Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO
(Maîtrise
de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon,
où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513
et 191513 bis,
auteur
: Alain BOUHEY, professeur : Monsieur
François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une
thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"
mention : Très Bien.)
"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu
n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des
balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être
pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste
de la situation. Aucune situation n'apparaît claire,
le vide."
(Voyages
chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque
de la Pléiade, 2002, p.
1301).
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"- Jean : Je m'étais imaginé un certain
temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis
quelque temps déjà, je me rendais compte que
tout ceci n'avait été que de la paille, de la
paille pourrie."
(Id.).
"-
Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi
à ne rien faire, le monde n'est à personne,
le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de
ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens
à la création que Satan a salie et barbouillée,
et cassée. Tout cela sera peut-être lavé
et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id.,
p. 1301).
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.
I.-
SOUMISSION AUX LOIS
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2.-
Soumission à sa propre loi :
LA LECON
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"La Leçon", écrite en juin 1950, quelques
mois après "la Cantatrice
chauve", dévoile plus profondément la nature
de la timidité déjà présente chez les
Martin. Le Professeur, en effet,
"excessivement
poli, très timide, voix assourdie par la timidité,
très correct, très professeur"
(La Leçon, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 61),
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au début, malgré
"de
temps à autre une lueur lubrique dans les yeux vite réprimée"
(Id. p. 61),
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deviendra
"de
plus en plus sûr de lui, nerveux, agressif, dominateur,
jusqu'à se jouer comme il lui plaira de son élève,
devenue entre ses mains une pauvre chose,"
(Id. p. 61).
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Les lueurs lubriques, quant
à elles, feront place à une flamme dévorante. Leur
répression première ne dure donc pas lomgtemps, et aboutit
vite à un échec témoignant de l'incapacité
du maître de se dominer, alors même qu'il accable son élève
des contraintes dont il s'est libéré.
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En fait, l'orgueil est la
source de la timidité. Le Professeur n'admet pas de ne pas être
maître de lui, ainsi que le révèle son irritation
à l'arrivée de la bonne :
"-
Le Professeur : Je n'admets pas vos insinuations. Je sais parfaitement
me conduire. Je suis assez vieux pour cela."
(Id. p. 65),
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et plus loin :
"-
Le Professeur : Marie, je n'ai que faire de vos conseils."
(Id. p. 66).
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Il s'excusera ensuite auprès de son élève pour
la "sotte interruption" de la vieille dame, ne pouvant pas
comprendre que, malgré l'étendue de son savoir, il soit
plus vulnérable et donc plus ignorant qu'une servante inculte.
Trente-neuf élèves sont mortes de sa main dans la journée,
cela dure depuis des années, et toujours, il repousse avec le
même mépris les avertissements de la vieille femme, parce
qu'il ne parvient pas à reconnaître que l'esprit ne puisse
détenir les clés de la condition humaine. Sa timidité
excessive trahit la peur où le plonge son ignorance effective.
Ne sachant pas d'où vient le mal, il le voit partout et n'ose
rien dire, que très prudemment, dans un premier temps. Il n'y a timidité en lui que parce qu'il y a désir de
comprendre la cause qui le conduit au meurtre, afin de se maîtriser
et de dominer sa condition par l'intelligence. Là, se manifeste,
de façon obscure, ce qui était déjà annoncé
dans l'épisode de la sonnette de "la Cantatrice chauve"
(cf. ionesco_cantatrice.htm#tra),
et qui s'approfondira par la suite en se clarifiant.
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La timidité, qui était domination de soi jusqu'à
l'étouffement, va se transformer peu à peu en une agressivité
qui écrasera de plus en plus l'Elève. Les pulsions animant
le Professeur ne paraissent donc pas changer de nature, mais seulement
d'objet.
Et, précisément,
ce changement d'objet n'est possible que par le biais de la connaissance
rationnelle. Le Professeur tire sa force de la supériorité
de son savoir. Les excuses fleurissent dans sa bouche à profusion,
au début. Il s'excuse de tout, mais surtout d'avoir raison :
"- Le Professeur
: Vos parents, Mademoiselle ont parfaitement raison. Vous
devez pousser vos études. Je m'excuse de vous le dire,
mais c'est une chose nécessaire."
