SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





.
III.- LOGIQUE DE
LA CONDITION HUMAINE




3.- Logique du Chaos :

LE PIETON DE L'AIR






INTRODUCTION
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"Je navigue sur un frêle esquif dans les tempêtes du chaos, écrit Ionesco. Ces gens que je connais ont tous un système pour expliquer le monde, et ce qui, actuellement, se passe, s'y passe. Tous comprennent et expliquent tout. Je suis le seul au monde à n'y rien comprendre, ils ont tous des clefs ou des passe-partout."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 67).
Ces quelques mots de l'auteur correspondent fort bien à l'atmosphère générale du "Piéton de l'Air", qui nous fait pénétrer les ténèbres dissimulés sous l'organisation du monde des Anglais et plus profondément de Joséphine, dont la pensée semble un véritable labyrinthe. Mais, Bérenger, comme Ionesco du reste, ne se tient pas à cet état d'incompréhension qui l'humilie, il affirme qu'il n'y a rien à comprendre, à partir de ce moment-là, il fait du chaos sa logique, et c'est elle qui va lui permettre de s'élever dans les contrées de l'anti-monde, où il sera rapidement la proie des puissances irrationnelles des Anglais et de Joséphine qu'il avait cru saisir.

Cependant, la pièce va plus loin, elle franchit un nouveau pas dans la voie que la mère et le père de Choubert ouvraient à leur fils,
car il y a Marthe, et Marthe vit dans l'amour du monde ; c'est elle qui aura le dernier mot, sans que Bérenger parvienne à détruire l'espoir qui l'anime, malgré son accablement.







LA CIVILITE DE LA "CANTATRICE CHAUVE"
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Les Anglais, fond trouble et bourbeux
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Les Anglais, de même que Joséphine, par leur souci des convenances, se situent dans la lignée des Smith et des Martin de "la Cantatrice chauve", et du Professeur de "la Leçon". Mais ici, Ionesco ne déchirera le réseau des contraintes dont ces personnages se sont entourés, que dans les visions de Joséphine. Cette fouille de la politesse est beaucoup plus riche que dans la première pièce, car elle révèle la similitude entre les pulsions qui sont à l'origine de la codification sociale de la vie et celles qui entraînent Bérenger à échapper aux bons usages, bien plus, elle en pressent la nature.

La présence des Anglais, dès le début de la pièce, forme une sorte de "fond mouvant" (cf. Le Piéton de l'Air, Ed. Gallimard, p. 136), ainsi que le précise l'auteur, un flux et un reflux d'agressivité contenue par les bons usages. Ceux-ci constituent une victoire sur soi-même, de sorte que l'individu croit bien plus dominer son semblable en ayant été poli avec lui, qu'en lui ayant dit crûment ce qu'il pensait de sa conduite. C'est pourquoi le premier Anglais éprouve le besoin de se justifier de ses bonnes manières à l'égard de Bérenger, aux yeux de ses compatriotes, en invoquant l'hospitalité anglaise, si bien que sa civilité lui permet tout à la fois d'être toujours respecté par eux, d'approuver tous les sautillements de Bérenger, et de prendre ce dernier pour un imbécile :
"- Ière Anglaise : C'est un artiste.
- Ière V. Anglaise : Je trouve cela original. Charmant.
- John Bull : Ce n'est pas mon avis.
- Ier Anglais : C'est un hôte.
- Joséphine : Herbert ! Herbert !
- Ier Anglais : C'est un hôte, n'insistons pas."
(Le Piéton de l'Air, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 163).
De même, lorsque Jonh Bull ne peut plus s'empêcher de manifester sa désapprobation, il va dire que les paroles du Français l'autorisent à rire, sans rire pour autant :
"- John Bull : Dans la mesure où la politesse le permet, je permets que nous nous permettions d'en rire."
(Id., p. 170).
Le rire déjà preuve de supériorité, est refoulé par l'observation des convenances ; la politesse est donc bien une victoire de l'agressivité sur l'agressivité, elle est une affirmation de soi à un degré plus profond et plus impénétrable. C'est pourquoi, elle ne peut subsister que dans l'unité de comportement des individus en présence, et ne peut pas résister à l'échappée de Bérenger se montrant supérieur à ceux-ci. Dès lors, les pulsions qui la font exister, poussent les Anglais à réduire l'étranger à eux, de même que toute logique cherche à réduire le monde à elle :
"- John Bull : En somme, il emploie comme tout le monde des moyens mécaniques.
- Ier Anglais : Une bicyclette, ce n'est pas malin.
- IIème Anglais : Des tas de gens peuvent monter à bicyclette, d'ailleurs je ne les envie pas."
(Id., p. 174).
Après l'exploit du héros, les hommes resteront réticents, tandis que leurs femmes le féliciteront pour son tour de force. Cela n'est pas sans rappeler le cadavre d'Amédée, qui isole les époux à l'intérieur du couple. Car, par cette admiration, elles cherchent à mettre leurs époux en position d'infériorité. Ces derniers, sentant leur orgueil en péril, réagissent par le mépris, tout en cherchant à comprendre cette action, à l'assimiler, pour se trouver à nouveau en sécurité, comme Edouard dans "Tueur sans Gages", qui enfouissait ses connaissances dans sa serviette. Ils laissent bien entendu de côté le vol, déjà oublié tellement il les gêne :
"- Journaliste : Pourquoi avez-vous volé ?
- Bérenger : Je ne sais pas... Je n'ai pas pu faire autrement.
- John Bull : Nous voulons dire "pourquoi avez-vous volé ? Qu'est-ce que vous avez voulu démontrer par cette sorte d'exploit ?."
(Id., p. 192).
Les Anglais quitteront finalement, tous, les Bérenger, les uns après les autres. Au nom des convenances, ils ne peuvent pas supporter la vision apocalyptique qui leur est proposée :
"- Bérenger : Des hommes qui léchaient le cul des guenons, buvaient la pisse des truies.
- Journaliste : Monsieur, Monsieur, vous êtes indécent.
- John Bull : Il y a ici des oreilles d'enfants, délicates.
- Ier Anglais : Des turpitudes."
(Id., p. 195).
En fait, il y a dans la politesse ce besoin de sécurité inhérent à toute affirmation de soi, parce qu'elle est oubli de sa condition de mortel. La mort, pourtant, n'est pas prohibée de la conversation de la bonne société. Elle préoccupe même fortement les deux Vieilles Dames, à tel point qu'elles semblent incarner l'effroi de Ionesco :
"- IIème V. Anglaise, réapparaisant avec la première : Il paraît qu'on ne se sentira pas vieillir. Il faut que les autres vous le disent. On est toujours là, au milieu, on regarde, on ne sait pas. Quand cela arrivera, il faudra qu'on me le dise. Je veux savoir."
(Id., p. 174).
Déjà vieilles, elles demandent d'être prévenues quand on les verra vieillir, Mais il est bien certain qu'elles traiteraient de malappris quiconque se permettrait de le faire. Les bons usages sont donc bien un système de sécurité, par lequel, en mentant à ses semblables, l'individu poli est heureux de constater sur eux les progrès du mal dont il se croit exempt, car il prend par contre pour des vérités les mensonges qui lui sont faits. Et, ces mêmes Anglais qui se moqueront de Bérenger, lorsqu'il rapportera avoir vu des hommes avec des têtes d'oies :
"- Bérenger : J'ai vu... j'ai vu... des oies...
- John Bull : Il a vu des oies. Quel plaisantin...
- Bérenger : Des hommes qui avaient des têtes d'oies"
(Id., p. 195),
s'accorderont par contre de se représenter leurs concitoyens sous la forme de ces animaux, en pensant bien entendu être l'exception :
"- Ier Anglais : Et ces visages sont tout les mêmes. Comme pour les oies."
(Id., p. 143),

La civilité est fondée sur les pulsions obscures qui donnent à l'être poli l'illusion de maîtriser sa condition, illusion dont Bérenger aussi est victime, comme cela se révèlera par la suite. C'est la raison pour laquelle, Ionesco souligne cette affinité profonde existant entre le héros, sa femme et leurs "hôtes", par la contagion des sautillements, au fur et à mesure qu'ils s'insurgent contre cette manifestation d'allégresse. Ils y succombent ridiculement et lourdement, sans s'en apercevoir et en en accusant les autres :
"Les deux Vieilles Anglaises sautillent comme des volatiles (...).
- Journaliste : L'homme moderne est déséquilibré ; cela se voit dans ces manifestations.
- John Bull, regardant les vieilles femmes : Et celles-là, elles ont l'air de vieilles poules. Et voilà, c'est contagieux.
- Ière Anglaise : Je ne comprends pas comment on peut se laisser aller à se donner ainsi en spectacle.
Elle se met à sautiller comme un volatile en disant au Petit Garçon qui ne bouge plus :
Assez ! Je vous dis "assez" !"
(Id., p. 163),
Et, ainsi de suite, ils finiront tous par être victimes de ce même comportement. Il y a entre la lourdeur de leurs mouvements et la grâce de ceux de Bérenger, la même différence qu'entre la multitude des contraintes imposées à leur logique pour se sentir maîtres de leur condition, et la simplicité du système du héros prétendant que toute structuration rationnelle est un chaos.


