SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).






.

II.- REVOLTE CONTRE
LA CONDITION HUMAINE





1.- Révolte contre la séparation :

LES CHAISES








DESIR D'ETRE LE CENTRE DU MONDE
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Aveuglement des Vieux
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D'emblée, les deux Vieux des "Chaises" surprennent par l'orgueil démesuré dont ils font preuve. Sémiramis, en effet, prend l'exemple de François Ier pour inciter son mari à ne pas se pencher par la fenêtre, mais lui s'avoue fatigué de telles comparaisons qui ne lui suffisent plus. Il a l'habitude d'être mis sur un pied d'égalité avec les rois, et manifestera à plusieurs reprises le besoin de dominer sa femme par des injonctions comme : "Bois ton thé" qu'il répètera trois fois, ou bien : "soyons modestes contentons nous de peu", raisons majeures pour clore toute discussion.

Et cependant, malgré ces preuves d'autorité, il se conduit comme un enfant, se penchant encore plus à la fenêtre lorsque Sémiramis lui fait des remarques à ce sujet, mais se laissant traîner à regret, lorsqu'elle le tire par la main. Il provoque chez elle des réflexes maternels en faisant ce qu'elle n'aime pas, pour l'obliger à concentrer son attention sur lui et se sentir l'objet unique de ses préoccupations, et s'asseoit tout naturellement sur ses genoux. Au seul mot "brisé", il fond en larmes et fait un caprice à son épouse, parce qu'elle n'est pas vraiment sa mère :
"- La Vieille : Peut-être as-tu brisé ta vocation ?
- Le Vieux (il pleure soudain) : Je l'ai brisée ? Je l'ai cassée ? Ah ! Où es-tu, maman ?... hi, hi, hi, je suis orphelin. (Il gémit)... un orphelin, un orpheli...
- La Vieille : Je suis avec toi, que crains-tu ?
- Le Vieux : Non, Sémiramis, ma crotte, tu n'es pas ma maman..."
(Les Chaises,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 135).
Ce vieillard n'est jamais sorti de l'angoisse infantile de la séparation, sa demeure entourée d'eau de toutes parts et à l'infini n'étant pas sans rappeler le milieu premier de l'embryon, qu'il recherche. Il regrette, en effet, amèrement, une séparation dont il se dit responsable, puisqu'il avouera plus tard avoir abandonné sa mère dans un fossé, pour aller au bal retrouver celle qui deviendra sa femme.

Mais ce qui est surtout inquiétant dans le remords où il s'enferme, c'est qu'il l'a amené à perdre tout contact avec les hommes, et qu'il est source de séparation :

"- La Vieille : Tu aurais beaucoup mieux fait de t'entendre comme tout le monde, avec tout le monde. Tu t'es disputé avec tous tes amis, avec tous les directeurs, tous les Maréchaux, avec ton frère."
(Id., p. 137).

Il se met en colère lorsque son épouse lui redemande ses explications sur ses disputes, refuse la responsabilité de ses actes, alors qu'il s'en accuse au sujet de sa mère :

"- Le Vieux : Tu vas me mettre en colère, tu vas me mettre en colère. Na. Bien sûr, c'était sa faute. Il est venu un soir, il a dit : "Je vous souhaite bonne chance. Je devrais vous dire le mot qui porte chance, je ne vous le dis pas, je le pense. Et il riait comme un veau."
(Id., p. 137).

En somme, le remords qu'il reconnaît ne vise qu'à le faire plaindre par sa femme, mais il refuse d'être mis en cause. Le sentiment de culpabilité l'intéresse seulement dans la mesure où il lui permet d'attirer l'attention des autres sur sa personne. Il a perdu tous ses amis par orgueil, estimant qu'ils manquaient de considération à son égard, alors que Sémiramis le compare à François Ier, et le comble de louanges et de flatteries. Le tragique est donc dans son attitude infantile, qui le fait s'enfermer dans le remords de la séparation, en voulant que l'humanité soit à ses pieds pour réparer sa propre faute, afin qu'il n'y ait plus aucune brisure. Tous les êtres ne doivent plus exister que pour lui sans qu'il ait rien à leur donner. C'est pourquoi il s'est séparé d'eux, chaque fois qu'il s'est aperçu que la réalité ne correspondait pas à son désir, plutôt que de remettre son attitude en question, et d'abandonner son remords. Toute l'histoire des invités qui vont arriver résume ce désir de faire déplacer l'humanité pour lui, sans qu'il lui donne rien, puisqu'il se suicidera avant de livrer son message.





