquel son orgueil le contraint à adopter une attitude défensive.
Du reste, en faisant déplacer pour lui le colonel, il réalise
son désir d'être supérieur à ses supérieurs,
il devient vraiment le maréchal.
Mais cette victoire ne lui suffit pas, de même qu'elle ne suffit
pas à sa femme qui participe à son orgueil. La scène
invisible qui se déroule entre la dame et le colonel suscite
une réaction violente de la part des deux époux ; réaction
trouble, car elle sert le désir du Vieux, qui tire parti de l'occasion
pour montrer qu'il est meilleur que le colonel :
"- Le Vieux, avec violence : Un héros doit
aussi être poli s'il veut être un héros
complet !"
(Id.,
p. 145).
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Après avoir fait étalage
de ses prouesses militaires, il dégrade donc la bravoure du colonel
au nom d'un manque de civilité, que, lui, il possède.
Mais les deux Vieux sont impuissants, ils ont beau tirer le colonel
par la manche, lui faire des remontrances, la scène se déroule
imperturbablement. Ces personnages invisibles ont tout de la création
chimérique qu'il est impossible de maîtriser, et qui s'obstine
à présenter un masque grimaçant, alors même
que le rêveur cherche un visage souriant. Néanmoins, l'agressivité
qui a dressé le Vieux contre le colonel dès son arrivée
explique que ce dernier le déçoive. L'imagination du vieux
est au service de ses pulsions secrètes qui le poussent à
dégrader tout ce qui est supérieur à lui ; mais,
déjà, ces pulsions sont plus fortes que lui, et échappent
à son contrôle. La séparation, la brisure sont donc
au sein même du désir de réconciliation avec l'humanité
que satisfait la venue des hôtes. Le mal est dans le désir,
personne ne peut lui apporter de solution, si ce n'est l'être
même qu'habite ce désir.
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Désormais, le ver de la séparation s'enfonce sournoisement
dans l'amour des Vieux. Le couple, qui a toujours été,
jusqu'à présent, un, dans ses réactions de politesse
ou de colère, va se désunir à l'arrivée
de la Belle, la femme aimée que le Vieux n'attendait plus, un
de ces souvenirs sur lesquels il s'est refermé, et qui l'ont
fait relèguer sa femme au rang de mère :
"- Le Vieux
: Sémiramis, c'est la belle, tu sais la belle... (...)
une amie d'enfance, je t'en ai souvent parlé... et
son mari."
(Id.,
p. 149).
|
Il n'a aucune pitié
pour sa femme qui, aussitôt, se tourne vers le mari de la Belle,
le photograveur :
"- La Vieille, fait la révérence : Il
présente bien, ma foi. Il a belle allure. Bonjour Madame.
Bonjour Monsieur."
(Id.,
p. 149).
|
Elle le
prend tout de suite pour un docteur, c'est à dire pour le seul
être qui puisse apporter un soulagement à la souffrance
qui la ronge, sous le couvert des relations sociales. Désormais,
les deux Vieux se tournent le dos pour s'adresser chacun au néant
des chaises. Le tragique est très
sensible dans ce geste significatif : l'orgueil et la jalousie aveuglent
les deux époux, les ferment l'un à l'autre, en les détournant
sur des chimères qu'ils leur font prendre pour des réalités,
leur montrant des individus, là où le spectateur ne voit
que du mobilier. Mais, peut-être aussi que le spectateur entend
des glissements, des coups de sonnette et des rires, là où
il n'y a rien du tout, et que, dans ce cas, sa relation au théâtre
est chimérique parce que fondée sur des pulsions inavouées.
En se fermant sur ses remords, ses souvenirs, ses regrets, le Vieux
a cru plier la vie à son désir, trouver la solution de
la séparation, comme l'indiquent les paroles qu'il adresse à
la Belle :
"- Le Vieux
: Je vous aimais, il y a cent ans... Il y a en vous un tel
changement... Il n'y a en vous aucun changement... Je vous
aimais, je vous aime."
