Mais, qu'advient-il de l'amour pour "L'Homme aux valises"
: A-t-il irrémédiablement disparu lorsque le Personnage
de "Ce formidable bordel !"
l'a violemment rejeté ?
Nous nous intéresserons essentiellement à quelques scènes
:
Le première est la scène II, où le Premier Homme
accompagné de sa femme et de son fils retrouve sa maison natale,
maison blanche aux fenêtres éclairées de l'intérieur
par des flammes (elle rappelle, dans "La
Soif et la Faim" la maison incendiée par la tante Adélaïde,
démente mégalomane, souvenir d'une tante de Ionesco,
la "tante Sabine", qui, à la fin de sa vie, mit le
feu à son appartement). De cette maison, sort la mère
du Premier Homme :
"On
voit apparaître, sortant de la maison blanche, une femme
âgée, un bouquet de fleurs à la main. La
femme s'approche de la Vieille Femme, tandis que les deux autres
personnages restent en retrait, sur le devant du plateau. La
Vieille Femme a l'air un peu triste, puis son visage exprime
à la fois du bonheur mêlé à la tristesse.
Elle sourit."
(Id., p. 1210).
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La scène qui va suivre
est inspirée d'un moment particulièrement fort de la vie
de l'auteur, où sa mère le confia à sa fiancée,
moment qu'il relate en son "Journal en Miettes", déjà
cité dans "La Soif et la Faim" :
"Ma
mère avait les yeux en larmes mais contenait son émotion,
et ses lèvres qui tremblaient un peu eurent une expression
indicible. [...] C'était une communication muette, une
sorte de rituel bref qu'elles rédécouvraient spontanément
et qui devait leur être transmis depuis des siècles
et des siècles : c'était une sorte de passation
de pouvoirs. A ce moment, ma mère cédait sa place
et me cédait aussi à ma femme. L'expression du
visage de ma mère voulait bien dire ceci : il n'est plus
à moi, il est à toi. [...]
Ce cérémonial ne dura que quelques instants, mais il a dû être
fait dans les règles, selon une loi très ancienne, et, puisque
c'était un mystère, ma femme aquiesça, joua ce jeu sacré, et,
obéissant à une volonté, à une puissance qui les transcendaient,
me lia à elle, se lia à moi pour l'éternité. Elle n'a jamais
essayé de se démettre, n'a jamais connu un autre homme. Il m'est
arrivé de me démettre pour un moment ou pour plusieurs, mais
mes fuites étaient ressenties comme des sacrilèges. Ma mère
me confia à ma femme, qui me prit en charge et qui est devenue,
par la suite, mon seul parent, plus mère que ma mère, ma soeur,
une fiancée perpétuelle, mon enfant et mon compagnon de combat.
Je suis sûr que cela se fit ainsi, je suis convaincu que ma
femme qui me prit en charge n'a jamais pu ou voulu se décharger
de moi et que ce lien n'a jamais pu être rompu parce que l'engagement
sacré a joué.
Ma mère mourut trois mois après mon mariage."
(Journal en Miettes, Ionesco, Editions
Mercure de france, 1967, p. 181).
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Voici ce que devient cet
épisode dans "L'Homme aux valises" :
"-
La Vieille Femme, à la Femme :
Je te le confie. Maintenant c'est toi qui vas le prendre en
charge. Tu l'aimeras. Cela ne sera pas toujours facile. Je sais
que tu feras tout ce qu'il faut.
La Vieille Femme donne le bouquet
de fleurs à la Femme.
- La Femme : Merci, madame... Merci, mère.
- La Vieille Femme, souriant : Cela ne
sera pas facile. Il n'est pas toujours facile !
Elle se retire par la gauche des spectateurs.
- La Femme : Vous nous quittez, déjà ?
- La Vieille Femme : Je me dépêche. Il va faire
nuit bientôt.
Elle sort.
- La Femme : Qu'a -t-elle dit ?
Elle répand sur le plateau des fleurs
comme sur une tombe.
[...]
Ils restent tous les trois immobiles, regardant la maison qui
brûle et qui se consume. Elle s'éteint presque,
il ne reste, à droite et à gauche de la maison
que deux petits brasiers. La lumière de ce feu est remplacée
par la lumière grandissante de la lune.
- Premier Homme : Que va-t-on faire de toutes
ces cendres ?
- Le Jeune Homme : Les mettre dans des urnes !
- La Femme : Allons, maintenant."
(L'Homme aux valises, Ionesco,
Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002,
p. 1210-1211).
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La tombe, les cendres, les
urnes, tout parle de mort en cette scène : celle de la mère
du Premier Homme - Ionesco, qui aura lieu trois mois après son
mariage, tandis que le "Allons, maintenant" de la Femme est
le signe qu'elle exerce toujours, bien des années plus tard,
le pouvoir dont l'a investie sa belle-mère. Quant à la
lune qui monte, n'évoque-t-elle pas celle,
énorme, qui éclaire la scène d'"Amédée
ou Comment s'en débarrasser" avant qu'il ne s'élève
en son rêve, faisant dire à Madeleine, son épouse :
Cela confirme donc les paroles
de la Vieille Femme selon lesquelles son fils n'est pas toujours facile.
A partir de là, l'épouse-mère devient tout aussi
lumineuse, droite et aimante pour son époux-fils que pour sa
belle-mère - fille (cf. scène IV), tandis que son conjoint
ne cesse de se sentir coupable de sa promptitude aux échappées
ténébreuses, ce qui donne, dans le rêve de la scène
III, où le Jeune Homme pousse la Vieille Femme dans un fauteuil
à roulettes (souvenir d'enfance de Ionesco, puisque sa grand-mère
infirme - et non sa mère - se déplaçait dans ce
genre de fauteuil, cf. Journal
en Miettes, p. 12) :
"-
La Vieille Femme : [...] Viens mon petit que je te regarde.
Où donc as-tu envie de courir encore ? donne moi ta main.
- Le Jeune Homme, il lui donne sa main, puis
la reprend brusquement : Je ne sais même pas si
vous êtes ma mère.
[...]
- Le Jeune Homme, il tourne le dos : Je
vais vous laisser. Je dois partir.
Le visage de la Vieille Femme a changé
d'expression. Elle est angoissée et en colère,
en même temps.
Pourquoi votre visage s'est-il durci ?
- La Vieille Femme : Menteur ! Voyou ! J'ai élevé
un serpent dans mon sein. Si j'avais su !... Criminel !"
(L'Homme aux
valises, Ionesco, Gallimard,
Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1212).
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Le ton est tout différent
dans le rêve de la scène IV, où la Jeune Femme,
mère de sa (belle-) mère - cf. la scène
II : elle l'y appelle "mère" - joue le même
rôle :
"-
La Jeune Femme : On doit s'en aller. Mais je t'emmène
avec moi cette fois. On ne se quittera plus jamais
La Jeune Femme pousse
le fauteuil à roulettes et sortira par la droite des
spectateurs.
- La Vieille Femme : Jamais, jamais.
- La Jeune Femme : Jamais.
- La Vieille Femme : Oh, ma petite maman. Que je suis contente.
Embrasse-moi, maman."
(Id.,
p. 1215).
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