Les Anglais, de même
que Joséphine, par leur souci des convenances, se situent dans
la lignée des Smith et des Martin de "la
Cantatrice chauve", et du Professeur de "la
Leçon". Mais ici, Ionesco ne déchirera le réseau
des contraintes dont ces personnages se sont entourés, que dans
les visions de Joséphine. Cette fouille de la politesse est beaucoup
plus riche que dans la première pièce, car elle révèle
la similitude entre les pulsions qui sont à l'origine de la codification
sociale de la vie et celles qui entraînent Bérenger à
échapper aux bons usages, bien plus, elle en pressent la nature.
La présence des Anglais, dès le début de la pièce,
forme une sorte de "fond mouvant" (cf. Le
Piéton de l'Air, Ed. Gallimard, p. 136), ainsi que le précise
l'auteur, un flux et un reflux d'agressivité contenue par les
bons usages. Ceux-ci constituent une victoire sur soi-même, de
sorte que l'individu croit bien plus dominer son semblable en ayant
été poli avec lui, qu'en lui ayant dit crûment ce
qu'il pensait de sa conduite. C'est pourquoi le premier Anglais éprouve
le besoin de se justifier de ses bonnes manières à l'égard
de Bérenger, aux yeux de ses compatriotes, en invoquant l'hospitalité
anglaise, si bien que sa civilité lui permet tout à la
fois d'être toujours respecté par eux, d'approuver tous
les sautillements de Bérenger, et de prendre ce dernier pour
un imbécile :
De même, lorsque Jonh
Bull ne peut plus s'empêcher de manifester sa désapprobation,
il va dire que les paroles du Français l'autorisent à
rire, sans rire pour autant :
"-
John Bull : Dans la mesure où la politesse le permet,
je permets que nous nous permettions d'en rire."
(Id., p. 170).
|
Le rire déjà
preuve de supériorité, est refoulé par l'observation
des convenances ; la politesse est donc bien une victoire de l'agressivité
sur l'agressivité, elle est une affirmation de soi à un
degré plus profond et plus impénétrable. C'est
pourquoi, elle ne peut subsister que dans l'unité de comportement
des individus en présence, et ne peut pas résister à
l'échappée de Bérenger se montrant supérieur
à ceux-ci. Dès lors, les pulsions qui la font exister,
poussent les Anglais à réduire l'étranger à
eux, de même que toute logique cherche à réduire
le monde à elle :
"-
John Bull : En somme, il emploie comme tout le monde des moyens
mécaniques.
- Ier Anglais : Une bicyclette, ce n'est pas malin.
- IIème Anglais : Des tas de gens peuvent monter à
bicyclette, d'ailleurs je ne les envie pas."
(Id., p. 174).
|
Après l'exploit du
héros, les hommes resteront réticents, tandis que leurs
femmes le féliciteront pour son tour de force. Cela n'est pas
sans rappeler le cadavre d'Amédée, qui isole les époux
à l'intérieur du couple. Car, par cette admiration, elles
cherchent à mettre leurs époux en position d'infériorité.
Ces derniers, sentant leur orgueil en péril, réagissent
par le mépris, tout en cherchant à comprendre cette action,
à l'assimiler, pour se trouver à nouveau en sécurité,
comme Edouard dans "Tueur sans
Gages", qui enfouissait ses connaissances dans sa serviette.
Ils laissent bien entendu de côté le vol, déjà
oublié tellement il les gêne :
"-
Journaliste : Pourquoi avez-vous volé ?
- Bérenger : Je ne sais pas... Je n'ai pas pu faire autrement.
- John Bull : Nous voulons dire "pourquoi avez-vous volé
? Qu'est-ce que vous avez voulu démontrer par cette sorte
d'exploit ?."
(Id., p. 192).
|
Les Anglais quitteront finalement,
tous, les Bérenger, les uns après les autres. Au nom des
convenances, ils ne peuvent pas supporter la vision apocalyptique qui
leur est proposée :
"-
Bérenger : Des hommes qui léchaient le cul des
guenons, buvaient la pisse des truies.