Pénétration du chaos ténébreux de Joséphine
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Les Anglais représentent une espèce de fond chaotique, d'eau bourbeuse, donnant à la pièce une allure générale de malaise, par le sentiment de toutes ces contraintes qui pèsent sur eux. Mais Ionesco reste à la surface de cette eau trouble bouillonnant sous le couvercle de la politesse. C'est seulement avec Joséphine qu'il va la révéler, en pénétrant les angoisses, mobiles de son existence, qui la tenaillent.

Dans sa première vision, Joséphine rêve que son Oncle-Docteur lui apporte la nouvelle de la venue de son père qu'elle croyait mort à la guerre. Peut-être y a-t-il là une réminiscence du mensonge par lequel le père de Ionesco a fait croire à sa famille qu'il était mort pour pouvoir se remarier, mais là n'est pas l'important, car ce qui compte de plus en plus n'est pas dans les faits en eux-mêmes, mais dans les réactions des personnages aux faits. Et la femme de Bérenger, malgré son désir, ne parviendra pas à voir cet être cher :

"- Joséphine : Père, je veux t'embrasser, montre-toi ; je ne le vois pas, je ne te vois pas, où es-tu ?"
(Id., p. 131).
Elle sent confusément que l'obstacle des Pompes Funèbres réclamant un mort qui leur échappe, et préparant un scandale pour cette frustration, est la cause de son insatisfaction.
"- Joséphine : Montre-toi, Père, montre-toi. Ca ne fait rien si les Pompes Funèbres se sont fâchées, ça ne fait rien. On arrangera tout. Montre-toi. Mais montre-toi donc !"
(Id., p. 131).
C'est pourtant elle qui a introduit cet obstacle irrationnel à l'intérieur de son rêve, au lieu d'être tout à la joie de revoir son père. Et, dans l'impossibilité où elle se met de combler son désir de réconciliation, identique à celui du Vieux des "Chaises", on peut penser qu'au bonheur, elle préfère ce qui s'y oppose. (N'est-ce pas Ionesco qui se profile ici, dont toutes les tentatives pour revenir en bons termes avec son père se sont soldées par de cuisants échecs, du fait de la divergence de leurs opinions politiques ?) Toujours est-il que le pressentiment concernant Joséphine se confirme lorsqu'elle avoue ne jamais avoir été heureuse, même avec ses parents, car elle vivait dans la hantise de les perdre.
"- Joséphine : J'avais des parents grands et puissants. Pour traverser la vie, ils me tenaient par la main. Ils n'avaient peur de rien. Ils allaient droit devant eux. Avec eux, je n'avais rien à craindre... Autrefois, je n'avais rien à craindre, rien à craindre... Sauf la peur de les perdre. Je pensais tout le temps que j'allais les perdre ; cela ne pouvait être autrement."
(Id., p. 180).

Il s'agit donc d'un choix qui détermine toute sa vie, passée à se replier sur elle dans la pensée de ce qui lui manquait ou de ce qui lui manquerait, si bien qu'elle n'a jamais été avec personne et n'a vu que les absents en puissance dans les présents. La peur de la solitude l'a enfermée dans la solitude. Et, lorsqu'elle retrouve Bérenger, elle l'oublie pour penser à ceux qui l'ont quittée ; les présents disparaissent derrière les absents, qu'elle a toujours vus comme tels, même lorsqu'ils étaient avec elle :
"- Joséphine : J'avais oublié qu'il me manquait tant. Je sais maintenant combien son absence me faisait mal.
- Marthe : Nous avons Papa maintenant. (...)
- Joséphine : Bien sûr, mais hélas ! personne n'est remplaçable. Quelqu'un de perdu, c'est un trou qu'on ne pourra jamais combler."
(Id., p. 133).
De même, lorsque Bérenger l'aura laissée sur terre pour aller dans l'anti-monde, elle oubliera la présence de Marthe à ses côtés pour se lamenter sur son isolement :
"- Joséphine : Je suis seule. Je suis toute seule, abandonnée dans les ténèbres, abandonnée.
- Marthe : Mais regarde, je suis là, moi.
- Joséphine : Je suis toute seule, dans les grands bois, loin de tout. J'ai peur."
(Id., p. 179).
En un mot, ne pouvant tout avoir pour elle, ne pouvant pas être le centre de l'univers, elle refuse de tenir compte de ce qu'elle a pour s'accabler de ce qu'elle n'a pas. Les contraintes sociales qu'elle s'impose répondent à son désir intime d'être maîtresse de tout ; en effet, elles se retrouvent à la fin, lorsqu'elle s'inquiète des manifestations incontrôlées de joie de son mari, par crainte du ridicule, crainte d'échapper aux convenances :
"- Joséphine, sortant son face-à-main pour se donner une contenance : Attention ! Attention ! On te regarde.
En effet, les Anglais se sont retournés face au public, et contemplent Bérenger, vaguement réprobateurs.
Calme-toi. Ton exhubérance est excessive. Elle est trop méridionale pour leur latitude? Ca ne fait pas bien. C'est ridicule."
(Id., p. 160).
Si elle oppose les absents aux présents, elle sait bien remarquer ces derniers quand ils portent leur attention sur elle. C'est pourquoi elle ne comprendra pas la consternation de Bérenger après ce qu'elle appelle une "réussite" :
"- Joséphine : Qu'est-ce que tu as ? Tu devrais être fier ! Quel caractère ! Tu n'as pas l'air content, tu n'as jamais l'air content."
(Id., p. 194).
et encore :
"- Joséphine : C'est une réussite, crois-moi, il y aura toujours des critiques."
(Id., p. 194).
Le monde ne l'intéresse que dans la mesure où il est pour elle.

