SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





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II.- REVOLTE CONTRE
LA CONDITION HUMAINE




2.- Révolte contre le pardon :

VICTIMES DU DEVOIR






INTRODUCTION
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"Victimes du Devoir" est sans doute l'une des pièces les plus importantes de Ionesco, par la richesse des éléments qu'elle renferme ; et, si la révolte contre le pardon semble y être le noeud central du tragique, il n'est possible d'y accèder qu'à travers la complexité des réactions de chacun des personnages face à l'autorité humaine, complexité sur laquelle Ionesco s'est penché dès le début de son oeuvre, mais jamais encore avec autant de lucidité.






CHOUBERT ET MADELEINE FACE A L'AUTORITE
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Soumission de Choubert, dans l'illusion de la domination rationnelle
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Choubert éprouve le besoin constant d'échapper à toute espèce d'autorité. En politique, il ne veut pas être dupe des recommandations du gouvernement :
"- Choubert : l'administration ne fait encore que recommander amicalement cette solution. Ne soyons pas dupes : Nous savons parfaitement que la recommandation tourne toujours au commandement."
(Victimes du Devoir,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 184).
Dans le domaine théâtral, son refus de l'autorité se fait plus passionné :

"- Choubert : Tout le monde a des idées. Ce n'est pas cela qui manque, mais ce sont les faits qui comptent."
(Id., p. 184)
.

Paradoxalement, il se soumettra à toutes les volontés qui s'imposeront à lui, que ce soit celle de sa femme, du policier ou de Nicolas. Et d'ailleurs, lorsqu'il veut éviter d'être dupe des lois administratives, il ne s'y soustrait pas pour autant.

En réalité, il subit l'autorité quelqu'elle soit, en se donnant l'impression de la dominer, parce qu'il croit la comprendre et lui trouver sa justification logique. Ainsi, il fait tout ce que sa femme lui ordonne de faire, et revient sur ses décisions pour ne pas la heurter. Mais, s'il est immanquablement poussé à lui donner raison, il faut toujours qu'il cherche les raisons qu'elle a d'avoir raison. Il n'obéit qu'à condition de se sentir le maître de sa soumission, sans s'apercevoir qu'il ne peut pas ne pas se soumettre, car cela correspond à une nécessité profondément irrationnelle de son être. Qu'il s'agisse de la loi ou du théâtre, il cède toujours :

"- Choubert : Oui, Madeleine. Dans le fond, c'est toi qui as raison. La loi a du bon."
(Id., p. 184).

Et ensuite :

"- Choubert : Tu as raison. Oui, tu as raison. Toutes les pièces qui ont été écrites depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, n'ont jamais été que policières."
(Id., p. 185).


C'est pourquoi, Madeleine, qui sent, malgré l'apparente bonne volonté de son mari, l'agressivité sourde que dissimule sa docilité, se montre dure et acariâtre. Chaque fois qu'il s'exalte et lui échappe, elle le fait taire et cherche à l'immobiliser, mais en vain : Choubert est déjà en train de se demander pourquoi elle l'a fait s'asseoir, ou de chercher un nouveau sujet de conversation :

"- Choubert : D'ailleurs, si je me souviens de mes leçons d'histoire, ce système administratif, le détachement-système, a déjà été expérimenté il y a trois siècles (...)...
- Madeleine : Rien de nouveau sous le soleil !
- Choubert : ...Avec succès, sur des populations entières, dans les métropoles, dans les campagnes (il se lève), sur des nations, des nations comme la nôtre !
- Madeleine : Assieds-toi.
Choubert se rasseoit (...).
- Choubert : Toi qui vas souvent au cinéma, tu aimes beaucoup le théâtre."

(Id., p. 184).

Une fois la conversation aiguillée sur le terrain du théâtre, le même processus agressif se reproduit, jusqu'à ce que Madeleine y mette un terme en opposant les "personnes autorisées" à son mari.

"- Madeleine : Tu as des idées originales. Elles sont peut-être justes. Tu devrais tout de même demander l'avis des personnes autorisées."
(Id., p. 186).

C'est là que Choubert s'insurge en disant que seuls comptent les faits :

"- Madeleine : Les faits, rien que les faits. On pourrait quand même leur demander."
(Id., p. 186).

Alors, il rentre dans le rang - "Il faudra leur demander, acquiesce-t-il" -. Mais aussitôt qu'il a cédé, elle revient sur ses pas, le freine, comme si elle avait peur qu'il ait raison sur les autorités :

"- Madeleine : Il faut leur donner le temps de réfléchir. Tu as le temps."
(Id., p. 186).




Adhésion irrationnelle de Madeleine à l'autorité sociale :
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En fait, l'adhésion de Madeleine à l'autorité sociale est totalement irrationnelle et aveugle, car elle ne comprend manifestement pas les décisions légales qu'elle oppose à son époux :

"- Madeleine : Tout le reste a déjà été essayé. Ca n'a rien donné. Ce n'est peut-être la faute à personne."
(Id., p. 184).

Il y a en elle une volonté sourde d'innocenter la loi, qu'elle est incapable de justifier. Bien plus, elle s'abandonne à cette force sociale, comme le montre la scène où, Choubert jouant le rôle d'acteur, elle est devenue spectatrice aux côtés du policier, représentant l'ordre établi auquel elle se soumet. Le policier conserve une certaine lucidité, mais Madeleine participe totalement au rôle qu'il lui a donné, et a complètement oublié qu'elle est la femme de cet acteur qui l'ennuie souverainement :

"- Choubert : Les feux sont moins clairs, le palais moins brillant, cela s'assombrit.
- Le policier : Dis-nous au moins ce que tu ressens ?... Quels sont tes sentiments ? Dis le !
- Madeleine, au Policier : Cher ami, nous ferions mieux de passer le reste de la soirée au cabaret..."
(Id., p. 211).

Cependant, son abandon d'elle-même à la loi, pour aveugle qu'il soit, n'est pas inconditionnel ; seulement, les conditions ne dépendent pas d'elle, mais de ses pulsions irrationnelles. En effet, elle n'accepte les exigences du Policier que dans la mesure où elles obligent Choubert à se soumettre à elle, en subissant la loi qu'elle essaye d'incarner :

Lorsque son mari, obéissant aux ordres, a disparu à la recherche de Mallot, Madeleine prend peur et se repent :

"- Madeleine, pleurant : Je n'aurais pas dû, j'ai mal fait. Dans quel état doit-il être ! Mon pauvre chéri..."
(Id., p. 200).

La présence du Policier ne suffit plus à la rassurer, sa conduite lui paraît infantile :

"- Madeleine : Je n'aurais pas dû me prêter à ce jeu."
(Id., p. 200).