Sémiramis s'extasie sur ses moindres paroles et ne voit pas de mal en lui ; si bien qu'elle participe à toutes ses erreurs, l'accompagne sans le guider, de même que la femme de Ionesco, telle que l'auteur la décrit dans "Journal en Miettes" :

"Elle ne veut pas me conduire, elle m'accompagne, s'efforçant simplement d'empêcher que je m'égare. D'empêcher ce qu'elle croit être m'égarer."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 105).

En cela, Sémiramis est différente des héroïnes des dernières pièces (avant 1971), et notamment de Marie-Madeleine, qui restera dans son jardin miraculeux sans prendre part à la fuite de Jean. Mais, comme chez elles, la force de son amour vient de sa faculté d'oubli et de pardon, alors que le Vieux se complait dans les souvenirs et les regrets :

"C'est comme si j'oubliais, tout de suite... J'ai l'esprit neuf tous les soirs..." (Les Chaises, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 133).


Cependant son oubli n'est pas total. Il y a en elle certains griefs profonds qui constituent un fond de souffrance :

"- La Vieille : Ah ! cette maison, cette île, je ne peux m'y habituer. Tout entourée d'eau... De l'eau sous les fenêtres jusqu'à l'horizon."
(Id., p. 132).

Et ailleurs, déjà cité :

"- La Vieille : Tu aurais beaucoup mieux fait de t'entendre comme tout le monde avec tout le monde."
(Id., p. 137).

Ces reproches correspondent au sentiment qu'elle a de l'incohérence de son mari, qui, souffrant de la séparation, s'est paradoxalement coupé du monde entier ; mais elle se heurte à cette contradiction sans chercher à la comprendre. Sans doute, ces reproches signifient-ils aussi qu'elle ne peut pas s'habituer à être considérée comme une mère au lieu d'une épouse (l'eau de l'embryon).

Sa confiance aveugle en lui l'a amenée à tout en accepter, et à le faire rédiger son message, afin qu'il se réconcilie avec l'humanité et ne souffre plus. Telle est bien la source de sa joie, lorsque le Vieux lui apprend que les invités sont convoqués :

"- La Vieille : C'est donc vrai, ils vont venir, ce soir ? Tu n'auras plus envie de pleurer, les savants remplacent les papas et les mamans."
(Id., p. 140).

Devant les hésitations de son mari, elle ne veut pas voir que la cause du mal est plus profonde, qu'il ne suffit pas de parler pour être réconcilié avec les hommes. En un mot, elle ne veut pas reconnaître qu'il la trompe, au moment même où il se plaint de s'exprimer difficilement et où elle croit qu'en parlant il retrouvera tout ce qu'il avait perdu, puisque, précisément, il a engagé un orateur pour éviter tout contact avec les autres, et donc toute possibilité de se racheter :

"- Le Vieux : Hélas, j'ai tant de mal à m'exprimer, pas de facilité.
- La Vieille : La facilité vient en commençant, comme la vie et la mort... il suffit d'être bien décidé. C'est en parlant qu'on trouve les mots et puis nous, (...) on trouve peut-être tout, on n'est plus orphelin.
- Le Vieux : Ce n'est pas moi qui parlerai, j'ai engagé un orateur de métier, il parlera en mon nom, tu verras."
(Id., p. 139).

Sémiramis ne comprend pas qu'il fuit par dessus tout la réconciliation avec lui-même, et avec les autres, parce que son remords est devenu sa raison d'être par laquelle il conserve sa femme à sa dévotion, et qu'il ne pense qu'à lui sans se soucier le moins du monde de la sauvegarde de l'humanité.

Mais il s'est autant trompé lui-même qu'il l'a trompée, il a fini par croire à la grandeur de son destin parmi les hommes, à la valeur de son message, et son orgueil l'amène au pied du mur qu'il a dressé, et qu'il a fait miroiter à sa femme : la révélation à l'univers de son message. Pourtant, le sentiment douloureux, qu'a Sémiramis, de l'existence d'un monde trouble et inconnu d'elle chez son époux, la fait hésiter au dernier moment :

"- La Vieille : (...) (Silence.) On ne pourrait pas ajourner la réunion ? Ca ne va pas trop nous fatiguer ?"
(Id., p. 140).