De même qu'elle préfère la contrainte à la joie et à toute spontanéité, de même elle refuse l'amour
, cherchant dans ses soucis des excuses pour ne pas aimer et ne rien sentir. Elle ressemble en cela fortement à la femme d'Amédée :
"- Marthe, donnant la main à Bérenger. A Joséphine : Donne-lui la main.
- Bérenger à Joséphine : Allons, donne ta main. Oublie tes soucis.
Joséphine donne la main, hésitante, à Bérenger, ou plutôt, c'est Bérenger qui la lui prend.
- Joséphine : J'ai tellement de choses à faire à la maison. Les crêpes, la salade pour la semaine..."
(Id., p. 138).
Si elle se plaint d'être abandonnée, c'est qu'elle refuse d'être aimée, ne remarquant que ce que Bérenger ne fait pas pour elle (des économies), sans faire attention au sac qu'il souhaite lui offrir le lendemain, si elle veut :
"- Joséphine : Ce n'est pas pressé. Pour mon anniversaire, si tu veux. On ne doit pas tout dépenser à la fois. Je me contente de celui-là pour le moment : Il y a ta maison à reconstruire. Où iras-tu travailler ?"
(Id., p. 137).
Toujours, l'obstacle est là pour résister à la joie, à la sienne comme à celle des autres, pour résister à l'amour, à l'oubli de soi, de sorte que c'est elle-même qu'elle retrouve dans le journaliste apparaissant au sein de sa vision, et dans lequel elle a senti le rhinocéros, ennemi du sentiment et partisan de la logique :
"- Journaliste : Comprenez-vous, Monsieur, l'amitié, l'amitié c'était une duperie. En outre, elle tue lentement. La détestation, c'est cela qui est l'ambiance vitale favorable. elle seule peut nous donner des forces. La détestation, c'est l'énergie. L'énergie même. (...). (Il heurte le 2e Anglais du coude en marchant). Oh, pardon ! Je vous ai heurté. Excusez-moi."
(Id., p. 179).
Elle ne reconnaît si bien ce chaos s'agitant sous les règles de la politesse, que parce qu'il est en elle, comme elle le dit à Marthe :
"- Joséphine : Comme je peux, dans l'angoisse, je me défends. La frayeur m'a appris. Avec les dents, je me défends... des griffes m'ont poussé.
(Id., p. 181).
Et bien sûr, sa révolte contre l'abandon, dû à la mort qui lui enlève l'amour des autres, cette révolte contre la finitude de sa condition, étant inconsciemment désir de contrainte et d'obstacle, est une volonté de finitude qui se manifeste le plus clairement dans le cartésianisme de sa pensée, par le souci de définir et de limiter la "certitude" de Bérenger :
"- Joséphine : Alors ce n'est pas une certitude puisque c'est une certitude incertaine et indéfinie. La certitude est caractérisée par la précision.
- Bérenger : Pour moi, une certitude limitée n'en est plus une, puisqu'elle a des frontières, puisqu'elle est menacée par ce qui la nie. D'ailleurs rien n'est plus imprécis que la précision.
- Joséphine : Tu devrais relire Descartes."
(Id., p. 156).
L'alternative d'"Amédée ou Comment s'en débarrasser" est toujours là, dans sa force obsédante : qui refuse l'amour, qui choisit de penser à soi, devient un criminel inconscient. Car c'est cela que cache la volonté de Joséphine de définir le monde. Les phantasmes hantant son esprit le révèlent. Lorsqu'elle imagine l'enfant pourchassé par un gros Monsieur qui a tout de John Bull, elle ne va pas jusqu'à exprimer le désir de le voir mourir, mais il s'agit déjà de l'emprisonner au fond d'un cachot. De même que ses soucis l'empêchaient d'admirer ce que lui montraient Marthe et Bérenger, de même la grille du cachot sera entre l'enfant et le ciel, et l'empêchera d'accéder à la vie du sentiment, en l'enfermant dans un éternel désir par un supplice de Tantale, comme était le désir de Joséphine de voir son père :
"- Le Gros Personnage : Petit imbécile, tu apprendras que la lumière est bien plus belle quand on la regarde du fond d'un trou noir et que le ciel est bien plus pur quand on le voit à travers la grille de la lucarne.
- L'Enfant : Pas au cachot, Monsieur, je ne veux pas retourner au cachot.
- Le Gros Personnage, l'emmenant : On t'apprendra. On fera ton éducation. Tu finiras par comprendre... ou bien tu te résigneras."
(Id., p. 181-182).
Avec la résignation se retrouve l'attitude propre à Joséphine, attitude qui éclaire plus profondément le tragique dont elle est victime : Elle paraît s'interdire tout sentiment au profit d'un désir de sentir nourri des obstacles qu'elle place entre elle et l'objet de son désir. Elle préfère désirer vivre à vivre, pour ne pas avoir à sortir d'elle.

Les pulsions meurtrières qui animent un tel refus de vivre se trahissent dans la scène où John Bull tue les enfants anglais avec l'assentiment des parents, et s'apprête à tuer également les parents, aidé en cela par l'Oncle-Docteur du premier rêve. Forte de son innocence, Joséphine livrera l'univers entier au couteau du juge infernal qui se présente à elle :
"- Joséphine : Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? Que peut-on me reprocher. J'ai toujours été fidèle... J'ai été vertueuse... J'ai fait tout mon devoir, toujours. Je n'ai pas quitté mon poste. Je suis restée là, sage, triste, résignée et malheureuse... (Elle sanglote). Et malheureuse... Vous voulez me punir parce que j'ai été malheureuse ? Vous voulez condamner la vertu ?... Non, n'est-ce pas ? Non, sans doute ?... Je ne vous comprends pas, Monsieur le Président du Tribunal. Frappez les loups. Je suis l'agneau."
(Id., p. 185).
Comme Bérenger de "Tueur sans Gages", elle est capable de sacrifier des "bataillons de sauveurs" pour avoir la vie sauve. son désir fait de l'Oncle-Docteur un assistant du bourreau, prônant la vérité de l'assassinat, comme une nécessité pour son salut personnel, et elle conserve bien sûr sa bonne conscience, en s'indignant de la conduite de ce produit de son imagination :
"- Joséphine, au Docteur : Jamais je ne vous aurais cru capable d'une complicité aussi odieuse.
- Oncle-Docteur : Que veux-tu ma pauvre Joséphine, avec le temps, on devient sage. D'ailleurs, c'est préférable ainsi. De toute façon, cela serait arrivé. Comme cela, c'est plus vite fait. Mieux vaut avant qu'après, mieux vaut trente ans plus tôt que deux secondes trop tard.
- Joséphine : Vous qui avez sauvé tant de vies humaines, des millions d'enfants...
- Oncle-Docteur : Je me rachète."
(Id., p. 188).

Cet Oncle incarne toute la laideur qu'elle refuse de regarder en elle, et relève de sa volonté de ne voir dans la vie qu'une contrainte écrasante, de même que le juge dont l'index accusateur fait d'elle une victime d'une puissance supérieure à la logique et au sentiment :
"- 2e Assesseur : Les raisons de la vraie justice ne sont pas celles du coeur, ni celles de la logique. Si la justice vous semble injuste, c'est parce qu'elle est équitable"
(Id., p. 185).
Elle ne peut pas se passer de l'enfer moral dans lequel l'emprisonne ce tribunal pour croire à son innocence, ainsi qu'elle enfermait l'Enfant dans le cachot pour lui faire croire en la beauté. La vérité du tragique du personnage de Ionesco est extrêmement profonde, car elle recouvre un idée communément admise, selon laquelle c'est dans l'absence que l'individu s'aperçoit de la valeur de ce qu'il perd. En réalité, il ne fait que s'enliser dans les sables mouvants de l'irrationnel : Dans l'absence, il ne ressent que le besoin, c'est-à-dire qu'il accroît l'emprise du désir sur lui, puissance ne pouvant exister que par le développement du vide autour de lui. C'est pourquoi Joséphine souhaite inconsciemment la mort de ceux qui l'entourent, c'est pourquoi elle se soucie fort peu de la bombe, qui, en tombant sur la maisonnette de son mari, a failli le tuer
(cf. p. 134), et elle n'y voit qu'une raison pour lui de ne plus travailler et d'échapper ainsi à la contrainte quotidienne. En définitive, son attitude d'agneau résigné lui permet de se sentir en sécurité au fond d'elle-même, en se privant de justice (de même qu'en se privant de beauté, elle se sentait maîtresse de la beauté), puisque, finalement, le tribunal s'en va. Par ses jérémiades, elle a l'impression de grignoter chaque jour un supplément de vie :
"- Homme en Blanc : Vous savez que vous n'y échapperez aps. Vous savez bien que tout le monde y passe. Vous n'y gagnez que du vent, un peu de temps.
- Joséphine : Demain, demain, demain. Encore un moment, Monsieur en Blanc... Encore un moment, Monsieur le Bourreau. (...).
- Bourreau : Ils sont tous pareils, ils sont stupides. Allez leur faire entendre raison... (A Joséphine) : Vous avez bien vu, pourtant, les Anglais ont accepté. Même les enfants."
(Id., p. 188).

Elle accepte toutes les humiliations et la stupidité dont elle a conscience, pour rester en vie et échapper au massacre qu'elle imagine, confirmant ainsi que le besoin de l'absence pour sentir la valeur de la vie, est une volonté de mort grâce à laquelle l'individu se sent en sécurité parce qu'il éprouve le désir d'aimer ce dont il se prive, et donc, le désir de vivre, puisqu'il est incapable d'envisager une autre vie que celle du désir. Ses pulsions secrètes se nourrissent du vide qu'elles agrandissent autour de lui, si l'on peut dire. N'ayant pas pu rester dans l'illusion que tous ses semblables étaient faits pour elle, puisque Joséphine estime que leur mort est une sorte de trahison, elle cherche inconsciemment à rester seule pour dominer sa condition, car, ainsi que tous les personnages tragiques de ionesco, elle se croit exempte de la finitude qu'elle voit dans les autres.









COMPREHENSION DU CHAOS DE LA LOGIQUE
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Echec de la littérature
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En se laissant entraîner dans le flot qui se cache sous la logique par laquelle Joséphine ne voit que contraintes dans l'univers, l'auteur en arrive à un sentiment rudimentaire de sécurité triomphant au milieu des pulsions les plus obscures, et déguisant son triomphe sous des lamentations, par crainte de susciter un châtiment quelconque. Cette femme ne s'est enfouie dans ce fouillis pratiquement inextricable de culpabilité, que pour mieux le dominer, elle s'en est fait un abri contre la mort, dans lequel elle se croit l'Innocence personnifiée.

Bérenger ne peut plus supporter cette illusion par laquelle l'être humain se donne l'impression de comprendre et de maîtriser sa condition.