Elle se sent perdue et n'est plus certaine de la valeur omniprésente de la loi :

"- Madeleine, pleurant : Qu'avons-nous fait ! Mais il le fallait, n'est-ce pas ? Tout ceci est légal ?"
(Id., p. 200).


Mais c'est surtout lorsque Choubert escalade la montagne, que se manifeste vraiment en elle la force trouble qui résiste à l'autorité légale du policier. "Sournoisement" précise Ionesco, elle va s'opposer à l'ascension de son époux. Elle tente de lui faire peur, disant que "la forêt est épaisse" (p. 213), essaye de l'égarer et de le faire douter ("ce ne sont peut-être pas de vrais bûcherons" - p. 214 -), cherche à se raccrocher à tout ce qui pourrait signifier que Choubert pense encore à elle et ne lui a pas totalement échappé : "ma couleur préférée...", dit-elle, quand il découvre un village rose. Mais elle ne parvient pas à décourager l'inspecteur :

"- Madeleine : Croyez-moi, Monsieur l'Inspecteur principal, ce n'est pas étonnant, il n'est pas capable",
(Id., p. 215),

ni Choubert :

"- Madeleine, sans être entendue par le Policier : Je pourrais envoyer quelqu'un d'autre à ta place"
(Id., p. 215).

Prise entre la loi et son désir de dominer Choubert, elle ne sait plus où elle en est, donne des ordres et des contrordres, correspondant à l'attraction de ces deux pôles maintenant contradictoires :

"- Madeleine, très vite, tantôt au Policier, tantôt à Choubert : Plus haut. Il n'a plus de souffle. Plus haut. Il ne faut pas qu'il s'élève trop au-dessus de nous. Tu ferais mieux de descendre. Plus haut. Plus bas. Plus haut."
(Id., p. 215).

Et enfin, elle lui demande de l'emmener avec lui, comme le demandera Joséphine à Bérenger dans "le Piéton de l'Air".

Madeleine n'est donc pas maîtresse de son adhésion à l'ordre social, comme cela était sensible dès le début. La loi est un moyen pour son agressivité de s'opposer à l'agressivité de son mari et de lutter contre son incohérence profonde, puisqu'en se soumettant à l'autorité, il se donne l'illusion de la dominer et donc d'avoir lui-même autorité sur l'autorité. Par contre l'obéissance de Madeleine étant irrationnelle, elle n'a aucune raison avouée d'agir comme elle le fait, et il n'est pas étonnant que toutes celles que Choubert croit découvrir ne fassent qu'irriter sa femme, sentant confusément qu'il se trompe.


Autorité sociale, instrument de domination pour Madeleine
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Ce sont ses ténèbres intérieures, qui (la poussant à trouver dans la loi une force contraignante par laquelle elle cherche à dominer son époux, à se l'asservir en l'empêchant de lui échapper), l'amèneront en définitive à introduire chez eux le policier, représentant de l'ordre établi, personnification de la contrainte que ses pulsions secrètes lui présentent comme devant parvenir à réduire l'insoumission profonde de son mari. Il est curieux de remarquer l'influence trouble qu'exerce sur elle l'aspect extérieur du policier. Il la séduit par sa parure, d'une façon quasi satanique, faisant voir sa montre en or, entrouvrant son pardessus pour faire admirer son gilet et ses souliers (cf. Victimes du Devoir, p. 188-189). Le policier se conduira de plus en plus comme s'il avait tous les droits sur le ménage qui l'a reçu, sans s'apercevoir qu'il est, lui aussi, le jouet de la puissance qui domine Madeleine, à partir du moment où il accepte d'entrer dans l'appartement et où il y reste, c'est à dire où il fait le jeu du désir de la femme. Ainsi, lorsque cette dernière n'est plus en accord avec les ordres de l'inspecteur, elle lui dicte ce qu'il doit imposer à Choubert, sans qu'il veuille reconnaître que la situation n'est plus entre ses mains, c'est pourquoi il se met en colère :

"- Madeleine, au Policier : Il est rusé, Monsieur l'Inspecteur principal, je vous l'avais bien dit, et sournois !... Mais il est aussi très faible... il faudrait le suralimenter, qu'il grossisse..."
(Id., p. 220).

et lui de se révolter :

"- Le Policier, à Madeleine : Vous n'allez pas m'apprendre la Médecine, Madame, je connais mon métier. Votre garçon, ou bien il pique du nez, ou bien il s'égare. Il n'a pas de force ! Il doit absolument grossir..."
(Id., p. 221).

Choubert n'est pas dupe de cette dépossession de lui-même du policier, qui l'asservit de plus en plus à l'agressivité de sa femme (ou à son désir de domination - tout désir n'étant-il pas par essence agressif ? -) :

"- Choubert, au Policier : Madeleine vient de dire exactement la même chose. Vous l'avez copiée, Monsieur l'Inspecteur principal...
- Madeleine : Tu n'as pas honte de parler comme ça à Monsieur l'Inspecteur principal...
- Le Policier, qui se met dans une colère terrible : Je vais t'apprendre à être poli ! Pauvre malheureux ! Pauvre rien du tout !"
(Id., p. 221).


Cet anéantissement progressif de la personnalité de l'Inspecteur, jusqu'à l'assassinat final ne fait donc que révéler un état de fait qui s'est développé quand, après s'être assis sans en demander la permission, leur hôte a décidé de se servir de Madeleine pour contraindre Choubert à obéir à la loi. En se croyant le maître, il s'est fait l'esclave, mais la circonspection et la ruse avec laquelle il est entré pas à pas dans la pièce, indiquent bien qu'un pressentiment sourd l'avertissait du danger qu'il n'a pas pu voir, parce que le désir de trouver la vérité était plus fort que lui et l'aveuglait. Néanmoins, il est impossible de dire que, ce faisant, le policier est tombé sous la domination de Madeleine, puisque celle-ci n'est pas maîtresse des forces irrationnelles qui l'ont poussée à introduire chez elle l'autorité sociale, le tragique est là dans toute sa réalité, ce ne sont pas des individus qui en maîtrisent d'autres, mais une agressivité qui les écrase une fois qu'ils ont cédé à la tentation de dominer et de vaincre. Cela est très sensible lorsque le policier se met à bourrer de pain la bouche de Choubert pour le faire grossir, se soumettant ainsi inconsciemment au désir de Madeleine ; aussitôt, cette dernière voyant son mari en proie à la contrainte sociale de la façon la plus directe, obéit de nouveau à l'inspecteur qui attend du café. Seulement, elle agit d'une façon dont l'absurdité montre à quel point elle est irresponsable de ses actes : elle couvre de tasses à café la table, puis le buffet, de plus en plus rapidement, sans rien voir, ni entendre, jusqu'à l'arrivée de Nicolas qui remettra en question l'autorité de l'inspecteur, c'est à dire la propre agressivité de la femme de Choubert, qui l'a faite se fondre avec le pouvoir social, et qui est en train de la faire envahir la salle de tasses à café. Mais lorsque le policier succombera aux coups de Nicolas, elle ne fera pas un geste pour lui, car la loi ne l'intéresse que dans la mesure où, étant la plus forte, elle peut l'aider à garder son mari sous sa dépendance.