(Id. p. 66).
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Par cette politesse trouble,
il s'aveugle sur la libération des puissances agressives qui
accompagne son humilité apparente. Il justifie cette libération
à ses propres yeux, comme s'il était obligé de
reconnaître qu'il a encore gagné. La civilité du
Professeur pour la jeune fille est celle du joueur impitoyable pour
le partenaire qu'il est en train de ruiner le mieux du monde.
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Mais l'action suscite une
réaction. L'Elève cherche par des moyens détournés
à se rattacher au concret et à éviter l'obstacle,
sans y parvenir :
"- L'Elève
: Ah, je comprends, Monsieur, vous identifiez la qualité
à la quantité.
- Le Professeur : Cela est trop théorique, Mademoiselle,
trop théorique."
(Id. p. 68-69).
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De plus en plus, elle refuse
l'aide du maître, se ferme à lui, essaye de le déjouer.
Ce faisant, elle entre dans son jeu, c'est pourquoi elle est si vulnérable.
Se repliant sur elle-même, l'elève s'obstine à ne
pas comprendre, à le tenir en échec :
"-
L'Elève : Je ne sais pas, Monsieur",
et ensuite, "Je n'y arrive pas
Monsieur, je ne sais pas."
(Id. p. 70).
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Elle raisonne de façon
à donner tort au Professeur, acceptant, à titre d'hypothèse,
qu'on lui arrache un nez, quand cela le contredit :
"- L'Elève
: Oui, c'estprécisément parce que vous n'en
avez arraché aucun, que j'en ai un maintenant. Si vous
l'aviez arraché, je ne l'aurais plus"
(Id. p. 70),
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mais refusant l'idée
de perdre cinq doigts, lorsque cela faciliterait la démonstration.
Elle lutte contre le Professeur, en s'obstinant dans la bêtise,
et permet ainsi à son adversaire d'avoir prise sur elle. Ce comportement
se retrouvera notamment dans "Victime du Devoir", où
Choubert, échappant constamment à l'inspecteur de police
malgré sa bonne volonté apparente, finira par être
complètement passif, tandis que le policier lui brisera les dents,
en le forçant à avaler du pain. L'Elève est la
première esquisse du personnage de la victime, que Ionesco fouillera
tout au long de son oeuvre, jusqu'à découvrir qu'il n'y
a pas véritablement de victime, mais que l'homme se fait victime.
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L'énervement gagne
le maître. Bien que l'élève ne veuille pas aller
plus loin, puisque, dit-elle, "elle n'y arrive pas", il poursuit
:
" - Le Professeur
: Pourtant vous êtes assez cultivée pour faire
l'effort intellectuel demandé et parvenir à
comprendre. "
(Id. p. 70).
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Il est poussé par
le désir de comprendre pourquoi elle ne comprend pas, d'amener
à la conscience claire l'inconscient de la jeune fille, et veut
inconsciemment détruire les forces obscures de celle-ci qui s'opposent
aux siennes, lui interdisant toute manifestation spontanée, de
même qu'il se contraignait au début de la pièce
à ne pas laisser paraître ses lueurs lubriques :
"Elle
frappe dans ses mains.
- Le Professeur, avec autorité :
Silence ! Que veut dire cela ?
- L'Elève : Pardon, Monsieur.
Lentement, elle remet ses mains sur la table."
(Id.
p. 75).
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Il cherche à la réduire à l'état d'objet
et de mécanisme malléable. En fait, c'est lui qu'il veut
détruire en elle. Son besoin de tout expliquer, obsession de
clarté dûe au refus, lui-même irrationnel, de son
être trouble, timide et lubrique, le pousse à détruire
en son élève tout ce qu'il y a d'obscur ; ce que son orgueil
l'a toujours entraîné à méconnaître
en lui, et l'empêche d'accepter chez les autres. Mais il ne s'aperçoit
pas que les pulsions qui l'amènent au crime sont du même
ordre, et qu'il en est le jouet tragique.
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Toute politesse disparaît des préoccupations du Professeur
quand il aborde la philologie. Il domine totalement l'Elève qu'il
traite avec condescendance, n'admettant aucune interruption de sa part.