En effet, il a conscience de cette crise, quand il se penche sur l'échec de son oeuvre, qui, croit-il, ne lui a pas plus apporté qu'elle n'a apporté au public, comme le lui laisse entendre le Journaliste venu le questionner :
"- Le Journaliste : Je vous remercie pour vos précieuses déclarations qui intéresseront certainement nos lecteurs du dimanche. Ils auront de quoi s'amuser."
(Id., p. 128).
Bérenger n'est pas pris au sérieux, mais lui-même s'aperçoit qu'il n'est pas maître de lui quand il écrit, qu'une puissance irrationnelle le pousse à s'exprimer, et qu'il est victime, lui aussi, du chaos où se perdent ses semblables :
"- Bérenger : Je me suis toujours rendu compte que je n'avais aucune raison d'écrire (...). Il y avait autrefois en moi une force inexplicable qui me déterminait à agir ou à écrire malgré un nihilisme fondamental. Je ne peux continuer."
(Id., p. 125).
Mais Bérenger est en pleine illusion, cette force est toujours là, c'est elle qui le fait répondre au Journaliste, alors qu'il ne voulait plus rien dire à personne, tant qu'il n'aurait pas de raison pour le faire. Et, dans la mesure où Bérenger est aux prises avec les mêmes préoccupations que son créateur, c'est la prise de conscience de cette absurdité qui est à l'origine du "Piéton de l'Air" et qui assimile Bérenger-Ionesco avec les âmes faibles qu'il dénonce :
"- Bérenger : Toutefois, les âmes faibles se donnent des raisons apparentes de leurs activités. Ils font semblant d'y croire. Il faut bien faire quelque chose, disent-ils. Je ne suis pas de ceux-là."
(Id., p. 125).

Il se trompe, il est de ceux-là une fois qu'il a parlé au Journaliste. Le tragique est donc ici extrêmement profond, il est dans la création littéraire, dans ce qui pousse Bérenger à écrire.

Ayant compris qu'il n'y a rien à comprendre, et n'écrivant que pour dire qu'il n'y a rien à dire :
"- Bérenger : Pendant des années, cela me consolait un peu de dire qu'il n'y avait rien à dire. Maintenant j'en suis trop convaincu",
(Id., p. 126),
il sent confusément que, dans de telles affirmations paradoxales, il ne peut échapper à l'absurde qu'en acceptant de ne rien comprendre en dehors de lui et de ne rien dire, sinon il comprend et dit quelque chose. Il lui faudrait humilier son intelligence et se reconnaître incapable de dominer l'univers par la pensée, et c'est la cause de son accablement, mais il ne peut pas renoncer à s'affirmer sur le monde, à avoir l'impression d'être le Verbe, tout en sachant pertinemment que ses cauchemars alimentent les conversations du dimanche. C'est pourquoi, s'il n'est pas dans l'illusion sur le sort de sa littérature, il lui faut, à chaque fois qu'il cède au désir de s'exprimer, une illusion plus profonde (et donc plus proche de ce qui se cache en lui), qui vient désormais de son oeuvre elle-même :
"- Bérenger : L'activité littéraire n'est plus un jeu, ne peut plus être un jeu pour moi. Elle devrait être un passage vers autre chose. Elle ne l'est pas.
- Journaliste : Vers quelle autre chose ?
- Bérenger : Si je pouvais le savoir, le problème serait résolu."
(Id., p. 126).
Ainsi la littérature devient un instrument tragique qui pressure et accable l'auteur.


Renversement du rapport création-créateur
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Son désir l'aveugle par l'espoir de renverser le rapport création-créateur. Il attend que son oeuvre contienne autre chose que ce qu'il y a en lui, qu'elle le révèle à lui-même et qu'il devienne ainsi la créature de sa création :
"- Bérenger : (La littérature) n'est pas connaissance non plus puisqu'elle n'est que cliché : c'est-à-dire elle se fait cliché, elle fige immédiatement, l'expression est en retard au lieu de devancer. Comment faire pour que la littérature soit une exploration intéressante ?"
(Id., p. 128).
En souhaitant voir l'expression de la vie devancer la vie, Bérenger cherche à mettre la pensée à l'origine du monde, il tente de saisir le chaos de la condition humaine par la littérature. Cela suppose que, seul entre les hommes, il échappe aux ténèbres et qu'il trouve dans ce qu'il écrit la solution lui permettant d'échapper à sa condition. Il veut que son oeuvre soit plus que lui pour qu'elle lui apprenne à être au-dessus de l'humanité. C'est bien le désir d'un renversement du monde qui se retrouve là, et qui se manifeste chaque fois que l'être humain, en imposant des lois à l'univers croit en être devenu le centre, pour en avoir retrouvé les principes fondamentaux. Dès lors, ce monde à l'envers est très proche de l'anti-monde qui séduira Bérenger. Ce dernier sent douloureusement qu'un écrivain, même s'il est un soleil, produit une oeuvre ne reflétant son rayonnement qu'à la manière pâle et froide de la lune, et, fatigué de tout donner sans jamais rien recevoir, il cherche à faire de la clarté de son oeuvre une lumière qui lui est propre, à oublier qu'elle vient de lui, et va jusqu'à espérer qu'elle pourra un jour l'éclairer et le réchauffer. En voulant mettre la pensée à l'origine de la vie, il cherche à oublier que cette même pensée n'existe que grâce à la vie qui l'anime.

Le noeud tragique de la pièce se noue donc autour de l'idée qu'il n'y a rien à comprendre, idée qui s'annihile par le fait du paradoxe qu'elle exprime (comprendre qu'il n'y a rien à comprendre, c'est comprendre quelque chose et non rien), et entraîne aussitôt le héros au pouvoir de l'irrationnel, car, arrivé à ce stade de la pensée, le pas à franchir est immense en ce sens qu'il engage tout l'être. La seule issue possible à l'intelligence est, en effet, pour Bérenger, de comprendre qu'il ne comprend rien en dehors de lui, sans être dominé par une puissance de ténèbres. Si l'intelligence a un sens, elle ne peut plus chercher qu'à se comprendre elle-même, c'est-à-dire à établir sa domination sur elle et à écarter, toute logique de l'univers, tout jugement porté sur ce dernier et sur soi par voie de conséquence, puisqu'un tel jugement nécessite une objectivation de soi, obligeant à se considérer comme un être extérieur. L'esprit doit en somme déclarer la guerre à toute affirmation de soi, car elle dépossède l'individu de lui-même et l'induit en erreur. Mais, pour en arriver là, il faut trouver la foi, admettre de n'être qu'une créature et de ne pas pouvoir être le Créateur.

C'est pourquoi toute l'action de la pièce a pris naissance lorsque Bérenger est sorti ainsi qu'une marionnette, un "guignol" précise l'auteur, pour répondre au journaliste. Le style est révélateur de la puissance qui tire les ficelles du héros, comme toujours chez Ionesco. Il ne peut pas ne pas sortir, tant qu'il a des idées sur le monde, tant qu'il n'a pas renoncé à s'affirmer. Il ne peut pas ne pas écrire tant qu'il souhaitera que sa littérature lui révèle une réalité à sa mesure, un autre monde : l'anti-monde où les désirs se feront réalité et dont il sera le créateur : en un mot où il sera Dieu.


L'anti-monde, réalité au service du désir
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La pièce va jaillir comme un défi de l'impossibilité-même de la littérature à être égale à la vie. Ionesco plongera acteurs et spectateurs dans le merveilleux et l'atroce pour confondre l'oeuvre avec la réalité, afin que l'expression devienne une source de vie, qui l'entraîne dans son sillage, et qu'il n'ait plus qu'à la suivre. Il s'agit de recréer la vie :
"- Bérenger : Pour être égale à la vie, la littérature devrait être mille fois plus atroce, plus terrible. Si atroce qu'elle puisse être, la littérature ne peut présenter qu'une image très atténuée, très amoindrie de l'atrocité véritable, du merveilleux réel aussi d'ailleurs."
(Id., p. 127).
Il va s'efforcer de saisir ce qu'il reconnaît insaisissable comme Bérenger dans "Tueur sans Gages" :
"- Bérenger : L'imaginaire même est insuffisant. La réalité, celle que les littérateurs bien pensants pensent refléter ou connaître - et il n'y a que des littérateurs bien pensants - cette réalité dépasse la fiction ; elle ne peut même plus être saisie par la conscience..."
(Id., p. 128).