Il est nécessaire d'avoir bien présent à l'esprit ce mécanisme agressif qui est le point de départ de tout le tragique de "Victimes du Devoir" : Choubert, obéissant à une pulsion trouble dont les mobiles se révèleront par la suite, est incapable de faire preuve de personnalité, c'est-à-dire de faculté de choisir librement, il se soumet toujours à l'autorité de sa femme, en se donnant l'impression d'être supérieur à elle. Comme Jacques dans "Jacques ou la Soumission", il se place en dessous pour se croire au-dessus. Madeleine réagit brutalement devant cette incohérence, elle tente de la briser en s'identifiant à l'autorité sociale afin d'asservir Choubert à elle, au moyen de cette légalité qui n'est qu'un instrument de contrainte, et ne s'aperçoit pas qu'elle tombe elle aussi entre les pattes du même désir de supériorité qui dupe son époux. Quant au policier, lui qui se croira le maître, sera en fait l'esclave de cette puissance ténébreuse ; représentant la loi, il n'est que l'incarnation de cet instrument de contrainte, et sera abandonné à son triste sort par Madeleine devant le constat de son inefficacité, sans d'ailleurs qu'elle revienne de son erreur, puisqu'elle se tournera vers Nicolas pour qu'il remplisse le même office :

" - Madeleine : Vous agissez sans réfléchir et après on le regrette : Il nous faut Mallot ! Son sacrifice (elle montre le Policier) ne doit pas rester inutile ! Pauvre victime du devoir !
- Nicolas : Je vous trouverai Mallot.
- Madeleine : Bravo, Nicolas !"
(Id., p. 234).








PLONGEE DANS LE SOUVENIR
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Pénétration de Choubert dans ses propres ténèbres
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Le devoir que Madeleine va imposer à Choubert par l'intermédiaire du policier, vise donc à contraindre son mari à se soumettre à une loi qui est sa loi, dans la mesure où elle se l'approprie en s'identifiant à elle. Face à l'obligation qui lui est faite de retrouver Mallot dans ses souvenirs, Choubert va réagir, comme il fallait s'y attendre, par un oubli jailli des profondeurs de son être. Mais il a bien connu Mallot, des indices le prouvent à deux reprises, quand il se rappelle des surnoms de ce personnage :

"- Choubert : Aucune trace de Montbéliard...
- Le policier : C'est vrai, il aussi le surnom de Montbéliard et tu prétendais ne pas le connaître !"
(Id., p. 212).

Et plus loin :

"- Choubert, pleurnichant : On l'appelle aussi Marius, Marin, Lougastec, Perpignan, Machecroche... Son dernier nom était Machecroche...
- Le policier : Tu vois que tu es au courant menteur ! Mais c'est lui qu'il nous faut la crapule, la crapule. Tu prendras des forces et tu iras le chercher. Il faut que tu apprennes à aller droit au but."
(Id., p. 222).

Ces réminiscences qui viennent exciter le policier à continuer d'exercer son autorité à des moments où il se décourage, dénotent que des pulsions obscures conduisent l'accusé tout à la fois à rejeter et à rechercher cette autorité, ne pouvant se passer de quelqu'un qui choisisse à sa place (toute vie étant un choix ininterrompu, ne serait-ce que celui de continuer à vivre) ; ces pulsions constituent un mur s'opposant au souvenir, un noeud irrationnel que Choubert se refuse à délier et qui l'empêche d'arriver à Mallot, aussi bien que de se conduire différemment vis à vis de sa femme et de l'humanité.

Mais il ne faut pas s'y tromper, si la plongée dans le souvenir sera infructueuse pour le policier, elle permettra à Choubert de remonter au centre même du noeud tragique qui est source de son attitude : sa révolte contre le pardon, refus de pardonner aux autres et, beaucoup plus profondément refus de se pardonner.

Choubert ne parvenant pas à se souvenir comment il a pu savoir que le nom de Mallot s'écrivait avec un "t" à la fin, n'est pas sans rappeler Ionesco, qui se plaint dans Présent Passé Passé Présent de perdre la mémoire, d'autant plus qu'il veut tout retrouver. Avec l'aide de Madeleine qui a changé d'allure,

"(elle) apparaît dans une robe décolletée ; elle est une autre ; sa voix aussi a changé ; elle est devenue tendre et mélodieuse"
(Id., p. 194),

Choubert va s'enfoncer dans une couche de souvenirs plus profonde. Il ressent devant Madeleine, qui a toute la tendresse de la voix de sa mère, un appel des profondeurs vers le monde de son enfance dont il a la nostalgie, à l'image de son créateur qui souhaitait ardemment :

"faire de (ses) profondeurs, de (ses) caves cet univers de lumière, cet univers caché, enseveli, ou ses lueurs"
(Présent Passé Passé Présent,
Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 18).

Il ne sait plus bien à qui il a affaire, si elle est sa femme ou sa mère. L'expression de son visage est lubrique, son rire étrange. La séparation l'angoisse, et il tend les mains vers Madeleine comme si elle était très loin. Ainsi donc, sa plongée dans le souvenir semble indissociable d'un désir de viol, et ce viol l'entraîne dans la boue et dans les ténèbres :

"- Choubert : Il fait sombre (...). Je marche dans la boue. Elle colle à mes semelles... Comme mes pieds sont lourds ! J'ai peur de glisser."
(Victimes du Devoir,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 196).


De même Ionesco explique qu'il fait "des fouilles dans une terre où (il) retrouve les débris de sa préhistoire" et qu'il n'y saisit "que du vide, que la mort" (PP PP, p. 18). La tendresse de Madeleine, qui lui rappelait confusément sa mère et les premiers moments de son mariage, a disparu. Il reste seul, et la vision qui lui apparaît alors est celle de l'échec de sa vie, avec une Madeleine vieillie, ayant perdu toute la fraîcheur de l'amour :

"- Choubert, accompagné vaguement par Madeleine : Le jardin enchanté a sombré dans la nuit, a glissé dans la boue, dans la nuit, dans la boue..."
(Id., p. 197).