Il est trop tard, le glissement des barques annonce l'arrivée des invités.

Ainsi, l'action qu'ils ont choisie d'un commun accord, sans toutefois élucider complètement les mobiles de ce choix, les entraîne plus vite qu'ils ne le voudraient, tragiquement, ils n'en sont plus maîtres. Et il semble bien que Sémiramis soit, elle aussi, victime de pulsions ténébreuses : elles éclateront lorsqu'elle se transformera en "putain" de la façon la plus inattendue, ces pulsions nées de toutes les rancunes qu'elle a accumulées contre son mari sans jamais les exprimer. Elle ne le pouvait d'ailleurs pas, puisque le Vieux n'acceptait jamais d'être mis en cause sans se mettre en colère et se séparer de ceux qui ne le prenaient pas au sérieux.







ARRIVEE DES INVITES CONNUS
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Incompréhensibilité
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L'arrivée des invités invisibles, semble un rêve par lequel se réalise dans sa totalité le désir des Vieux, jusqu'à sa finalité secrète qui est leur propre mort. Mais une telle interprétation n'est pas totalement cohérente, puisque, si les personnages ne sont pas sensibles à la vue, ils le sont à l'ouïe par les glissements de leur barque, leur rire à la fin de la pièce et leurs coups de sonnette. Ionesco a justement voulu qu'aucune interprétation rationnelle ne soit possible :

"Une chose peut empêcher (les spectateurs) de donner une signification psychologique ou rationnelle, habituelle, médiocre : que les bruits et les présences impalpables soient encore là, pour eux spectateurs, même après le départ des trois personnages visibles, indépendamment de la "folie des vieux"."
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 255-256).

Le spectateur ne peut pas comprendre sans oublier des éléments gênants, il ne peut pas dominer la pièce, y reste soumis, flottant d'une interprétation à l'autre sans pouvoir s'y tenir. C'est à une véritable plongée dans l'irrationnel qu'il est invité, plongée déjà annoncée du reste, dans "la Cantatrice chauve" par les coups de sonnette qui résonnent sans qu'il y ait personne à la porte (cf. ionesco_cantatrice.htm#tra).

La réalité sonore des invités, leur invisibilité et, malgré tout, leur présence que l'auteur veut le plus réelle possible, font sentir autre chose. En admettant que les personnages soient vraiment présents, le vide dont les Vieux ne s'aperçoivent pas montre que les contacts qu'ils ont avec leurs hôtes sont faux. Ils croient agir pour l'humanité et en fait ils ne pensent qu'à eux, en se donnant un lustre qui les aveugle sur la nullité de leur générosité. Ce qu'ils ont à dire à leurs invités n'aura pas plus d'influence sur eux que sur des chaises vides. L'absence peut alors exprimer l'impossibilité d'une communication réelle entre des êtres que l'orgueil meut. Ionesco a d'ailleurs dit dans "Notes et Contre-notes" que les Vieux auraient pu être invisibles et la foule visible, mais le mieux aurait été que tout soit invisible, ce qui revenait à mettre le spectateur face au vide, c'est à dire, face aux contacts réels qu'il a avec la pièce et l'auteur dans la mesure où il désire comprendre cette oeuvre, c'est à dire, échapper à son emprise, et où il prend son auteur pour un imbécile, s'il ne parvient pas à la saisir par l'esprit.

Ainsi, le spectateur semble écouter les acteurs, mais en réalité, il n'écoute que lui, il y a incommunication entre lui et les Vieux, et seulement illusion de présence. C'est l'illusion que Ionesco voudrait supprimer :

"On aurait très bien pu prendre la pièce par un autre bout et faire apparaître quelques-uns des invités seulement, sans l'orateur, sans les hôtes. Mais pourquoi doit-on faire voir quelqu'un ? On est bien obligé, il faut bien faire voir quelque chose sur une scène."
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 268).

L'auteur, pour être logique avec lui-même, devrait mettre au théâtre le spectateur face à lui-même, mais il ne le peut pas car celui-ci sortirait. Il se heurte à l'incapacité de l'homme tragique de rester seul dans une chambre, incapacité déjà dénoncée par Pascal.