L'anti-monde représente précisément cette réalité qui dépasse la fiction et que l'esprit ne peut pas élucider, il s'agit d'une évidence dont l'esprit ne peut pas se passer, qui lui est imposée par une puissance irrationnelle supérieure à elle :
"- Bérenger : L'anti-monde, l'anti-monde, comment expliquer cela ? Il n'y a pas de preuve qu'il existe, mais en y pensant, on le retrouve dans notre propre pensée. C'est une évidence de l'esprit. Il n'y a pas qu'un anti-monde. Il y a plusieurs univers imbriqués les uns dans les autres."
(Id., p. 146).
Marthe souligne que l'anti-monde est le produit de la pensée, la même démarche se retrouve ici, visant à mettre l'intelligence à l'origine de l'univers, à se faire Dieu :
"- Marthe : On les trouve en pensant. On pense ces univers, c'est ce qu'il dit, voyons."
(Id., p. 147).
Seulement, cette vue de l'esprit échappe à ce dernier, à partir du moment où elle est née, et elle entraînera finalement Bérenger dans les ténèbres qu'il ne voulait pas voir. Le héros se reconnaît incapable d'acquérir une connaissance précise de l'anti-monde :
"- Bérenger : Attention, le personnage n'est pas comme nous l'avons vu. Nous ne pouvons pas savoir comment il est réellement. (...). S'il est de l'anti-monde le plus près du nôtre, même dans ce cas, il ne peut pas avoir les cheveux blancs mais noirs. Nous ne pouvons apercevoir que son image négative. S'il nous paraît vieux, c'est peut-être qu'il est jeune et puis que veut dire "réellement" et que veut dire "vraiment" ? Restons-en à notre monde.
Ces derniers mots en regardant sa fille.
- Joséphine : C'est préférable.
- Bérenger : Tu es encore trop petite pour comprendre tout cela. Et puis le dimanche n'est pas fait pour philosopher."
(Id., p. 148-149).

Ce produit de la pensée qui la dépasse, semble être un des aspects de la métaphysique, séparée de la physique par un mur "invisible et pas transparent", parce que l'individu ne sait jamais quand il quitte le réel pour l'irréel, le vrai pour le faux. C'est pourquoi le mur est invisible. Mais il n'est pas transparent, parce que, une fois de l'autre côté, il n'est plus possible de rien voir avec certitude. C'est un "monde à l'envers", où toutes les connaissances les plus solides sont remises en question, la vérité semble être l'erreur et l'erreur la vérité, et pour peu qu'on poursuive les investigations, on s'aperçoit que l'on ne sait pas plus ce qu'est l'erreur que la vérité. Toute notion devient insaisissable et indéfinissable. C'est pourquoi Bérenger conclut sagement qu'il est préférable d'en rester au monde habituel, ayant conscience de la faiblesse de sa pensée.

Mais c'est précisément cette conscience qui fait sa faiblesse. Il a compris que rien n'est certain, sauf justement cette certitude qu'il a et qui fait que pour lui quelque chose est certain : l'incertitude universelle. Certitude faite d'incertitude qui lui permet de s'abandonner à tous ses désirs sans chercher à rien comprendre, parce qu'il obéit lui aussi à une logique sans s'en apercevoir, la logique du chaos de la logique :
"- Bérenger : Je suis enivré de certitude. (...). De certitude, de certitude, de je ne sais quelle certitude. Il est certain que c'est une certitude (...). Pour moi, pour moi, une certitude limitée n'en est plus une, puisqu'elle a des frontières, puisqu'elle est menacée par ce qui la nie. D'ailleurs, rien n'est plus imprécis que la précision."
(Id., p. 156).
Bérenger est victime de son système : Seul entre les humains à avoir compris qu'il n'y avait rien à comprendre dans le monde, il refuse, au nom de cette idée, de se comprendre lui-même, et de dominer cette ivresse qui l'envahit et le sépare de sa femme et de sa fille :
"- Bérenger : Même si je ne comprends pas, qu'est-ce que cela peut faire ? Je serais moins heureux si je comprenais."
(Id., p. 157).
Dans un tel état d'esprit, il n'est pas étonnant qu'il assigne des bornes à l'infini lui-même, au sommet de son euphorie, puisqu'il se croit au-dessus de tout :
"- Bérenger : Tous ces objets font partie des accessoires des cosmos, ils sont comptés, il y a plusieurs infinis, bien sûr, mais il y a des finitudes à l'intérieur des infinitudes... les limites de l'infini."
(Id., p. 152).
De même que pour la Concierge du "nouveau Locataire", Bérenger, dans son désir d'échapper à sa condition, ne fait que s'y enfermer, et ramener l'infini à sa finitude, car les concepts de l'éternel, comme de l'infini, lui échappent. Il intègre le monde à l'intérieur des bornes de son organisation logique et ne reconnaît pas l'existence de tout ce qui échappe à son entendement. Le héros ayant l'impression d'avoir saisi le chaos universel, ne peut pas penser qu'il existe autre chose en dehors de lui.

Une fois qu'il a découvert que toute structuration du monde était néant, il sombre progressivement dans les ténèbres du désir qui l'aveuglent par les masques logiques derrière lesquels ils se dissimulent, d'autant plus séduisants qu'ils paraissent tout expliquer. Le personnage est obligé d'admettre l'existence du néant, de l'inexistant donc, qui devient "une hypothèse cosmique de travail" :
"- Bérenger : (Le néant) est une hypothèse cosmique de travail (...). On ne peut pas dire qu'il existe, car s'il existait, il ne serait pas le néant. C'est une espèce de boîte dans laquelle entrent et de laquelle sortent tous les mondes et toutes les choses, et cependant il est tout petit, plus petit qu'une petite fosse, plus petit que le creux d'un dé, plus petit que la petitesse même puisqu'il n'a pas de dimension."
(Id., p. 152).
Ne pouvant pas se passer du néant (de rien !) pour travailler, sans pouvoir non plus admettre son existence, il s'aveugle sur l'absurdité où il s'enlise en cherchant à en avoir une représentation, et il escamote la vérité finale du vide, en donnant à Marthe l'impression de son existence par la diminution progressive de l'apparence illogique qu'il lui a donnée. La même source d'erreur se retrouve ici dans l'illusion de Bérenger, qui le fait se trouver supérieur à l'humanité par l'intelligence qu'il a du néant, sans qu'il s'aperçoive que sa logique, ne saisissant que du vide, se réduit à rien elle aussi, et que sa compréhension du monde est nulle, comme va le montrer le phénomène de l'arbre et de la colonne apparaissant et disparaissant, qui se jouent de son esprit, en lui donnant l'impression de lui obéir assez longtemps pour qu'il formule une loi, et ensuite en brouillant les cartes et en l'incitant à en formuler une autre.

Ce sera d'abord la théorie des équilibres mondains et ultra-mondains :
"- Bérenger : L'équilibre, je veux dire les équilibres mondains et ultra-mondains. Lorsque quelque chose sort (la colonne redisparaît), une autre chose doit entrer (l'arbre réapparaît)."
(Id., p. 152).
Mais bientôt la loi ne se vérifie plus. Et Marthe croit pouvoir prétendre que l'apparition du Passant de l'Anti-Monde a troublé tous les calculs. Quant à Bérenger, il pense à une erreur de l'accessoiriste, indiquant par ce jugement, qu'il ne met plus en doute l'infaillibilité de son esprit :

"- Bérenger : Une (l'arbre et le buisson ont disparu en même temps). Tiens ! Deux (l'arbre et le buisson apparaissent en même temps). Une erreur de calcul, le comptable s'est trompé... ou bien l'accessoiriste.
Apparition de l'image du passant de l'Anti-Monde.
- Marthe : C'est à cause de lui, à cause de lui que tout s'embrouille.
- Joséphine : Ca n'a pas de sens.
Disparition du Passant de l'Anti-Monde, disparition aussi de l'arbre et de la colonne.

Mais non, voyons, il n'y a pas de règle, tu ne peux pas établir une règle.
- Bérenger : Mais si pourtant.
- Joséphine : Mais non, tu vois bien.
Réapparition de l'arbre.
- Bérenger : Mais si, tu vois bien, je te l'avais dit.
- Marthe : Papa te l'avait dit."

(Id., p. 153).

