SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





.
III.- LOGIQUE DE
LA CONDITION HUMAINE




1.- Réduction du monde à soi par la logique :

LE NOUVEAU LOCATAIRE


INTRODUCTION


LA CONCIERGE,
ILLUSION D'ETRE LE CENTRE DU MONDE PAR L'ESPRIT :

Sécurité dans la logique.- Désir de comprendre le Locataire.-
Effroi devant son incompréhensibilité.


LE LOCATAIRE,
AUTRE TENTATIVE DE REDUCTION DU MONDE A SOI :

Désir d'échapper à la finitude par le calcul.-
En fait, disparition progressive de la vie.- Pouvoir des forces du désir.

CONCLUSION.







INTRODUCTION
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Cette pièce, écrite en septembre 1953, un mois après "Amédée ou Comment s'en débarrasser", précède chronologiquement "Tueur sans Gages". Pourtant, il semble que "le nouveau Locataire", tout en ayant des liens très directs avec les deux autres oeuvres, les éclaire et pose tout à la fois des jalons dans une direction nouvelle de la recherche de Ionesco, où il tente de saisir dans son intelligence-même la source de l'incohérence de sa vie.







LA CONCIERGE,
ILLUSION D'ETRE LE CENTRE DU MONDE PAR L'ESPRIT :

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Sécurité dans la logique
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La concierge était déjà présente dans "Tueur sans Gages", mais, Ionesco n'y saisit pas avec autant de finesse et de lucidité la psychologie de ce personnage que dans "le nouveau Locataire".

Le trait le plus caractéristique de cette femme réside dans sa façon de se croire maîtresse de l'univers où elle évolue, que ce soit l'immeuble qu'elle garde, aussi bien que le quartier tout entier. Elle se considère chez elle dans l'appartement rénové où elle entre dès le début de la pièce sans le moindre sans-gêne, tenant à la main l'insigne de la propriété :
"Ouvrant la porte avec fracas, (...), un trousseau de clés à la main, chantant d'une voix forte."
(Le nouveau Locataire, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 175).
C'est pourquoi, lorsqu'arrivera le propriétaire, elle le recevra comme un hôte.
"- La Concierge : Déposez votre valise, Monsieur. C'est du bon cuir, ne vous fatiguez pas. Mettez la où vous voudrez. Tiens, j'ai plus le hoquet, c'est passé la surprise ! Enlevez donc votre chapeau."
(Id., p. 177).
Elle agit sous l'impulsion de cette agressivité qui pousse l'individu à se croire le centre de l'univers, et à transformer ses désirs en réalité, celle-là même dont ont jailli les rêves de Jacques, de Choubert, d'Amédée ou de Bérenger. L'auteur la creuse et la fouille sans pitié, en la précisant peu à peu.

Toute la discussion qu'elle aura avec le nouveau Locataire visera à tenter de le faire entrer dans son propre univers logique. C'est en effet par le biais de la compréhension, si sommaire soit-elle, que le personnage tragique croit dominer le monde. Et la concierge se contente vraiment de peu, ainsi que le révèlent les propos qu'elle tient sur son premier mari :
"- La Concierge : Ils ont raison les grévistes, et mon premier mari aussi, il a plus rien voulu savoir, il est parti et après on s'étonne."
(Id., p. 181).
Cet homme avait dû vraisemblablement lui dire qu'elle criait toujours après lui, et que, pourtant, le jour où il partirait, elle s'étonnerait. Et, de fait, son départ l'a surprise, si bien qu'au lieu de s'interroger sur les raisons de son étonnement et de son échec, elle a constaté qu'il avait eu raison. Dès lors, elle a eu l'impression d'avoir tout compris, elle a intégré la conduite du fugitif dans son univers intellectuel, s'est sentie en sécurité, parce que, désormais, maîtresse de la situation, et ne s'est plus souciée de celui qui l'avait quittée, dont elle ignore ce qu'il est devenu (cf. p. 181).

Cela répond donc à un besoin profond qui est en elle, par lequel elle assure sa tranquillité et se croit hors des atteintes d'un quelconque danger, tant qu'elle parvient à réduire le monde à ce qu'elle en a compris, et que, comme Bérenger, elle sent une unité entre celui du dehors et celui du dedans, c'est-à-dire, tant qu'elle a l'impression de ne pas avoir à sortir d'elle-même et d'être obéie par l'univers. Quand la réalité comble le désir, l'individu croit avoir échappé à la finitude de sa condition, puisque c'est là le but le plus clair de cette pulsion.


