Tout au long de la pièce, l'attitude des deux personnages correspondra
à ces mêmes réactions. Madeleine refusera tout don
de soi, en ne voulant voir que la mort et la désolation, là
où Amédée lui montrera la vie et le bonheur, et
celui-ci échappera par le rêve qu'il n'avait d'ailleurs
jamais quitté, à cette triste réalité qu'il
ne peut pas admettre parce qu'elle est contraire à son désir.
Madeleine, en effet, conformément aux ténèbres
que, seules, elle reconnaissait autour d'elle, dans la vision de sa
nuit de noce, s'attache à ne voir que contrainte, peine et finitude
dans la vie, car elle croit ainsi accabler Amédée et l'empêcher
de s'évader. Il n'y a finalement que très peu de différence
entre l'attitude de la femme d'Amédée et celle de la femme
de Choubert. Toutes deux cherchent à dominer leur mari, l'une
par l'autorité légale, et l'autre, par ses propres ténèbres
qu'elle projette sur la réalité, en croyant qu'elles sont
inhérentes aux objets et aux êtres. Ainsi, elle se plaint
de la dureté du travail occasionné par les champignons
que fait pousser le cadavre, mais ne peut pas s'en passer :
"-
Madeleine : Moi aussi je suis fatiguée, crevée.
Et je travaille, travaille, travaille..."
(Id., p. 242).
|
Bien plus, elle n'accepte
pas l'aide de son époux pour les travaux les plus malsains qu'elle
prend à coeur de faire, afin de bien lui prouver que la vie n'est
pas belle, qu'elle est faite de saleté, de maladie et de mort
:
"-
Madeleine, désolée, ton pleurnicheur : Ah ! alors, s'il en pousse dans la salle à manger,
maintenant, qu'est-ce qu'on va devenir ! Du travail supplémentaire...
pour arracher tout ça... Comme si je n'en avais pas assez
!... Ah, la,la,la,la !
- Amédée : Du sang-froid, voyons. C'est moi qui
les arracherai... Je t'aiderai.
- Madeleine : On ne peut pas compter sur toi ! Et ce n'est pas
sain."
(Id., p. 245).
|
Il n'est pas étonnant
qu'elle continue de substituer la mort à l'amour, comme elle
l'avait déjà fait au cours de leur première nuit
:
"-
Madeleine : Qu'est-ce que cette histoire d'amour ! Des sottises
! Ce n'est pas l'amour qui peut débarrasser les gens
des soucis de l'existence ! (Elle montre le cadavre). C'est lui tout cela. C'est son monde, pas le nôtre."
(Id., p. 291).
|
L'existence du cadavre n'a
rien de surnaturel, puisque Madeleine la réduit aux soucis de
l'existence avec lesquels il faut vivre. Et elle reproche vivement à
Amédée de ne pas pouvoir s'y habituer :
"-
Madeleine : Toujours la même histoire ! Comment font les
autres ? Voilà quinze ans que tu n'as plus d'inspiration."
(Id., p. 243).
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Chacun vit donc avec un mort
chez soi, et, lorsque la porte de la chambre cèdera sous la poussée
des pieds du défunt, Ionesco insiste bien sur le fait que ça
n'a rien d'insolite, mais fait partie des gros ennuis qui peuvent arriver
à un ménage :
"Cela
doit paraître effrayant, sans doute, mais surtout ennuyeux
; c'est un évènement embarrassant, mais cela ne
doit pas sembler insolite ; (...) C'est une "tuile"
d'importance certes, mais pas autre chose qu'une tuile."
(Id., p. 264).
|
Mais Madeleine n'est plus
logique avec elle-même à partir du moment où elle
refuse toute responsabilité dans la présence du cadavre
chez elle. Si c'est un phénomène normal, pourquoi en accuse-t-elle
Amédée ?
"-
Madeleine : C'est donc ma faute ? C'est ça que tu veux
dire... Il était pourtant bien entendu que ce n'était
pas ma faute !..."
