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La concierge était
déjà présente dans "Tueur
sans Gages", mais, Ionesco n'y saisit pas avec autant de finesse
et de lucidité la psychologie de ce personnage que dans "le
nouveau Locataire".
Le trait le plus caractéristique de cette femme réside
dans sa façon de se croire maîtresse de l'univers où
elle évolue, que ce soit l'immeuble qu'elle garde, aussi bien
que le quartier tout entier. Elle se considère chez elle dans
l'appartement rénové où elle entre dès le
début de la pièce sans le moindre sans-gêne, tenant
à la main l'insigne de la propriété :
C'est pourquoi, lorsqu'arrivera
le propriétaire, elle le recevra comme un hôte.
"-
La Concierge : Déposez votre valise, Monsieur. C'est
du bon cuir, ne vous fatiguez pas. Mettez la où vous
voudrez. Tiens, j'ai plus le hoquet, c'est passé la surprise
! Enlevez donc votre chapeau."
(Id., p. 177).
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Elle agit sous l'impulsion
de cette agressivité qui pousse l'individu à se croire
le centre de l'univers, et à transformer ses désirs en
réalité, celle-là même dont ont jailli les
rêves de Jacques, de Choubert,
d'Amédée ou de Bérenger.
L'auteur la creuse et la fouille sans pitié, en la précisant
peu à peu.
Toute la discussion qu'elle aura avec le nouveau Locataire
visera à tenter de le faire entrer dans son propre univers logique.
C'est en effet par le biais de la compréhension, si sommaire
soit-elle, que le personnage tragique croit dominer le monde. Et la concierge se contente vraiment de peu,
ainsi que le révèlent les propos qu'elle tient sur son
premier mari :
"-
La Concierge : Ils ont raison les grévistes, et mon premier
mari aussi, il a plus rien voulu savoir, il est parti et après
on s'étonne."
(Id., p. 181).
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Cet homme avait dû
vraisemblablement lui dire qu'elle criait toujours après lui,
et que, pourtant, le jour où il partirait, elle s'étonnerait.
Et, de fait, son départ l'a surprise, si bien qu'au lieu de s'interroger
sur les raisons de son étonnement et de son échec, elle
a constaté qu'il avait eu raison. Dès lors, elle a eu
l'impression d'avoir tout compris, elle a intégré la conduite
du fugitif dans son univers intellectuel, s'est sentie en sécurité,
parce que, désormais, maîtresse de la situation, et ne
s'est plus souciée de celui qui l'avait quittée, dont
elle ignore ce qu'il est devenu (cf. p. 181).
Cela répond donc à un besoin profond qui est en elle,
par lequel elle assure sa tranquillité et se croit hors des atteintes
d'un quelconque danger, tant qu'elle parvient à réduire
le monde à ce qu'elle en a compris, et que, comme Bérenger,
elle sent une unité entre celui du dehors et celui du dedans,
c'est-à-dire, tant qu'elle a l'impression de ne pas avoir à
sortir d'elle-même et d'être obéie par l'univers.
Quand la réalité comble le désir, l'individu croit
avoir échappé à la finitude de sa condition, puisque
c'est là le but le plus clair de cette pulsion.
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C'est pourquoi, tous ses
efforts vont tendre à comprendre le nouveau venu, qui l'intrigue
par son obstination à faire le contraire de ce qu'elle lui dit
:
"-
La Concierge : Enlevez donc votre chapeau.
Le Monsieur enfonce légèrement
son chapeau sur sa tête.
- La Concierge : C'est pas la peine d'enlever votre chapeau,
Monsieur. (...) Maintenant vous êtes
chez vous, c'est pas moi qui dirai le contraire, moi ça
me regarde pas."
(Id., p. 177).
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Cette résistance ne l'arrête pas pour autant. Et, évoquant
les prédécesseurs du Monsieur, elle poursuit sa tentative
d'assimilation de l'inconnu au connu, leur donnant le caractère
qu'elle croit découvrir dans son interlocuteur, afin de susciter
de sa part une réaction lui montrant qu'il se sent concerné.
Elle les avait d'abord présentés comme bavards et aimables,
correspondant à ce qu'elle attendait du nouveau Locataire :
"-
La Concierge : C'étaient de bien braves gens. Ils me
racontaient tout."