Désir de comprendre le Locataire
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C'est pourquoi, tous ses efforts vont tendre à comprendre le nouveau venu, qui l'intrigue par son obstination à faire le contraire de ce qu'elle lui dit :
"- La Concierge : Enlevez donc votre chapeau.
Le Monsieur enfonce légèrement son chapeau sur sa tête.
- La Concierge : C'est pas la peine d'enlever votre chapeau, Monsieur. (...) Maintenant vous êtes chez vous, c'est pas moi qui dirai le contraire, moi ça me regarde pas."
(Id., p. 177).

Cette résistance ne l'arrête pas pour autant. Et, évoquant les prédécesseurs du Monsieur, elle poursuit sa tentative d'assimilation de l'inconnu au connu, leur donnant le caractère qu'elle croit découvrir dans son interlocuteur, afin de susciter de sa part une réaction lui montrant qu'il se sent concerné. Elle les avait d'abord présentés comme bavards et aimables, correspondant à ce qu'elle attendait du nouveau Locataire :
"- La Concierge : C'étaient de bien braves gens. Ils me racontaient tout."
(Id., p. 176).
Puis, devant la mine rébarbative du Monsieur, elle en vient à dire tout le contraire :
"- La Concierge : Des gens propres, des personnes distinguées, quoi, enfin, ils avaient des défauts, comme vous et moi, ils n'étaient pas aimables , et pas bavards, ils m'ont jamais rien dit grand'chose, que des bêtises."
(Id., p. 179).
Là encore, elle aboutit à une impasse : Le Locataire reste muet.

Elle va alors chercher à l'assimiler à elle. Cette femme est tellement persuadée qu'il n'existe rien en dehors de sa personne, qu'elle place ses propres désirs dans l'esprit de l'individu à qui elle s'adresse. Il n'a jamais été question qu'elle entre à son service, mais, pour elle, cela semble ne devoir poser aucun problème, elle interprète tout ce qui lui est dit suivant ses souhaits :
"- Le Monsieur, montrant du doigt : Madame, la fenêtre !...
Sa voix est égale et terne.
- La Concierge : Ah, mais oui, Monsieur ! Je veux bien faire votre ménage. Je ne demande pas cher
, Monsieur. On s'entendra, vous n'aurez pas les assurances à payer...
- Le Monsieur, même geste, même calme : La fenêtre, Madame !
- La Concierge : Ah, oui, Monsieur, pardon, j'oubliais. (Elle ferme la fenêtre ; le vacarme diminue un peu)."
(Id., p. 178).
Après cette fausse interprétation, elle accusera le Monsieur de l'avoir fait monter pour l'engager à son service, alors qu'elle était là avant son arrivée. Ce phénomène se répète à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'elle lui avoue, dans ses offres de bons offices, ses pulsions les plus troubles :
"- La Concierge : Un petit plaisir inoffensif, j'ai pas autre chose à me mettre sous la dent, le cinéma de temps en temps, et puis c'est tout, ils ne savent pas ce qu'ils veulent."
(Id., p. 183).
Et, devant l'indifférence répondant à cette proposition, elle lui reproche de l'avoir faite, et pense alors à son mari :
"- La Concierge : C'est que je m'y attendais, j'étais sur mes gardes, je les connais, moi, ces cocos-là, tous ces beaux messieurs, ça court les rues, j'ai pris des renseignements, j'ai pas accepté, les filles, ça court après, moi, on ne m'aura pas ! Je sais ce que vous voulez faire, je connais vos intentions, vous avez voulu me prostituer, moi, une mère de famille, (...). Je porterai plainte, je vous ferai arrêter, et puis il y a mon mari aussi pour me défendre..."
(Id., p. 184-185).

Le processus tragique paraît donc beaucoup plus clair, ici. L'individu obéissant aux puissances du "pour soi", croit, dans le même temps, que plus rien n'existe en dehors de lui, et que l'univers entier est au service de ses désirs ; c'est pourquoi il les projette dans l'esprit de son interlocuteur, en espérant que celui-ci va les satisfaire. Mais s'il se heurte à son indifférence, alors ses propres désirs lui deviennent odieux, il les renie et en accuse celui en qui il les a placés. Et cela va encore plus loin.