(Id., p. 277).
|
Cette volonté de s'innocenter
à tout prix, exprime toutes les torsions qu'elle fait subir au
réel pour devenir une victime innocente, elle ne noircit tout
ce qui n'est pas elle que pour se blanchir. La révolte contre
la laideur suppose l'acceptation de soi comme d'un être parfait
qui ne mérite pas ce qui lui arrive, et qui ne doit pas être
mis en cause. C'est d'ailleurs normal, puisque toute révolte
apparaîtra, de plus en plus, comme fondée sur le désir
d'être Dieu ; dans la révolte, l'être se croyant
Dieu est nécessairement au-dessus de tout reproche.
Malgré tous les efforts de Madeleine pour dominer son mari, en
l'accablant de cette mort qu'il ne veut pas voir, Amédée
trouve toujours un moyen, aussi absurde soit-il, d'échapper à
cette contrainte et de contourner l'obstacle, comme il l'expliquera
plus tard au soldat américain. Il en va ainsi pour les champignons
poussant dans leur appartement :
"-
Amédée : Il y en a peut-être à Paris.
Peut-être même chez les voisins... Des champignons
de Paris !... Tu ne peux vraiment pas savoir !
- Madeleine : Ne me raconte pas d'histoires ! Je ne suis pas
une enfant. C'est à cause de lui (...)
- Amédée, se résigne à
la vérité, bras ballants, accablé :
Oui. Bien sûr.Tu as raison. Ca ne peut être que
lui, la cause."
(Id., p. 246).
|
Mais s'il admet les objections
de Madeleine, c'est surtout pour s'en débarrasser et s'évader
dans le rêve.
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Il est désormais possible
de beaucoup mieux comprendre la présence de cette dépouille
qui grandit. Le mort serait, selon Madeleine, un amant d'un soir qu'Amédée
aurait tué, ce dernier n'en est pas aussi sûr. Mais toujours
est-il qu'il se trouve à l'endroit où se sont heurtés
leurs deux "moi", il est au sein de leur amour et il n'y est
pas venu seul, puisque ce sont eux qui ont choisi de l'installer dans
leur lit :
"-
Amédée : Nous l'avons installé dans la
plus belle pièce : notre chambre à coucher de
jeunes mariés..."
(Id., p. 256).
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Pourtant, le crime n'est
qu'accessoire, puisque chacun nourrit chez soi un pareil monstre, de
sorte que, s'il nétait pas venu de cette manière, il serait
venu autrement :
"-
Amédée : Si on s'en débarrasse, crois-tu
que cela soit tellement utile ? Il se peut qu'il vienne un autre
invité, la même histoire recommencera...
- Madeleine : En tout cas, il sera plus petit. Il ne prendra
pas tout de suite toute la place. On aura le temps de respirer
avant qu'il grandisse."
(Id., p. 295).
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Ils reconnaissent donc être
soumis à une puissance qui les écrase inéluctablement,
et, dans "Oriflamme", Ionesco
montre à quel point cette force destructrice a sa source en eux,
comme Amédée le sent douloureusement, lorsqu'il cherche
à l'extirper de leur demeure :
"Ce
fut comme si j'avais traîné la chambre à
coucher, le long couloir, la salle à manger, l'appartement
entier, tout l'immeuble ; puis comme si je m'arrachais, moi-même,
les sortant par ma bouche, mes propres entrailles, les poumons,
l'estomac, le coeur, un tas de sentiments obscurs, de désirs
insolubles, de pensées malodorantes, d'images moisies
, croupissantes, une idéologie corrompue, une morale
décomposée, des métaphores empoisonnées,
des gaz délétères fixés aux organes
comme des plantes parasites. Je souffrais atrocement. Je n'en
pouvais plus, je suais des larmes, du sang."
(Oriflamme, in la Photo du Colonel,
Ionesco, Ed. Gallimard, nouvelle, 1962, p. 23).
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C'est donc, en définitive,
tout son être physique, moral et spirituel, que ce cadavre.
Madeleine éprouve le même sentiment :
"-
Madeleine : Plus vite, tire plus vite, Amédée,
j'ai mal au coeur. Tu vas me tuer, Amédée, tire
plus vite, ça n'en finit plus, tire plus vite..."
