Le devoir que Madeleine va imposer à Choubert par l'intermédiaire
du policier, vise donc à contraindre son mari à se soumettre
à une loi qui est sa loi, dans la mesure où elle se l'approprie
en s'identifiant à elle. Face à l'obligation qui lui est
faite de retrouver Mallot dans ses souvenirs, Choubert va réagir,
comme il fallait s'y attendre, par un oubli jailli des profondeurs de
son être. Mais il a bien connu Mallot, des indices le prouvent
à deux reprises, quand il se rappelle des surnoms de ce personnage
:
"- Choubert
: Aucune trace de Montbéliard...
- Le policier : C'est vrai, il aussi le surnom de Montbéliard
et tu prétendais ne pas le connaître !"
(Id., p. 212).
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Et plus loin :
"- Choubert, pleurnichant : On l'appelle aussi Marius, Marin, Lougastec,
Perpignan, Machecroche... Son dernier nom était Machecroche...
- Le policier : Tu vois que tu es au courant menteur ! Mais
c'est lui qu'il nous faut la crapule, la crapule. Tu prendras
des forces et tu iras le chercher. Il faut que tu apprennes
à aller droit au but."
(Id., p. 222).
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Ces réminiscences
qui viennent exciter le policier à continuer d'exercer son autorité
à des moments où il se décourage, dénotent
que des pulsions obscures conduisent l'accusé tout à la
fois à rejeter et à rechercher cette autorité,
ne pouvant se passer de quelqu'un qui choisisse à sa place (toute
vie étant un choix ininterrompu, ne serait-ce que celui de continuer
à vivre) ; ces pulsions constituent un mur s'opposant au souvenir,
un noeud irrationnel que Choubert se refuse à délier et
qui l'empêche d'arriver à Mallot, aussi bien que de se
conduire différemment vis à vis de sa femme et de l'humanité.
Mais il ne faut pas s'y tromper, si la plongée dans le souvenir
sera infructueuse pour le policier, elle permettra à Choubert
de remonter au centre même du noeud tragique qui est source de son attitude : sa révolte contre le pardon,
refus de pardonner aux autres et, beaucoup plus profondément
refus de se pardonner.
Choubert ne parvenant pas à se souvenir comment il a pu savoir
que le nom de Mallot s'écrivait avec un "t" à
la fin, n'est pas sans rappeler Ionesco, qui se plaint dans Présent
Passé Passé Présent de perdre la mémoire,
d'autant plus qu'il veut tout retrouver. Avec l'aide de Madeleine qui
a changé d'allure,
"(elle)
apparaît dans une robe décolletée ; elle
est une autre ; sa voix aussi a changé ; elle est devenue
tendre et mélodieuse"
(Id., p. 194),
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Choubert va s'enfoncer dans
une couche de souvenirs plus profonde. Il ressent devant Madeleine,
qui a toute la tendresse de la voix de sa mère, un appel des
profondeurs vers le monde de son enfance dont il a la nostalgie, à
l'image de son créateur qui souhaitait ardemment :
Il ne sait plus bien à
qui il a affaire, si elle est sa femme ou sa mère. L'expression
de son visage est lubrique, son rire étrange. La séparation
l'angoisse, et il tend les mains vers Madeleine comme si elle était
très loin. Ainsi donc, sa plongée dans le souvenir semble
indissociable d'un désir de viol, et ce viol l'entraîne
dans la boue et dans les ténèbres :
De même Ionesco explique qu'il fait "des fouilles dans une
terre où (il) retrouve les débris de sa préhistoire"
et qu'il n'y saisit "que du vide, que la mort" (PP
PP, p. 18). La tendresse de Madeleine, qui lui rappelait confusément
sa mère et les premiers moments de son mariage, a disparu. Il
reste seul, et la vision qui lui apparaît alors est celle de l'échec
de sa vie, avec une Madeleine vieillie, ayant perdu toute la fraîcheur
de l'amour :
"- Choubert, accompagné vaguement par Madeleine : Le jardin
enchanté a sombré dans la nuit, a glissé
dans la boue, dans la nuit, dans la boue..."
(Id., p. 197).