Effroi devant son incompréhensibilité
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En effet, la concierge aboutit à un échec total, puisque le Monsieur reste entier, elle ne parvient pas à tirer de lui la moindre parcelle d'agressivité, même quand il finit par la renvoyer à son courrier :
"- Le Monsieur, sans gestes, mains croisées derrière le dos : Retournez, Madame, dans votre loge ! Il y a peut-être du courrier !"
(Id., p. 165).
Alors, bien qu'il n'y ait absolument rien d'inquiétant dans le Locataire, elle est prise par la même peur que Bérenger devant le Tueur :
"La concierge s'arrête de parler, elle est comme prise de peur, le Monsieur la regarde sans bouger, puis il se retourne vers le vase, le contemple ; profitant du fait que le Monsieur a le dos tourné, la Concierge s'enfuit vers la droite, en disant pour elle :
- La Concierge : C'est pour y mettre quoi, le vase
! (Puis, arrivée tout près de la porte, elle dit plus fort) Une mère de famille ! On ne m'aura pas ! Je verrai l'Inspecteur."
(Id., p. 185).
En découvrant l'inconnu, c'est à la limite de son "moi" qu'elle se heurte, car il réintroduit le sentiment de la finitude dans sa vie, de même que les pierres au sein du rêve de Bérenger. Elle croit qu'on veut la posséder parce qu'elle ne peut pas posséder. En somme, là encore les pulsions dominatrices se retournent contre qui les a libérées, c'est elle-même que la Concierge domine et accable à travers le Locataire. Cette réaction face à la finitude éclaire la révolte de l'individu contre la mort, et celle de Bérenger dans la pièce précédente. La mort est indifférente, mais celui qui veut la maîtriser y voit le reflet de lui-même, si bien qu'il s'écrase de ses propres pulsions à travers elle. Telle semble bien se préciser la signification de "Tueur sans Gages".








LE LOCATAIRE,
AUTRE TENTATIVE DE REDUCTION DU MONDE A SOI

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Désir d'échapper à la finitude par le calcul
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La Concierge s'est donc heurtée à l'impossibilité d'englober tout l'univers l'environnant dans la logique qu'elle s'est faite de l'existence. Au contraire, le nouveau Locataire, dont les possessions envahissent tout le pays, ayant sans doute pris conscience de ce même échec de toute tentative humaine de compréhension du monde, au lieu de chercher à s'agrandir à l'infini des proportions de l'univers, va réduire celui-ci aux dimensions de son propre corps, en diminuant progressivement son espace vital et sensible. La politesse et le respect qu'il témoigne à la concierge et aux déménageurs répond alors à la volonté de donner à chacun ce qui lui est dû (il paie la gardienne de l'immeuble sans qu'elle n'ait rien fait d'autre que de lui fermer sa fenêtre). Par là, il se libère de l'emprise d'autrui sur lui, c'est pourquoi il enfoncera son chapeau sur sa tête lorsqu'on lui demandera de l'enlever, témoignant ainsi de sa volonté de ne subir aucune contrainte extérieure, et refuse les services qui lui sont proposés, n'ayant rien à devoir à personne. Il se sépare donc de ses semblables pour ne plus avoir à les supporter en faisant en sorte de ne plus être supporté par eux. A cause de cela, il enlève toutes les contraintes qu'il leur imposait par sa présence, en faisant rentrer tout ce qui lui appartient dans son appartement, tous les biens par lesquels il avait cru dominer et écraser l'humanité :
"- Deuxième Déménageur : C'est plein dans l'escalier. On ne circule plus.
- Le Monsieur : Dans la cour aussi, c'est plein. Dans la rue aussi.
- Premier Déménageur : Les voitures ne circulent plus en ville. Des meubles, plein.
- Deuxième Déménageur, au Monsieur : Au moins, ne vous plaignez pas, Monsieur, vous avez une place assise.
- Premier Déménageur : Le métro, peut-être, doit marcher.
- Deuxième Déménageur : Oh, non.
- Le monsieur, toujours de sa place : Non, les souterrains sont bloqués.
- Deuxième Déménageur : Vous en avez des meubles ! Vous encombrez tout le pays.
- Le Monsieur : La Seine ne coule plus. Bloquée aussi. Plus d'eau."
(Id., p. 199).

