SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





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III.- LOGIQUE DE
LA CONDITION HUMAINE




2.- Chaos de la logique :

RHINOCEROS

LES INTENTIONS DE IONESCO :
Chaos de la logique.- L'auteur, ses amis et ses personnages.

JEAN OU LE CHOIX DE SA HONTE,
BOTARD, DUDARD ET MONSIEUR PAPILLON :

Affirmation de la supériorité, déjà rhinocérique.- L'agressivité dissimule une faiblesse.- Obstacle à l'entendement là aussi insoutenable.- Métamorphose due à l'affirmation du "devenir" comme d'un "être".- La logique, conséquence d'une obstination quasi criminelle.

Botard ou le besoin de ses ennemis
.- Dudard ou le désir de l'amour qu'il rejette.- Monsieur Papillon ou la volonté d'être supérieur à ses supérieurs.- "Rhinocéros" et les oeuvres qui l'ont précédée.

DAISY,
PROGRESSION DANS LES TENEBRES DU CHAOS :

Sollicitude source de l'amour.- Logique de l'innocence.- Agressivité contre l'agressivité.- A nouveau, tragique de la bonne âme.

VALEUR DE L'HUMANITE DE BERENGER ?
Sécurité dans la force des autres, faiblesses de sa vie
.- La rhinocérite, outrage personnel.- Séduction rhinocérique.

CONCLUSION.








LES INTENTIONS DE IONESCO
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Chaos de la logique
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Ionesco s'est longuement expliqué sur cette nouvelle pièce dans "Notes et contre-notes", aussi bien que dans "Présent Passé Passé Présent" ; "Rhinocéros" n'est pas seulement une oeuvre anti-nazie, elle est contre toute idéologie pouvant donner naissance à des mouvements de masse. Bien plus, elle veut aller au centre du mal : cette puissance irrationnnelle qui amène l'humain à vouloir se rendre maître de l'univers, dans l'affirmation de la toute-puissance de la logique, qui est en fait "sa" logique, obéissant à l'impulsion des forces du "pour soi" : "Rhinocéros" est peut-être une pièce anti-nazie, mais elle est surtout une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, et qui n'en sont pas moins de graves maladies sociales, dont les idéologies ne sont que les alibis :
"Si l'on s'aperçoit que l'histoire déraisonne, que les mensonges des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, (...), cela suffit pour nous empêcher de succomber aux raisons irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges. (...) J'ai pensé avoir tout simplement à montrer l'inanité de ces terribles systèmes, ce à quoi ils mènent, comme ils enflamment les gens, les abrutissent, puis les réduisent en esclavage. On s'apercevra certainement que les répliques de Botard, de Jean, de Dudard ne sont que les formules clés, les slogans des dogmes divers cachant sous le masque de la froideur objective, les impulsions les plus irrationnelles et véhémentes. "Rhinocéros" aussi est une tentative de "démystification."
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 278-279).




L'auteur, ses amis et ses personnages
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Il est en effet possible de rattacher nombre de faits, de paroles ou de situations de "Rhinocéros" à l'expérience vécue par l'auteur pendant la guerre, expérience qu'il rapporte dans "Présent Passé Passé Présent".

L'angoisse de Bérenger devant la rhinocérite, qu'il considère comme un outrage à toutes les acquisitions spirituelles de l'humanité a été éprouvée par ionesco devant la croissance du nazisme :

"- Bérenger : Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...
(Rhinocéros, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 76).


"Non seulement notre existence physique est menacée, écrit par ailleurs l'auteur pour son propre compte, mais aussi notre vie morale, notre existence historique, nos valeurs, nos traditions, notre culture."
(Présent Passé Passé Présent, Ionesco, au Mercure de France, 1968, p. 161).


L'écrivain a pu analyser sur des amis les premiers symptômes de la maladie : il suffisait qu'ils acceptent une seule idée de la horde nazie, pour qu'ils en fassent partie dans les semaines suivantes :

"Un jour I. vient nous dire que nous avions raison, bien entendu, et que les autres étaient, sans nul doute, monstrueux ou bien abêtis. Cependant disait-il parfois, c'est bizarre, ils ont l'air, ils ont l'air d'avoir raison sur un point... Un point sur dix mille ; mais tout de même, pour être tout à fait objectifs... (...). A ce moment-là, nous comprenions immédiatement que I. était déjà pris dans l'engrenage."
(Id., p. 169).


C'est pourquoi, Bérenger décèle la naissance du mal dans la volonté qu'a Dudard de le comprendre, dominé qu'il est par l'idée que tout est logique, si bien que cette foi en la logique apparaît dans "Rhinocéros" comme la source de l'animalisation de l'être humain.

Comment ne pas faire le rapprochement entre Jean, l'ami de Bérenger, et celui de Ionesco que ce dernier ne reconnaît même plus :

"J'ai rencontré dernièrement A.. On ne peut plus s'entendre, c'est un autre, un autre qui porte le même nom. Autrefois, il n'y a pas longtemps, quand je prononçais son nom, (...) une lumière se répandait dans mon coeur (...). Maintenant ce même nom est barbare ou il me semble l'être : pire c'est le nom d'une hyène ou d'un chien."
(Id., p. 172).

Il est surtout intéressant de remarquer que la rhinocérite n'est pas une pure invention, en ce sens que l'individu qui se laisse influencer par les idéologies, s'il ne se transforme pas totalement en bête, subit cependant une modification physique de son visage qui le rapproche de l'animal féroce. Ainsi, A. qui avait commencé à changer, à partir du moment où il avait lutté avec un chien, a pris peu à peu les traits de son agresseur :

"La figure même de A. n'est plus la même : son visage s'est élargi, il ressemble au chien. Il est devenu l'enfant du chien, ou peut-être la femelle de la bête. Il est féroce, implacable, stupide. On ne peut plus lui parler, il ne comprend plus ma langue, son ancienne langue."
(Id., p. 173).


Il semble désormais que l'intérêt tragique de "Rhinocéros" ne se trouve pas tant dans les relations entre les personnages que dans l'évolution individuelle de chacun d'eux, qui a suivi sa route sans se préoccuper des autres. Car, s'il s'agit d'un phénomène collectif, chacun y accède par des voies qui lui sont propres. Mais, sous la diversité des symptômes précurseurs, il sera surtout fructueux de chercher s'il n'existe pas une unité profonde.








JEAN OU LE CHOIX DE SA HONTE
BOTARD, DUDARD ET MONSIEUR PAPILLON
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Affirmation de la supériorité, déjà rhinocérique
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Curieusement, Jean a honte de son ami, de l'être qu'il a choisi, si bien qu'il semble avoir choisi sa honte, puisqu'il continue de le fréquenter :

"- Jean : C'est lamentable, lamentable ! J'ai honte d'être votre ami." (Rhinocéros, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 12).

Deux faits sont troubles et peuvent expliquer cette attirance par leur complémentarité. D'une part, Jean cherche constamment à se montrer supérieur à Bérenger. D'autre part, il ne parvient pas à le comprendre, et cette résistance l'empêche d'asseoir définitivement sa domination sur lui.