La souffrance qu'il exprime, dans sa hantise d'avoir vieilli sa femme, l'achemine progressivement au coeur du noeud irrationnel, qui explique son attitude tragique :

"- Choubert : Madeleine, crois-moi, je te jure ce n'est pas moi qui t'ai vieillie ! Non... Je ne veux pas, je ne crois pas, l'amour est toujours jeune, l'amour ne meurt jamais."
(Id., p. p. 212).

Il n'accepte pas de constater la dégradation de leurs deux êtres au sein de leur vie commune ; il ne peut pas admettre de ne pas avoir mieux réussi que son père, auquel il n'a jamais pardonné ce qu'il a fait endurer à sa mère. Par delà la révolte de Choubert, c'est celle de Ionesco qui perce dans cette angoisse, et qui éclaire l'attitude du personnage qu'il a créé :

"J'ai pris sur moi la culpabilité de mon père. Ayant peur de faire souffrir les femmes, de les persécuter, je me suis laissé persécuter par elles. (...) Chaque fois que j'ai fait souffrir une femme ou qu'il m'a semblé que j'ai fait souffrir une femme, j'ai souffert de sa souffrance."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 29-30).

Chaque fois que Choubert est arrivé à une nouvelle couche de souvenirs, il finit par s'y enliser, se heurtant à une résistance obscure des profondeurs de son être, qui cherche à détourner son attention ; et il faut toujours que le policier intervienne, pour l'obliger à briser cette résistance provenant de lui, et à s'enfoncer dans la boue :

" - Le policier : Tu t'attendris sur toi-même et tu t'arrêtes, il ne faut jamais s'attendrir, il ne faut pas t'arrêter."
(Victimes du Devoir,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 198).

Avec le secours de Madeleine, l'inspecteur va le contraindre à disparaître dans ses propres ténèbres :

" - Madeleine : Tu laisses encore voir tes cheveux... Descends donc. Etends les bras dans la boue, défais tes doigts, nage dans l'épaisseur, atteins Mallot, à tout prix... Descends... Descends..."
(Id., p. 199).

Obéissant à la contrainte conjuguée du policier et de sa femme, il n'est plus étonnant que Choubert, qui avait déjà plus ou moins assimilé Madeleine à sa mère, fasse de l'inspecteur son père, dans une synthèse du passé et du présent identifiant son refus de l'autorité sociale à celle de l'autorité paternelle, synthèse que l'entraîne à faire une agressivité trouble, trahissant sa part de responsabilité au tragique dont il est victime. En, effet, il semble qu'en revivant, ou, plus exactement sans doute, en reconstruisant la scène de l'empoisonnement de sa mère, Choubert cherche à la noircir.

Cette scène est un souvenir commun, si l'on peut dire, à Choubert et à Ionesco, que ce dernier relate dans "Passé Présent Présent Passé", en soulignant qu'elle est à l'origine de l'emprise de l'irrationnel sur sa vie, sans qu'il soit encore parvenu à s'en débarrasser, bien qu'il lui semble désormais que sa mère ait joué la comédie :

"Il est probable que ma mère n'avait pas l'intention de s'empoisonner, elle savait qu'il allait l'en empêcher. Cependant cette scène s'est gravée en moi et la frayeur qu'elle m'a causée à l'époque n'a jamais pu être soulagée par la raison. Cette scène de ménage a déterminé en moi ce sentiment de malheur, la certitude que nous ne pouvons être heureux."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 30).


Dans la réalité, Ionesco n'a pas retenu les paroles qu'échangeaient ses parents, car il ne les comprenait pas :

"Il ne s'attendrit pas, écrit-il en parlant de son père. Il a une voix très forte, un air méchant. Il continue. Ce doit être très dur, ce qu'il lui dit. "
(Id., p. 30).

Le dialogue des parents de Choubert est donc le fruit de l'imagination de l'auteur. Mais cela va beaucoup plus loin, car le père de Ionesco a arrêté le bras de sa mère, quand elle a voulu boire la teinture d'iode, tandis que le policier, qui esquisse d'abord le même geste, contraint finalement Madeleine à absorber le poison. Certes, Choubert n'est pas Ionesco, mais il vit des pulsions de son créateur. Et il semble que l'assassinat de sa mère par son père, de même que celui de Madeleine par le policier, satisfasse en lui une agressivité inavouée. Un tel acte, en effet, ne justifierait-il pas sa haine de l'autorité paternelle, et, par la suite, de l'autorité sociale, que Ionesco ne parvient pas à s'expliquer totalement, puisqu'il se doute que sa mère n'était pas sincère ? Et, plus obscurément, ne souhaite-t-il pas la destruction de sa femme, lorsqu'il cherche à dominer sa loi en la comprenant ?

"Choubert pousse un cri. Noir. De nouveau lumière. Il est seul sur la scène. "
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 202).

Cette fois, l'écrasement terrifié dans les ténèbres s'est fait de lui-même, à l'instant où Madeleine a été obligée de boire le poison, comme si son mari ne pouvait pas en supporter plus, et sans que le policier ait à intervenir. Dans ce cri et cette obscurité soudaine se reconnaît l'angoisse irraisonnée qui submerge Ionesco depuis son enfance à ce souvenir, en l'empêchant de pouvoir se rendre compte qu'elle n'a pas de raison d'être, et donc qu'il en est plus ou moins responsable. En s'enfonçant dans le souvenir, c'est donc bien dans ses propres pulsions criminelles qu'il pénètre, et il a fallu, qu'un désir de viol l'y entraîne. Il est le jouet d'une agressivité que rien ne justifie pleinement, et qui, bien plus, va contre les dernières volontés de cette mère qu'il croit tant aimer, comme en témoigne le souvenir suprême auquel il arrive finalement.


Révolte contre le pardon
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Sa mère, en effet, lui a légué avant de le quitter le fruit de l'expérience de sa vie, la sagesse à laquelle elle est arrivée et qu'il n'a pas voulu accepter :

"- Madeleine : Il faudra pardonner, mon enfant, c'est cela le plus dur... (...). Le temps des larmes viendra, le temps des remords, la pénitence, il faut être bon, tu souffriras si tu n'es pas bon, si tu ne pardonnes pas, quand tu le reverras, obéis-lui, embrasse-le, pardonne-lui."
(Id., p. 203).


Et lorsque Choubert se retrouve face à son père, c'est avec son impossibilité de pardonner qu'il est aux prises, cette révolte qui a raison de sa raison, et qui est celle de Ionesco lui-même, écrivant au sujet de son père et de sa belle-mère :

"Si Dieu veut leur pardonner, je ne m'y oppose pas. Mais moi, je ne puis leur pardonner, je n'arrive pas à oublier, il n'y a pas de bien, il n'y a pas de mal, ils n'ont été ni bons, ni méchants, ils ont été bêtes. Ils m'ont fait tellement de tort qu'ils ont gâché toute ma vie, malgré ce que l'on appelle les succès."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 147).