Comme tous les personnages tragiques, ce nouveau Locataire n'agit ainsi que pour échapper à la finitude de sa condition. Cet homme est tout d'abord autoritaire, il a l'habitude de la domination :
" Il est infiniment calme, n'élève pas du tout la voix, il conserve sa dignité, mais il est assez autoritaire,"
(Id., p. 199).
Sa maîtrise de lui-même trouve son explication dans une remarque qu'il fait à la Concierge :
"- Le Monsieur : Ne vous énervez pas, Madame, je vous le conseille en m'excusant, ça vous ferait du mal, Madame !"
(Id., p. 199).
Il se garde de tout comportement agressif, pour ne pas porter atteinte à sa vie, son calme trahit sa volonté de ne pas se soumettre à la mort. De même, il n'admet pas la fatigue qui indiquerait la présence en lui d'un ferment destructeur :
"- Le Monsieur, plutôt pour lui : Ca n'est pas pour ça. Je ne suis pas fatigué, Madame."
(Id., p. 179).
Son flegme est le reflet d'un désir de conservation de soi, qui se manifeste à plusieurs reprises. C'est ainsi qu'il ne boit jamais de vin (cf. p. 193) et qu'il arrive avec une seule petite valise, alors qu'il a de quoi remplir tout le pays. Mais, de même, il doit se préserver de ce qui frappe trop vivement ses sens. Il se coupe des bruits extérieurs, puis de la lumière naturelle, en faisant mettre une armoire devant la fenêtre, et en surmontant ce meuble d'un tableau pour cacher ce qui filtrait encore.
"- Premier Déménageur : Vous n'aurez plus de lumière.
- Le Monsieur : Il y a l'électricité."
(Id., p. 193).
La préférence qu'il donne à l'artificiel sur le naturel, indique qu'en choisissant ce qui a été fait pour l'homme, plutôt que ce qui le précédait, il cherche à se placer dans un univers dont l'esprit humain est le créateur, et donc à se sentir Dieu; Bien plus, le tableau reproduisant la nature est encore trop pour lui. Il le fait retourner pour n'en plus voir que les ficelles, l'artifice de l'artifice en quelque sorte :
"- Le Monsieur : Pas exactement. (Il indique la toile aux Déménageurs). J'aime pas... Retournez !
Ils vont retourner le tableau, tandis que le Monsieur les regarde faire ; on voit le dos du tableau, son cadre sombre, les ficelles ; (...).
- Le Monsieur : Je préfère.
- Premier déménageur : C'est plus joli.
- Le Monsieur : C'est plus joli. Plus sobre."
(Id., p. 193).
Il y a en lui le besoin de voir le dessous des cartes, voir comment les objets font pour être suspendus et lui procurer du plaisir, pour être "pour lui", afin d'y apprendre comment être "pour soi", de sorte qu'il trouve dans cette connaissance la source de son autorité.

Car il a tout calculé, et par ses calculs, il se croit maître de son destin :
"- Le Monsieur, au Déménageur : Ne craignez rien, Monsieur, j'ai pensé à tout, vous allez voir, il y aura de la place."
(Id., p. 194).
Il ne dépense ni une parole, ni un geste inutile, ses efforts sont comptés et il désigne par des chiffres les lieux que devront occuper les objets qui arrivent :
"- Le Monsieur compte : Un... deux... trois... quatre... un... deux... trois... (Puis il se déplace, repère les emplacements, utilise de temps à autre le ruban-mètre qu'il tient à la main). Là, ce sera bien... ça, on le mettra là... ça, ici !... Voilà..."
(Id., p. 187).
C'est aux mathématiques et à la technique qu'il confie son salut. Elles lui permettent de résoudre les derniers problèmes quasi insolubles qui se posaient à lui quant à l'emmagasinement de ses meubles. La technique dépasse même ses espérances ; comme toutes les productions du désir, elle entraîne l'inidividu où il veut, plus vite qu'il ne le veut, sans qu'il s'aperçoive qu'elle l'emmènera bientôt par-delà son but : dans la mort :
"- Premier déménageur : On peut les faire venir par le grenier. Mais... faudrait défoncer le plafond.
- Deuxième Déménageur : Pas la peine. Maison moderne. Plafond roulant. (Au Monsieur) : Vous le savez ?
- Le Monsieur : Non.
- Deuxième Déménageur : Si. C'est simple. On frappe. (Il approche ses mains l'une de l'autre). Le plafond s'ouvre."
(Id., p. 200)
.