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La souffrance
qu'il exprime, dans sa hantise d'avoir vieilli sa femme, l'achemine
progressivement au coeur du noeud irrationnel, qui explique son attitude tragique :
"- Choubert
: Madeleine, crois-moi, je te jure ce n'est pas moi qui t'ai
vieillie ! Non... Je ne veux pas, je ne crois pas, l'amour
est toujours jeune, l'amour ne meurt jamais."
(Id., p. p. 212).
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Il n'accepte pas de constater
la dégradation de leurs deux êtres au sein de leur vie
commune ; il ne peut pas admettre de ne pas avoir mieux réussi
que son père, auquel il n'a jamais pardonné ce qu'il a
fait endurer à sa mère. Par delà la révolte
de Choubert, c'est celle de Ionesco qui perce dans cette angoisse, et
qui éclaire l'attitude du personnage qu'il a créé
:
Chaque fois que Choubert
est arrivé à une nouvelle couche de souvenirs, il finit
par s'y enliser, se heurtant à une résistance obscure
des profondeurs de son être, qui cherche à détourner
son attention ; et il faut toujours que le policier intervienne, pour
l'obliger à briser cette résistance provenant de lui,
et à s'enfoncer dans la boue :
Avec le secours de Madeleine,
l'inspecteur va le contraindre à disparaître dans ses propres
ténèbres :
" - Madeleine
: Tu laisses encore voir tes cheveux... Descends donc. Etends
les bras dans la boue, défais tes doigts, nage dans
l'épaisseur, atteins Mallot, à tout prix...
Descends... Descends..."
(Id., p. 199).
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Obéissant
à la contrainte conjuguée du policier et de sa femme,
il n'est plus étonnant que Choubert, qui avait déjà
plus ou moins assimilé Madeleine à sa mère, fasse
de l'inspecteur son père, dans une synthèse du passé
et du présent identifiant son refus de l'autorité sociale
à celle de l'autorité paternelle, synthèse que
l'entraîne à faire une agressivité trouble, trahissant
sa part de responsabilité au tragique dont il est victime. En, effet, il semble qu'en revivant, ou, plus exactement
sans doute, en reconstruisant la scène de l'empoisonnement de
sa mère, Choubert cherche à la noircir.
Cette scène est un souvenir commun, si l'on peut dire, à
Choubert et à Ionesco, que ce dernier relate dans "Passé
Présent Présent Passé", en soulignant qu'elle
est à l'origine de l'emprise de l'irrationnel sur sa vie, sans
qu'il soit encore parvenu à s'en débarrasser, bien qu'il
lui semble désormais que sa mère ait joué la comédie
:
"Il
est probable que ma mère n'avait pas l'intention de
s'empoisonner, elle savait qu'il allait l'en empêcher.
Cependant cette scène s'est gravée en moi et
la frayeur qu'elle m'a causée à l'époque
n'a jamais pu être soulagée par la raison. Cette
scène de ménage a déterminé en
moi ce sentiment de malheur, la certitude que nous ne pouvons
être heureux."
(Présent
Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure
de France, 1968, p. 30).
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Dans la réalité, Ionesco n'a pas retenu les paroles qu'échangeaient
ses parents, car il ne les comprenait pas :
"Il
ne s'attendrit pas, écrit-il en parlant de son père.
Il a une voix très forte, un air méchant. Il
continue. Ce doit être très dur, ce qu'il lui
dit. "
(Id., p. 30).
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Le dialogue des parents de
Choubert est donc le fruit de l'imagination de l'auteur. Mais cela va
beaucoup plus loin, car le père de Ionesco a arrêté
le bras de sa mère, quand elle a voulu boire la teinture d'iode,
tandis que le policier, qui esquisse d'abord le même geste, contraint
finalement Madeleine à absorber le poison. Certes, Choubert n'est
pas Ionesco, mais il vit des pulsions de son créateur. Et il
semble que l'assassinat de sa mère par son père, de même
que celui de Madeleine par le policier, satisfasse en lui une agressivité
inavouée. Un tel acte, en effet, ne justifierait-il pas sa haine
de l'autorité paternelle, et, par la suite, de l'autorité
sociale, que Ionesco ne parvient pas à s'expliquer totalement,
puisqu'il se doute que sa mère n'était pas sincère
? Et, plus obscurément, ne souhaite-t-il pas la destruction de
sa femme, lorsqu'il cherche à dominer sa loi en la comprenant
?
