En fait, ce but, la mort dans l'amour, son oeuvre l'a atteint depuis
1970, avec la Vieille de "Jeux de
massacre". Retombée ensuite dans les vieux démons
des rancoeurs familiales, elle n'a fait que régresser, par rapport
à cet idéal, à partir de "Macbett",
ignorant ou rejetant l'amour ("Macbett", "Ce formidable bordel !"),
ou le salissant ("L'Homme aux
valises").
Comment cela se fait-il ?
Un passage de "Voyages chez les morts" paraît en donner
la raison :
"-
Lydia : Tu connais la nouvelle, tu te rends compte, Constantin
est de plus en plus estimé et admiré. Il vient
de décrocher le plus grand prix littéraire du
monde. On ne pense plus te le donner ce prix, tu en es de plus
en plus loin ! L'estime qu'on avait pour toi diminue et s'effrite.
Il y a des pays où on ne te connaît plus. Même
en France, on t'oublie.
- Jean : En effet, qui me connaît encore ? Je suis bien
malheureux. Je croyais que c'était arrivé et qu'il
n'y avait plus rien à faire. Je n'ai pas compris qu'il
fallait encore combattre. Croyant avoir tout conquis, j'ai jeté
les armes. Tandis que d'autres continuaient dans l'ombre à
combattre. Et puis, les ténèbres
se dissipent et les voilà en pleine lumière, la
lumière de la célébrité. Comment
faire pour me retirer et m'enfoncer dans l'obscurité
et attendre un nouveau jeu ?
- Lydia : Constantin a eu le prix mondial. Hors d'atteinte pour
toi. Cependant, tu aurais pu.
- Jean : J'ai lutté pendant des années contre
ma paresse. Et après je me suis laissé prendre
par la paresse. J'ai sacrifié ma vie spirituelle et le
salut de mon âme pour ma célébrité
et maintenant, plus de notoriété.
- Lydia : Pourras-tu recommencer ?
- Jean : Je dois être très vieux. Quel est mon
âge ?"
(Id., p. 1336)
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Une note d'Emmanuel Jacquart
indique qu'il s'agit bien là d'un sentiment d'échec personnel
de Ionesco par rapport à un rival heureux, Samuel Beckett :
1969, l'année du prix Nobel de Beckett, se situe cinq ans après
la rédaction de "La soif
et la Faim" (créée à Düsseldorf le
30 décembre 1964 puis reprise à la Comédie-Française
le 28 février 1966) et un an avant l'élection de Ionesco
à l'Académie française au fauteuil de Jean Paulhan
(22 Janvier 1970) et la création de "Jeux
de massacre" (11 Septembre 1970)
C'est donc bien dans cet espace (1964-1970) que Ionesco, lui-même
arrivé au faîte de sa gloire, "croyant avoir tout
conquis", a "jeté les armes", tandis que d'autres,
à commencer par Beckett continuaient dans l'ombre à combattre.
Et puis, tout d'un coup, les ténèbres se sont dissipés,
les plaçant "en pleine lumière", tandis que
le dramaturge français commençait à retourner vers
ses ténèbres familiales, par... "paresse" !
Du point de vue de Ionesco, la perte est totale, puisqu'il ne s'agit
de rien moins que de "sa vie spirituelle" et du "salut de son âme". "Jeux
de massacre" apparaît donc bien comme le tournant de
l'oeuvre de Ionesco. L'entrée
du Vieux dans l'amour de la Vieille agonisante s'inscrit dans la
lancée, comme en roue libre de "La
Soif et la Faim" : il n'avait qu'à faire ce pas qui
manquait à Jean devant le jardin
paradisiaque. Par contre, la violence de la pièce, transparaissant
dans son titre annonce déjà la noirceur de ce qui va suivre.
Amour et mort constituent ce tournant.
Après "Jeux de massacre",
la lumière qui s'était progressivement intensifiée
en son théâtre, disparaît de la manière la
plus brutale, au prix d'une trahison : celle du "Macbeth" de Shakespeare. Cette disparition correspond, nous dit l'auteur, au
sacrifice de sa vie spirituelle et du salut de son âme : il
y a donc fort à parier, que, pour continuer le combat, il lui
fallait explorer le monde lumineux, né de ses ténèbres.
A l'écouter, son oeuvre est donc éminemment tragique, car vouée et vouant
à la perdition. Toutefois, son abandon du combat ne réduit
pas pour autant en "poignées de poussière" (cf. p. 1312) tout ce qu'il a réalisé,
comme il le dit. Loin de là. Il reste, tout d'abord, la sincérité
de ses aveux prouvant que rien n'est jamais acquis, mais surtout, tout
un monde de lumière à continuer à explorer avec
sa méthode, consistant à éliminer les uns derrière
les autres les causes de ténèbres qui le ferment, comme
il le fit jusqu'à "La Soif
et la Faim" : la soumission, la domination, la révolte,
la logique dominatrice... Cette méthode est spirituellement
salutaire. C'est Ionesco lui-même qui le ressent ainsi, une
fois qu'il l'a perdue. Et il ne fait en cela que confirmer l'idée
de l'auteur de ces lignes exprimée dans sa conclusion de 1971,
au moment crucial du tournant de l'oeuvre de Ionesco :
"Ce
qui est extraordinaire dans l'oeuvre d'Eugène Ionesco,
c'est de découvrir qu'un homme, animé par la volonté
d'être sincère avec lui-même, et de ne rien
cacher de lui à ses semblables, même ses faiblesses,
son égoïsme, ses fautes tragiques envers lui et envers eux, que cet homme puisse trouver son salut
dans sa réflexion et aide les autres dans la voie où
il a (eu) tant de difficultés."
(ionesco_dieu.htm#ceq).
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