Mais Ionesco reconnaîtra aussi ne pas valoir mieux que son père, et c'est ce que fait Choubert devant le policier-père

"qui, face au public, assis à la table, tient sa tête entre ses mains et demeure ainsi, immobile."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 203).

"- Choubert : Tu me frappais. Mais j'ai été plus dur que toi. Mon mépris t'a frappé plus fort. C'est mon mépris qui t'a tué."
(Id., p. 203).

Malgré la culpabilité dont il s'accuse, il éprouve pourtant le besoin de se justifier au nom du devoir, tout en sentant que rien, ni personne ne le lui ont jamais imposé, si ce n'est une révolte illusoire contre la condition humaine, qui l'empêche d'accepter la disparition d'êtres qui lui sont chers, en lui faisant souhaiter celle de ceux qu'il estime responsables, sans qu'ils le soient effectivement plus que lui :

"- Choubert : Je devais venger ma mère... Je le devais... Où était mon devoir ?... Le devais-je vraiment ?... Elle a pardonné, mais moi j'ai continué d'assumer sa vengeance... A quoi sert la vengeance ? C'est toujours le vengeur qui souffre..."
(Id., p. 203).

Il vérifie donc par sa souffrance la vérité des dernières paroles de sa mère, mais il ne pardonne pas pour autant. Son agressivité persiste dans le sentiment de culpabilité. Il refuse toute possibilité de générosité à son père, le laisse aussi bas qu'il l'a placé, mais prend plaisir à se rabaisser à son niveau qu'il méprise, et à se piétiner :

"- Choubert : J'ai eu tort de te mépriser. Je ne vaux pas mieux que toi. De quel droit t'avoir puni ? (...) Si tu voulais me regarder, tu verrais comme je te ressemble. J'ai tous tes défauts."
(Id., p. 204).

Dans son égarement, il ne sent pas la richesse du silence de son père, car ce dernier se tait et parle pourtant. Choubert est incapable d'entrer en communication avec lui parce qu'il n'est pas encore au temps de la bonté, dont lui parlait sa mère. Et finalement, il se rend coupable de ce silence, le tourne contre lui, sans voir qu'il est peut-être la vérité la plus profonde de cet homme :

"- Choubert (court réveil désespéré) : Il ne parlera plus, c'est ma faute, c'est ma faute !..."
(Id., p. 206).

C'est justement cette erreur que son père voudrait lui éviter en lui apprenant la valeur du silence, celui-ci étant la seule façon d'accepter sa condition dans le pardon et l'amour :

"- Voix du Policier : Tu as eu beau me renier, tu as eu beau rougir de moi, insulter ma mémoire. Je ne t'en veux pas. Je ne peux plus haïr. Je pardonne, malgré moi. Je te dois plus que tu me dois. Je ne voudrais pas que tu souffres, je voudrais que tu ne te sentes plus coupable. Oublie ce que tu crois être tes fautes."
(Id., p. 206).

Ainsi il complète le testament de sa femme par une sagesse que la mort de celle-ci lui a peut-être fait découvrir. Elle a enseigné à son fils de pardonner à autrui et son père voudrait qu'il comprenne qu'il n'y a pas de pardon possible si l'on ne commence pas par se pardonner à soi-même. Mais il ne le lui dit pas, car Choubert ne peut le découvrir que dans la solitude avec lui-même et le silence paisible, et c'est ce silence tout de richesse intérieure dont il lui donne l'exemple.

Ionesco a ici le sentiment de la seule efficacité du temps sur l'évolution spirituelle de l'être, sans qu'aucun de ses semblables puisse avoir une influence salvatrice sur lui par ses paroles. C'est pourquoi, le temps n'étant pas venu pour Choubert de saisir la portée de l'attitude de son père, il continue à s'enferrer dans son agressivité, à se heurter au pardon comme à un mur :

"- Choubert : Même si tu me pardonnais, jamais je ne pourrais me pardonner à moi-même !"
(Id., p. 204).


Arrivé à ce stade de la plongée dans le souvenir, Choubert n'ira pas plus loin. Il est là au point central de la pièce, il va buter contre cette nécessité du pardon parce qu'il ne la comprend pas, et chercher une issue illusoire à sa condition
tragique. Et pourtant toute l'explication est là : parce qu'il refuse de se pardonner, c'est-à-dire de pardonner les fautes auxquelles l'ont entraîné l'exercice de sa propre autorité, il continuera à ne jamais faire preuve d'autorité, sans s'apercevoir que son attitude relève cependant d'une volonté bien arrêtée qui est elle-même autoritaire ; et, par ailleurs, refusant de pardonner aux autres, il ne subira jamais leur autorité que pour l'écraser, puisqu'il estime qu'elle ne vaut pas mieux que la sienne. Il reste donc enfermé dans ce nouveau cercle vicieux, figure caractéristique du tragique. C'est la raison pour laquelle il lui est impossible de retrouver Mallot, malgré son apparente bonne volonté, devant la colère du policier qui n'a pas compris, lui non plus, que Choubert ne pourrait jamais aller plus loin tant qu'il n'aurait pas appris le pardon.

"- Le Policier : Ah ! tes complexes ! Tu ne vas pas nous embêter avec ça ! Ton papa, ta maman, ta piété filiale !... C'est pas mes oignons, je ne suis pas payé pour ça. Continue ta route.
- Choubert : Faut-il donc encore descendre, Monsieur l'Inspecteur principal ?..."
(Id., p. 207).










EVASION VERS LA REALITE AMORPHE
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Difficultés.
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Choubert est désormais complètement perdu dans sa recherche de Mallot, ne pouvant pas aller plus loin dans la voie de la recherche de la vérité. Il commence par errer dans une sorte de terrain vague du souvenir, avant de trouver le chemin de la réalité amorphe sur lequel il espèrera illusoirement retrouver Mallot, et fera partager son illusion au policier.

Dans un premier temps, le héros se trouve donc dans l'impossibilité de vivre un souvenir continu, il ne voit plus que ses "déchirures", les "bribes d'un univers" ; la clarté est ternie : "étoiles sombres", "lumière obscure", tout semble perdu. Mais comme l'écrit Ionesco au sujet de sa propre expérience :

"(Ces épaves) plus elles sont précaires, plus cela me déchire"
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 18).