En effet, Jean cherche surtout à convaincre le héros de ses qualités. C'est ainsi qu'il lui dira que "l'homme supérieur est celui qui remplit son devoir..." son devoir d'employé, comme lui et non pas comme son ami (Rhinocéros, p. 13). Mais, par cette affirmation qu'il fait de lui, il ne s'aperçoit pas qu'il a déjà quelque chose de l'animal, car il éprouve toujours le besoin de matérialiser sa domination intellectuelle par une contrainte physique, en interdisant par exemple à Bérenger de boire le verre qu'il porte à ses lèvres, et en le lui faisant poser sur la table :

"- Jean : Laissez ce verre sur la table. Ne le buvez pas. (Jean boit une grande gorgée de son pastis et pose le verre à moitié vide sur la table. Berenger continue de tenir son verre dans la main, sans le poser, sans oser le boire non plus.)"
(Id., p. 22).

Il n'est plus étonnant qu'il admire déjà le rhinocéros passant dans la rue :

"- Jean : Il fonce droit devant lui, frôle les étalages !"
(Id., p. 14).

Peu avant sa métamorphose, se retrouvera l'affinité profonde qu'il se sent avec ce pachyderme :

"- Jean : J'ai un but, moi. Je fonce sur lui."
(Id., p. 73).

Cette attitude de brute était déjà dans le programme de vie que Jean s'était fixé, et qu'il suivait sans le moindre égard pour quiconque, même pour celui à qui il dit donner le bon exemple en l'incitant à s'instruire :

"- Bérenger : Je vous le promets, je me le promets. M'accompagnez-vous au musée cet après-midi ?
- Jean : Cet après-midi, je fais la sieste, c'est dans mon programme."
(Id., p. 30).

Dès maintenant, il affirme l'agressivité comme seule vérité humaine :

"- Jean : La vie est une lutte, c'est lâche de ne pas combattre."
(Id., p. 26).

Sa "rhinocérite", par conséquent, n'est rien d'autre que l'aboutissement normal de sa façon de voir, qui le conduira à dire, lorsque le mal l'aura notablement gagné :

"- Jean, sans écouter Bérenger : A vrai dire, je ne déteste pas les hommes, ils me sont indifférents, ou bien ils me dégoûtent, mais qu'ils ne se mettent pas en travers de ma route, je les écraserais."
(Id., p. 72).



L'agressivité dissimule une faiblesse
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Comme toujours, chez Ionesco tout au moins, l'agressivité dont Jean fait preuve contre son ami témoigne d'une faiblesse de sa part, car, malgré son assurance face à Bérenger, son intelligence se heurte à un mur qui le déroute :

"- Bérenger : Ca se voit que vous n'en revenez pas. C'était un rhinocéros, eh bien, oui, c'était un rhinocéros !... Il est loin... il est loin...
- Jean : Mais voyons, voyons... c'est inouï ! Un rhinocéros en liberté dans la ville, cela ne vous surprend pas ? On ne devrait pas le permettre ! (Bérenger baîlle). Mettez donc la main devant votre bouche !...
"
(Id., p. 19).


La conduite de Jean vis à vis de son ami est semblable à celle de la concierge avec le nouveau locataire, dans la pièce du même titre, il n'accepte pas que les êtres lui résistent et n'entrent pas dans sa conception rationnelle du monde, parce qu'il n'admet pas que son entendement puisse avoir des limites. Par l'esprit, il se croit infini. C'est pourquoi il s'efforce de réduire Bérenger à lui, s'assurant ainsi de la toute-puissance de sa logique ; et, pour cela, il se présente comme un absolu, un dieu vers lequel on doit tendre afin d'arriver à la Vérité : la sienne :

"- Jean : Voilà ce qu'il faut faire : vous vous habillez correctement, vous vous rasez tous les jours, vous mettez une chemise propre.
- Bérenger : C'est cher, le blanchissage...
- Jean : Economisez sur l'alcool. Ceci pour l'extérieur : chapeau, cravate comme celle-ci, costume élégant, chaussures bien cirées. (En parlant des éléments vestimentaires, Jean montre, avec fatuité, son propre chapeau, sa propre cravate, ses propres souliers.)
"
(Id., p. 27).

Mais, agissant de la sorte, il se soumet aux moindres réactions de Bérenger, dont il a peur qu'elles s'écartent de la droite ligne qu'il leur a fixée, et qu'elles prouvent, par là-même, que son ami n'entre pas dans le cadre rigide de sa pensée; c'est pourquoi il est toujours sur la défensive :

"- Bérenger : Comment pouvez-vous penser...
- Jean, l'interrompant : Je pense ce qui est !
- Bérenger : Je vous assure...
- Jean, l'interrompant : ... que vous vous payez ma tête !
- Bérenger : Vraiment vous êtes têtu.
- Jean : Vous me traitez de bourrique, par-dessus le marché. Vous voyez bien, vous m'insultez."
(Id., p. 21).

Cet état agressif témoigne de la position inférieure de celui qui se veut supérieur, il se fait l'esclave de celui qu'il veut asservir. Les rapports de Bérenger et de Jean sont dans la lignée de ceux du Vieux et de la Vieille des "Chaises", de Choubert et de Madeleine dans "Victimes du Devoir", d'Amédée et de Madeleine, ("Amédée ou Comment s'en débarrasser"), et enfin de Bérenger et d'Edouard ("Tueur sans Gages").

L'amitié de Jean prouve, là encore, l'attirance des puissances agressives pour ce qui leur échappe, dans la pensée que tout est rationnel, étant bien entendu qu'il ne s'agit là que de la formulation d'un désir pris pour une réalité, puisque cela reste indémontré. Mais, lorsque ce postulat ne peut pas être vérifié, plutôt que de douter de l'ampleur de perception de sa propre intelligence, l'individu dénie toute logique, c'est-à-dire tout caractère humain à qui lui résiste, l'humain désignant ce qui est semblable à lui ; tout être différent de lui devient alors "sous-humain" et donc animal :

" - Jean : Vous vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse ou est-ce la multitude ? Vous vous prenez pour un penseur et vous n'avez aucune logique."
(Id., p. 24).

Et aussi :

" - Jean : Vous n'existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez et vous serez."
(Id., p. 25).

.

Obstacle à l'entendement là aussi insoutenable

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Cela explique qu'il finisse par traiter Bérenger de rhinocéros, en même temps qu'il rompe avec lui. De même que la concierge du "Nouveau Locataire", Jean, comme tout personnage agressif, ne peut pas soutenir la présence de l'obstacle, puisque l'essence même du désir est de faire croire à celui qui en est possédé, qu'il ne peut pas rencontrer d'embûche :

" - Jean : Je ne parie pas avec vous. Les deux cornes, c'est vous qui les avez ! Espèce d'Asiatique !"
(Id., p. 36).

Assimilant son ami à la bête qu'il porte en lui, Jean réduit donc bien le monde extérieur à la partie de lui contre laquelle il a commencé par se révolter au nom de ses idées humanistes. A travers le rhinocéros, c'est lui-même qu'il rejette, ainsi que dans "Tueur sans Gages", Bérenger refusait la laideur de son monde intérieur, et se trouvait devant lui, en croyant être face à l'assassin.