Satisfaction du désir
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Quelque soit la signification de cette arrivée de personnages invisibles, toujours est-il qu'elle comble le désir des Vieux, et satisfait leurs pulsions irrationnelles. Il paraît très intéressant de l'envisager dans cette optique.

En effet, tout se passe bien à l'arrivée de la dame invisible. Le parfait accord dans les réactions des deux époux donne une impression de dignité et de respectabilité, réalisant un rêve de vie mondaine où les relation entre les personnes semblent ne causer aucune difficulté. Mais à l'arrivée du colonel se réveille l'agressivité du Vieux, qui a toujours tendance à métamorphoser sa fonction de Maréchal des logis, en celle évidemment plus facile à énoncer de Maréchal, tout simplement :

"- Le Vieux : Sans fausse modestie, je me permets de vous avouer que je ne me sens pas indigne de votre visite ! Fier, oui... indigne, non !... "
(Les Chaises, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 145).

Tout homme qui a réussi là où il a échoué est un ennemi vis-à-vis duquel son orgueil le contraint à adopter une attitude défensive. Du reste, en faisant déplacer pour lui le colonel, il réalise son désir d'être supérieur à ses supérieurs, il devient vraiment le maréchal.

Mais cette victoire ne lui suffit pas, de même qu'elle ne suffit pas à sa femme qui participe à son orgueil. La scène invisible qui se déroule entre la dame et le colonel suscite une réaction violente de la part des deux époux ; réaction trouble, car elle sert le désir du Vieux, qui tire parti de l'occasion pour montrer qu'il est meilleur que le colonel :

"- Le Vieux, avec violence : Un héros doit aussi être poli s'il veut être un héros complet !"
(Id., p. 145).

Après avoir fait étalage de ses prouesses militaires, il dégrade donc la bravoure du colonel au nom d'un manque de civilité, que, lui, il possède. Mais les deux Vieux sont impuissants, ils ont beau tirer le colonel par la manche, lui faire des remontrances, la scène se déroule imperturbablement. Ces personnages invisibles ont tout de la création chimérique qu'il est impossible de maîtriser, et qui s'obstine à présenter un masque grimaçant, alors même que le rêveur cherche un visage souriant. Néanmoins, l'agressivité qui a dressé le Vieux contre le colonel dès son arrivée explique que ce dernier le déçoive. L'imagination du vieux est au service de ses pulsions secrètes qui le poussent à dégrader tout ce qui est supérieur à lui ; mais, déjà, ces pulsions sont plus fortes que lui, et échappent à son contrôle. La séparation, la brisure sont donc au sein même du désir de réconciliation avec l'humanité que satisfait la venue des hôtes. Le mal est dans le désir, personne ne peut lui apporter de solution, si ce n'est l'être même qu'habite ce désir.


Insatisfaction fondamentale de Sémiramis
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Désormais, le ver de la séparation s'enfonce sournoisement dans l'amour des Vieux. Le couple, qui a toujours été, jusqu'à présent, un, dans ses réactions de politesse ou de colère, va se désunir à l'arrivée de la Belle, la femme aimée que le Vieux n'attendait plus, un de ces souvenirs sur lesquels il s'est refermé, et qui l'ont fait relèguer sa femme au rang de mère :

"- Le Vieux : Sémiramis, c'est la belle, tu sais la belle... (...) une amie d'enfance, je t'en ai souvent parlé... et son mari."
(Id., p. 149).

Il n'a aucune pitié pour sa femme qui, aussitôt, se tourne vers le mari de la Belle, le photograveur :

"- La Vieille, fait la révérence : Il présente bien, ma foi. Il a belle allure. Bonjour Madame. Bonjour Monsieur."
(Id., p. 149).

Elle le prend tout de suite pour un docteur, c'est à dire pour le seul être qui puisse apporter un soulagement à la souffrance qui la ronge, sous le couvert des relations sociales. Désormais, les deux Vieux se tournent le dos pour s'adresser chacun au néant des chaises. Le tragique est très sensible dans ce geste significatif : l'orgueil et la jalousie aveuglent les deux époux, les ferment l'un à l'autre, en les détournant sur des chimères qu'ils leur font prendre pour des réalités, leur montrant des individus, là où le spectateur ne voit que du mobilier. Mais, peut-être aussi que le spectateur entend des glissements, des coups de sonnette et des rires, là où il n'y a rien du tout, et que, dans ce cas, sa relation au théâtre est chimérique parce que fondée sur des pulsions inavouées.