- Journaliste : Monsieur, Monsieur, vous êtes indécent.
- John Bull : Il y a ici des oreilles d'enfants, délicates.
- Ier Anglais : Des turpitudes."
(Id., p. 195).
|
En fait, il y a dans la politesse
ce besoin de sécurité inhérent à toute affirmation
de soi, parce qu'elle est oubli de sa condition de mortel. La mort,
pourtant, n'est pas prohibée de la conversation de la bonne société.
Elle préoccupe même fortement les deux Vieilles Dames,
à tel point qu'elles semblent incarner l'effroi de Ionesco :
"-
IIème V. Anglaise, réapparaisant
avec la première : Il paraît qu'on ne se
sentira pas vieillir. Il faut que les autres vous le disent.
On est toujours là, au milieu, on regarde, on ne sait
pas. Quand cela arrivera, il faudra qu'on me le dise. Je veux
savoir."
(Id., p. 174).
|
Déjà vieilles,
elles demandent d'être prévenues quand on les verra vieillir,
Mais il est bien certain qu'elles traiteraient de malappris quiconque
se permettrait de le faire. Les bons usages sont donc bien un système
de sécurité, par lequel, en mentant à ses semblables,
l'individu poli est heureux de constater sur eux les progrès
du mal dont il se croit exempt, car il prend par contre pour des vérités
les mensonges qui lui sont faits. Et, ces mêmes Anglais qui se
moqueront de Bérenger, lorsqu'il rapportera avoir vu des hommes
avec des têtes d'oies :
"-
Bérenger : J'ai vu... j'ai vu... des oies...
- John Bull : Il a vu des oies. Quel plaisantin...
- Bérenger : Des hommes qui avaient des têtes d'oies"
(Id., p. 195),
|
s'accorderont par contre
de se représenter leurs concitoyens sous la forme de ces animaux,
en pensant bien entendu être l'exception :
"-
Ier Anglais : Et ces visages sont tout les mêmes. Comme
pour les oies."
(Id., p. 143),
|
La civilité est fondée sur les pulsions obscures qui donnent
à l'être poli l'illusion de maîtriser sa condition,
illusion dont Bérenger aussi est victime, comme cela se révèlera
par la suite. C'est la raison pour laquelle, Ionesco souligne cette
affinité profonde existant entre le héros, sa femme et
leurs "hôtes", par la contagion des sautillements, au
fur et à mesure qu'ils s'insurgent contre cette manifestation
d'allégresse. Ils y succombent ridiculement et lourdement, sans
s'en apercevoir et en en accusant les autres :
"Les
deux Vieilles Anglaises sautillent comme des volatiles (...).
- Journaliste : L'homme moderne est déséquilibré
; cela se voit dans ces manifestations.
- John Bull, regardant les vieilles femmes : Et celles-là, elles ont l'air de vieilles poules. Et
voilà, c'est contagieux.
- Ière Anglaise : Je ne comprends pas comment on peut
se laisser aller à se donner ainsi en spectacle.
Elle se met à sautiller comme un volatile
en disant au Petit Garçon qui ne bouge plus :
Assez ! Je vous dis "assez" !"
(Id., p. 163),
|
Et, ainsi de suite, ils
finiront tous par être victimes de ce même comportement.
Il y a entre la lourdeur de leurs mouvements et la grâce de ceux
de Bérenger, la même différence qu'entre la multitude
des contraintes imposées à leur logique pour se sentir
maîtres de leur condition, et la simplicité du système
du héros prétendant que toute structuration rationnelle
est un chaos.
|
Les Anglais représentent
une espèce de fond chaotique, d'eau bourbeuse, donnant à
la pièce une allure générale de malaise, par le
sentiment de toutes ces contraintes qui pèsent sur eux. Mais
Ionesco reste à la surface de cette eau trouble bouillonnant
sous le couvercle de la politesse. C'est seulement avec Joséphine
qu'il va la révéler, en pénétrant les angoisses,
mobiles de son existence, qui la tenaillent.