C'est pourquoi, Choubert se met à pleurer sur la perte du beau, du bien et de l'amour, il se désespère sur ses jouets, a l'impression qu'une éternité le sépare de l'enfance :

"- Choubert : Ma figure est mouillée de larmes. Où est la beauté ? Où est le bien ? Où est l'amour ? J'ai perdu la mémoire..."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 209),

et plus loin :

"- Choubert (avec un accent de désespoir) : Mes jouets... en morceaux... Mes jouets brisés... Mes jouets d'enfant..."
(Id., p. 209),

Il semble alors que son angoisse brise la résistance des ténèbres auxquelles il se heurtait ; comme un éclair, elle lui ouvre le rêve, satisfait son désir :

"- Choubert : Le vent secoue les forêts, l'éclair déchire les épaisseurs noires, au fond de la tempête, à l'horizon, un rideau géant et sombre se soulève... (...) Au fond apparaît, lumineuse dans les ténèbres, dans un calme de rêve, entourée de tempête, une miraculeuse cité..."
(Id., p. 210),


C'est le moment où il découvre les flammes de glace, et les océans de neige déjà présents dans "Jacques ou la Soumission" et qui se développeront dans "Amédée ou comment s'en débarrasser", pourtant, il ne parvient pas à se tenir dans cette solitude où le froid a remplacé la chaleur, ou la mort a pris la place de la vie. Les ténèbres écrasent à nouveau le souvenir :

"- Choubert, dans un grand cri : Cela va-t-il s'éteindre ? Cela s'éteint. La nuit m'environne. Un seul papillon de lumière se soulève lourdement..."
(Id., p. 211),

Il ne parvient pas à prendre son essor, à sortir de l'angoisse de ne plus pouvoir tenir le passé dans le présent par le souvenir ; angoisse de ne pas pouvoir abolir le temps, de ne pas être Dieu, qui a donc ses racines dans le désir d'être l'Eternel et le centre du monde. Il n'y a angoisse que parce qu'il y a désir, et Ionesco ne fait que la transposer de sa vie, où le papillon, c'est lui, une lanterne à la main :

"Et si bientôt, je n'avais que de moins en moins de souvenirs, très peu de souvenirs, plus de souvenirs du tout ? Etre comme un homme qui circulerait dans les ténèbres, n'éclairant qu'un tout petit espace autour de lui au fur et à mesure qu'il avancerait (...) Seul luit la conscience d'un présent, d'un instant éveillé."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 18).





Désir de dominer l'autorité en se soumettant à elle,
cause de l'évasion

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Pour que Choubert sorte de l'enlisement dans ses pulsions irrationnelles, il faut que les forces inconscientes qui l'empêchent d'arriver à Mallot lui soufflent un de ses surnoms : Montbéliard :

"- Choubert : Aucune trace de Montbéliard...
- Le Policier : C'est vrai, il a aussi le surnom de Montbéliard. Et tu prétendais ne pas le connaître ! (...)
- Choubert, tout étonné : Ah ! tiens, ma foi oui... C'est vrai... c'est drôle, c'est vrai."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 212),

A partir de ce moment, Choubert se retrouve soumis à sa pulsion de toujours qui l'entraîne à échapper à l'autorité en cherchant à la justifier. Le policier n'est plus maître de sa victime apparente, mais il ne s'en aperçoit pas encore, alors que le mari de Madeleine, dans la frénésie de son désir, saute sur les prétextes les plus absurdes, qui puissent permettre son évasion en semblant donner raison au pouvoir :

"- Le Policier : Dans les Andes, voyons, dans les Andes... Y es-tu allé ?
- Madeleine, au Policier : Jamais, Monsieur, pensez-vous...
- Choubert : Non, mais je connais suffisamment la géographie pour...
- Le Policier : Il ne faut pas l'inventer, il faut le retrouver."
(Id., p. 213).

Ainsi donc, son agressivité s'oppose à ce qu'il retrouve Mallot, puisqu'elle le fait refuser toute autorité. Mais sa révolte a besoin de l'autorité pour continuer à exister, elle est volonté sourde de la dominer et de l'écraser, c'est pourquoi elle lui procure les éléments qui l'incitent à persévérer, tout se passe au niveau le plus obscur de l'être. C'est aussi pourquoi Choubert aura un air coupable après l'assassinat du policier, car il aura satisfait, de la façon la plus détournée, le désir inconscient qui l'habitait.

Madeleine, qui a toujours lutté contre cette pulsion secrète de son mari, puisqu'elle n'a introduit le policier chez elle que dans cette intention, ne s'y trompe pas. Et, c'est à ce moment là, seulement, qu'elle luttera "sournoisement", à la fois contre le policier et contre son époux, et qu'elle asservira finalement au sien le pouvoir du représentant de la loi. Elle s'est rendue compte, en effet, que l'Inspecteur est complètement dupe de l'allégresse de son "élève", qui semble lui obéir parfaitement en se jouant des difficultés. Mais, quand il comprend son erreur, il se déchaîne contre les deux époux, n'admettant pas d'avoir eu tort de suivre le mari plutôt que la femme :

" - Madeleine : Il s'échappe !... Je vous l'avais bien dit, Monsieur l'Inspecteur, je vous l'avais bien dit... Je ne veux pas, je ne veux pas. (Parlant en direction de Choubert) : Emmène-moi avec toi au moins.
- Le Policier, à Choubert : Tu ne vas pas me faire ça à moi... Eh ! Oh !... Salaud..."
(Id., p. 217).


Il est à remarquer que Choubert est seul cette fois dans son escalade, il, s'est débarrassé de la présence de ceux qui l'avaient ammené à la racine de son erreur. Dès le début, les contrées désertes et de plus en plus désertiques qu'il parcourt, rappellent celles qui hantaient le rêve de Jacques, et annoncent surtout le domaine habituel de l'évasion des personnages de Ionesco, jusque dans "Jeux de Massacre" : La solitude et la mort :

" - Choubert : Il est trop tôt. Les volets sont fermés. La place est déserte."
(Id., p. 214).

Peu à peu, il arrive face au soleil qu'il va dépasser, et devient le centre de l'univers :

" - Choubert : Pas un coin d'ombre. Le soleil est énorme. La fournaise. J'étouffe. Je grille."
(Id., p. 215).

De même que l'auteur et toutes ses créations qui se laissent éblouir par l'illusion de pouvoir être Dieu, Choubert découvre avec stupéfaction que la solitude ne lui fait plus peur :

" - Choubert : Plus de ville, plus de bois, plus de vallée, plus de mer, plus de ciel. Je suis seul. (...) Je suis seul. J'ai perdu pied... Je n'ai plus peur de mourir."
(Id., p. 216).


Comme pour les vieux des "Chaises", la réalisation de son désir l'introduit au sein même de l'objet de son angoisse, en lui faisant croire momentanémént qu'il a trouvé la solution de sa condition d'homme. Mais en réalité cette solution n'a pas d'existence en dehors de lui, elle n'est que la réalisation de son désir le plus profond, qui est fondé sur une logique précaire.