En fait, disparition progressive de la vie
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Mais le Locataire ne remarque pas qu'il se sépare progressivement de la vie. Les bruits de marteaux qui lui étaient très pénibles et le faisaient grimacer, de même que les conversations dans l'escalier, s'effacent peu à peu et se transforment en musique, rappelant celle qui émanait du cadavre de Madeleine et d'Amédée, le même pouvoir de séduction se retrouve ici, comme si la disparition du monde environnant causait du regret au Monsieur, ce monde où il a cru régner en maître absolu, auquel il s'est attaché de toute la force de son amour-propre, comme Amédée et son épouse à leur cadavre. Désormais, il n'accepte plus que les objets ne risquant pas de le mettre en communication avec les vivants, et il ne garde le poste de radio que lorsqu'il sait qu'il ne fonctionne plus :
"Le premier Déménageur apporte, par la droite, un poste de radio, lorsque le regard interrogateur de ce premier Déménageur se pose sur le Monsieur, celui-ci dit, d'un ton à peine plus élevé :
- Le Monsieur : Ah, non, certainement pas.
- Premier Déménageur : Il ne fonctionne pas.
- Le Monsieur : Dans ce cas, oui. Ici."
(Id., p. 196).
Ne voulant plus rien entendre et plus rien voir, car, finalement, il demandera que l'on éteigne la lumière, il cherche à ne plus rien sentir et annonce le roi du "Roi se meurt" et Jean de "la Soif et la Faim". Cela se traduit dans le rythme alourdi de la pièce, correspondant à l'envahissement de la mort représentée par l'arrivée des objets ; rythme qui redeviendra naturel, puis s'alourdira donnant l'impression de sursauts de la vie :
"Tout ceci est devenu une sorte de ballet pesant, les mouvements étant toujours très lents (...). Faire en sorte que ce jeu dure longtemps ; il peut être d'une lenteur décomposée ; puis revenir à un rythme naturel ;"
(Id., p. 196).
Devant l'arrivée de deux pendules, le Locataire est pris au dépourvu : Il avait oublié l'existence du temps, en renverra une et gardera l'autre :
"Le deuxième Déménageur apporte, par la gauche, une énorme pendule (...) ; le Monsieur apercevant la pendule, fait un signe de surprise et d'indécision, puis un signe négatif ; ensuite, tandis que le deuxième Déménageur sort avec la pendule et va apporter un autre meuble, le premier Déménageur arrive avec une autre pendule, en tous points semblable à la première, le Monsieur la renvoie d'un geste, puis se reprend.
- Le Monsieur : Si... à la rigueur, pourquoi pas ?"
(Id., p. 197).
Cette reprise de soi traduisant l'intervention d'un raisonnement intérieur, n'est-elle pas un défi au temps ? Dans la forteresse solitaire qu'il s'est consolidée, il est normal que, puisqu'il a tout calculé, il pense qu'il ne risque rien.


Pouvoir des forces du désir

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Si les premiers objets (des petits vases) sont très lourds à transporter, peu à peu, les armoires elles-mêmes deviennent légères :

"Les deux Déménageurs apparaissent en entier, portant péniblement un second vase vide, identique au premier,visiblement extrêmement léger ; mais leur effort conjugué doit paraître très grand ; en effet, ils trébuchent dans cet effort."
(Id., p. 186).

Puis, à mesure que les objets seront plus grands et sembleront plus lourds, les Déménageurs auront l'air de les porter avec plus de facilité ; "finalement en se jouant et en jouant" (cf. p. 188). Comme le cadavre des Buccinioni, les objets sont extrêmement difficiles à changer d'univers, mais, une fois que le premier pas est fait, ils se plient au désir du Monsieur, pour arriver d'eux-mêmes en définitive, ainsi que le corps entraînant Amédée dans un grand sifflement :

"Avant que les Déménageurs arrivent à la porte de droite, celle-ci s'ouvre à deux battants, et un buffet, poussé par une force invisible pénètre sur le plateau."
(Id., p. 193).