En se fermant sur ses remords, ses souvenirs, ses regrets, le Vieux a cru plier la vie à son désir, trouver la solution de la séparation, comme l'indiquent les paroles qu'il adresse à la Belle :

"- Le Vieux : Je vous aimais, il y a cent ans... Il y a en vous un tel changement... Il n'y a en vous aucun changement... Je vous aimais, je vous aime."
(Id., p. 150).

Anéantissant le temps, il abolit la coupure des années, et retrouve les sentiments d'autrefois pour un phantasme, oubliant celle qui vit avec lui depuis soixante-quinze ans. Son orgueil le dupe en lui faisant croire qu'il est capable de générosité, d'amour, sans s'apercevoir qu'il n'éprouve cet amour que pour le produit de son imagination, pour ce qui vient de lui, et que ce sentiment n'est plus que de l'amour-propre. A cette femme aimée, il n'est capable de parler que de lui, de sa "pauvre vie de Maréchal des logis", de sa "vie intérieure", de ses "préoccupations d'un ordre supérieur", sur un ton pleurnichant indiquant à quel point il est imbu de sa personne et inconscient de l'existence des autres. La source de la brisure se trouve dans la façon du Vieux d'envisager la vie. En choisissant la vie de l'imagination, de la satisfaction du désir, pour retrouver ce qu'il a perdu, il s'éloigne davantage de la réalité, la perd encore plus, et est victime d'une illusion. Mais pourquoi choisit-il le désir qui l'entraîne vers un destin tragique ? C'est ce qu'approfondiront les pièces suivantes, à commencer par "Victimes du Devoir".


Remords de la séparation cause de séparation
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Tournant le dos à sa femme, il ne se rend pas compte qu'en l'abandonnant, il la livre au pouvoir des forces tumultueuses qu'elle a toujours refoulées, tant qu'il ne lui échappait pas. Une telle conduite annonce celle de Joséphine dans "le Piéton de l'Air" : elle est la proie des plus folles angoisses, lorsque Bérenger n'est plus avec elle. La disproportion entre les paroles du Vieux et la conduite de sa femme touche au grotesque : Tandis qu'il chante les louanges de sa noble compagne Sémiramis, celle-ci est en train de faire des démonstrations érotiques de "vieille putain" au photograveur. Et pourtant, elle ne paraît jamais avoir été le personnage qu'elle affiche, dira n'avoir jamais trompé son mari, et aura honte de son comportement. Il semble qu'il y ait là une revanche des puissances obscures de son être contre la duperie de sa vie. Tout ce qu'il y a de plus obscurément bestial en elle se déchaîne, lorsque l'amour maternel auquel elle s'est résignée pour le Vieux, n'a plus lieu d'être. Sa révolte est celle de la femme qui n'a jamais su ce que signifiait être épouse et véritablement mère, et qui a été reléguée à un rang ambigu, sans que rien ne lui soit jamais donné. Car, dans son égarement, sa seule préoccupation est d'ordre maternel :

"- La Vieille : Vous croyez vraiment, vraiment, que l'on peut avoir des enfants à tout âge ? des enfants de tout âge ?"
(Id., p. 152).

Sans doute la dernière précision est-elle une allusion à son époux dont elle dira ensuite n'être "que sa pauvre maman", allusion témoignant de la profonde méconnaissance où l'a laissée son mari à ce sujet. Lorsqu'elle sera un peu calmée, elle parlera d'un enfant qu'ils ont eu et qui les a quittés à l'âge de sept ans, parce qu'ils tuaient les oiseaux. Le vieux dira par contre qu'ils n'ont jamais pu avoir d'enfant et enchaînera sur son remords d'avoir laissé mourir sa mère, montrant assez que le seul fils qui l'intéresse, c'est lui :

"- Le Vieux : Hélas, non... non... nous n'avons pas eu d'enfant... j'aurais bien voulu avoir un fils... Sémiramis aussi... nous avons tout fait... ma pauvre Sémiramis, elle qui est si maternelle. Peut-être ne le fallait-il pas. Moi-même, j'ai été un fils ingrat... Ah ! la douleur, des regrets, des remords, il n'y a que ça, il ne nous reste que ça."
(Id., p. 153).