En effet, le milieu où il baigne échappe à toute forme, c'est une sorte de ruissellement amorphe :

" - Choubert : Je respire un air plus léger que l'air. Le soleil se dissout dans une lumière plus grande que le soleil. Je passe à travers tout. Les formes ont disparu. Je monte... Je monte... Une lumière qui ruisselle... Je monte..."
(Id., p. 217).

Le monde où il arrive réalise son désir de trouver une solution à sa révolte contre toute autorité, contre toute forme du réel qu'il ressent comme une contrainte, il suffit de se référer à Ionesco pour le comprendre :

"Tous les systèmes sont faux. (...) Tous partent de la réalité qui est amorphe et s'en éloignent."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 66).

C'est pourquoi, il choisit la réalité amorphe en dehors de tout système :

"Laissons-nous porter par les vagues du chaos. Laissons-nous aller sur cet océan démonté dans la réalité." (PP PP, p. 67).

Et, dans la solitude où il se trouve, il se croit supérieur à l'humanité :

"Tous comprennent et expliquent tout. Je suis seul au monde à n'y rien comprendre, ils ont tous des clefs ou des passe-partout." (Id., p. 66).

Cependant, lorsqu'il croit baigner dans la lumière de la réalité absolue, une obscurité totale règne sur la scène et l'enveloppe, sans qu'il puisse la voir dans l'éblouissement de son désir. Et au moment précis où il s'étonne, le policier triomphe, car il sait qu'il a gagné la partie :

" - Choubert : Je baigne dans la lumière (obscurité totale sur scène). La lumière me pénètre. Je suis étonné d'être, étonné d'être... étonné d'être...
- Voix triomphante du Policier : Il ne dépassera pas le mur de l'étonnement."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 219).

De fait, Choubert va retomber durement dans la réalité dérisoire d'une corbeille à papier.

Là aussi, la pensée de Ionesco éclaire cette chute, en révélant la faiblesse de cette illusion :

"Je suis en-dessous de tout, me dis-je. En fait, je ne crois pas. Je suis plutôt au-dessus, c'est ce que je pense. Mais si je pense que je suis au-dessous ou au-dessus de tout et de n'importe quoi, ces expressions prouvent que j'ai un système moi aussi, des sortes de critères. Ne pas avoir de système, c'est encore en avoir un."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 67-68).

L'étonnement de Choubert, c'est la prise de conscience du nouvel état où il se trouve, la surprise d'avoir réalisé son système et donc d'être encore emprisonné dans une structuration logique. Aussitôt l'illusion cesse, il ne vaut pas mieux que l'humanité qu'il a cru dépasser, il est presque aussi fou, puisqu'il a succombé lui aussi à son désir, qui l'a enfermé dans une représentation du monde, son mérite est de l'avoir compris :

"Etre fou, c'est avoir une représentation du monde, se donner des explications. Les hommes sont fous. Dire que je ne suis pas fou, c'est dire que je suis fou selon les hommes. Je ne suis que presque fou. Mon esprit organise encore,bien que de façon très simpliste."
(Id., p. 68).



Conséquence tragique du refus de l'autorité dans le choix de sa vie
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Après l'arrivée du policier, instrument de l'agressivité de Madeleine, après la découverte du noeud central des ténèbres de Choubert qui est son refus de se pardonner, autant que le refus de pardonner aux autres (révolte donc contre la condition humaine), cette troisième étape de la progression tragique
resserre l'étau, en montrant au héros l'impossibilité d'échapper à sa condition, et l'incohérence d'une telle attitude. Il ne peut échapper à la structure et à l'autorité quelqu'elle soit, que par une chimère lui dissimulant une nouvelle structure mue par sa propre autorité qui est devenue en réalité le jouet du désir de domination du monde. L'homme est condamné à subir son esprit, et à devoir choisir, par son aide, entre le bien et le mal. Ionesco précise que le comportement est de plus en plus celui d'un enfant en bas âge, indiquant ainsi à quel point les forces irrationnelles de l'univers exigent un tribut de ceux qui tombent en leur pouvoir. Le séduisant par une beauté factice de l'enfance, en lui faisant oublier que cet âge est partagé entre la joie certes, mais aussi les larmes, cette puissance a ramené le héros à un moment de l'être où l'univers paraît informe, en ne lui en donnant que l'aspect négatif et en lui enlevant toute la richesse de ses possibles, puisque Choubert s'interdit, par la logique interne de son désir, toute faculté de choix, comme étant un signe d'autorité et de réduction du réel (ce qui est, bien entendu, un choix de sa part, introduisant dans sa vie l'absurdité profonde qui asservit le pouvoir de son intelligence).









CHAOS DE TOUTE AUTORITE AGRESSIVE
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Nicolas semble arriver au plein milieu de l'action, de la façon la plus injustifiée. Et cependant sa présence apparaît finalement très importante. En effet, il a les mêmes idées que Choubert, au début de la pièce, sur le théâtre et la politique :

- Nicolas, sans quitter sa place, au Policier : Que pensez-vous, Monsieur l'Inspecteur principal, du renoncement, du détachement ?
- Le Policier : (...) Moi, vous savez, cher Monsieur, mon devoir est simplement de l'appliquer."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 224).

Et ensuite :

- Nicolas : J'ai beaucoup réfléchi sur la possibilité d'un renouvellement du théâtre. Comment peut-il y avoir du nouveau au théâtre ? Qu'en pensez-vous, Monsieur l'Inspecteur principal ?
- Le Policier : (...) Je ne comprends pas votre question !"
(Id., p. 225).

Ce nouveau venu représente la haine du pouvoir en place, et l'autorité oppositionnelle à laquelle Choubert était toujours tenté d'adhérer dans la première scène de la pièce, il est donc une partie de Choubert, et leur affinité explique leur amitié. Seulement le mari de Madeleine a dominé en lui cette opposition agressive en paraissant se soumettre à sa femme, mais en, s'opposant, en réalité, à l'humanité entière, toute autorité ayant tort pour lui, ainsi que pour son créateur :

"Toute opposition avait tort pour lui, écrit Ionesco en parlant de son père. Pour moi, toute opposition avait raison. (Aujourd'hui, 1967, je n'aime plus l'opposition non plus car je sais qu'elle est l'état en puissance, c'est-à-dire la tyrannie)."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 26).


Nicolas représente précisément l'état en puissance dont parle Ionesco, il est une force qui va dépasser et écraser le pouvoir légal avec des théories totalement opposées, le policier affirmant pour sa part la force de l'ordre et de la logique :

" - Le Policier : Je demeure, quant à moi, aristotéliquement logique, fidèle avec moi-même, fidèle à mon devoir, respectueux de mes chefs... Je ne crois pas à l'absurde, tout est cohérent, tout devient compréhensible..."
(Victimes du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 227).

tandis que Nicolas est assuré de la suprématie des forces les plus anarchiques :

" - Nicolas : La personnalité n'existe pas. Il n'y a en nous que des forces contradictoires et non contradictoires."
(Id., p. 226).