Métamorphose due à l'affirmation du "devenir" comme d'un "être"
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La métamorphose de Jean permet de comprendre comment un individu est amené progressivement à devenir ce qu'il repoussait. Dominé par son orgueil qui l'entraîne à s'affirmer envers et contre tout, c'est-à-dire à ne jamais accepter d'avoir pu commettre une erreur, ce personnage reste toujours en accord avec le "devenir" de son corps, que ses pulsions agressives lui présentent comme un "être" par le biais de la justification rationnelle. En se cramponnant au système par lequel il organise la vie, Jean est poussé par la puissance dominatrice qui se dissimule derrière cette logique, à prendre une voie de traverse en se croyant sur la grande route :

" - Jean : Je n'ai point de bosse. Dans ma famille, on n'en a jamais eu.
- Bérenger : Avez-vous une glace ?
- Jean : Ah ça alors ! (Se tâtant le front) On dirait bien pourtant. Je vais voir dans la salle de bains. (Il se lève brusquement et se dirige vers la salle de bains. Bérenger le suit du regard. De la salle de bains ): C'est vrai, j'ai une bosse. (Il revient, son teint est devenu plus verdâtre.) Vous voyez bien que je me suis cogné."
(Id., p. 70).

Toutes ses paroles n'ont donc aucune valeur. Elles ne visent qu'à le faire se croire un "être" immuable, alors qu'il change sans cesse, de sorte que, nécessairement, c'est Bérenger qui lui semble se transformer. Il est comme un homme qui voudrait à la fois monter dans un train (céder à la tentation de dominer le monde par une structuration logique), et qui, en même temps, n'admettrait pas qu'il doive se déplacer avec le train, soutenant, en voyant bouger le paysage, qu'il est resté au même endroit :

" - Jean : Pourquoi serais-je enroué ? Ma voix n'a pas changé, c'est plutôt la vôtre qui a changé..."
(Id., p. 69).

Mais, à la différence du train qui arrive, en principe, comme il est parti, la carcasse rationnelle elle-même se modifie par une prise de conscience des besoins du nouvel état auquel le personnage est arrivé. Jean dit en effet qu'il doit "chercher sa nourriture" (Rhinocéros, p. 71) et avoue n'avoir confiance que dans les vétérinaires. Parallèlement toutes ses théories humanistes sur la loi morale cèdent le pas à d'autres sur la loi de la jungle considérée comme la libération de toutes les contraintes :

" - Jean : La morale ! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.
- Bérenger : Que mettriez-vous à la place ?
- Jean : La nature !
- Bérenger : La nature ?
- Jean : La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.
- Bérenger : Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !
- Jean : J'y vivrai, j'y vivrai (...) Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale."
(Id., pp. 75-76).


Pourtant, l'agressivité que Jean développe contre Bérenger indique bien qu'il n'est jamais totalement dupe de ce train lui donnant l'illusion de l'arrêt, d'autant plus fortement qu'il va plus vite :

" - Jean : Qu'avez-vous à m'examiner comme une bête curieuse ?
- Bérenger : Votre peau...
- Jean : Qu'est-ce qu'elle peut vous faire ma peau ? Est-ce que je m'occupe de votre peau ?"
(Id., p. 71).

Son ami lui devient si insupportable qu'il cherchera à le détruire, à le piétiner :

"- Jean, dans la salle de bains : Je te piétinerai, je te piétinerai. (Grand bruit dans la salle de bains, bruits d'objets et d'une glace qui tombe et se brise ; puis on voit apparaître Bérenger tout effrayé qui ferme avec peine la porte de la salle de bains, malgré la poussée contraire que l'on devine)."
(Id., p. 78).

Il n'y a d'agressivité que pour se débarrasser de l'incohérence que l'orgueil empêche de reconnaître.


La logique, conséquence d'une obstination quasi criminelle
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La structuration rationnelle de l'univers apparaît désormais comme une obstination quasi criminelle à se séparer de soi, et de tout ce qui rappelle une étape précédente de son "devenir", en témoignant de l'impossibilité d'être hors du temps, que semblait assurer la rigidité immuable des idées présidant à cette attitude de vie. Jean ne peut pas se défaire du sentiment de l'absurde : plus il se ferme à son ami, plus le sentiment de son erreur le ramène à lui, à cette force en quelque sorte centrifuge, par laquelle il perçoit encore une réalité extérieure qui ne se plie pas à son désir.







Botard ou le besoin de ses ennemis
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Botard est cet institeur en retraite qui sait tout et comprend tout, selon les précisions de l'auteur. Il incarne un autre aspect de cette volonté de rationnaliser l'univers, et en fait sentir toute l'inanité. Refusant de croire à l'existence des rhinocéros tant qu'il ne les aura pas vus, il est guidé, comme le lui dira son collègue Dudard, par la haine de ses supérieurs, mais il méprise aussi Bérenger qui lui est inférieur dans la hiérarchie sociale, à partir du moment où il n'est plus d'accord avec lui, en alléguant le prétexte de son ivrognerie.

Lorsqu'il doit admettre l'évidence rhinocérique qu'il rejetait parce qu'illogique, il en rend coupable Dudard, sans avoir le moindre indice qui puisse justifier son accusation :

"- Botard : C'est une machination infâme ! (D'un geste d'orateur de tribune, pointant son doigt vers Dudard et le foudroyant du regard :) C'est votre faute
- Dudard : Pourquoi la mienne et pas la vôtre ?
- Botard, furieux : Ma faute ? C'est toujours sur les petits que ça retombe."
(Id., p. 57-58).

Le procédé de Botard n'est pas sans rappeler celui de Jean traitant son ami d'"Asiatique". Il s'agit du même processus, l'incompréhensible introduisant la finitude et la mort dans l'univers intellectuel du personnage tragique, alors qu'il s'y croyait en sécurité, en pensant s'être rendu maître de sa condition grâce à lui, cet incompréhensible devient l'ennemi du désir qui meut l'intelligence, et il est assimilé à ce titre, sans autre préambule avec l'objet connu de l'agressivité que représentent les "grands", les exploiteurs. Dès qu'un élément nouveau entre en ligne de compte, Botard se fait plus violent : ainsi, Monsieur Papillon trouvant dans la rhinocérite de Boeuf le motif qu'il cherchait pour le mettre à la porte, aussitôt, l'instituteur, paraissant subitement illuminé (en fait, ébloui par son désir de confondre le fléau inconnu avec le fléau connu), croit comprendre que cette métamorphose est un phénomène suscité par les patrons pour l'écrasement des "petits" :

"- Monsieur Papillon : Par exemple ! Cette fois, je le mets à la porte pour de bon ! (...)
- Botard, à part : Je comprends tout... (...)
- Botard, suivant le cortège et levant les bras au ciel : C'est de la folie pure ! Quelle société ! (On s'empresse autour de Madame Boeuf, on tapote ses joues, elle ouvre les yeux, pousse un "Ah" referme les yeux, on retapote ses joues pendant que Botard parle). En tout cas, soyez certains que je dirai tout à mon comité d'action. Je n'abandonnerai pas un collègue dans le besoin. Cela se saura."
(Id., p. 59).