Une relation s'impose entre cette scène et celle des coups de sonnette, qui, dans "la Cantatrice chauve", ont retenti deux fois sans cause physique. Déjà là, intervenait cette puissance ébranlant tous les fondements logiques, puissance qui ne semble faire qu'un avec celle qui aveugle l'être humain, en se manifestant tout à la fois intérieurement et extérieurement. Et, de fait, Bérenger ne se tient pas à son explication des erreurs de l'accessoiriste, il affirme la toute-puissance du désir. Par la loi intimée au monde, il prend ses désirs pour des réalités :
"- Bérenger : Alors garde-la la colonne. Je te l'offre, c'est un cadeau.
- Joséphine : Merci. Comment faire pour la retenir ?
- Bérenger : C'est ton désir qui a la force de retenir !"
(Id., p. 153).
En effet, la colonne lui obéit, lui donnant l'impression que l'univers se plie à sa volonté, entre dans sa logique, jusqu'au moment ou, enivré de certitude, certitude d'être le maître, il ne pense plus à vérifier la permanence de sa loi, alors que ses fondements ont disparu :
"- Bérenger : Jamais je n'ai été si détendu ; jamais je n'ai été si heureux. Jamais je ne me suis senti si léger. Que m'arrive-t-il ?
Pendant ce temps où il va parler à Marthe, le paysage change ; la colonne disparaît doucement.
C'est grâce à toi. Tu as raison."
(Id., p. 155).

La loi une fois énoncée, l'individu se croit à la source de la création, il se prend pour Dieu, et pénètre dans l'anti-monde produit par son esprit. Le renversement du rapport création-créateur, que Bérenger attendait de la création littéraire, est réalisé. La pensée se fait arbre de vie, alors qu'elle n'en est que le fruit, et devient créatrice de celui-là même qui l'utilise. Descartes, pour en revenir à lui, n'a vraiment eu l'impression d'exister qu'à partir de l'illumination du "Cogito, ergo sum", il s'est recréé par elle une vie préférable à la précédente. En tirant son existence de sa pensée, oubliant qu'il ne peut penser que parce qu'il est, il s'est rendu, croit-il, maître de son destin et créateur de lui-même. Par cette simple inversion des termes, il a renversé le monde et est passé dans l'anti-monde de Bérenger. De même, l'accablement de Bérenger, au début de la pièce, était dû au sentiment de l'impuissance de l'expression littéraire à avoir une vie indépendante de celle de l'auteur. L'illusion a germé de nouveau dans le héros à partir du moment où, en exprimant la source du tragique, il s'en est cru le maître et a pensé avoir trouvé, dans l'expression de ses problèmes, leur solution ; c'est pourquoi l'attrait de l'anti-monde se fait de plus en plus puissant. Bérenger est comme un homme qui remonterait des escaliers roulants dans le sens inverse de la marche sans en sortir, et qui, une fois arrivé au-dessus, croirait s'être tiré d'affaire, sans remarquer qu'il est déjà à mi-chemin vers le bas.


L'éblouissement et la chute
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L'étonnement et l'admiration dans lesquels le pont d'argent plonge Bérenger, sera pour le héros, la révélation de la cause de son bonheur.
"- Bérenger : Je comprends, maintenant, je comprends la raison de cette joie. Voilà pourquoi je me suis senti tout à coup si léger."
(Id., p. 158).
Mais son bonheur a précédé l'apparition du pont. Comme la colonne et les arbres, ce dernier représente de plus en plus puissamment la force par laquelle Bérenger se laisse envahir avec délices, en se justifiant logiquement de son abandon à celle-ci. Ces "accessoires" des cosmos correspondent aux feux d'artifices et à la lumière de la lune, qui envahissaient le ciel dans "Amédée ou Comment s'en débarrasser". Le héros est attiré par l'anti-monde, produit de sa pensée, dans l'espoir que l'expression de son être a trouvé une vie indépendante de celle de son créateur et qu'elle va lui dévoiler la vérité dans la fiction :
"- Bérenger : J'espère cependant que derrière mon message apparent, il y aura autre chose, quelque chose que je ne connais pas encore mais qui se dévoilera peut-être... de lui même dans la fiction."
(Id., p. 127).
L'anti-monde réalise ce désir qui était au coeur de Bérenger dès le début de la pièce et qui l'a poussé à parler au Journaliste contre toute logique. La cohésion tragique de cette pièce est très profonde, mais se cache dans un endroit d'autant plus reculé que la pensée du personnage est grossière et précaire. C'est ce qui explique l'enfer intérieur de Ionesco, d'autant plus dur que son organisation du monde est moins subtile, car elle ne lui laisse aucun faux-fuyant : il est en contradiction avec lui-même dès qu'il comprend quelque chose, bien plus, dès qu'il dit ou qu'il écrit le premier mot d'une pièce. Sa logique est implacable et insoutenable rationnellement.

A la vue du pont Bérenger quitte les siens :
"- Bérenger : La voilà, la voilà la raison, c'est à cause de cela. Regardez ! Regardez !
Bérenger se détache ; il fait quelques pas en courant vers le pont.
- Joséphine : Où vas-tu ?
- Marthe : Attends-nous ? Où cours-tu ? Ne t'en va pas !
- Joséphine : Attends-nous !"
(Id., p. 157).
Non seulement l'accroissement de son désir dû à la présence de cette fiction est volonté de quitter les autres, mais aussi de se quitter soi-même :
"- John Bull : Il faut dominer ses instincts.
- Bérenger : On les domine en les survolant. Il faut voler par ses propres moyens."
(Id., p. 168).
Il ne peut pas quitter l'univers, sans quitter ses "instincts" et donc son désir, de sorte que, lorsqu'il sera dans les airs, il ne pourra plus y rester puisqu'il ne sera plus animé par le mobile de son vol. Il est victime d'un marché de dupe qui le fera s'écraser sur terre. L'ascension est devenue un exercice de cirque, que le héros maîtrise avec d'autant plus d'aisance que son désir est puissant et le libère de toute contrainte. Bérenger n'est plus qu'un champion fier de lui :
"Après que les deux bicyclettes ont disparu et que le numéro a cessé, les Anglais applaudissent ; Bérenger les salue en les remerciant et lève le bras tel un champion."
(Id., p. 173).
A la fin de la démonstration, les éléments du cirque ont disparu, le héros est dans le néant et la solitude, les êtres qui l'entourent sont loin les uns des autres et loin de lui. Cela rappelle le moment où tout le mécanisme social, s'ouvre pour laisser Bérenger sur le chemin de son être profond dans "Tueur sans Gages". Le néant, son "hypothèse cosmique de travail" s'est fait réalité, la réalité se met à son service, elle se met à la hauteur de son désir. Le monde est "pour lui" :
"- Bérenger : Tu peux monter tant que tu veux car l'arbre imaginaire est à la hauteur de ton désir. Il est même infini, si tu le veux. Si tu peux, tu ne t'arrêtes jamais. Essaie. (...)
C'est dur au début et c'est fatigant, mais plus on grimpe, plus c'est facile de grimper. Une force vous pousse ; on ne sent plus du tout son poids. Une main suffit pour l'escalade. Un doigt. Puis seulement la pensée."
(Id., p. 174-175).
Cette difficulté qui diminue progressivement pour finalement faciliter l'ascension reprend celle de Choubert à s'enfoncer dans le souvenir, d'Amédée à soulever le cadavre alors que celui-ci l'enlèvera dans les airs, et aussi la peine des déménageurs à soulever les petits vases dans "le nouveau Locataire", alors que les grosses armoires viendront toutes seules. Car les forces du "pour soi" nécessitent que l'individu s'arrache à toutes ses attaches avec le monde et avec lui-même, qu'il oublie totalement les autres. C'est pourquoi le départ est impossible pour Marthe et Tony, qui, dans la spontanéité de l'enfance ne cherchent pas à comprendre par eux-mêmes, mais par ceux qui ont autorité sur eux. Ils vivent, d'abord, par leurs attaches aux grandes personnes, même si celles-ci les quittent, car l'enfant est incapable de voir dans l'absence ou la mort un néant. Marthe pense à son père comme si il était toujours là, et ne peut pas croire en sa finitude ni en sa chute :
"- Marthe, un peu à l'écart, plus dans l'ombre que Joséphine : Il y a papa."
(Id., p. 179).
"- Marthe : Rassure-toi. Tu sais bien qu'il a dit qu'il ne pouvait pas tomber."
(Id., p. 178).