Cette fois, l'écrasement
terrifié dans les ténèbres s'est fait de lui-même,
à l'instant où Madeleine a été obligée
de boire le poison, comme si son mari ne pouvait pas en supporter plus,
et sans que le policier ait à intervenir. Dans ce cri et cette
obscurité soudaine se reconnaît l'angoisse irraisonnée
qui submerge Ionesco depuis son enfance à ce souvenir, en l'empêchant
de pouvoir se rendre compte qu'elle n'a pas de raison d'être,
et donc qu'il en est plus ou moins responsable. En s'enfonçant
dans le souvenir, c'est donc bien dans ses propres pulsions criminelles
qu'il pénètre, et il a fallu, qu'un désir de viol
l'y entraîne. Il est le jouet d'une agressivité que rien
ne justifie pleinement, et qui, bien plus, va contre les dernières
volontés de cette mère qu'il croit tant aimer, comme en
témoigne le souvenir suprême auquel il arrive finalement.
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Sa mère, en effet, lui a légué avant de le quitter
le fruit de l'expérience de sa vie, la sagesse à laquelle
elle est arrivée et qu'il n'a pas voulu accepter :
"- Madeleine
: Il faudra pardonner, mon enfant, c'est cela le plus dur...
(...). Le temps des larmes viendra, le temps des remords,
la pénitence, il faut être bon, tu souffriras
si tu n'es pas bon, si tu ne pardonnes pas, quand tu le
reverras, obéis-lui, embrasse-le, pardonne-lui."
(Id., p. 203).
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Et lorsque Choubert se retrouve face à son père, c'est
avec son impossibilité de pardonner qu'il est aux prises, cette
révolte qui a raison de sa raison, et qui est celle de Ionesco
lui-même, écrivant au sujet de son père et de
sa belle-mère :
"Si
Dieu veut leur pardonner, je ne m'y oppose pas. Mais moi,
je ne puis leur pardonner, je n'arrive pas à oublier,
il n'y a pas de bien, il n'y a pas de mal, ils n'ont été
ni bons, ni méchants, ils ont été bêtes.
Ils m'ont fait tellement de tort qu'ils ont gâché
toute ma vie, malgré ce que l'on appelle les succès."
(Présent
Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure
de France, 1968, p. 147).
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Mais Ionesco reconnaîtra
aussi ne pas valoir mieux que son père, et c'est ce que fait
Choubert devant le policier-père
"qui,
face au public, assis à la table, tient sa tête
entre ses mains et demeure ainsi, immobile."
(Victimes
du Devoir, Ionesco, Ed. Gallimard,
Théâtre I, 1954, p. 203).
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"- Choubert
: Tu me frappais. Mais j'ai été plus dur que
toi. Mon mépris t'a frappé plus fort. C'est
mon mépris qui t'a tué."
(Id., p. 203).
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Malgré la culpabilité
dont il s'accuse, il éprouve pourtant le besoin de se justifier
au nom du devoir, tout en sentant que rien, ni personne ne le lui
ont jamais imposé, si ce n'est une révolte illusoire
contre la condition humaine, qui l'empêche d'accepter la disparition
d'êtres qui lui sont chers, en lui faisant souhaiter celle de
ceux qu'il estime responsables, sans qu'ils le soient effectivement
plus que lui :
"- Choubert
: Je devais venger ma mère... Je le devais... Où
était mon devoir ?... Le devais-je vraiment ?...
Elle a pardonné, mais moi j'ai continué d'assumer
sa vengeance... A quoi sert la vengeance ? C'est toujours
le vengeur qui souffre..."
(Id., p. 203).
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Il vérifie donc
par sa souffrance la vérité des dernières paroles
de sa mère, mais il ne pardonne pas pour autant. Son agressivité
persiste dans le sentiment de culpabilité. Il refuse toute
possibilité de générosité à son
père, le laisse aussi bas qu'il l'a placé, mais prend
plaisir à se rabaisser à son niveau qu'il méprise,
et à se piétiner :
"- Choubert
: J'ai eu tort de te mépriser. Je ne vaux pas mieux
que toi. De quel droit t'avoir puni ? (...) Si tu voulais
me regarder, tu verrais comme je te ressemble. J'ai tous
tes défauts."