La compréhension de Botard qui le rend menaçant vise seulement à ramener le mal à l'intérieur de sa structuration de l'univers : la lutte des classes, c'est-à-dire, par la même occasion, à avoir mis le danger à sa portée et à se sentir en sécurité à nouveau, dans la mesure où il obtiendra la protection de son syndicat. Mais les germes du mal sont en lui, puisque, en voulant imposer sa loi aux patrons et donc être supérieur aux supérieurs, alors qu'il leur en veut précisément pour leur supériorité, il va se transformer en rhinocéros. La vie de Botard n'a de sens que dans la mesure où il peut s'élever contre les "grands" puisqu'il a mis sa raison d'être dans la défense des "petits". C'est pourquoi il ne peut pas se passer de ses chefs. Lorsque Monsieur Papillon deviendra rhinocéros, il sera tout d'abord exaspéré, et pour cause, il perd sa pâture quotidienne, son intelligence sombre dans le chaos :

"- Dudard : Ce pauvre Monsieur Botard, il était indigné, il était outré. J'ai rarement vu quelqu'un de plus exaspéré."
(Id., p. 92).

Il n'est pas étonnant qu'il n'attende pas plus d'un jour pour le retrouver, à la stupéfaction de ses collègues :

"- Daisy : Je sais qu'il était contre. Pourtant, il est devenu tout de même rhinocéros, vingt-quatre heures après la transformation de Monsieur Papillon. (...)
- Daisy : Il a dit textuellement : il faut suivre son temps ! Ce furent ses dernières paroles humaines ! "
(Id., p. 98).

Ainsi donc, quand l'objet de son agressivité échappe au personnage tragique, dans le fléau qu'il confondait avec lui, ce dernier le suit, s'intègre à ce qu'il ne comprend pas, en croyant dominer la situation et donc faire de l'objet de sa révolte sa nouvelle logique : car il est probable que Botard a vu dans la rhinocérite des patrons une nouvelle ruse de ceux-ci contre les "exploités", et il a pensé la déjouer en y participant par ce biais logique.

Sa vision du monde est donc, en définitive, fondée sur une lutte qu'il a introduite en lui. Il a inclus dans sa vie intérieure les autres comme des adversaires vis-à-vis desquels il doit constamment se défendre, parce qu'en ayant l'impression de les comprendre, il a cru les réduire à lui. En fait, il souffre seul et passe son temps à se déchirer, dans l'illusion de déchirer ses semblables, alors qu'il les amuse :

"- Botard, continuant, terrible : Et je connais aussi les noms de tous les responsables. Les noms des traîtres. Je ne suis pas dupe. Je vous ferai connaître le but et la signification de cette provocation ! Je démasquerai les instigateurs.
- Bérenger : Qui aurait intérêt à ?...
- Dudard : Vous divaguez, Monsieur Botard.
- Monsieur Papillon : Ne divaguons point.
- Botard : Moi, je divague, je divague ?"
(Id., p. 62).



Dudard ou le désir de l'amour qu'il rejette
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Dudard, employé d'avenir qui doit succéder au chef de service, tire son orgueil de sa culture de licencié en droit. Et, si sa supériorité est contestée par Botard, elle ne l'est absolument pas par Monsieur Papillon, ni par Bérenger. Ce dernier, en effet, qui aime en secret la dactylo, n'ose pas se déclarer, la croyant subjuguée par les diplômes du sous-chef, comme il l'expliquait à Jean :

"- Bérenger : Dudard. Un collègue de bureau, licencié en droit, juriste, grand avenir dans la maison, de l'avenir dans le coeur de Daisy ; je ne peux pas rivaliser avec lui."
(Id., p. 25-26).


Mais précisément, Dudard, qui ne manque pas une occasion pour étaler sa culture, en croyant se faire admirer et aimer, se ferme en réalité à l'amour. Sa tournure d'esprit, qu'il qualifie de scientifique, lui fait adopter une attitude objective face à toutes les énigmes que la vie met sur son chemin, et, en l'occurence, celle des rhinocéros, en partant du principe que tout est logique :

"- Dudard : Mon cher Bérenger, il faut toujours essayer de comprendre. Et lorsqu'on veut comprendre un phénomène et ses effets, il faut remonter jusqu'à ses causes, par un effort intellectuel honnête. Mais il faut tâcher de le faire, car nous sommes des êtres pensants. Je n'ai pas réussi, je vous le répète, je ne sais pas si je réussirai. De toute façon, on doit avoir, au départ, un préjugé favorable, ou sinon, au moins une neutralité, une ouverture d'esprit qui est le propre de la mentalité scientifique. Tout est logique. Comprendre c'est justifier.
- Bérenger : Vous allez bientôt devenir un sympathisant des rhinocéros.
- Dudard : Mais non, mais non. Je n'irai pas jusque là."
(Id., p. 93).

Et pour tenter de comprendre, l'être rationnel doit se détacher du phénomène, et donc l'objectiver pour le soumettre à son esprit. C'est pourquoi il pense l'humour nécessaire à la démarche scientifique, et reproche à Bérenger de ne pas en avoir (cf., p. 87). En fait, cette attitude lui permet de se sentir à l'abri du mal, derrière cette idée que tout est logique, en croyant s'en rendre maître. Il ne se rend pas compte justement que le germe du fléau est dans les pulsions dominatrices qui animent son esprit, parce qu'il ne sort pas du cadre de sa pensée, il ne sort pas de lui :

"- Dudard : Moi aussi, j'ai été surpris, comme vous. Je ne le suis plus. Je commence déjà à m'habituer."
(Id., p. 88).


En objectivant la rhinocérite, il se sépare de la partie de lui dont il a peur. En cherchant à dominer par l'esprit la condition de l'homme, il doit nécessairement rejeter la vérité du sentiment qui provient de l'unité avec soi-même, et tenter de la saisir dans les filets de son intelligence. Et pourtant, il recherche sans se l'avouer l'amour de Daisy. S'enfermant dans une attitude critique vis-à-vis du monde, il ne s'aperçoit pas qu'il est le jouet d'un cercle vicieux le roulant dans le chaos de l'irrationnel et l'obligeant à se contredire sans cesse. C'est ainsi qu'il passe son temps à juger Bérenger, alors qu'il lui recommande de ne pas juger les autres :

"- Dudard : Ne jugez pas les autres, si vous ne voulez pas être jugé."
(Id., p. 88).


Il prône, comme Jean, le retour à la nature, disant que rien n'est plus naturel qu'un rhinocéros. Mais, lorsque Bérenger lui objecte qu'un homme devenant rhinocéros est beaucoup moins normal, il lui démontre qu'il est impossible de définir le normal et l'anormal ; dans ce cas, comment peut-il parler du naturel qui ne doit pas se définir plus facilement ? Lui qui prend ses distances vis-à-vis de la vie et du sentiment, attend cependant d'être aimé pour sa supériorité, qui réside précisément dans la façon dont, grâce à sa culture d'intellectuel, il se ferme à l'amour. En un mot, il attend l'amour qu'il rejette, si bien qu'il coupe des verges pour se faire fouetter, et ne vient chez Bérenger que pour s'assurer que Daisy ne l'aime pas :

"- Dudard : J'étais presque sûr que j'allais vous rencontrer, Mademoiselle Daisy."
(Id., p. 98).