Une lame de fond, si l'on peut dire, identique à celle de la
dernière scène de "la Cantatrice chauve" (Cf. ionesco_cantatrice.htm#ten),
le submerge, et accélère progressivement l'action de la
pièce. Il ne peut plus la refouler, malgré la résistance
de plus en plus acharnée de l'Elève, fondée sur
son mal de dents ; il passe outre :
"- L'Elève
: J'ai mal aux dents, Monsieur.
- Le Professeur : Ca n'a pas d'importance. Nous n'allons pas
nous arrêter pour si peu de chose. Continuons..."
(Id. p. 78).
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Les "continuons !"
ponctuent l'accélération du rythme, et indiquent, avec
plus de force encore que dans "la Cantatrice chauve", que
l'on n'est jamais moins maître de soi que lorsqu'on le croit.
Le cours de philologie est un véritable délire verbal
où l'explication scientifique sombre dans l'absurdité
des puissances irrationnelles qui dépossèdent le Professeur
de lui-même.
Toutefois, il n'agit pas ainsi sans être persuadé de la
valeur morale de sa conduite :
"- Le Professeur
: Vous ne comprenez pas que je veux votre bien."
(Id. p. 86).
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Cette même justification
des actes les plus odieux se retrouvera dans
la bouche du policier de "Victimes du Devoir", dans
celle de Frère Tarabas de "la Soif et la Faim" ; Marguerite s'en servira aussi contre
le Roi dans "le Roi se meurt". Pour vouloir le bien de
quelqu'un, il faudrait être sûr de savoir ce qu'est le bien.
Or, toute certitude, toute compréhension est illusoire puisqu'elle
fige la vie, ainsi que le croit Ionesco. Et cette volonté ne
vise qu'à rendre l'Elève conforme au désir du Professeur,
à ce qu'il croit être, ou à ce qu'il voudrait être.
Il se veut maître d'elle comme de lui et cherche à se l'approprier;
à se l'asservir en annihilant sa personnalité. Il n'est
pas étonnant qu'il prenne le couteau, moyen de la destruction,
au moment même où il dit à l'Elève qu'il
veut son bien. Cet instrument qui pénètrera la jeune fille,
la violera, détruira son intégrité. De même, Madeleine dans "Amédée
ou comment s'en débarrasser" se révoltera contre
toute pénétration non librement acceptée de son
corps (que ce soit même par les chants de son mari), et la ressentira
comme un viol et un meurtre ; les mots deviendront des couteaux,
les caresses des coups de fouet. Le crime du Professeur est donc le
point de départ d'une investigation de l'auteur, qui l'amènera
à saisir le mal à sa naissance dans l'irrespect de l'être
profond de son semblable. L'action se précipite, le Professeur
n'a plus le temps d'attendre. La danse du "scalp" est une
danse du désir à laquelle participe l'Elève qui
caresse les parties les plus sensibles de son corps. Il l'entraîne
devant ce couteau à une débauche de sensualité,
jusqu'à l'assassinat final où elle tombera dans une attitude
impudique. La luxure dans laquelle
il s'est vautré bestialement se retrouve dans "les Chaises",
lorsque les Vieux, au comble de l'orgueil, trépignent et jappent
à l'arrivée de l'empereur.
Mais, une fois que le maître a accompli son crime, il est anéanti
par cette force qui l'a dépassé. Dans un sursaut d'orgueil,
il tente de tuer la bonne, mais en vain, car elle n'est pas dupe de
lui. Alors, il fond en larmes comme un enfant, se montrant plein de
douceur pour le cadavre, en recommandant qu'il ne lui soit pas fait
de mal, complètement vidé de toutes les pulsions qui l'ont
mené, une fois de plus, là où il croyait qu'il
n'irait pas. Cette inconsistance de l'être agressif préfigure la métamorphose en marionnettes des personnages
de "Victimes du Devoir",
de "Tueur sans gages" et du "Roi se meurt". Le
personnage tragique n'est qu'un
pantin dont une puissance irrationnelle tire les ficelles. Sa réaction
infantile annonce des grandes idées de "la
Soif et la Faim" et de "Jeux
de Massacre", selon laquelle celui qui cède à
ses pulsions dominatrices manque de maturité et d'audace, et
reste prisonnier de lui, car il ne sait pas aimer.
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