(Amédée ou Comment s'en
débarrasser, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre
I, 1954, p. 303).
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Mais leur être ne se
réduit pas à eux, il englobe tout l'univers qu'ils saisissent,
et, pour commencer, leur appartement. C'est la raison pour laquelle
l'émotion de Madeleine se traduira par des coups de gong qui
ébranleront tout le décor, comme si le logement était
sa poitrine et son corps.
Il y a une puissance qui introduit la mort dans la vie de l'être
humain et l'écrase progressivement jusqu'à ce qu'il soit
obligé de s'en libérer d'une façon ou d'une autre
; mais s'il se défait de l'objet par lequel elle a concrétisé
son existence opprimante, cet être ne se débarrasse pas
pour autant du pouvoir qui est en lui, comme le montreront Amédée
et Madeleine. Dans leur cas particulier, si l'on se rappelle l'échec
total qu'a été leur nuit de noce, dû à une
révolte et à un désir qui les ont enfermés
en eux, il est possible de comprendre que le cadavre était déjà
en eux et avait les dimensions du mur qui les séparait, dans
cette couche nuptiale, où il aurait dû y avoir amour, communion
spirituelle et charnelle du couple. Là où il n'y a pas amour, il y a agressivité ;
mais, dans les deux cas, il s'agit d'une force agissante et non du néant.
La croissance du mort signifie de leur part le refus irrationnel de revenir sur cet échec,
de l'oublier et de s'oublier, pour aider l'autre à sortir de
son erreur. La puissance qui a fait "naître" le cadavre,
si l'on peut dire, et celle qui les a empêchés de s'aimer,
ne font qu'un ; c'est bien cette force qui pousse l'individu à
affirmer son "moi", pour le couper du reste du monde. Amédée
savait que, s'ils s'aimaient, tout s'arrangerait. Mais, pendant quinze
ans, son orgueil l'a empêché de faire l'abstraction de
lui nécessaire pour réparer la brèche livrant passage
aux pulsions nocturnes qui les éloignaient l'un de l'autre. "Journal
en Miettes" révèle une coïncidence intéressante
entre les quinze ans de passivité d'Amédée et une
période semblable dans la vie de Ionesco :
"J'en
aurais pu faire des choses (...), si la fatigue, une inconcevable,
une énorme fatigue ne m'avait accablé depuis environ
quinze ans, ou même depuis bien plus longtemps. (...)
Je sais de mieux en mieux, moi, quelle est la raison de cet
épuisement : c'est le doute, c'est l'éternelle
question "à quoi bon" enracinée dans
mon esprit depuis toujours, que je ne puis déloger. Ah,
si l'"à quoi bon" n'avait germé dans
mon âme, puis n'avait poussé, puis n'avait tout
recouvert, n'avait étouffé les autres plantes,
j'aurais été un autre, comme dit l'autre."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed.
Au Mercure de France, 1967, p. 38).
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L'"à quoi bon"
a grandi dans l'âme de Ionesco, comme le cadavre chez les Buccinioni.
Comme Amédée, il a contraint l'auteur à rester
un être passif, qui connaît la source du mal sans avoir
encore rien pu faire contre lui.
La croissance du corps n'a pas toujours été continue.
Il a d'abord grandi insensiblement de temps en temps. Puis, brusquement,
il s'est fait remarquer par des poussées de plus en plus fortes,
qui ont brisé la fenêtre et, finalement, la porte de la
chambre : Deux pieds énormes sont apparus, le mort envahit peu
à peu tout l'appartement et le démolit ; plus ils se préoccupent
de lui, mesurant son avance à la craie, plus il devient menaçant.
Malgré tout, ils n'agissent pas et passent leur temps à
se reprocher mutuellement la situation, car Amédée n'admet
pas d'être le seul coupable :
Tout change, à partir
du moment où Madeleine, effrayée par la progression du
corps, appelle Amédée "mon chéri", peut-être
pour la première fois dans leur vie conjugale :
"-
Madeleine, se tordant les mains : Qu'est-ce
que tu attends ? Qu'est-ce que tu espères ? Décide-toi
! Décide toi !