Et ses apartés sont autant de confirmations de ce qu'il soupçonnait :

"- Dudard, à part : Oh mais elle connaît très bien la maison..."
(Id., p. 101).

Les pulsions troubles qui l'ont poussé chez son collègue continuent à le duper en lui apportant une satisfaction d'orgueil, dans la vérification de la validité de sa pensée : Le sentiment ne peut pas faire partie de ce qu'il comprend du monde. Par conséquent, il ne s'agit donc bien que d'une illusion bonne pour un Bérenger, ce qui le conduit à choisir "la grande famille universelle", celle des rhinocéros :

"- Dudard : J'ai renoncé au mariage, je préfère la grande famille universelle à la petite."
(Id., p. 103).

Dudard s'est donc enfermé dans l'idée que tout était logique, idée qui est devenue une véritable carapace, et il a espéré faire parvenir à lui l'amour de Daisy sans enlever cette carapace, bien plus, il a cru le susciter grâce à elle. Lorsqu'il a compris qu'elle ne l'aimait pas (mais son orgueil le poussait déjà à penser que l'amour n'existait pas), il a acquis la certitude que tout ce qui n'était pas rationnel était faux. Plus rien ne l'attache désormais à quiconque, et il n'a qu'un pas à faire pour se transformer en rhinocéros, non sans s'être auparavant inconsciemment renié en dévoilant tout le tragique de sa position. Lui, qui vantait les vertus de l'humour et de la distanciation est subitement pris de scrupules. En outre, il convainc Bérenger et Daisy de ses bons sentiments, alors qu'il ne voyait dans le sentiment, le Bien et le Mal que paroles creuses. Il veut bien se transformer en rhinocéros afin de rester un homme et de pouvoir éclairer ses congénères, étant toujours dupe de l'illusion de pouvoir dominer sa condition, quelqu'elle soit :

"- Dudard : J'ai des scrupules ! Mon devoir m'impose de suivre mes chefs et mes camarades, pour le meilleur et pour le pire. (...) Je conserverai ma lucidité. (Il se met à tourner en rond sur le plateau). Toute ma lucidité. S'il y a à critiquer, il vaut mieux critiquer du dedans que du dehors. Je ne les abandonnerai pas, je ne les abandonnerai pas."
(Id., p. 103).

Il ne s'aperçoit pas que, derrière ce qu'il appelle lucidité, se cache une puissance qui, en le coupant des autres, en fait une bête brute, pire qu'une bête : un instrument des ténèbres, et que l'humain est perdu à partir du moment où il ne croit plus qu'au pouvoir de son intelligence, car il veut tout réduire à lui, c'est-à-dire tout écraser. C'est alors un monstre en puissance.


Monsieur Papillon ou la volonté d'être supérieur à ses supérieurs
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Monsieur Papillon avec son faux col amidonné, sa cravate noire, sa grosse moustache brune et sa légion d'honneur, incarne la dignité du chef de service. Il veut bien prendre part, quelques instants, à la conversation de ses employés sur la rhinocérite, mais il finit par la qualifier de "polémique stérile", usant de l'autorité que lui confère son rang parmi eux. Il s'affirme par sa situation sociale, ce qui lui permet de sortir en claquant la porte, après avoir averti ses subordonnés de ne plus perdre leur temps, sous peine d'amende :

"- Monsieur Papillon : Messieurs, dépêchez-vous. Je ne veux pas être dans la triste obligation de vous retenir une amende sur vos traitements."
(Id., p. 52).

Il ne se considère jamais visé directement par les pointes, pourtant aiguisées, que lui décoche Botard, mais il est aisé de sentir, à la façon dont il prend la défense de Dudard, que, s'il s'estime hors de leur atteinte, du fait de la cloison qui sépare son bureau particulier de celui du personnel, il n'entend pas être dénigré en la personne de celui qui est appelé à lui succéder, mais qui, n'ayant pas encore franchi la porte qui doit l'élever, est encore concerné par leurs remarques :

"- Monsieur Papillon, à Botard : Je crois que vous dépassez les limites de la politesse.
- Dudard, à Monsieur Papillon : Je le pense aussi, Monsieur.
- Monsieur, à Botard : Vous n'allez pas dire que mon collaborateur et votre collègue, qui est licencié en droit, est un ignorant."
(Id., p. 49).

Cette affirmation de la supériorité de Dudard, due aux études qu'il a faites, sous-entend la hauteur à laquelle se place le chef de service.

Par ailleurs, il ne se croit pas pour autant inférieur aux membres de la direction générale, comme le voudrait la hiérarchie qu'il fait respecter à ses subordonnés. Bien au contraire, il les estime incapables de remplir correctement leur fonction, et, lorsque l'escalier s'effondre, s'en montre heureux, car cela lui permet de remporter une victoire sur elle, animé de la même réaction que l'architecte, à la mort de Dany, dans "Tueur sans Gages" :

"- Monsieur Papillon : Il nous a démoli l'escalier, tant mieux, une chose pareille devait arriver ! Depuis le temps que je demande à la direction de nous construire des marches de ciment pour remplacer ce vieil escalier vermoulu. (...) Cela devait arriver, cela devait arriver. C'était à prévoir. J'ai eu raison.
- Daisy, à Monsieur Papillon, ironique : Comme d'habitude."
(Id., p. 57).

Dès lors, l'ironie de Daisy indique que, si le chef de service ne tient pas tête à ses subordonnés, il cherche par contre par tous les moyens à être supérieur à ses supérieurs, en rejetant les torts sur eux. Il ne pense pas un instant à la responsabilité du rhinocéros tant que ce dernier n'est pas identifié. Le processus tragique selon lequel Botard rendait son chef responsable de la rhinocérite se retrouve ici. Monsieur Papillon rejette la responsabilité de l'irréductible à lui sur l'objet de son agressivité incarné par les hommes qu'il cherche à dominer. Il oublie le rhinocéros dans ses accusations, car il lui est inconnu, jusqu'au moment où il apprend qu'il s'agit de Boeuf, l'un de ses employés, alors il se retourne contre lui :

"- Monsieur Papillon : Par exemple ! Cette fois je le mets à la porte pour de bon."
(Id., p. 58).


Ce désir de supériorité dont fait preuve le chef de service à l'intérieur de sa profession laisse voir à quel point son travail constitue, pour lui, les ornières qu'il s'est tracées, et dans lesquelles il fonce déjà comme une brute pour "arriver" : arriver à dominer ceux qui le dominent. Devant l'énigme rhinocérique, ses seules préoccupations ont trait au rendement de ses employés dont il cherche à minimiser la réduction :

"- Monsieur Papillon : Il faudra rattraper les heures de travail perdues."
(Id., p. 61).