Cet égocentrisme laisse deviner qu'ils n'ont jamais eu d'enfant, qu'il a été incapable d'en donner à sa femme, voulant l'avoir toute à lui et prendre en elle la place d'un fils. Quant à Sémiramis, elle est poussée à noircir cet enfant qu'elle n'a pas eu, au profit de son mari, dont elle fait un fils modèle :

"- La Vieille : Ne lui en parlez pas à mon mari. Lui qui aimait tellement ses parents. Il ne les a pas quittés un instant. Il les a soignés, choyés... Ils sont morts dans ses bras, en lui disant : Tu as été un fils parfait. Dieu sera bon pour toi."
(Id., p. 154).

Mais cet enfant qui est parti en criant : "Papa, Maman, je ne vous reverrai pas..." (Les Chaises, p. 154), et dont elle sait qu'il est maintenant un "bon mari", n'est-ce pas l'époux qu'elle regrette inconsciemment de ne pas avoir eu, n'est-ce pas leur amour disparu, qui subsiste en elle à l'état de rêve refoulé, un rêve dont elle ne veut pas faire part au Vieux, puisqu'il n'accepte jamais d'être mis en question ? Avec ce problème des enfants qui les hante tous deux au point d'en parler au premier venu, ils se heurtent à un mur qui est peut-être l'élément central de la pièce, autour duquel ils tournaient depuis le début : ce mur, c'est l'égocentrisme phénoménal du Vieux qui l'a empêché de ne jamais rien donner, et l'a fait tout désirer pour soi ; il est à la source de l'invasion des invités, et de son aboutissement dans la mort par le suicide, l'égocentrisme est donc au centre du tragique de la pièce. Il n'est pas étonnant que la conversation s'enlise à ce point de la progression (p. 154-155), car il est impossible à Sémiramis de percer ce mur, sans pénétrer dans la ténébreuse agressivité du Vieux.

Le remords constitue en quelque sorte le ciment de ce mur, ciment qui a permis au mari de s'y enfermer. Mais les propos adressés à la Belle laissent sentir les pulsions orgueilleuses qui se camouflent derrière lui :

"- Le Vieux : Je sais, je sais, les fils toujours, abandonnent leur mère, tuent plus ou moins leur père... La vie est comme cela... mais moi, j'en souffre... les autres, pas..."
(Id., p. 154.)










ARRIVEE DE LA FOULE ANONYME
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Ténèbres du désir
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Le silence de Sémiramis sur son insatisfaction profonde, et l'enlisement de la conversation qui s'ensuit, ne suffisent pas à contenir les puissances obscures qui se sont déjà concrétisées avec l'arrivée des premiers personnages invisibles. Plus personne n'est désormais capable de maîtriser le processus tragique qui leur échappe de plus en plus.

Sémiramis d'abord étonnée, puis ahurie devant cette multitude, répète la même question, toujours plus pressante et angoissée, à laquelle elle n'obtient pas de réponse : "Qui sont tous ces gens là ?" Pas plus que son mari, elle ne reconnaît cette cohue qu'elle l'a poussé à inviter. Et lorsqu'elle leur demande s'ils ne sont tout de même pas des sauvages, elle sent confusément en eux un pouvoir mauvais. Elle n'a pas voulu cela, la situation lui échappe, le néant de ses chimères l'écrase. Le Vieux, de même devient nerveux, commande à Sémiramis d'aller chercher des chaises, mais est dominé par les évènements, trébuche, se rattrape. Cette foule, produit de leur désir, préfigurant le cadavre qui grandira entre Amédée et sa femme, va réussir à séparer totalement les deux époux sous sa pression, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent très loin de l'autre et ne se voient plus, acculés chacun à une fenêtre lorsque le tumulte des arrivées aura ralenti.

Prenant conscience de cette séparation qui va à l'encontre de ce qu'ils désiraient, ils ont peur :

"- La Vieille : Mon chéri, j'ai peur, nous sommes bien loin l'un de l'autre... A notre âge nous devrions faire attention."
"- Le Vieux : Où es-tu ? Où es-tu Sémiramis ?"
(Id., p. 164).