Dans sa première vision, Joséphine rêve que son
Oncle-Docteur lui apporte la nouvelle de la venue de son père
qu'elle croyait mort à la guerre. Peut-être y a-t-il là
une réminiscence du mensonge par lequel le père de Ionesco
a fait croire à sa famille qu'il était mort pour pouvoir
se remarier, mais là n'est pas l'important, car ce qui compte
de plus en plus n'est pas dans les faits en eux-mêmes, mais dans
les réactions des personnages aux faits. Et la femme de Bérenger,
malgré son désir, ne parviendra pas à voir cet
être cher :
"-
Joséphine : Père, je veux t'embrasser, montre-toi
; je ne le vois pas, je ne te vois pas, où es-tu ?"
(Id., p. 131).
|
Elle sent confusément
que l'obstacle des Pompes Funèbres réclamant un mort qui
leur échappe, et préparant un scandale pour cette frustration,
est la cause de son insatisfaction.
"-
Joséphine : Montre-toi, Père, montre-toi. Ca ne
fait rien si les Pompes Funèbres se sont fâchées,
ça ne fait rien. On arrangera tout. Montre-toi. Mais
montre-toi donc !"
(Id., p. 131).
|
C'est pourtant elle qui
a introduit cet obstacle irrationnel à l'intérieur de
son rêve, au lieu d'être tout à la joie de revoir
son père. Et, dans l'impossibilité où elle se met
de combler son désir de réconciliation, identique à
celui du Vieux des "Chaises",
on peut penser qu'au bonheur, elle préfère ce qui s'y
oppose. (N'est-ce pas Ionesco qui se profile ici, dont toutes les tentatives
pour revenir en bons termes avec son père se sont soldées
par de cuisants échecs, du fait de la divergence de leurs opinions
politiques ?) Toujours est-il que le pressentiment concernant Joséphine
se confirme lorsqu'elle avoue ne jamais avoir été heureuse,
même avec ses parents, car elle vivait dans la hantise de les
perdre.
"-
Joséphine : J'avais des parents grands et puissants.
Pour traverser la vie, ils me tenaient par la main. Ils n'avaient
peur de rien. Ils allaient droit devant eux. Avec eux, je n'avais
rien à craindre... Autrefois, je n'avais rien à
craindre, rien à craindre... Sauf la peur de les perdre.
Je pensais tout le temps que j'allais les perdre ; cela ne pouvait
être autrement."
(Id., p. 180).
|
Il s'agit donc d'un choix qui détermine toute sa vie, passée
à se replier sur elle dans la pensée de ce qui lui manquait
ou de ce qui lui manquerait, si bien qu'elle n'a jamais été
avec personne et n'a vu que les absents en puissance dans les présents.
La peur de la solitude l'a enfermée dans la solitude. Et, lorsqu'elle
retrouve Bérenger, elle l'oublie pour penser à ceux qui
l'ont quittée ; les présents disparaissent derrière
les absents, qu'elle a toujours vus comme tels, même lorsqu'ils
étaient avec elle :
"-
Joséphine : J'avais oublié qu'il me manquait tant.
Je sais maintenant combien son absence me faisait mal.
- Marthe : Nous avons Papa maintenant. (...)
- Joséphine : Bien sûr, mais hélas ! personne
n'est remplaçable. Quelqu'un de perdu, c'est un trou
qu'on ne pourra jamais combler."
(Id., p. 133).
|
De même, lorsque Bérenger
l'aura laissée sur terre pour aller dans l'anti-monde, elle oubliera
la présence de Marthe à ses côtés pour se
lamenter sur son isolement :
"-
Joséphine : Je suis seule. Je suis toute seule, abandonnée
dans les ténèbres, abandonnée.
- Marthe : Mais regarde, je suis là, moi.
- Joséphine : Je suis toute seule, dans les grands bois,
loin de tout. J'ai peur."