Lorsque l'échelle des pompiers vient les aider à sortir par la fenêtre, il pense encore à revenir travailler ; et, jusque sur cette échelle, et même quand on ne le verra plus, il donnera des consignes pour le travail. Il est persuadé que rien ne doit, ni ne peut troubler la ligne de conduite qu'il s'est fixée et qui doit le faire accéder à la direction générale. Il a perdu tout sentiment de l'existence d'un monde extérieur qui ne soit pas au service de ses désirs, et se comporte vis-à-vis de ses employés comme s'il s'agissait d'objets en sa possession, d'instruments de son ambition. C'est ainsi qu'il ne se gêne pas pour caresser la joue de Daisy, sans se formaliser de l'indignation de la dactylo qui voit en lui la brute en puissance :

"- Monsieur Papillon, plaisantant amoureusement en caressant la joue de la dactylo : Je vous prendrai dans mes bras et nous sauterons ensemble.
- Daisy, repoussant la main du chef de service : Ne mettez pas sur ma figure votre main rugueuse, espèce de pachyderme.
- Monsieur Papillon : Je plaisantais."
(Id., p. 58).

Il va même jusqu'à s'introduire dans leur vie privée, chercher à séparer entre eux, ceux qu'il a séparés de lui et ceux qu'il garde :

"- Monsieur Papillon, à Madame Boeuf : Si vous voulez divorcer... Vous avez maintenant une bonne raison.
- Dudard : Ce sera certainement à ses torts.
- Madame Boeuf : Non ! le pauvre ! ce n'est pas le moment, je ne peux pas abandonner mon mari dans cet état."
(Id., p. 60).



"Rhinocéros" et les oeuvres qui l'ont précédée
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L'apport capital de "Rhinocéros", jusqu'à présent, ne consiste pas dans une nouveauté, mais dans une confirmation de ce que dévoilaient déjà les pièces précédentes. Les théories de Jean se conformant aux besoins de son corps, renforcent cette idée que toute logique n'a rien d'absolu, mais est la conséquence des forces du "pour soi". L'agressivité qui se dissimulait derrière le système rationnel, éclate à partir du moment où le monde extérieur résiste à l'organisation qu'en a faite l'esprit, c'est-à-dire lorsque la réalité n'est plus en accord avec le désir, de sorte que le personnage tragique nie tout caractère humain et toute valeur à ce qui ne lui est pas clair. Cela signifie en outre que, par l'esprit, il se croit le centre du monde et que sa structuration de l'univers ne vise qu'à le réduire à lui, ce qui est le propre de toute pulsion dominatrice. Comme pour la concierge du "Nouveau Locataire", la présence de l'obstacle est insoutenable pour Jean, et cela explique le fondement agressif de la logique. Par elle, l'humain se sent en sécurité. Il croit avoir échappé à la finitude de sa condition, à la mort qu'il ne veut pas voir ; c'est pourquoi il ne peut pas supporter l'obstacle qui réintroduit la finitude dans la vie, c'est ainsi que Botard est tranquillisé lorsqu'il s'en remet à son syndicat. Dans le moment où l'individu croit à la toute-puissance de sa logique, il oublie qu'il doit mourir. Aussitôt qu'il se tient à une conclusion de son intelligence, il se croit l'Eternel. Le tragique est là extrêmement profond : si l'homme ne parvient pas à se libérer à chaque instant de l'existence de son organisation de l'univers, il se ferme au monde et à la vie, et court peu à peu à sa perte. C'est le cas de tous ces personnages, et c'est très sensible chez Dudard, où Ionesco montre comment la foi en la pensée de celui-ci, l'amène à se séparer des êtres auquel il s'était attaché d'une façon obscure, et à devenir moins qu'un animal féroce. Il en va de même pour Monsieur Papillon, fonçant dans la voie qu'il s'est tracée sans rien voir autour de lui. Toute idée donne à l'être humain des oeillères l'empêchant de voir les ténèbres où il sombre, ébloui qu'il est par le but qu'il s'est fixé.









DAISY,
PROGRESSION DANS LES TENEBRES DU CHAOS

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Sollicitude source de l'amour
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Avec Daisy, atteinte elle aussi de rhinocérite, tout se passe à un degré encore plus obscur. C'est tout le tragique de la bonne âme qui est remis en cause ici et éclairé de façon différente. Les traits dominants de son caractère sont sans doute sa compassion pour les faibles et le refus de toute méchanceté.

En effet, elle incite Bérenger et Jean au calme, quand ils se disputent, et prend le parti du fuyard comme d'un opprimé (cf. p. 37). Les reproches par lesquels elle se tourne contre celui qui est disposé à l'écouter, révèlent qu'en ne pouvant pas supporter le développement de l'agressivité en sa présence, elle cède à des pulsions qui, bien que déguisées, sont de même nature. Et cela dénote une certaine faiblesse en elle. Elle se conduira identiquement dans la controverse qui opposera Dudard à Botard. Par ailleurs, sa bonne volonté se manifestera à plusieurs reprises : dans les consolations qu'elle apportera à la ménagère pleurant son chat écrasé par un rhinocéros, dans son obéissance au chef de service, ou encore dans les soins qu'elle prodiguera à Madame Boeuf, à tel point que son amour pour Bérenger semble procéder de la même sollicitude qu'a su attirer la faiblesse de ce personnage :

"- Daisy : Le pauvre, il n'a personne. Il est un peu malade aussi en ce moment, il faut bien l'aider un peu."
(Id., p. 97).

Tant qu'elle peut se dévouer pour Bérenger, et qu'elle s'efforce de lui redonner la santé, les rhinocéros ne l'inquiètent pas, apparemment :

"- Daisy : La chose la plus sensée est de laisser les statisticiens à leurs travaux. Allons, mon cher Bérenger, venez déjeûner. Cela vous calmera? Ca va vous remonter. "
(Id., p. 102).

En fait, elle cache son inquiétude dans l'attente que Bérenger soit fort et la protège :

"- Bérenger : Comme je voudrais te rendre heureuse ! Peux-tu l'être avec moi ?
- Daisy : Pourquoi pas ? Si tu l'es, je le suis. Tu dis que tu ne crains rien, et tu as peur de tout ! Que peut-il nous arriver ?. "
(Id., p. 105).



Logique de l'innocence
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En échange de son dévouement, elle attend un soutien :le bonheur qu'elle espère lire sur le visage de son amant.

"- Daisy : Tu vas tout gâcher avec tes cas de conscience ! Nous avons tous des fautes, peut-être. Pourtant, toi et moi, nous en avons moins que tant d'autres.
- Bérenger : Tu crois vraiment ?
- Daisy : Nous sommes relativement meilleurs que la plupart des gens. Nous sommes bons, tous les deux."
(Id., p. 108).

La compassion de la dactylo se trouve prise dans les filets du désir par les calculs qui doivent lui permettre d'échapper au mal, si la rhinocérite en est un :

"- Daisy : Nous ne voulons de mal à personne. Personne ne nous veut du mal, chéri."
(Id., p. 107).

L'argumentation se poursuit : le Mal est un malheur, si on ne le fait pas, on doit être heureux. Le bonheur est une preuve de pureté, c'est pourquoi elle a besoin de la joie de Bérenger, sans savoir s'il est dans la Vérité en restant homme envers et contre en tout, sinon, ce sont les rhinocéros qui ont raison. Le bonheur est une obligation pour rester humain :

"- Daisy : Alors, nous avons le droit de vivre. Nous avons même le devoir vis-à-vis de nous-mêmes d'être heureux, indépendamment de tout. La culpabilité est un symptôme dangereux. C'est un signe de manque de pureté.
- Bérenger : Ah oui, cela peut mener à ça... (il montre du doigt, en direction des fenêtres sous lesquelles passent des rhinocéros, le mur du fond où apparaît une tête de rhinocéros...) beaucoup d'entre eux ont commencé comme ça !
- Daisy : Essayons de ne plus nous sentir coupables.
(Id., p. 108).