Mais l'angoisse de la séparation n'a plus longtemps prise sur lui, dès qu'il l'a située, il est rassuré et reprend son aplomb :


"- Le Vieux : Ah !... je viens de t'apercevoir... Oh ! On se reverra, ne crains rien, je suis avec des amis. (Aux amis) Que je suis content de vous serrer la main... Mais oui, je crois au progrès."
(Id., p. 164).

Il ne prend pas plus garde à l'appel de sa femme qu'à celui de sa mère, lorsqu'elle le suppliait de ne pas la laisser mourir seule dans un fossé. Une nouvelle fois, son désir d'être le centre du monde est le plus fort, il l'aveugle en lui faisant faire la roue, au milieu des chimères qu'il a engendrées.

Sémiramis, qui, complètement perdue, ne pensait plus qu'au tricot de son mari depuis que les évènements se précipitaient retrouve les sentiments maternels qu'elle a toujours éprouvés pour lui. Elle a beau essayer d'être forte, elle ne peut pas se dissimuler sa peur irraisonnée :

"- La Vieille : Ca va merci... Quel mauvais temps ! Comme il fait beau ! (A part) J'ai peur quand même. Qu'est-ce que je fais là ?... (Elle crie) Mon chou ! Mon chou !"
(Id., p. 164).

Puis, "accaparée par des amis", elle se jettera dans la conversation, éclatera de rire, mais, peu à peu, s'inquiètera de nouveau de son époux et se fera l'écho de sa voix, se dépouillant de toute personnalité, poussée à s'abandonner au pouvoir de son cher seigneur. Elle attend le départ de la foule, toujours dupe de sa confiance aveugle en son mari, qu'elle croit maître de la situation (puisqu'elle n'a jamais voulu reconnaître le fond trouble par lequel il la trompait et se trompait lui-même), d'autant plus maître qu'il est triomphant comme Jupiter au sommet de l'Olympe :

"- Le Vieux : Obéissez-moi !...
- La Vieille (écho) : Obéissez-lui !...
- Le Vieux : Car j'ai la certitude absolue !...
- La Vieille (écho) : Il a la certitude absolue !...
- Le Vieux : Jamais...
- La Vieille (écho) : Au grand jamais..."
(Id., p. 166-167).


La démesure des puissances tumultueuses libère donc le Vieux des complexes derrière lesquels elles se dissimulaient, en l'aveuglant sur la séparation irrémédiable qu'elle entraîne entre les deux époux, identique à celle du fils et de la mère, source du remords de sa vie. Lorsqu'elle arrive à son point culminant, au moment où l'orgueil des deux Vieux ne connaît plus de limite, la porte s'ouvre dans un grand fracas sur du vide, et la lumière, elle aussi froide et vide, envahit la pièce par la porte et les fenêtres avec un maximum d'intensité : L'empereur est là. La satisfaction du désir est totale, l'humanité entière s'est déplacée pour le vieillard. Lui qui s'est coupé de tout le monde par orgueil, croit trouver dans son orgueil même la solution de son échec, sans avoir à en sortir. Mais cette dernière entrée, qui l'oblige à ne plus rien pouvoir désirer, le précipite dans la boue, où il prend plaisir à se vautrer bestialement :

"- Le Vieux : Votre serviteur, votre esclave, votre chien, haouh, haouh, votre chien, Majesté..."
(Id., p. 168).

Les forces qui le dominent le roulent dans l'impur, en lui faisant perdre tout sentiment humain.

Les gens qu'il a faits venir s'interposent entre lui et l'empereur et il cherche à les faire disparaître. Son désir le pousse à anéantir les premiers fruits de son désir, comme un animal qui se mord la queue, ou comme le bûcheron qui scierait avant lui la dernière branche à laquelle il est parvenu. Au comble de l'émotion, il ne sait plus exprimer sa gratitude, patauge, et se dévoile sans fard avec sa manie de la persécution, dans un degré d'excit
ation confinant à la folie :

"- Le Vieux : Mais eux n'avaient pas pitié. Je donnais un coup d'épingle, ils me frappaient à coups de massue, à coups de couteau, à coups de canon, ils me broyaient les os..."
(Id., p. 171).