(Id., p. 176).
|
Puis, devant la mine rébarbative
du Monsieur, elle en vient à dire tout le contraire :
"-
La Concierge : Des gens propres, des personnes distinguées,
quoi, enfin, ils avaient des défauts, comme vous et moi,
ils n'étaient pas aimables , et pas bavards, ils m'ont
jamais rien dit grand'chose, que des bêtises."
(Id., p. 179).
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Là encore, elle aboutit
à une impasse : Le Locataire reste muet.
Elle va alors chercher à l'assimiler à elle. Cette femme
est tellement persuadée qu'il n'existe rien en dehors de sa personne,
qu'elle place ses propres désirs dans l'esprit de l'individu
à qui elle s'adresse. Il n'a jamais été question
qu'elle entre à son service, mais, pour elle, cela semble ne
devoir poser aucun problème, elle interprète tout ce qui
lui est dit suivant ses souhaits :
"-
Le Monsieur, montrant du doigt : Madame,
la fenêtre !...
Sa voix est égale et terne.
- La Concierge : Ah, mais oui, Monsieur ! Je
veux bien faire votre ménage. Je ne demande pas cher,
Monsieur. On s'entendra, vous n'aurez pas les assurances
à payer...
- Le Monsieur, même geste, même calme : La fenêtre,
Madame !
- La Concierge : Ah, oui, Monsieur, pardon, j'oubliais. (Elle
ferme la fenêtre ; le vacarme diminue un peu)."
(Id., p. 178).
|
Après cette fausse
interprétation, elle accusera le Monsieur de l'avoir fait monter
pour l'engager à son service, alors qu'elle était là
avant son arrivée. Ce phénomène se répète
à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'elle lui avoue, dans
ses offres de bons offices, ses pulsions les plus troubles :
"-
La Concierge : Un petit plaisir inoffensif, j'ai pas autre chose
à me mettre sous la dent, le cinéma de temps en
temps, et puis c'est tout, ils ne savent pas ce qu'ils veulent."
(Id., p. 183).
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Et, devant l'indifférence
répondant à cette proposition, elle lui reproche de l'avoir
faite, et pense alors à son mari :
"-
La Concierge : C'est que je m'y attendais, j'étais sur
mes gardes, je les connais, moi, ces cocos-là, tous ces
beaux messieurs, ça court les rues, j'ai pris des renseignements,
j'ai pas accepté, les filles, ça court après,
moi, on ne m'aura pas ! Je sais ce que vous voulez faire, je
connais vos intentions, vous avez voulu me prostituer, moi,
une mère de famille, (...). Je
porterai plainte, je vous ferai arrêter, et puis il y
a mon mari aussi pour me défendre..."
(Id., p. 184-185).
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Le processus tragique paraît donc beaucoup plus clair, ici. L'individu obéissant
aux puissances du "pour soi", croit, dans le même temps,
que plus rien n'existe en dehors de lui, et que l'univers entier est
au service de ses désirs ; c'est pourquoi il les projette dans
l'esprit de son interlocuteur, en espérant que celui-ci va les
satisfaire. Mais s'il se heurte à son indifférence, alors
ses propres désirs lui deviennent odieux, il les renie et en
accuse celui en qui il les a placés. Et cela va encore plus loin.
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En effet, la concierge aboutit
à un échec total, puisque le Monsieur reste entier, elle
ne parvient pas à tirer de lui la moindre parcelle d'agressivité,
même quand il finit par la renvoyer à son courrier :
"-
Le Monsieur, sans gestes, mains croisées
derrière le dos : Retournez, Madame, dans votre
loge ! Il y a peut-être du courrier !"
(Id., p. 165).
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Alors, bien qu'il n'y ait
absolument rien d'inquiétant dans le Locataire, elle est prise
par la même peur que Bérenger
devant le Tueur :
"La
concierge s'arrête de parler, elle est comme prise de
peur, le Monsieur la regarde sans bouger, puis il se retourne
vers le vase, le contemple ; profitant du fait que le Monsieur
a le dos tourné, la Concierge s'enfuit vers la droite,
en disant pour elle :
- La Concierge : C'est pour y mettre quoi, le
vase ! (Puis, arrivée
tout près de la porte, elle dit plus fort) Une
mère de famille ! On ne m'aura pas ! Je verrai l'Inspecteur."
(Id., p. 185).