- Amédée : Il faut, je vois. Il faut, je vois.
Ca ne va pas être facile.
- Madeleine : Mon chéri, fais quelque chose...
- Amédée : Comment as-tu dit ?
- Madeleine, de nouveau irritée :
J'ai dit simplement "fais quelque chose", parce qu'il
faut absolument faire quelque chose."
(Id., p. 279).
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Ces deux mots qui lui ont
échappé suffisent à décider son mari à
l'action, bien qu'elle les ait regrettés aussitôt. Le mort,
cette nuit intérieure qui les sépare, s'est développé
pendant leur vie commune, en partie à cause de l'obstination
d'Amédée qui a attendu un témoignage quelconque
d'amour de sa femme. Il a fallu que son désir soit satisfait
pour qu'il change d'attitude. Il lui a fallu avoir le sentiment d'une
victoire, en ayant fait cèder Madeleine. C'est assez dire qu'il
ne sort pas des pulsions agressives qui l'animent et l'aveuglent, en
le fermant aux autres ! Et c'est pourquoi sa femme s'irrite à
nouveau lorsqu'il lui demande de répéter ce qu'elle a
dit, souhaitant jouir plus longtemps des termes affectueux qu'il croit
avoir gagné de haute lutte en quinze ans de mariage. Telle est,
peut-être, le mobile profond de l'"à quoi bon"
de Ionesco : l'attente toujours insatisfaite du don des autres, avant
de faire quoique ce soit pour eux. Dans
"la soif et la Faim", l'auteur découvrira que seul
le désir est la cause de son insatisfaction, malgré tout
ce que les êtres qui l'aiment ont pu lui donner.
La décision d'Amédée une fois prise, le cadavre
ne cesse pas pour autant de s'allonger. Mais sa progression est lente
et continue et correspond à l'écoulement du temps :
"Dorénavant.
le mort continuera d'avancer vers la porte de droite, sans secousses,
lentement mais sans arrêt."
(Id., p. 280).
"On doit toujours apercevoir de la salle
les aiguilles bouger doucement, à la même cadence
que les pieds du mort."
(Id., p. 281).
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Il semble désormais
que les secousses de plus en plus brutales qui augmentaient les dimensions
du mort, correspondaient à des prises de conscience de l'échec
de plus en plus fortes et rapprochées, du fait de l'évolution
insoutenable de la situation, sans que personne n'accepte de faire le
geste qui sauverait tout. Plus ils s'occupent du cadavre, c'est-à-dire
d'eux (puisqu'il est eux), plus ils s'enferment dans leur souci, plus
ils s'éloignent l'un de l'autre, et plus le corps les envahit
et les écrase. Leur obstination à ne pas aimer rend leur
vie intenable et les menace d'anéantissement. Madeleine l'a compris
sous l'emprise de la frayeur, devenue plus forte que son entêtement
dans le refus de l'amour. Et c'est alors qu'elle a appelé Amédée
"mon chéri". L'agressivité même, à
cause de laquelle elle a passé sa vie à se refuser à
son mari, et à ne rien lui donner, pour préserver son
moi dans toute son intégrité, la contraint à faire
preuve de générosité, si elle ne veut pas être
complètement anéantie et désintégrée
par cette matérialisation de leurs pulsions dominatrices, qui
menace de tout pulvériser. Mais cette tendresse ne suffit pas
à faire disparaître le corps ou, tout au moins, à
arrêter sa progression. L'orgueil reprend aussitôt ses droits
sur la femme, qui refuse de renouveler sa douceur, et sur l'homme qui
y voit la preuve de sa supériorité, puisqu'il a contraint
son épouse à faire le premier pas. Seulement le cadavre
se développe maintenant au rythme de leur vie, il est devenu
leur vie et ne leur fait aucune concession, heurtant la porte et menaçant
de tout démolir à minuit, heure précise à
laquelle ils ont décidé d'agir. Ils ne sont plus maîtres
de leur existence, déterminée par l'accroissement du corps,
c'est-à-dire par leurs pulsions orgueilleuses, sur lesquelles
ils n'ont jamais voulu revenir.
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