(Id., p. 179).
|
En un mot, ne pouvant tout
avoir pour elle, ne pouvant pas être le centre de l'univers, elle
refuse de tenir compte de ce qu'elle a pour s'accabler de ce qu'elle
n'a pas. Les contraintes sociales qu'elle s'impose répondent
à son désir intime d'être maîtresse de tout
; en effet, elles se retrouvent à la fin, lorsqu'elle s'inquiète
des manifestations incontrôlées de joie de son mari, par
crainte du ridicule, crainte d'échapper aux convenances :
"-
Joséphine, sortant son face-à-main
pour se donner une contenance : Attention ! Attention
! On te regarde.
En effet, les Anglais se sont retournés
face au public, et contemplent Bérenger, vaguement réprobateurs.
Calme-toi. Ton exhubérance est excessive. Elle est trop
méridionale pour leur latitude? Ca ne fait pas bien.
C'est ridicule."
(Id., p. 160).
|
Si elle oppose les absents
aux présents, elle sait bien remarquer ces derniers quand ils
portent leur attention sur elle. C'est pourquoi elle ne comprendra pas
la consternation de Bérenger après ce qu'elle appelle
une "réussite" :
"-
Joséphine : Qu'est-ce que tu as ? Tu devrais être
fier ! Quel caractère ! Tu n'as pas l'air content, tu
n'as jamais l'air content."
(Id., p. 194).
|
et encore :
"-
Joséphine : C'est une réussite, crois-moi, il
y aura toujours des critiques."
(Id., p. 194).
|
Le monde ne l'intéresse
que dans la mesure où il est pour elle.
De même qu'elle préfère la contrainte à la
joie et à toute spontanéité, de même elle
refuse l'amour, cherchant
dans ses soucis des excuses pour ne pas aimer et ne rien sentir. Elle
ressemble en cela fortement à la femme
d'Amédée :
"-
Marthe, donnant la main à Bérenger.
A Joséphine : Donne-lui la main.
- Bérenger à Joséphine : Allons, donne
ta main. Oublie tes soucis.
Joséphine donne la main, hésitante,
à Bérenger, ou plutôt, c'est Bérenger
qui la lui prend.
- Joséphine : J'ai tellement de choses à faire
à la maison. Les crêpes, la salade pour la semaine..."
(Id., p. 138).
|
Si elle se plaint d'être
abandonnée, c'est qu'elle refuse d'être aimée, ne
remarquant que ce que Bérenger ne fait pas pour elle (des économies),
sans faire attention au sac qu'il souhaite lui offrir le lendemain,
si elle veut :
"-
Joséphine : Ce n'est pas pressé. Pour mon anniversaire,
si tu veux. On ne doit pas tout dépenser à la
fois. Je me contente de celui-là pour le moment : Il
y a ta maison à reconstruire. Où iras-tu travailler
?"
(Id., p. 137).
|
Toujours, l'obstacle est
là pour résister à la joie, à la sienne
comme à celle des autres, pour résister à l'amour,
à l'oubli de soi, de sorte que c'est elle-même qu'elle
retrouve dans le journaliste apparaissant au sein de sa vision, et dans
lequel elle a senti le rhinocéros, ennemi du sentiment et partisan
de la logique :
"-
Journaliste : Comprenez-vous, Monsieur, l'amitié, l'amitié
c'était une duperie. En outre, elle tue lentement. La
détestation, c'est cela qui est l'ambiance vitale favorable.
elle seule peut nous donner des forces. La détestation,
c'est l'énergie. L'énergie même. (...).
(Il heurte le 2e Anglais du coude en marchant). Oh, pardon
! Je vous ai heurté. Excusez-moi."
(Id., p. 179).
|
Elle ne reconnaît
si bien ce chaos s'agitant sous les règles de la politesse, que
parce qu'il est en elle, comme elle le dit à Marthe :
"-
Joséphine : Comme je peux, dans l'angoisse, je me défends.
La frayeur m'a appris. Avec les dents, je me défends...
des griffes m'ont poussé.