Le départ de Bérenger est le signal de la guerre et de la terreur intérieures pour sa femme :
"Le plateau s'obscurcit petit à petit. Lueurs rouges et sanglantes ; grands bruits de tonnerre ou de bombardements. Dans le silence et la pénombre, un projecteur éclaire d'abord faiblement et isole Joséphine."
(Id., p. 178).
Son retour est annoncé de même et il va descendre dans la destruction et les ruines :
"Le plateau s'obscurcit petit à petit. Lueurs rouges et sanglantes ; grands bruits de tonnerre ou de bombardements. De nouveau, lumière sur le plateau ; toutefois, c'est une lumière autre qui donne au paysage une ambiance grise, triste, crépusculaire ; peut-être pourrait-on voir dans le fond du décor quelques ruines fumantes, une cathédrale, un volcan qui fume."
(Id., p. 190).
C'est, bien sûr, la scène qui manquait à "Amédée ou Comment s'en débarrasser". Ce paysage ravagé, c'est le monde intérieur de celui qui s'est laissé égarer par son désir et qui a saccagé tout ce qu'il pouvait y avoir de noblesse et de générosité entre lui et les êtres qui lui sont chers. Il suffit de lire une page de "Journal en Miettes" pour s'en convaincre :
"Chaque parcelle de ce monde me semblait pleine d'intérêt, du plus gand intérêt. Fraîcheur et virginité de son univers intérieur ? Renouvellement intérieur , une âme libérée ou rajeunie. Si je change, je change le monde. Pourvu que cela dure. Pourvu que cela reste propre. Pourvu qu'il y ait toujours cette fraîcheur. Pourvu que cela ne se salisse plus."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 162).
L'homme qui abandonne le monde, qui s'aime plus que les autres, le livre et se livre (car il en est partie) au carnage. Dans la solitude, les êtres qui ont besoin d'amour et lui-même ne sont plus qu'un vaste champ de bataille en proie au déchirement des forces ténébreuses.


Impossibilité de comprendre qu'il n'y a rien à comprendre
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Au retour de Bérenger, tout est délavé. Même la violence du combat a perdu de sa grandeur et se résout en pétards, dans le triomphe dérisoire d'une musique de 14 Juillet. L'intelligence du héros est anéantie, il ne comprend même plus comment ni pourquoi, il a pu s'envoler, reconnaissant ainsi implicitement qu'il a perdu toute maîtrise de lui :
"- Journaliste : Pourquoi avez-vous volé ?
- Bérenger : Je ne sais plus... Je n'ai pas pu faire autrement."
(Le Piéton de l'Air, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 192).
Il retombe dans l'accablement du début de la pièce. Et cette fois, il ne cherche plus à convaincre personne, il dit ce qu'il a vu : la mort sous ses formes les plus hideuses, personne ne le croit, il ne cherche pas à les retenir :
"- Bérenger : Personne ne peut me croire. Je savais bien que personne ne me croirait... de la boue, du feu, du sang... des rideaux immenses de flammes..."
(Id., p. 197).
Dans cet accablement, il ne comprend plus qu'il n'y a rien à comprendre, il ne comprend plus rien du tout, et c'est seulement dans cette humiliation de l'intelligence qu'il peut trouver une issue au tragique en sentant la nécessité de dépasser la logique. Sa description des enfers qu'il a vus réalise ce qu'il disait au début au Journaliste au sujet de l'impuissance de la littérature à égaler la vie. Constat d'échec de l'illusion de croire qu'il avait le droit de dire qu'il n'y avait rien à dire. Il n'a fait que de la mauvaise littérature :
"- John Bull : Pas beaucoup d'imagination. Si c'est de la littérature, c'est bien mauvais.
- Journaliste : Comparez cela à nos poètes.
- Ier Anglais : Et même à d'autres. On n'est pas allé plus loin que Dante.
IIe Anglais : Cela présente peu d'intérêt, peu d'intérêt."
(Id., p. 196).
Mais, si Bérenger a fait de la mauvaise littérature, il n'en va pas de même pour Ionesco qui cerne le fond du problème dans "le Piéton de l'Air".

Cette pièce a jailli du désir de placer l'expression littéraire, et donc la pensée humaine, à l'origine de la vie et elle se termine par le sentiment accablant de l'échec. En voulant trouver plus dans le fruit artistique qu'il n'y a en lui, Bérenger découvre en fait les forces criminelles de son désir. Mais il reste profondément tragique, car il ne prend pas conscience d'être victime de lui-même. Il ne comprend pas que son erreur est dans l'orgueil qui lui a fait comprendre le chaos universel de l'intelligence, et croire pouvoir le saisir par l'esprit, alors que l'absurdité d'une telle tentative ne révélait que le chaos des pulsions qui dominaient son esprit et qu'il a découvertes dans l'anti-monde. Dans son refus de s'avouer le caractère irrationnel de sa démarche intellectuelle, il affirme qu'il n'y a que le sang, la boue et la mort, il cherche à anéantir tout espoir en lui, en sa femme et en sa fille, alors qu'il n'a rien vu d'autre que les ténèbres sanguinaires de son esprit. Ce qu'il exprime désormais, c'est la volonté de mort cachée au sein de son désir : dans la fête qui l'aurait enchanté quelques heures plus tôt, il prévoit la destruction qui est en lui et tente d'anéantir la pureté de sa fille :
"- Bérenger ; Ce n'est rien encore mes chéries. Ce n'est rien encore que la fête. Vous voyez, c'est une sorte de 14 Juillet anglais.
Têtes basses, Bérenger, Joséphine et Marthe se dirigent vers les lumières rouges de la ville et sortent.
Ce n'est rien encore pour le moment. Ce n'est rien encore pour le moment.
"
(Id., p. 198).









L'AMOUR, LUMIERE AU SEIN DES TENEBRES
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Don de soi à l'univers
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Mais, Bérenger ne parvient pas à avoir raison de la force d'amour qui est en Marthe, il la foule aux pieds, mais elle subsiste toujours, comme une braise que rien ne peut éteindre, alors que tout paraît consumé. C'est Marthe qui a le dernier mot, et, pour la première fois dans l'oeuvre de Ionesco, l'amour survit aux ténèbres :
"- Marthe : Il n'y aura peut-être rien d'autre que ces pétards... cela s'arrangera peut-être... peut-être les flammes pourront s'éteindre... peut-être la glace va fondre... peut-être les abîmes se rempliront... peut-être que... les jardins... les jardins...
Ils sortent."
(Id., p. 198).
L'amour de Marthe contient en lui la solution de tout le tragique qui accable les autres créations de l'auteur et annonce Marie du "Roi se meurt", Marie-Madeleine de "la Soif et la Faim" et la Vieille de "Jeux de Massacre". Il se caractérise par un don total de soi à l'univers entier, en même temps que par le sentiment du mal de toute pensée non altruiste.

Elle exhorte sa mère à taire son rêve replié sur le passé :
"- Marthe : Il ne faut peut-être pas en parler à papa de ton rêve.
(Id., p. 133).
Elle s'indigne contre l'orgueil et l'égoïsme de Joséphine :
"- Joséphine : Si Marthe n'avait pas attiré ton attention, tu n'aurais pas remarqué.
- Marthe : Oh ! Maman, voyons. ( Puis à Bérenger). C'est une belle harmonie de couleurs. Elle a du goût, Maman."
(Id., p. 136).
Elle souffre de toute fermeture sur soi révélant l'emprise des ténèbres. C'est pourquoi, elle ne peut pas comprendre que Joséphine affirme le néant du monde, en le réduisant à sa propre personne, une telle pensée apparaît criminelle à la lumière de l'indignation de Marthe :
"- Joséphine : Plus personne, il n'y a plus personne.
- Marthe : Il y a les autres, tous les autres. Il y a beaucoup de gens."
(Id., p. 180).
Car il ne lui suffit pas de se sentir avec ses parents, elle est aussi avec tous les Anglais, carapaçonnés dans leurs idées reçues, elle est avec l'univers entier, vivant de la vie du monde sans se soucier d'elle-même :
"- Marthe : Ne veux-tu pas m'entendre ? Maman, je suis là. Il y a tous les gens autour.
- Joséphine : Mais oui, j'entends. Ne crie pas comme ça.
- Marthe : Il y a tous les gens autour.
- Joséphine : Quels gens ?
- Marthe : Les amis. Nous avons beaucoup d'amis.
- Joséphine : Tu appelles ça des amis. Que suis-je pour eux ? Que sont-ils pour moi ? Non, non, ce ne sont pas des amis. Des objets vides dans le désert. Monstrueusement impénétrables, indifférents, égoïstes, cruels. Enfermés dans leur carapace.
- Marthe : Oh !"
(Id., p. 180).
Son oubli d'elle-même est si total qu'elle vit de la vie de ses parents, et se fond avec les désirs de sa mère ou avec la tristesse de son père :
"- Marthe : Je ne sais pas, ça me rend heureuse une chose comme celle-ci. J'en avais envie de ce sac pour Maman. Tu lui en feras cadeau, n'est-ce pas ? Pour son anniversaire ?"
(Id., p. 137).
Et, plus loin, toujours à son père :
"- Marthe : Tu es triste souvent ? Oh ! cela me rend triste que tu sois triste."
(Id., p. 160).
La puissance du sentiment chez cette enfant la rend disponible à toutes les impressions extérieures, et lui permet de remarquer tout de suite que son père n'est pas heureux quand il redescend de l'anti-monde, alors que la logique de Joséphine aveugle cette dernière, parce qu'elle réduit Bérenger aux réactions qu'elle aurait eues si elle avait réussi un tel exploit, ou elle ne voit qu'un tour de force :
"- Marthe : Il descend tristement. Il a l'air accablé. (...).
- Joséphine : Pourquoi veux-tu qu'il soit triste ? Il a réussi. (...).
- Marthe : Si, il est triste. Ca se voit d'après ses gestes, d'après son allure."
(Id., p. 190-191).
L'attitude logique est bien ici une force d'erreur, par la fermeture au monde qu'elle opère, alors que la vérité est au sein de l'amour, qui, lui, est au-delà de toute limitation rationnelle :
"- Marthe : Moi, j'aime toujours.
- Bérenger : Qu'est-ce que tu aimes ?
- Marthe : J'aime... Je ne sais pas quoi... Mais j'aime. C'est tellement beau ce que l'on voit."
(Id., p. 155).