Il est très intéressant de constater, avec ce raisonnement de la dactylo, à quel point toute logique affaiblit l'être humain, en le faisant chercher à vérifier dans les autres des conclusions qu'il a tirées de son expérience personnelle, alors que cette expérience se suffisait à elle-même. Le tragique de l'objectivité provient de ce qu'elle arrête l'individu dans la voie de la découverte de soi, en le détournant de lui vers les autres. Puisque Daisy avait la certitude que le bonheur se trouvait dans l'absence de culpabilité, c'est à elle qu'il incombait de se purifier en creusant cette découverte, et en témoignant par une sérénité croissante de la force de la vérité qu'elle a entrevue, au lieu d'attendre que Bérenger, qui n'a pas trouvé cela, soit heureux pour l'être elle-même. Il lui a suffi d'avoir cru en sa propre bonté pour ne plus rien faire, c'est à dire pour ne plus rien donner et tout espérer, si bien qu'il apparaît de plus en plus, qu'il est impossible de s'arrêter à une logique de son action, sans la déprécier et succomber aux forces du "pour soi".


Agressivité contre l'agressivité
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Son appréhension lorsque sonne le téléphone trahit son désir d'écarter d'elle toute agressivité, qui est désormais plus facile à comprendre. Elle ne peut pas supporter la méchanceté parce que c'est un signe d'impureté, elle la refuse dans les autres parce qu'elle la refuse en elle-même, sans s'apercevoir que cette attitude, elle aussi agressive, est impure. Toute ironie à son égard met en cause la logique de son action qui lui donne l'impression de la sécurité... La rationnalisation de la vie relève toujours de cette même volonté de mort, par laquelle l'individu affirme son innocence une fois pour toutes, sans accepter de se remettre en question et d'être remis en question par les autres. C'est la raispon pour laquelle Daisy se révolte contre les moqueries des rhinocéros, et en rejette la responsabilité sur Bérenger, contre qui elle a accumulé une agressivité sourde, à partir du moment où elle a senti qu'il ne se pliait pas à sa conception de la vie :

"- Daisy : Ils ne sont pas gentils. C'est méchant. Je n'aime pas qu'on se moque de moi.
- Bérenger : Ils n'oseraient pas se moquer de toi. C'est de moi qu'ils se moquent.
- Daisy : Et comme je suis avec toi, bien entendu, j'en prends ma part..."
(Id., p. 108).

Désormais, elle bascule dans la peur, sa logique s'effondre, le désir ne lui donne plus l'illusion de la réalité, sa pensée se précipite vers les bêtes qu'elle fuyait. Puisqu'elle reçoit "(sa) part" du mal, c'est qu'elle est coupable de rester humaine avec Bérenger. Elle renie tout ce qu'elle disait peu de temps auparavant, et son amant éphémère le lui répète vainement :

"- Bérenger : N'y pense plus. Il ne faut pas avoir de remords. Le sentiment de la culpabilité est dangereux. Nous avons le devoir d'être heureux. Ils ne sont pas méchants, on ne leur fait pas de mal. Ils nous laisseront tranquilles."
(Id., p. 111).

Elle renie aussi l'amour, qu'elle avait enfermé dans un tissu de bonnes raisons, en croyant que l'oubli de soi pouvait survivre à l'intérieur d'une justification de soi. Elle a cru pouvoir faire dépendre le sentiment de l'intelligence :

"- Daisy : J'en ai un peu honte de ce que tu appelles l'amour, ce sentiment morbide, cette faiblesse de l'homme. Et de la femme. Cela ne peut se comparer avec l'ardeur, l'énergie extraordinaire que dégagent tous ces êtres qui nous entourent."
(Id., p. 113).

Comme les Buccinioni devant le cadavre, Daisy se laisse séduire par la musique et la beauté qui se dégagent des rhinoceros, éblouie en fait par son désir de les rejoindre :

"- Daisy : (Bruits devenus mélodieux des rhinocéros). Ils chantent, tu entends.
- Bérenger : Ils ne chantent pas, ils barrissent (...).
- Daisy : Tu n'y connais rien en musique, mon pauvre ami, et puis regardes, ils jouent, ils dansent.
- Bérenger : Tu appelles ça de la danse ?
- Daisy : C'est leur façon. Ils sont beaux.
- Bérenger : Ils sont ignobles !
- Daisy : Je ne veux pas qu'on en dise du mal. Ca me fait de la peine. "
(Id., p. 114).



A nouveau, tragique de la bonne âme
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Daisy retrouve pour les bêtes la compassion qu'elle éprouvait pour les hommes et qui l'entraîne à sa perte : sa fidélité à elle-même l'oblige dans le même temps à rompre avec elle-même, car elle n'a aucune pitié véritable pour Bérenger, ce qui explique qu'elle parte lentement, comme à regret, se justifiant du manque, en Bérenger, d'une gentillesse dont elle s'est dit, une fois pour toutes, qu'elle faisait preuve. Elle a fait de la bonté sa raison d'être, et, comme toute raison d'être, celle-ci n'est qu'une raison de devenir. En se métamorphosant en rhinocéros, la dactylo ne fait que matérialiser la carapace que constituait son organisation rationnelle de la vie. Son dévouement n'était qu'une illusion, il n'était tourné vers les autres qu'en vue de son bénéfice personnel, c'était un crochet qui passait par les autres pour revenir à elle, afin de se donner bonne conscience. Elle fonçait tête baissée vers un seul but : son propre bonheur. Une phrase révèle en effet qu'elle soignait les autres dans l'espoir d'être soignée par eux : et que sa compassion était pour elle, en réalité :

"- Daisy : Après tout, c'est peut-être nous qui avons besoin d'être sauvés. C'est nous, peut-être, les anormaux."
(Id., p. 112).


Cela va très loin : la rhinocérite de Daisy démontre que l'être humain ne peut pas prendre conscience de sa propre bonté, que, même si tous ses semblables lui "donnent raison" de se trouver bon, il est pourtant dans l'erreur. Il ne peut pas avoir raison, il ne peut pas se juger sans se perdre, pas plus que juger les autres, car, par cette action, il cède à son orgueil, et estime nécessairement que, par son intelligence, il est au-dessus de la condition humaine. Il se perd dans les puissances du "pour soi". L'être humain ne peut que vivre, sans jamais tirer de conclusion sur la valeur de sa vie, ou, tout au moins, sans se tenir à ses conclusions. Il doit constamment choisir, mais ne peut jamais être sûr d'avoir bien choisi, puisque, dès qu'il croit avoir "bien fait", il s'enferme dans son orgueil, il ne peut jamais se sentir bonne conscience.