Cependant, dès qu'il sera arrivé au pouvoir, ce dernier ne trouvera rien de mieux à faire que de se mettre au service de Madeleine pour assurer la succession de sa victime (le policier), et rechercher Mallot, en forçant Choubert à avaler et mastiquer du pain. Car pour Madeleine, qui croit détenir le pouvoir légal, Nicolas de même que l'Inspecteur n'étant que les instruments de sa domination, le problème de l'asservissement à la loi (dont elle a fait sa loi), c'est-à-dire, en fait, à elle, n'est toujours pas résolu. Choubert devient de plus en plus enfant, mais elle n'a toujours pas réussi à le soumettre, à réduire son incohérence profonde. Et, lui, s'il se révolte d'abord à l'idée de poursuivre ses pérégrinations à la recherche de Mallot, finit encore une fois par se résigner à subir la question, victime de sa détermination à ne jamais faire preuve d'autorité :

" - Choubert, tapant du pied comme un enfant mécontent, pleurnichant : Non ! Je ne veux pas ! Non ! Je ne veux pa-as.
- Madeleine : Je n'aime pas les maris désobéissants ! Qu'est-ce que ça veut dire, ces manières ? Tu n'as pas honte !
Choubert pleure toujours mais en ayant l'air de se résigner."
(Id., p. 234).

De plus en plus, l'attitude de Choubert lui enlève la faculté du choix de la vie, qui caractérise l'adulte ; elle apparaît comme une démission devant les responsabilités de la condition humaine ; mais elle ne persistera pas longtemps sans montrer le fondement de son existence : cette révolte aveugle contre la liberté même du choix qui est l'essence de notre condition, et qui est finalement elle-même une autorité. Le héros, en effet, s'estimera à son tour victime du devoir, et, quand on ne l'attendait plus, il se mettra lui aussi à faire preuve d'autorité en commandant à sa femme et à Nicolas d'avaler et de mastiquer, tandis que Madeleine fera de même pour lui et Nicolas, et Nicolas pour le couple :

" - Choubert, la bouche pleine : Moi aussi, je suis une victime du devoir !
- Nicolas : Moi aussi.
- Madeleine ; Nous sommes tous des victimes du devoir ! (A Choubert) Avale ! Mastique !
- Nicolas : Avale ! Mastique !
- Madeleine, à Choubert et à Nicolas : Avalez ! Mastiquez ! Mastiquez ! Avalez !
- Choubert, tout en mastiquant, à Madeleine et à Nicolas : Avalez ! Mastiquez ! Mastiquez ! Avalez !
- Nicolas, à Choubert et à Madeleine : Avalez ! Mastiquez ! Mastiquez ! Avalez !"
(Id., p. 234).


Dans cette confusion mutuelle du commandement se trahit le tragique profond de l'autorité, et de toute tentative de l'humain pour dominer son semblable : toute autorité est une illusion, qu'elle soit légale, oppositionnelle, ou même qu'elle rejette l'une comme l'autre. Il n'y a pas de solution et tous s'enfoncent dans le même bourbier de l'agressivité. Nicolas et le policier, qui croient avoir le pouvoir absolu, sont en fait au service du désir de Madeleine, qui, elle-même, est dupe de l'agressivité secrète de son mari, qui, lui-même, n'est pas maître de sa révolte contre sa condition d'homme. En fait, chacun est victime de sa propre agressivité à laquelle il a cédé.

Une autre autorité est née dans cette pièce, celle de la dame impassible, que tous prennent à témoin malgré son silence, et qui, finalement, est le véritable révélateur de l'essence même de toute autorité agressive : l'affirmation aveugle de soi au détriment de l'existence de l'humanité entière :

" - Le Policier : Mais Monsieur, il y a toujours des choses à dire... (Il tremble de frayeur, à la Dame) : N'est-ce pas, Madame ?
- La Dame : Non ! Non ! Pas Madame : Mademoiselle..."
(Id., p. 234).

Il n'est pas étonnant que cette femme finisse par rejoindre les trois personnages principaux dans la fange des pulsions qui les enlisent avant que ne tombe le rideau :

"La Dame se dirige vers les trois autres.
- La Dame : Mastiquez ! Avalez ! Mastiquez ! Avalez !
Cependant que tous les personnages se commandent réciproquement d'avaler et de mastiquer, le rideau tombe. "
(Id., p. 235).











CONCLUSION
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"Victimes du Devoir" rappelle les premières pièces de Ionesco : "La cantatrice chauve", "La Leçon", "Jacques ou la Soumission" et "L'Avenir est dans les Oeufs", en ce sens qu'elle montre que toute tentative de domination ou de soumission de l'être humain, est fondée sur une illusion tragique qui le mène à sa perte. Mais cette nouvelle oeuvre constitue un enrichissement et un approfondissement très importants de la compréhension du tragique, déjà esquissée dans "les Chaises", car elle permet de comprendre que la racine du mal est dans l'individu qui n'accepte pas l'humanité et ne s'accepte pas lui-même, ne pouvant pas admettre qu'il ne vaut pas mieux que les autres. L'orgueil est donc intimement mêlé à la révolte. Et le devoir n'est que la conséquence de l'agressivité secrète tournée contre cette incohérence, c'est pourquoi il n'y a pas de victimes du devoir, mais seulement des victimes du désir d'être supérieur à l'humanité ; personne n'a obligé le policier à entrer chez les Choubert, pas plus que ces derniers à le recevoir, si ce n'est une agressivité dont les mobiles se perdaient dans leurs ténèbres intérieures ; de même, personne n'a contraint Nicolas à s'opposer au pouvoir en place et à le détruire, pour accepter, en fin de compte, de le remplacer. Le tragique est le fruit de la liberté de l'homme, et, pour la première fois, se précise la solution que Ionesco commence à entrevoir : l'amour, qui ne s'épanouira vraiment qu'à partir du "Piéton de l'Air". Par l'amour de son fils, le père de Choubert s'est libéré de sa volonté d'anéantir le monde, dans ce sentiment, il a accepté toute la création et s'est accepté lui-même :

" - Voix du Policier : Tu naquis, mon fils, juste au moment où j'allais dynamiter la planète. C'est ta naissance qui la sauva. Tu me réconcilias avec l'humanité, tu me lias indissolublement à son histoire, à ses malheurs, ses crimes, ses espoirs, ses désespoirs."
(Id., p. 205).


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