Il s'essoufle, s'épuise à parler, s'enlise encore une fois. Son seul espoir est l'orateur. Un crescendo dramatique annonce sa venue, chacun des deux Vieux répétant "il viendra", "il vient", "il est là", jusqu'à ce qu'enfin ils s'écrient : "Le voilà". Tout mouvement s'arrête, dans l'attente de son apparition, apparition de l'être suprême, produit réel de toute la vie du couple, le seul être que le Vieux ait réussi à engendrer, et devant lequel il sera en extase, estimant qu'"aucun homme de son vivant ne peut espérer plus" (p. 174).


Réalité profonde du Vieux
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En fait, cet orateur incarne l'illusion fondamentale de leur existence, nourrie de leur orgueil, qui les a amenés précisément où ils se trouvent, et continue de les duper, puisqu'ils sont en admiration devant lui. Ils ne s'aperçoivent pas de son apparence irréelle, voulue par l'auteur, qui l'assimile à un mirage, alors que les personnages invisibles (c'est à dire l'expression des pulsions qui aboutissent finalement à la création de ce semblant d'être) doivent avoir le plus de réalité possible. L'orateur glisse le long des murs avec un air cabotin, suffisant. Il agit en automate, en marionnette, dont on tire les ficelles. Lorsqu'arrivera pour lui le moment de remplir ses fonctions, il s'avèrera incapable d'exprimer quoique ce soit, car il est sourd et muet. A l'image du Vieux, il ne peut rien donner aux autres, et la suffisance qui le gonfle trahit la réalité profonde de celui qui l'employé.









CONCLUSION
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Dans son exultation suprême, le vieux couple, qui ne peut pas désirer plus, et donc qui n'a plus de raison d'être, sa vie ayant été fondée sur la volonté d'être le centre du monde, est obligé de s'anéantir. Et dans son aveuglement, il va faire de sa propre destruction l'apothéose de la réunion, qui prend l'aspect d'une fête foraine ; cela se retrouvera à la fin du "Piéton de l'Air" ; mais là, Bérenger et Joséphine auront perdu cette illusion, leur erreur sera plus près de sa solution. Les deux Vieux croient, quant à eux, acquérir la gloire par leur mort :

"- La Vieille, sanglotant : Oui, oui, mourons en pleine gloire... mourons pour entrer dans la légende... Au moins, nous aurons notre rue."
(Id., p. 178).


Une dernière fois, ils ont le sentiment gênant de leur séparation paradoxale au milieu de cette réconciliation chimérique :

"- Le Vieux : Hélas, aujourd'hui à ce moment suprême, la foule nous sépare sans pitié... (...) ... Nos cadavres tomberont loin de l'autre, nous pourrirons dans la solitude aquatique... Ne nous plaignons pas trop."
(Id., p. 177).

Ainsi, les pulsions agressives qui se dissimulaient derrière le remords reviennent les narguer avant de les mener à la mort. Mais le remords qu'elles leur présentent n'est plus un obstacle, c'est une défroque ridicule par rapport au rêve du vieillard qui se croit le Père céleste :

"- Le Vieux : O, toi ma fidèle compagne !... toi qui as cru en moi, sans défaillance, pendant un siècle, qui ne m'a jamais quitté, jamais..."
(Id., p. 177).


La lumière aveuglante qui n'a pas cessé de croître jusqu'à leur dernier moment, disparaît avec eux lorsqu'ils se jettent dans l'eau glauque : elle était le fruit de leur imagination. Froide et vide, cette fausse clarté indiquait par l'accroissement de son intensité, l'accroissement et l'asservissement des deux époux à leur désir. L'eau qu'ils retrouvent finalement dans la mort peut signifier que la volonté de retrouver le milieu de l'embryon (refus d'accepter la finitude de la condition humaine par désir d'être le centre du monde et donc Dieu), est tragique car elle amène à la mort, c'est à dire à la finitude qui était l'objet même de la révolte. Qui se révolte contre la séparation est victime d'une illusion qui le conduit à la séparation ultime : la mort. Ionesco découvre dans "les Chaises" cette vérité dans toute sa brutalité. Mais il élucidera dès "Victimes du Devoir", ce qui est déjà en germe dans certains propos de Sémiramis, lorsqu'elle dit à son mari qu'il se retrouvera en s'exprimant : l'individu se coupe de l'humanité quand il est coupé de lui-même, et refuse les autres, parce qu'il ne s'accepte pas. Il n'est pas étonnant alors que son agressivité le conduise à la mort.

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