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En découvrant l'inconnu,
c'est à la limite de son "moi" qu'elle se heurte, car
il réintroduit le sentiment de la finitude dans sa vie, de même
que les pierres au sein du rêve
de Bérenger. Elle croit qu'on veut la posséder parce
qu'elle ne peut pas posséder. En somme, là encore les
pulsions dominatrices se retournent contre qui les a libérées,
c'est elle-même que la Concierge domine et accable à travers
le Locataire. Cette réaction face à la finitude éclaire
la révolte de l'individu contre la mort, et celle de Bérenger dans la pièce précédente. La mort est indifférente,
mais celui qui veut la maîtriser y voit le reflet de lui-même,
si bien qu'il s'écrase de ses propres pulsions à travers
elle. Telle semble bien se préciser la signification de "Tueur
sans Gages".
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|
La Concierge s'est donc heurtée à l'impossibilité
d'englober tout l'univers l'environnant dans la logique qu'elle s'est
faite de l'existence. Au contraire, le nouveau Locataire, dont les possessions
envahissent tout le pays, ayant sans doute pris conscience de ce même
échec de toute tentative humaine de compréhension du monde,
au lieu de chercher à s'agrandir à l'infini des proportions
de l'univers, va réduire celui-ci aux dimensions de son propre
corps, en diminuant progressivement son espace vital et sensible. La
politesse et le respect qu'il témoigne à la concierge
et aux déménageurs répond alors à la volonté
de donner à chacun ce qui lui est dû (il paie la gardienne
de l'immeuble sans qu'elle n'ait rien fait d'autre que de lui fermer
sa fenêtre). Par là, il se libère de l'emprise d'autrui
sur lui, c'est pourquoi il enfoncera son chapeau sur sa tête lorsqu'on
lui demandera de l'enlever, témoignant ainsi de sa volonté
de ne subir aucune contrainte extérieure, et refuse les services
qui lui sont proposés, n'ayant rien à devoir à
personne. Il se sépare donc de ses semblables pour ne plus avoir
à les supporter en faisant en sorte de ne plus être supporté
par eux. A cause de cela, il enlève toutes les contraintes qu'il
leur imposait par sa présence, en faisant rentrer tout ce qui
lui appartient dans son appartement, tous les biens par lesquels il
avait cru dominer et écraser l'humanité :
"-
Deuxième Déménageur : C'est plein dans
l'escalier. On ne circule plus.
- Le Monsieur : Dans la cour aussi, c'est plein. Dans la rue
aussi.
- Premier Déménageur : Les voitures ne circulent
plus en ville. Des meubles, plein.
- Deuxième Déménageur, au
Monsieur : Au moins, ne vous plaignez pas, Monsieur,
vous avez une place assise.
- Premier Déménageur : Le métro, peut-être,
doit marcher.
- Deuxième Déménageur : Oh, non.
- Le monsieur, toujours de sa place :
Non, les souterrains sont bloqués.
- Deuxième Déménageur : Vous en avez des
meubles ! Vous encombrez tout le pays.
- Le Monsieur : La Seine ne coule plus. Bloquée aussi.
Plus d'eau."
(Id., p. 199).
|
Comme tous
les personnages tragiques, ce
nouveau Locataire n'agit ainsi que pour échapper à la
finitude de sa condition. Cet homme est tout d'abord autoritaire, il
a l'habitude de la domination :
" Il
est infiniment calme, n'élève pas du tout la voix,
il conserve sa dignité, mais il est assez autoritaire,"
(Id.,
p. 199).
|
Sa maîtrise de lui-même
trouve son explication dans une remarque qu'il fait à la Concierge
:
"-
Le Monsieur : Ne vous énervez pas, Madame, je vous le
conseille en m'excusant, ça vous ferait du mal, Madame
!"
(Id.,
p. 199).
|
Il se garde de tout comportement
agressif, pour ne pas porter atteinte à sa vie, son calme trahit
sa volonté de ne pas se soumettre à la mort. De même,
il n'admet pas la fatigue qui indiquerait la présence en lui
d'un ferment destructeur :
"-
Le Monsieur, plutôt pour lui : Ca
n'est pas pour ça. Je ne suis pas fatigué, Madame."
(Id.,
p. 179).
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Son flegme est le reflet
d'un désir de conservation de soi, qui se manifeste à
plusieurs reprises. C'est ainsi qu'il ne boit jamais de vin (cf. p.