(Id.,
p. 150).
|
Anéantissant le temps,
il abolit la coupure des années, et retrouve les sentiments d'autrefois
pour un phantasme, oubliant celle qui vit avec lui depuis soixante-quinze
ans. Son orgueil le dupe en lui faisant croire qu'il est capable de
générosité, d'amour, sans s'apercevoir qu'il n'éprouve
cet amour que pour le produit de son imagination, pour ce qui vient
de lui, et que ce sentiment n'est plus que de l'amour-propre. A cette
femme aimée, il n'est capable de parler que de lui, de sa "pauvre
vie de Maréchal des logis", de sa "vie intérieure",
de ses "préoccupations d'un ordre supérieur",
sur un ton pleurnichant indiquant à quel point il est imbu de
sa personne et inconscient de l'existence des autres. La
source de la brisure se trouve dans la façon du Vieux d'envisager
la vie. En choisissant la vie de l'imagination, de la satisfaction du
désir, pour retrouver ce qu'il a perdu, il s'éloigne davantage
de la réalité, la perd encore plus, et est victime d'une
illusion. Mais pourquoi choisit-il le désir qui l'entraîne
vers un destin tragique ? C'est
ce qu'approfondiront les pièces suivantes, à commencer
par "Victimes du Devoir".
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Tournant le dos à sa femme, il ne se rend pas compte qu'en
l'abandonnant, il la livre au pouvoir des forces tumultueuses qu'elle
a toujours refoulées, tant qu'il ne lui échappait pas. Une telle conduite annonce celle
de Joséphine dans "le Piéton de l'Air" : elle
est la proie des plus folles angoisses, lorsque Bérenger n'est
plus avec elle. La disproportion entre les paroles du Vieux et
la conduite de sa femme touche au grotesque : Tandis qu'il chante
les louanges de sa noble compagne Sémiramis, celle-ci est en
train de faire des démonstrations érotiques de "vieille
putain" au photograveur. Et pourtant, elle ne paraît jamais
avoir été le personnage qu'elle affiche, dira n'avoir
jamais trompé son mari, et aura honte de son comportement.
Il semble qu'il y ait là une revanche des puissances obscures
de son être contre la duperie de sa vie. Tout ce qu'il y a de
plus obscurément bestial en elle se déchaîne,
lorsque l'amour maternel auquel elle s'est résignée
pour le Vieux, n'a plus lieu d'être. Sa révolte est celle
de la femme qui n'a jamais su ce que signifiait être épouse
et véritablement mère, et qui a été reléguée
à un rang ambigu, sans que rien ne lui soit jamais donné.
Car, dans son égarement, sa seule préoccupation est
d'ordre maternel :
"- La
Vieille : Vous croyez vraiment, vraiment, que l'on peut
avoir des enfants à tout âge ? des enfants
de tout âge ?"
(Id.,
p. 152).
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Sans doute la dernière
précision est-elle une allusion à son époux dont
elle dira ensuite n'être "que sa pauvre maman", allusion
témoignant de la profonde méconnaissance où l'a
laissée son mari à ce sujet. Lorsqu'elle sera un peu
calmée, elle parlera d'un enfant qu'ils ont eu et qui les a
quittés à l'âge de sept ans, parce qu'ils tuaient
les oiseaux. Le vieux dira par contre qu'ils n'ont jamais pu avoir
d'enfant et enchaînera sur son remords d'avoir laissé
mourir sa mère, montrant assez que le seul fils qui l'intéresse,
c'est lui :
"- Le
Vieux : Hélas, non... non... nous n'avons pas eu
d'enfant... j'aurais bien voulu avoir un fils... Sémiramis
aussi... nous avons tout fait... ma pauvre Sémiramis,
elle qui est si maternelle. Peut-être ne le fallait-il
pas. Moi-même, j'ai été un fils ingrat...
Ah ! la douleur, des regrets, des remords, il n'y a que
ça, il ne nous reste que ça."
(Id.,
p. 153).
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Cet égocentrisme
laisse deviner qu'ils n'ont jamais eu d'enfant, qu'il a été
incapable d'en donner à sa femme, voulant l'avoir toute à
lui et prendre en elle la place d'un fils. Quant à Sémiramis,
elle est poussée à noircir cet enfant qu'elle n'a pas
eu, au profit de son mari, dont elle fait un fils modèle :
"- La
Vieille : Ne lui en parlez pas à mon mari. Lui qui
aimait tellement ses parents. Il ne les a pas quittés
un instant. Il les a soignés, choyés... Ils
sont morts dans ses bras, en lui disant : Tu as été
un fils parfait. Dieu sera bon pour toi."
(Id.,
p. 154).