(Id., p. 181).
|
Et bien sûr, sa révolte
contre l'abandon, dû à la mort qui lui enlève l'amour
des autres, cette révolte contre la finitude de sa condition,
étant inconsciemment désir de contrainte et d'obstacle,
est une volonté de finitude qui se manifeste le plus clairement
dans le cartésianisme de sa pensée, par le souci de définir
et de limiter la "certitude" de Bérenger :
"-
Joséphine : Alors ce n'est pas une certitude puisque
c'est une certitude incertaine et indéfinie. La certitude
est caractérisée par la précision.
- Bérenger : Pour moi, une certitude limitée n'en
est plus une, puisqu'elle a des frontières, puisqu'elle
est menacée par ce qui la nie. D'ailleurs rien n'est
plus imprécis que la précision.
- Joséphine : Tu devrais relire Descartes."
(Id., p. 156).
|
L'alternative d'"Amédée
ou Comment s'en débarrasser" est toujours là,
dans sa force obsédante : qui refuse l'amour, qui choisit de
penser à soi, devient un criminel inconscient. Car c'est cela
que cache la volonté de Joséphine de définir le
monde. Les phantasmes hantant son esprit le révèlent.
Lorsqu'elle imagine l'enfant pourchassé par un gros Monsieur
qui a tout de John Bull, elle ne va pas jusqu'à exprimer le désir
de le voir mourir, mais il s'agit déjà de l'emprisonner
au fond d'un cachot. De même que ses soucis l'empêchaient
d'admirer ce que lui montraient Marthe et Bérenger, de même
la grille du cachot sera entre l'enfant et le ciel, et l'empêchera
d'accéder à la vie du sentiment, en l'enfermant dans un
éternel désir par un supplice de Tantale, comme était
le désir de Joséphine de voir son père :
"-
Le Gros Personnage : Petit imbécile, tu apprendras que
la lumière est bien plus belle quand on la regarde du
fond d'un trou noir et que le ciel est bien plus pur quand on
le voit à travers la grille de la lucarne.
- L'Enfant : Pas au cachot, Monsieur, je ne veux pas retourner
au cachot.
- Le Gros Personnage, l'emmenant : On
t'apprendra. On fera ton éducation. Tu finiras par comprendre...
ou bien tu te résigneras."
(Id., p. 181-182).
|
Avec la
résignation se retrouve l'attitude propre à Joséphine,
attitude qui éclaire plus profondément le tragique dont elle est victime : Elle paraît s'interdire tout sentiment
au profit d'un désir de sentir nourri des obstacles qu'elle place
entre elle et l'objet de son désir. Elle préfère
désirer vivre à vivre, pour ne pas avoir à sortir
d'elle.
Les pulsions meurtrières qui animent un tel refus de vivre se
trahissent dans la scène où John Bull tue les enfants
anglais avec l'assentiment des parents, et s'apprête à
tuer également les parents, aidé en cela par l'Oncle-Docteur
du premier rêve. Forte de son innocence, Joséphine livrera
l'univers entier au couteau du juge infernal qui se présente
à elle :
"-
Joséphine : Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ? Que peut-on
me reprocher. J'ai toujours été fidèle...
J'ai été vertueuse... J'ai fait tout mon devoir,
toujours. Je n'ai pas quitté mon poste. Je suis restée
là, sage, triste, résignée et malheureuse... (Elle sanglote). Et malheureuse... Vous
voulez me punir parce que j'ai été malheureuse
? Vous voulez condamner la vertu ?... Non, n'est-ce pas ? Non,
sans doute ?... Je ne vous comprends pas, Monsieur le Président
du Tribunal. Frappez les loups. Je suis l'agneau."
(Id., p. 185).
|
Comme Bérenger
de "Tueur sans Gages", elle est capable de sacrifier des
"bataillons de sauveurs" pour avoir la vie sauve. son désir
fait de l'Oncle-Docteur un assistant du bourreau, prônant la vérité
de l'assassinat, comme une nécessité pour son salut personnel,
et elle conserve bien sûr sa bonne conscience, en s'indignant
de la conduite de ce produit de son imagination :
"-
Joséphine, au Docteur : Jamais
je ne vous aurais cru capable d'une complicité aussi
odieuse.