193) et qu'il arrive avec une seule petite valise, alors
qu'il a de quoi remplir tout le pays. Mais, de même, il doit se
préserver de ce qui frappe trop vivement ses sens. Il se coupe
des bruits extérieurs, puis de la lumière naturelle, en
faisant mettre une armoire devant la fenêtre, et en surmontant
ce meuble d'un tableau pour cacher ce qui filtrait encore.
"-
Premier Déménageur : Vous n'aurez plus de lumière.
- Le Monsieur : Il y a l'électricité."
(Id.,
p. 193).
|
La préférence
qu'il donne à l'artificiel sur le naturel, indique qu'en choisissant
ce qui a été fait pour l'homme, plutôt que ce qui
le précédait, il cherche à se placer dans un univers
dont l'esprit humain est le créateur, et donc à se sentir
Dieu; Bien plus, le tableau reproduisant la nature est encore trop pour
lui. Il le fait retourner pour n'en plus voir que les ficelles, l'artifice
de l'artifice en quelque sorte :
"-
Le Monsieur : Pas exactement. (Il indique la
toile aux Déménageurs). J'aime pas... Retournez
!
Ils vont retourner le tableau, tandis que le
Monsieur les regarde faire ; on voit le dos du tableau, son
cadre sombre, les ficelles ; (...).
- Le Monsieur : Je préfère.
- Premier déménageur : C'est plus joli.
- Le Monsieur : C'est plus joli. Plus sobre."
(Id., p. 193).
|
Il y a en lui le besoin de
voir le dessous des cartes, voir comment les objets font pour être
suspendus et lui procurer du plaisir, pour être "pour lui",
afin d'y apprendre comment être "pour soi", de sorte
qu'il trouve dans cette connaissance la source de son autorité.
Car il a tout calculé, et par ses calculs, il se croit maître
de son destin :
"-
Le Monsieur, au Déménageur : Ne craignez rien, Monsieur, j'ai pensé à tout,
vous allez voir, il y aura de la place."
(Id., p. 194).
|
Il ne dépense ni une
parole, ni un geste inutile, ses efforts sont comptés et il désigne
par des chiffres les lieux que devront occuper les objets qui arrivent
:
"-
Le Monsieur compte : Un... deux... trois...
quatre... un... deux... trois... (Puis il se déplace,
repère les emplacements, utilise de temps à autre
le ruban-mètre qu'il tient à la main). Là,
ce sera bien... ça, on le mettra là... ça,
ici !... Voilà..."
(Id., p. 187).
|
C'est aux mathématiques
et à la technique qu'il confie son salut. Elles lui permettent
de résoudre les derniers problèmes quasi insolubles qui
se posaient à lui quant à l'emmagasinement de ses meubles.
La technique dépasse même ses espérances ; comme
toutes les productions du désir, elle entraîne l'inidividu
où il veut, plus vite qu'il ne le veut, sans qu'il s'aperçoive
qu'elle l'emmènera bientôt par-delà son but : dans
la mort :
"-
Premier déménageur : On peut les faire venir par
le grenier. Mais... faudrait défoncer le plafond.
- Deuxième Déménageur : Pas la peine. Maison
moderne. Plafond roulant. (Au Monsieur) : Vous le savez ?
- Le Monsieur : Non.
- Deuxième Déménageur : Si. C'est simple.
On frappe. (Il approche ses mains l'une de l'autre). Le plafond s'ouvre."
(Id., p. 200). |
|
|
Mais le Locataire ne remarque
pas qu'il se sépare progressivement de la vie. Les bruits de
marteaux qui lui étaient très pénibles et le faisaient
grimacer, de même que les conversations dans l'escalier, s'effacent
peu à peu et se transforment en musique, rappelant celle qui
émanait du cadavre de Madeleine
et d'Amédée, le même pouvoir de séduction
se retrouve ici, comme si la disparition du monde environnant causait
du regret au Monsieur, ce monde où il a cru régner en
maître absolu, auquel il s'est attaché de toute la force
de son amour-propre, comme Amédée
et son épouse à leur cadavre. Désormais, il
n'accepte plus que les objets ne risquant pas de le mettre en communication
avec les vivants, et il ne garde le poste de radio que lorsqu'il sait
qu'il ne fonctionne plus :
"Le
premier Déménageur apporte, par la droite, un
poste de radio, lorsque le regard interrogateur de ce premier
Déménageur se pose sur le Monsieur, celui-ci dit,
d'un ton à peine plus élevé :
- Le Monsieur : Ah, non, certainement pas.