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Mais cet enfant qui est
parti en criant : "Papa, Maman, je ne vous reverrai pas..." (Les
Chaises, p. 154), et dont elle sait qu'il est maintenant un "bon
mari", n'est-ce pas l'époux qu'elle regrette inconsciemment
de ne pas avoir eu, n'est-ce pas leur amour disparu, qui subsiste
en elle à l'état de rêve refoulé, un rêve
dont elle ne veut pas faire part au Vieux, puisqu'il n'accepte jamais
d'être mis en question ? Avec ce problème
des enfants qui les hante tous deux au point d'en parler au premier
venu, ils se heurtent à un mur qui est peut-être l'élément
central de la pièce, autour duquel ils tournaient depuis le
début : ce mur, c'est l'égocentrisme phénoménal
du Vieux qui l'a empêché de ne jamais rien donner, et
l'a fait tout désirer pour soi ; il est à la source
de l'invasion des invités, et de son aboutissement dans la
mort par le suicide, l'égocentrisme est donc au centre du tragique de la pièce. Il n'est pas étonnant que la conversation
s'enlise à ce point de la progression (p.
154-155), car
il est impossible à Sémiramis de percer ce mur, sans
pénétrer dans la ténébreuse agressivité
du Vieux.
Le remords constitue en quelque sorte le ciment de ce mur, ciment
qui a permis au mari de s'y enfermer. Mais les propos adressés
à la Belle laissent sentir les pulsions orgueilleuses qui se
camouflent derrière lui :
"- Le
Vieux : Je sais, je sais, les fils toujours, abandonnent
leur mère, tuent plus ou moins leur père...
La vie est comme cela... mais moi, j'en souffre... les autres,
pas..."
(Id.,
p. 154.)
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Le silence de Sémiramis sur son insatisfaction profonde, et l'enlisement
de la conversation qui s'ensuit, ne suffisent pas à contenir
les puissances obscures qui se sont déjà concrétisées
avec l'arrivée des premiers personnages invisibles. Plus personne
n'est désormais capable de maîtriser le processus tragique qui leur échappe de plus en plus.
Sémiramis d'abord étonnée, puis ahurie devant cette
multitude, répète la même question, toujours plus
pressante et angoissée, à laquelle elle n'obtient pas
de réponse : "Qui sont tous ces gens là ?" Pas
plus que son mari, elle ne reconnaît cette cohue qu'elle l'a poussé
à inviter. Et lorsqu'elle leur demande s'ils ne sont tout de
même pas des sauvages, elle sent confusément en eux un
pouvoir mauvais. Elle n'a pas voulu cela, la situation lui échappe,
le néant de ses chimères l'écrase. Le Vieux, de
même devient nerveux, commande à Sémiramis d'aller
chercher des chaises, mais est dominé par les évènements,
trébuche, se rattrape. Cette foule, produit de leur désir,
préfigurant le cadavre qui grandira
entre Amédée et sa femme, va réussir à
séparer totalement les deux époux sous sa pression, jusqu'à
ce qu'ils se retrouvent très loin de l'autre et ne se voient
plus, acculés chacun à une fenêtre lorsque le tumulte
des arrivées aura ralenti.
Prenant conscience de cette séparation qui va à l'encontre
de ce qu'ils désiraient, ils ont peur :
"- La Vieille
: Mon chéri, j'ai peur, nous sommes bien loin l'un
de l'autre... A notre âge nous devrions faire attention."
"- Le Vieux : Où es-tu ? Où es-tu Sémiramis
?"
(Id., p. 164).
|
Mais l'angoisse de la séparation
n'a plus longtemps prise sur lui, dès qu'il l'a située,
il est rassuré et reprend son aplomb :
"- Le Vieux : Ah !... je viens de t'apercevoir... Oh
! On se reverra, ne crains rien, je suis avec des amis. (Aux
amis) Que je suis content de vous serrer la main...
Mais oui, je crois au progrès."
(Id., p. 164).
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Il ne prend pas plus garde
à l'appel de sa femme qu'à celui de sa mère, lorsqu'elle
le suppliait de ne pas la laisser mourir seule dans un fossé.
Une nouvelle fois, son désir d'être le centre du monde
est le plus fort, il l'aveugle en lui faisant faire la roue, au milieu
des chimères qu'il a engendrées.
Sémiramis, qui, complètement perdue, ne pensait plus qu'au
tricot de son mari depuis que les évènements se précipitaient
retrouve les sentiments maternels qu'elle a toujours éprouvés
pour lui. Elle a beau essayer d'être forte, elle ne peut pas se
dissimuler sa peur irraisonnée :
"- La Vieille
: Ca va merci... Quel mauvais temps ! Comme il fait beau ! (A part) J'ai peur quand même.
Qu'est-ce que je fais là ?... (Elle
crie) Mon chou ! Mon chou !"