De même que le mort d'Amédée, les biens du Locataire matérialisent les pulsions par lesquelles il a cru dominer le monde. La difficulté de les arracher à la ville représente tout les liens agressifs par lesquels leur propriétaire s'était enchaîné à l'humanité. Cela correspond aussi à l'opposition sournoise de Madeleine à l'ascension de Choubert, à l'impossibilité pour Bérenger de traîner Edouard plus loin que le lieu de réunion de la mère Pipe, à la difficulté de Bérenger du "Piéton de l'Air" à s'élever au-dessus du sol. Ce personnage est attaché à la présence de ce qu'il possède dans la ville, de toute la force de son amour-propre et donc de son attachement à soi, puisqu'il a cru que le ville et le pays n'existaient pas en dehors de lui, seulement il est contraint par une nécessité supérieure de briser cette première illusion qui est celle de la Concierge. Comme pour Bérenger, le désir progresse par paliers successifs en franchissant les buts qu'il se proposait, et qui, une fois atteints, deviennent des murs s'opposant à lui. Les premiers objets arrivés, le Monsieur retrouve peu à peu en lui les pulsions qui l'ont amené à changer d'univers, c'est alors que les meubles deviennent plus légers et paraissent se mettre au service de son désir, c'est-à-dire qu'il retombe au service de l'illusion par laquelle il voit la réalité conforme à ses rêves.

Comme les autres personnages tragiques, il s'enferme dans les puissances du "pour soi", ses biens se multiplient et l'environnent de toutes parts, des paravents le coupent même du public et l'emprisonnent totalement. Les forces d'affirmation de soi le font rompre tout lien avec les hommes et l'emmurent vivant dans l'illusion qu'il va échapper à sa condition :

"Le deuxième Déménageur frappe dans ses mains. Du plafond descendent, sur le devant de la scène, de grandes planches cachant complètement aux yeux du public, le Monsieur dans son haut enclos ; il peut en descendre, également, une ou deux sur scène, parmi les autres meubles ; ou de gros tonneaux par exemple ; le nouveau Locataire est ainsi complètement emmuré."
(Id., p. 200).

La prolifération des objets vise à réduire l'univers de leur propriétaire, que ce dernier a pris soin de délimiter par un cercle à la craie sur le sol, cercle auquel personne ne doit toucher, qu'il défend jalousement, et qu'il refera quand il sera effacé :

"En s'en allant vers la sortie, le deuxième Déménageur touche à l'un des cercles de craie au milieu du plateau.
- Le Monsieur : Attention, n'abîmez pas mon cercle.
- Deuxième Déménageur : Ah oui, on va tâcher !
- Le Monsieur : Attention !"
(Id., p. 191).

Le cercle se rétrécit peu à peu, il y installe un fauteuil et s'y asseoit, réduisant progressivement son espace vital à son être propre, dans un monde où tout est fait pour lui : le rose de l'armoire et le bon capitonnage du fauteuil :

" - Le Monsieur, voyant l'armoire rose : C'est beau le rose.
- Premier Déménageur, après avoir mis le fauteuil à l'intérieur du cercle : Bon fauteuil.
- Le Monsieur, tâtant le rembourrage du fauteuil : C'est doux. Bien capitonné. (Au premier déménageur). Apportez, Monsieur, s'il vous plait, apportez."
(Id., p. 195).

Mais, peu à peu, la puissance qui le pousse à se fermer sur lui, l'empêche de jouir de ce qu'il a apprécié. Comme toujours, le désir progresse en poussant l'individu à se séparer de ce dont il l'a déjà comblé, puisque le rose disparaîtra derrière les paravents, et que, de toute façon, le Locataire fera éteindre la lumière. Ainsi que les habitants de la cité radieuse, il rapproche de lui les limites de son univers pour en devenir véritablement le centre, car il pense qu'il ne sera vraiment chez lui, qu'en lui, croyant que, là, plus rien ne s'opposera à lui, car tous les obstacles de sa vie proviennent des autres :

"- Premier Déménageur : Ca va ? Vous êtes bien ? (Le Monsieur fait "oui" de la tête). On est bien chez soi."
(Id., p. 198).