- Premier Déménageur : Il ne fonctionne pas.
- Le Monsieur : Dans ce cas, oui. Ici."
(Id., p. 196).
|
Ne voulant plus rien entendre
et plus rien voir, car, finalement, il demandera que l'on éteigne
la lumière, il cherche à ne plus rien sentir et annonce le roi du "Roi se meurt" et Jean de "la Soif et la Faim".
Cela se traduit dans le rythme alourdi de la pièce, correspondant
à l'envahissement de la mort représentée par l'arrivée
des objets ; rythme qui redeviendra naturel, puis s'alourdira donnant
l'impression de sursauts de la vie :
"Tout
ceci est devenu une sorte de ballet pesant, les mouvements étant
toujours très lents (...). Faire en sorte que ce jeu
dure longtemps ; il peut être d'une lenteur décomposée
; puis revenir à un rythme naturel ;"
(Id.,
p. 196).
|
Devant l'arrivée de
deux pendules, le Locataire est pris au dépourvu : Il avait oublié
l'existence du temps, en renverra une et gardera l'autre :
"Le
deuxième Déménageur apporte, par la gauche,
une énorme pendule (...) ; le Monsieur apercevant la
pendule, fait un signe de surprise et d'indécision, puis
un signe négatif ; ensuite, tandis que le deuxième
Déménageur sort avec la pendule et va apporter
un autre meuble, le premier Déménageur arrive
avec une autre pendule, en tous points semblable à la
première, le Monsieur la renvoie d'un geste, puis se
reprend.
- Le Monsieur : Si... à la rigueur, pourquoi
pas ?"
(Id., p. 197).
|
Cette reprise de soi traduisant
l'intervention d'un raisonnement intérieur, n'est-elle pas un
défi au temps ? Dans la forteresse solitaire qu'il s'est consolidée,
il est normal que, puisqu'il a tout calculé,
il pense qu'il ne risque rien.
|
|
Si les premiers objets (des
petits vases) sont très lourds à transporter, peu à
peu, les armoires elles-mêmes deviennent légères
:
"Les
deux Déménageurs apparaissent en entier, portant
péniblement un second vase vide, identique au premier,visiblement
extrêmement léger ; mais leur effort conjugué
doit paraître très grand ; en effet, ils trébuchent
dans cet effort."
(Id.,
p. 186).
|
Puis, à mesure que
les objets seront plus grands et sembleront plus lourds, les Déménageurs
auront l'air de les porter avec plus de facilité
; "finalement en se jouant et en jouant" (cf. p.
188). Comme le
cadavre des Buccinioni, les objets sont extrêmement difficiles
à changer d'univers, mais, une fois que le premier pas est fait,
ils se plient au désir du Monsieur, pour arriver d'eux-mêmes
en définitive, ainsi que le corps
entraînant Amédée dans un grand sifflement :
"Avant
que les Déménageurs arrivent à la porte
de droite, celle-ci s'ouvre à deux battants, et un
buffet, poussé par une force invisible pénètre
sur le plateau."
(Id.,
p. 193).
|
De même que le mort
d'Amédée, les biens du Locataire matérialisent
les pulsions par lesquelles il a cru dominer le monde. La difficulté
de les arracher à la ville représente tout les liens agressifs
par lesquels leur propriétaire s'était enchaîné
à l'humanité. Cela correspond aussi à l'opposition
sournoise de Madeleine à l'ascension
de Choubert, à l'impossibilité pour Bérenger
de traîner Edouard plus loin que
le lieu de réunion de la mère Pipe, à la difficulté
de Bérenger du "Piéton
de l'Air" à s'élever au-dessus du sol. Ce personnage
est attaché à la présence de ce qu'il possède
dans la ville, de toute la force de son amour-propre et donc de son
attachement à soi, puisqu'il a cru que le ville et le pays n'existaient
pas en dehors de lui, seulement il est contraint par une nécessité
supérieure de briser cette première illusion qui est celle
de la Concierge. Comme pour Bérenger, le désir progresse
par paliers successifs en franchissant les buts qu'il se proposait,
et qui, une fois atteints, deviennent des murs s'opposant à lui.
Les premiers objets arrivés, le Monsieur retrouve peu à
peu en lui les pulsions qui l'ont amené à changer d'univers,
c'est alors que les meubles deviennent plus légers et paraissent
se mettre au service de son désir, c'est-à-dire qu'il
retombe au service de l'illusion par laquelle il voit la réalité
conforme à ses rêves.