(Id., p. 164).
|
Puis, "accaparée
par des amis", elle se jettera dans la conversation, éclatera
de rire, mais, peu à peu, s'inquiètera de nouveau de son
époux et se fera l'écho de sa voix, se dépouillant
de toute personnalité, poussée à s'abandonner au
pouvoir de son cher seigneur. Elle attend le départ de la foule,
toujours dupe de sa confiance aveugle en son mari, qu'elle croit maître
de la situation (puisqu'elle n'a jamais voulu reconnaître le fond
trouble par lequel il la trompait et se trompait lui-même), d'autant
plus maître qu'il est triomphant comme Jupiter au sommet de l'Olympe
:
"- Le Vieux
: Obéissez-moi !...
- La Vieille (écho) : Obéissez-lui
!...
- Le Vieux : Car j'ai la certitude absolue !...
- La Vieille (écho) : Il a la
certitude absolue !...
- Le Vieux : Jamais...
- La Vieille (écho) : Au grand
jamais..."
(Id., p. 166-167).
|
La démesure des puissances tumultueuses libère donc le
Vieux des complexes derrière lesquels elles se dissimulaient,
en l'aveuglant sur la séparation irrémédiable qu'elle
entraîne entre les deux époux, identique à celle
du fils et de la mère, source du remords de sa vie. Lorsqu'elle
arrive à son point culminant, au moment où l'orgueil des
deux Vieux ne connaît plus de limite, la porte s'ouvre dans un
grand fracas sur du vide, et la lumière, elle aussi froide et
vide, envahit la pièce par la porte et les fenêtres avec
un maximum d'intensité : L'empereur est là. La satisfaction
du désir est totale, l'humanité entière s'est déplacée
pour le vieillard. Lui qui s'est coupé de tout le monde par orgueil,
croit trouver dans son orgueil même la solution de son échec,
sans avoir à en sortir. Mais cette dernière entrée,
qui l'oblige à ne plus rien pouvoir désirer, le précipite
dans la boue, où il prend plaisir à se vautrer bestialement
:
"- Le Vieux
: Votre serviteur, votre esclave, votre chien, haouh, haouh,
votre chien, Majesté..."
(Id., p. 168).
|
Les forces qui le dominent
le roulent dans l'impur, en lui faisant perdre tout sentiment humain.
Les gens qu'il a faits venir s'interposent entre lui et l'empereur et
il cherche à les faire disparaître. Son désir le
pousse à anéantir les premiers fruits de son désir,
comme un animal qui se mord la queue, ou comme le bûcheron qui
scierait avant lui la dernière branche à laquelle il est
parvenu. Au comble de l'émotion, il ne sait plus exprimer sa
gratitude, patauge, et se dévoile sans fard avec sa manie de
la persécution, dans un degré d'excitation confinant à
la folie :
"- Le Vieux
: Mais eux n'avaient pas pitié. Je donnais un coup
d'épingle, ils me frappaient à coups de massue,
à coups de couteau, à coups de canon, ils me
broyaient les os..."
(Id., p. 171).
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Il s'essoufle, s'épuise
à parler, s'enlise encore une fois. Son seul espoir est l'orateur.
Un crescendo dramatique annonce sa venue, chacun des deux Vieux répétant
"il viendra", "il vient", "il est là",
jusqu'à ce qu'enfin ils s'écrient : "Le voilà".
Tout mouvement s'arrête, dans l'attente de son apparition, apparition
de l'être suprême, produit réel de toute la vie du
couple, le seul être que le Vieux ait réussi à engendrer,
et devant lequel il sera en extase, estimant qu'"aucun homme de
son vivant ne peut espérer plus" (p. 174).
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En fait, cet orateur incarne l'illusion fondamentale de leur existence,
nourrie de leur orgueil, qui les a amenés précisément
où ils se trouvent, et continue de les duper, puisqu'ils sont
en admiration devant lui. Ils ne s'aperçoivent pas de son apparence
irréelle, voulue par l'auteur, qui l'assimile à un mirage,
alors que les personnages invisibles (c'est à dire l'expression
des pulsions qui aboutissent finalement à la création
de ce semblant d'être) doivent avoir le plus de réalité
possible. L'orateur glisse le long des murs avec un air cabotin, suffisant.
Il agit en automate, en marionnette, dont on tire les ficelles. Lorsqu'arrivera
pour lui le moment de remplir ses fonctions, il s'avèrera incapable
d'exprimer quoique ce soit, car il est sourd et muet. A l'image du Vieux,
il ne peut rien donner aux autres, et la suffisance qui le gonfle trahit
la réalité profonde de celui qui l'employé.
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