Cette démarche du Locataire n'est possible que parce que sa logique interne lui donne bonne conscience, qu'il croit avoir trouvé l'explication du monde et a l'impression d'agir pour les autres, tout en ne pensant qu'à lui. Il explique lui-même qu'il a agi de façon à ne gêner personne pour que personne ne le gêne, en croyant que tel était l'ordre de l'univers :

"- Le Monsieur : Les voisins ne gêneront plus.
- Premier Déménageur : Plus agréable pour tout le monde.
- Deuxième déménageur : Tout le monde sera content.
- Le Monsieur : Tous contents. (un moment de silence). Au boulot. Continuons. Mon fauteuil."
(Id., p. 194).

Il finit par ne plus parler, car la parole est un effort inutile, ainsi que le sentiment de satisfaction. Il n'a plus besoin de rien, et répond par le silence à tout ce qui lui est dit. La vie apparaît désormais comme une agitation inutile. En ce sens "le nouveau Locataire" annonce "le Roi se meurt" :

"- Premier Déménageur : Vous n'avez besoin de rien ?
Silence.
- Deuxième déménageur : Vous n'avez besoin de rien ?
- Voix du Monsieur, après un silence ; immobilité sur scène : Merci. Eteignez. (obscurité complète sur le plateau). "
(Id., p. 202).








CONCLUSION
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Les affinités entre "le nouveau Locataire" et "Amédée ou Comment s'en débarrasser", d'une part, et, d'autre part, "Tueur sans Gages", sont donc très profondes, et permettent d'éclairer ces deux dernières pièces. Tout ce qui facilite le désir se révèle, là aussi, comme le produit d'une puissance enfermant l'individu tragique dans ses ténèbres, ainsi que la technique sur laquelle l'Architecte ne parvenait pas à attirer l'attention de Bérenger, quand il lui expliquait la réalisation de la cité radieuse. Les Déménageurs, de même que les fonctionnaires et l'Administration de "Tueur sans Gages", sont payés pour se dépersonnaliser et refléter la personnalité de leur client afin de faciliter la satisfaction de son désir :

"- Le Monsieur : Je préfère.
- Premier Déménageur : C'est plus joli.
- Le Monsieur : C'est plus joli, plus sobre.
- Deuxième déménageur : C'est plus joli, plus sobre.
- Le Monsieur : Ah oui, C'est plus joli, plus sobre.
- Premier Déménageur : Ah oui...
- Deuxième déménageur : Ah oui..."
(Id., p. 194).

La Concierge s'est heurtée à l'impossibilité de dominer les hommes par la logique qu'elle a de l'univers et dans laquelle elle s'est enfermée, elle a le sentiment de sa finitude et est prise de frayeur, ce qui montre bien que, par son système rationnel, elle croyait avoir échappé à sa condition. L'agressivité ne se développe donc que dans la sécurité, parce qu'il ne peut y avoir de sécurité que dans le sentiment de sa supériorité sur l'humanité, et, bien sûr, ce sentiment est en lui-même agressif, si bien que l'une et l'autre sont intimement liées.

Le Monsieur reste maître de lui face à la Concierge, parce qu'il connaît trop bien la voie où elle se perd, et qu'en venant dans son immeuble il a pour seul but de s'en échapper, en prenant un chemin opposé : puisqu'il n'a pas pu tenir le monde entier sous sa coupe, il fera en sorte de n'en accepter que la plus petite partie possible, seulement il se trouve qu'elle est toujours trop grande et que, pour y arriver, il doit tout faire disparaître, c'est- à-dire disparaître lui-même. Son désir de maîtriser sa condition l'entraîne précisément dans la mort qu'il pensait éviter par ses calculs.

C'est donc à un nouvel aspect du personnage tragique qu'arrive l'auteur : la révolte y fait place au raisonnement, étant bien entendu que tous deux sont le fruit de l'agressivité humaine (*). Mais cette nouvelle attitude est un degré plus obscur des pulsions obscures, puisque, désormais, les créations de Ionesco connaissent l'objet de leur lutte : la mort, alors qu'auparavant, elles ne se l'avouaient pas.


(*) C'est pourquoi cette pièce, bien qu'écrite juste après "Amédée ou Comment s'en débarrasser", en septembre 1953, soient quatre ans avant "Tueur sans Gages" (août 1957) qui termine le cycle de la révolte contre la condition humaine, a été placée après cette dernière et avant "Rhinocéros" (janvier 1960), pour débuter le cycle de la logique de la condition humaine.