- Oncle-Docteur : Que veux-tu ma pauvre Joséphine, avec
le temps, on devient sage. D'ailleurs, c'est préférable
ainsi. De toute façon, cela serait arrivé. Comme
cela, c'est plus vite fait. Mieux vaut avant qu'après,
mieux vaut trente ans plus tôt que deux secondes trop
tard.
- Joséphine : Vous qui avez sauvé tant de vies
humaines, des millions d'enfants...
- Oncle-Docteur : Je me rachète."
(Id., p. 188).
|
Cet Oncle incarne toute la laideur qu'elle refuse de regarder en elle,
et relève de sa volonté de ne voir dans la vie qu'une
contrainte écrasante, de même que le juge dont l'index
accusateur fait d'elle une victime d'une puissance supérieure
à la logique et au sentiment :
"-
2e Assesseur : Les raisons de la vraie justice ne sont pas celles
du coeur, ni celles de la logique. Si la justice vous semble
injuste, c'est parce qu'elle est équitable"
(Id., p. 185).
|
Elle ne
peut pas se passer de l'enfer moral dans lequel l'emprisonne ce tribunal
pour croire à son innocence, ainsi qu'elle enfermait l'Enfant
dans le cachot pour lui faire croire en la beauté. La vérité
du tragique du personnage de Ionesco
est extrêmement profonde, car elle recouvre un idée communément
admise, selon laquelle c'est dans l'absence que l'individu s'aperçoit
de la valeur de ce qu'il perd. En réalité, il ne fait
que s'enliser dans les sables mouvants de l'irrationnel : Dans l'absence,
il ne ressent que le besoin, c'est-à-dire qu'il accroît
l'emprise du désir sur lui, puissance ne pouvant exister que
par le développement du vide autour de lui. C'est pourquoi Joséphine
souhaite inconsciemment la mort de ceux qui l'entourent, c'est pourquoi
elle se soucie fort peu de la bombe, qui, en tombant sur la maisonnette
de son mari, a failli le tuer
(cf. p. 134), et elle n'y voit qu'une
raison pour lui de ne plus travailler et d'échapper ainsi à
la contrainte quotidienne. En définitive, son attitude d'agneau
résigné lui permet de se sentir en sécurité
au fond d'elle-même, en se privant de justice (de même qu'en
se privant de beauté, elle se sentait maîtresse de la beauté),
puisque, finalement, le tribunal s'en va. Par ses jérémiades,
elle a l'impression de grignoter chaque jour un supplément de
vie :
"-
Homme en Blanc : Vous savez que vous n'y échapperez aps.
Vous savez bien que tout le monde y passe. Vous n'y gagnez que
du vent, un peu de temps.
- Joséphine : Demain, demain, demain. Encore un moment,
Monsieur en Blanc... Encore un moment, Monsieur le Bourreau. (...).
- Bourreau : Ils sont tous pareils, ils sont stupides. Allez
leur faire entendre raison... (A Joséphine)
: Vous avez bien vu, pourtant, les Anglais ont accepté.
Même les enfants."
(Id., p. 188).
|
Elle accepte toutes les humiliations et la stupidité
dont elle a conscience, pour rester en vie et échapper au massacre
qu'elle imagine, confirmant ainsi que le besoin de l'absence pour sentir
la valeur de la vie, est une volonté de mort grâce à
laquelle l'individu se sent en sécurité parce qu'il éprouve
le désir d'aimer ce dont il se prive, et donc, le désir
de vivre, puisqu'il est incapable d'envisager une autre vie que celle
du désir. Ses pulsions secrètes se nourrissent du vide
qu'elles agrandissent autour de lui, si l'on peut dire. N'ayant pas
pu rester dans l'illusion que tous ses semblables étaient faits
pour elle, puisque Joséphine estime que leur mort est une sorte
de trahison, elle cherche inconsciemment à rester seule pour
dominer sa condition, car, ainsi que tous les personnages tragiques de ionesco, elle se croit exempte de la finitude qu'elle voit dans
les autres.
|