(Id., p. 204).
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Dans son égarement,
il ne sent pas la richesse du silence de son père, car ce dernier
se tait et parle pourtant. Choubert est incapable d'entrer en communication
avec lui parce qu'il n'est pas encore au temps de la bonté,
dont lui parlait sa mère. Et finalement, il se rend coupable
de ce silence, le tourne contre lui, sans voir qu'il est peut-être
la vérité la plus profonde de cet homme :
"- Choubert (court réveil désespéré) : Il ne parlera plus, c'est ma faute, c'est ma faute !..."
(Id., p. 206).
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C'est justement
cette erreur que son père voudrait lui éviter en lui
apprenant la valeur du silence, celui-ci étant la seule façon
d'accepter sa condition dans le pardon et l'amour :
"- Voix
du Policier : Tu as eu beau me renier, tu as eu beau rougir
de moi, insulter ma mémoire. Je ne t'en veux pas.
Je ne peux plus haïr. Je pardonne, malgré moi.
Je te dois plus que tu me dois. Je ne voudrais pas que tu
souffres, je voudrais que tu ne te sentes plus coupable.
Oublie ce que tu crois être tes fautes."
(Id., p. 206).
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Ainsi il complète
le testament de sa femme par une sagesse que la mort de celle-ci lui
a peut-être fait découvrir. Elle a enseigné à
son fils de pardonner à autrui et son père voudrait
qu'il comprenne qu'il n'y a pas de pardon possible si l'on ne commence
pas par se pardonner à soi-même. Mais il ne le lui dit
pas, car Choubert ne peut le découvrir que dans la solitude
avec lui-même et le silence paisible, et c'est ce silence tout
de richesse intérieure dont il lui donne l'exemple.
Ionesco a ici le sentiment de la seule efficacité du temps
sur l'évolution spirituelle de l'être, sans qu'aucun
de ses semblables puisse avoir une influence salvatrice sur lui par
ses paroles. C'est pourquoi, le temps n'étant pas venu pour
Choubert de saisir la portée de l'attitude de son père,
il continue à s'enferrer dans son agressivité, à
se heurter au pardon comme à un mur :
"- Choubert
: Même si tu me pardonnais, jamais je ne pourrais
me pardonner à moi-même !"
(Id., p. 204).
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Arrivé à ce stade de la plongée dans le souvenir,
Choubert n'ira pas plus loin. Il est là au point central de
la pièce, il va buter contre cette nécessité
du pardon parce qu'il ne la comprend pas, et chercher une issue illusoire
à sa condition tragique.
Et pourtant toute l'explication est là : parce qu'il refuse
de se pardonner, c'est-à-dire de pardonner les fautes auxquelles l'ont entraîné
l'exercice de sa propre autorité, il continuera à ne
jamais faire preuve d'autorité, sans s'apercevoir que son attitude
relève cependant d'une volonté bien arrêtée
qui est elle-même autoritaire ; et, par ailleurs, refusant de
pardonner aux autres, il ne subira jamais leur autorité que
pour l'écraser, puisqu'il estime qu'elle ne vaut pas mieux
que la sienne. Il reste donc enfermé dans ce nouveau cercle
vicieux, figure caractéristique du tragique.
C'est la raison pour laquelle il lui est impossible de retrouver Mallot,
malgré son apparente bonne volonté, devant la colère
du policier qui n'a pas compris, lui non plus, que Choubert ne pourrait
jamais aller plus loin tant qu'il n'aurait pas appris le pardon.
"- Le
Policier : Ah ! tes complexes ! Tu ne vas pas nous embêter
avec ça ! Ton papa, ta maman, ta piété
filiale !... C'est pas mes oignons, je ne suis pas payé
pour ça. Continue ta route.
- Choubert : Faut-il donc encore descendre, Monsieur l'Inspecteur
principal ?..."
(Id., p. 207).
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