Comme les autres personnages tragiques,
il s'enferme dans les puissances du "pour soi", ses biens
se multiplient et l'environnent de toutes parts, des paravents le coupent
même du public et l'emprisonnent totalement. Les forces d'affirmation
de soi le font rompre tout lien avec les hommes et l'emmurent vivant
dans l'illusion qu'il va échapper à sa condition :
"Le
deuxième Déménageur frappe dans ses mains.
Du plafond descendent, sur le devant de la scène, de
grandes planches cachant complètement aux yeux du public,
le Monsieur dans son haut enclos ; il peut en descendre, également,
une ou deux sur scène, parmi les autres meubles ; ou
de gros tonneaux par exemple ; le nouveau Locataire est ainsi
complètement emmuré."
(Id.,
p. 200).
|
La prolifération des
objets vise à réduire l'univers de leur propriétaire,
que ce dernier a pris soin de délimiter par un cercle à
la craie sur le sol, cercle auquel personne ne doit toucher, qu'il défend
jalousement, et qu'il refera quand il sera effacé :
"En
s'en allant vers la sortie, le deuxième Déménageur
touche à l'un des cercles de craie au milieu du plateau.
- Le Monsieur : Attention, n'abîmez pas mon cercle.
- Deuxième Déménageur : Ah oui, on va
tâcher !
- Le Monsieur : Attention !"
(Id.,
p. 191).
|
Le cercle se rétrécit
peu à peu, il y installe un fauteuil et s'y asseoit, réduisant
progressivement son espace vital à son être propre, dans
un monde où tout est fait pour lui : le rose de l'armoire et
le bon capitonnage du fauteuil :
"
- Le Monsieur, voyant l'armoire rose : C'est beau le rose.
- Premier Déménageur, après
avoir mis le fauteuil à l'intérieur du cercle : Bon fauteuil.
- Le Monsieur, tâtant le rembourrage
du fauteuil : C'est doux. Bien capitonné. (Au
premier déménageur). Apportez, Monsieur,
s'il vous plait, apportez."
(Id.,
p. 195).
|
Mais, peu à peu, la
puissance qui le pousse à se fermer sur lui, l'empêche
de jouir de ce qu'il a apprécié. Comme toujours, le désir
progresse en poussant l'individu à se séparer de ce dont
il l'a déjà comblé, puisque le rose disparaîtra
derrière les paravents, et que, de toute façon, le Locataire
fera éteindre la lumière. Ainsi que les habitants
de la cité radieuse, il rapproche de lui les limites de son
univers pour en devenir véritablement le centre, car il pense
qu'il ne sera vraiment chez lui, qu'en lui, croyant que, là,
plus rien ne s'opposera à lui, car tous les obstacles de sa vie
proviennent des autres :
"-
Premier Déménageur : Ca
va ? Vous êtes bien ? (Le Monsieur fait
"oui" de la tête). On est bien chez
soi."
(Id.,
p. 198).
|
Cette démarche du
Locataire n'est possible que parce que sa logique interne lui donne
bonne conscience, qu'il croit avoir trouvé l'explication du monde
et a l'impression d'agir pour les autres, tout en ne pensant qu'à
lui. Il explique lui-même qu'il a agi de façon à
ne gêner personne pour que personne ne le gêne, en croyant
que tel était l'ordre de l'univers :
"-
Le Monsieur : Les voisins ne gêneront
plus.
- Premier Déménageur : Plus agréable
pour tout le monde.
- Deuxième déménageur : Tout le monde
sera content.
- Le Monsieur : Tous contents. (un moment de
silence). Au boulot. Continuons. Mon fauteuil."
(Id.,
p. 194).
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Il finit
par ne plus parler, car la parole est un effort inutile, ainsi que le
sentiment de satisfaction. Il n'a plus besoin de rien, et répond
par le silence à tout ce qui lui est dit. La vie apparaît
désormais comme une agitation inutile. En ce sens "le nouveau
Locataire" annonce "le Roi
se meurt" :
"-
Premier Déménageur : Vous n'avez besoin de rien
?
Silence.
- Deuxième déménageur : Vous n'avez besoin
de rien ?
- Voix du Monsieur, après un silence
; immobilité sur scène : Merci. Eteignez. (obscurité complète sur le plateau). "
(Id.,
p. 202).
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