Impossibilité de comprendre l'amour, solution du tragique
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Bérenger approuve pleinement sa fille, tout en ayant cionscience de sa propre faiblesse :
"- Bérenger : Tu as raison. Mais on oublie. La plupart du temps, on oublie. Rappelle-le moi, quand tu nous vois soucieux, ta mère et moi."
(Id., p. 155).
Le destin profondément tragique de Bérenger, et de Ionesco par-delà, tient au fait que, comme Amédée, tout en reconnaissant la nécessité vitale de cette vérité, ils ne parviennent pas à la vivre. Ils sentent que tout a sa solution dans l'amour, que si tous les humains étaient comme Marthe, le paradis serait sur terre, mais ils sont incapables, jusqu'à présent tout au moins, de devenir comme elle, de s'abandonner ; il n'y a donc aucune raison pour qu'ils le demandent aux autres :
"- Bérenger : Je ne résiste pas aux gestes tendres. Ah ! Si tout le monde était comme toi ! On vivrait dans la douceur. La vie serait possible et on pourrait aussi mourir sans chagrin, paisiblement. Quand on vit joyeusement on peut mourir joyeusement. On devrait s'aimer toujours."
(Id., p. 155).
Le défaut de la cuirasse est précisément là, le héros n'accepte l'amour que dans la mesure où il y trouve son intérêt, alors qu'il ne peut y avoir d'amour que dans le renoncement à soi, et l'absence de tout calcul. Lorsque Bérenger sera baigné de certitude, sans savoir de quoi il s'agit précisément, il se croira fort, parce qu'il lui semblera éprouver le sentiment de Marthe de tout aimer, infiniment et indéfiniment, et il est victime de la même illusion qui lui fait toujours espérer capter les forces de l'amour à son avantage, confondant amour et amour-propre.

Il y a donc un gouffre entre le père et la fille, qui se dévoile dans l'impossibilité où sera Marthe de s'envoler avec son père, bien qu'elle le souhaite ardemment, non pas du désir de Bérenger qui ne pense qu'à lui, mais de toute la puissance de l'amour par lequel elle se fond dans l'univers et souhaite vivre la vie de son père :
"- Marthe : Comment fais-tu ? Apprends-moi !"
(Id., p. 169).
Mais elle se rend à l'évidence :
"- Marthe : C'est difficile. Je ne peux pas."
(Id., p. 174).
Supérieure à la logique de Bérenger, dissimulant le chaos des ténèbres du "devenir", la lumière de cet "être" qui est en Marthe, et qui l'attache au monde, la préserve des erreurs de son père, et écarte tous les obstacles et tous les tourments de ses parents du chemin de cet enfant, à qui elle communique une force extraordinaire, par laquelle la fille soutient sa mère :
"- Marthe : Je grandirai. Je deviendrai aussi forte que ta mère, je te défendrai."
(Id., p. 181).
Bien plus, Marthe se sent capable d'être la mère de sa mère. Ainsi, l'humilité de l'amour semble réaliser l'inversion des rapports créateur-créature, que le désir de Bérenger recherchait vainement dans son orgueil. Mais cette inversion n'est pas de même nature, elle ne témoigne pas de la volonté d'être le centre du monde, car elle respecte l'intégrité de chaque être, l'enfant n'est pas plus asservi aux parents que les parents à l'enfant ; les êtres sont engendrés non pas créés, et c'est là tout le mystère de l'amour :
"- Marthe : Je te l'avais bien dit. C'est une simple vision. Inoffensive. Ils ne sont plus là, les méchants juges... Calme-toi, ma mère, mon enfant..."
(Id., p. 186).
La source de cette puissance peut s'expliquer en partie par le sentiment de l'être qui aime de n'être jamais seul, puisqu'il est avec tout l'univers. Même quand son père est parti, elle se sent avec lui, alors que sa mère s'abandonne à la peur. Mais il est aisé de remarquer que Joséphine ne pensait qu'aux absents quand les présents étaient avec elle, et donc que l'être agressif n'est jamais avec personne. Dans la solitude, ses pulsions criminelles ne font que se retourner contre lui. Comme Marie-Madeleine dans "la Soif et la Faim", Marthe (à la différence de Joséphine) reste dans l'ombre et se passe de lumière, car celle-ci est en elle, vient d'elle :
"- Marthe, un peu à l'écart, plus dans l'ombre que Joséphine : Il y a papa.
- Joséphine : Je suis seule. Je suis toute seule, abandonnée dans les ténèbres, abandonnée.
- Marthe : Mais regarde, je suis là, moi."
(Id., p. 179).

Un abîme sépare aussi la mère de la fille, ce qui fait de la présence de cette enfant à l'intérieur de l'oeuvre, un jaillissement quasi miraculeux, elle est la lumière au fond des ténèbres, mais une lumière qui ne parvient pas encore à éclairer ces ténèbres car elle n'a rien sur quoi se refléter. Ses paroles se perdent dans le vide, malgré la richesse de leur signification., car les êtres auxquels elle s'adresse, n'écoutent personne d'autre qu'eux-mêmes :
"- Marthe : Aime les gens. Si tu les aimes, ils ne seront plus des étrangers. Si tu n'en as pas peur, ils ne sont plus des monstres. Ils ont peur aussi, eux, dans leur carapace. Aime-les. Il n'y aura plus d'enfer."
(Id., p. 181).
Et plus tard :
"- Marthe, ou voix de Marthe : Maman, n'aie pas peur. C'est une vision, c'est un cauchemar. Ce n'est pas vrai ; c'est vrai seulement si tu y crois. C'est vrai si tu le penses. C'est vrai si tu le veux. N'y crois pas. (...). Ce n'est pas vrai, n'aie pas peur, ce sont les images de ta peur. Ce n'est pas vrai, je te le jure. Dis-toi que ce n'est pas vrai, tout cela. Tu t'imagines, tu inventes."
(Id., p. 184-185).









CONCLUSION
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Ionesco va très loin dans l'élucidation du tragique. Il a le sentiment que l'enfer de l'angoisse, totalement irrationnel, est la conséquence du choix de l'être humain ("C'est vrai si tu le veux"). L'individu est libre d'accepter ou de refuser la finitude de son être, mais, à partir du moment où il la refuse, et donc, où il se refuse, la peur défigure la réalité, la rend difforme, il a franchi "le mur invisible et pas transparent" de l'anti-monde où Joséphine et Bérenger finissent par se retrouver. L'angoisse livre celui qu'elle a envahi à l'objet de sa révolte, là aussi, comme dans les pièces précédentes. Qui refuse de se donner de s'oublier, se livre au chaos. Mais le
tragique atteint dans "le Piéton de l'Air" une dimension nouvelle, prouvant l'insuffisance de l'intelligence à sauver l'être humain, et faisant même du pouvoir de l'esprit, un obstacle au bonheur que, seul, peut apporter le sentiment. La connaissance rationnelle de la vérité de l'amour est elle-même tragique , comme l'annonçait déjà "Amédée ou Comment s'en débarrasser", car elle est domination, et l'amour ne souffre pas de maître, il ne peut exister que dans l'humilité. C'est là que réside sans doute le tragique le plus profond de cette oeuvre qui fait de Marthe un soleil au milieu des Ténèbres. Bérenger a compris qu'il n'y avait rien à comprendre. Il a aussi compris la nécessité de l'amour ; dans les deux cas, il s'est cru le maître... il s'est cru à la source de la vie, il était à celle de la mort. Désormais, "le Roi se meurt" est annoncé, où Ionesco va s'engager totalement dans la voie de la domination du sentiment par l'intelligence, et la fouiller impitoyablement.

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