VALEUR DE L'HUMANITE DE BERENGER ?
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Sécurité dans la force des autres
,
faiblesses de sa vie

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Bérenger est le seul personnage de la pièce qui conserve son humanité. Est-ce à dire qu'il échappe au tragique de la rhinocérite ? Ses affinités avec tous les principaux personnages des pièces précédentes et donc avec Ionesco lui-même permettent d'en douter. En réalité, il semble que le sursaut d'énergie auquel il doit, à la fin de la pièce, de rester homme, soit semblable à l'envol d'Amédée dans le rêve, et que "le Piéton de l'Air" éclaire "Rhinocéros", comme "Tueur sans Gages" élucidait "Amédée ou Comment s'en débarrasser".

De même que ses prédécesseurs, le héros a la même capacité de rêver, lui faisant échapper à la réalité rhinocérique au début de la pièce, où il reste assis, sans se préoccuper de l'animal qui fonce, tête baissée. Et il reconnaît son indifférence, devant l'indignation de Jean :

"- Bérenger : Eh oui, je rêve... la vie est un rêve."
(Id., p. 19).

Mais le retour à la réalité est, pour lui aussi, très brutal. Il ressent péniblement le poids de la vie ; les autres l'accablent aussi bien que lui-même :

"- Bérenger : La solitude me pèse. La société aussi."
(Id., p. 24).

Après sa dispute avec son ami, il retrouve cette fatigue écrasante, à laquelle il avait cru échapper par ses bonnes résolutions, mais il fallait que Jean l'aide à les tenir. Il est aisé de remarquer que la cause de sa fatigue est cette force qui le pousse à dominer les autres et l'empêche de se dominer. Il souffre de son agressivité :

"- Bérenger, seul : Je n'aurais pas dû, je n'aurais pas dû me mettre en colère ! (Le patron sort, un grand verre de cognac à la main). J'ai le coeur trop gros pour aller au musée. Je cultiverai mon esprit une autre fois. (Il prend le verre de cognac, le boit)."
(Id., p. 43).

Cette tentative de solution de l'accablement dans l'alcool se retrouve chez Ionesco :

"Cette peur bleue, cette panique. Dès la tombée de la nuit elle m'envahit. (...) Un océan noir dans lequel je me noie. (...) L'alcool me manque, un verre suffit pour que la peur disparaisse."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 91).

L'auteur précise en outre, dans "la Vase", qu'un verre d'alcool lui permettait de ne plus sentir sa fatigue de vivre, dans les premiers temps où elle s'est manifestée.

Pourtant, cette ivrognerie aussi lui pèse quand passe Daisy. Il se sent coupable, face à elle, de sa déchéance physique :

"- Bérenger : C'est Daisy... excusez-moi... (Il va se cacher pour ne pas être vu par Daisy.) Je ne veux pas qu'elle me voie... dans l'état où je suis."
(Rhinocéros, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III, 1963, p. 22).

Cela ne l'empêchera pas, dans le troisième acte, de succomber par deux fois à la tentation d'un verre de cognac, en prétextant la contagion à éviter. Et, lorsque Daisy lui demandera s'il n'en a pas bu, il lui mentira :

"- Daisy : Tu as été bien sage aujourd'hui ? Tu n'as pas pris de cognac ?
- Bérenger : Oui, oui, j'ai été sage.
- Daisy : C'est bien vrai ?
- Bérenger : Ah ça oui, je t'assure.
- Daisy : Dois-je te croire ?
- Bérenger, un peu confus : Oh oui, crois-moi, oui. (...)
- Daisy, après avoir versé un petit verre à Bérenger, elle le lui tend : Tu es vraiment bien sage, tu fais des progrès.
- Bérenger : Avec toi, j'en ferai encore davantage."
(Id., p. 106).

Il attend de la dactylo qu'elle soit sa force, c'est pourquoi il la place au-dessus de lui, mais c'est précisément cette attitude qui fait sa faiblesse, car il ne peut pas comprendre que cette femme qu'il place si haut soit frappée par la rhinocérite :

"- Bérenger : Mais tu es plus forte que moi. Tu ne vas pas te laisser impressionner. C'est pour ta vaillance que je t'admire."
(Id., p. 112).



La rhino
cérite, outrage personnel
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Une telle optique ouvre des horizons nouveaux sur la violence de sa réaction face au phénomène rhinocérique. Avant Daisy, Bérenger avait trouvé en Jean un être dans le sillage duquel il s'était tenu jusqu'à la métamorphose de ce dernier. Il attendait de lui son peigne, ses cravates, et le copiait jusque dans l'arrangement de sa chambre :

"A peu près la même plantation qu'au tableau précédent. C'est la chambre de Bérenger qui ressemble étonnamment à celle de Jean. Quelques détails seulement, un ou deux meubles, indiquent qu'il s'agit d'une autre chambre."
(Id., p. 80).

Après sa dispute avec cet ami, il ira s'humilier devant lui, ne pouvant pas admettre qu'il ne vaille pas mieux que lui :

"- Bérenger, à part : Au fond, il a un coeur d'or, il m'a rendu d'innombrables services."
(Id., p. 80).

Et il ne pourra accepter l'évidence de l'emprise du mal sur Jean, que lorsque celui-ci lui foncera dessus. Il semble qu'il y ait désormais en Bérenger le désir de se placer en dessous des personnes qu'il connaît pour être le centre de leur intérêt.

Cela explique qu'il ne pardonne pas à son ami d'être devenu rhinocéros et qu'il considère cela comme un outrage personnel :

"- Bérenger, à Dudard : Ce garçon si humain, grand défenseur de l'humanisme ! Qui l'eût cru ! Lui, lui ! On se connaissait depuis... depuis toujours... Jamais je ne me serais douté qu'il aurait évolué de cette façon. J'étais plus sûr de lui que de moi-même !... Me faire ça à moi."
(Id., p. 83).

Et il développe contre cette injure qu'est la rhinocérite une agressivité telle, qu'elle finit par l'effrayer, car il y sent quelque chose de la bête féroce :

"- Bérenger, affolé : Vous croyez que je suis hors de moi ? On dirait que je suis Jean. Ah, non, non, je ne veux pas devenir comme Jean, je ne veux pas lui ressembler. (Il se calme)"
(Id., p. 94).

Chaque fois qu'il croit pouvoir défendre son point de vue, désormais humaniste, en la personne d'un autre (que ce soit le logicien, Monsieur Papillon, Botard, ou, finalement, Daisy) la même colère l'aveugle, en s'apercevant de son erreur devant ce qui est pour lui une trahison :

"- Bérenger : En revoilà ! (De la fosse d'orchestre, sous la fenêtre, on voit émerger un canotier transpercé par une corne de rhinocéros qui, de gauche, disparaît très vite vers la droite). Un canotier empalé sur la corne du rhinocéros ! Ah, c'est le canotier du Logicien ! Le canotier du Logicien ! Mille fois merde, le Logicien est devenu rhinocéros !"
(Id., p. 96).

Bérenger se sentait en sécurité dans l'humanisme des autres, quoiqu'il s'en souciât fort peu quant à lui, allant jusqu'à dire que c'était "une chose anormale que de vivre" (Rhinocéros, p. 24). il vivait de ces théories dont il se moquait, et se sentait à l'abri de tout danger dans les attentions auxquelles elles contraignaient son entourage à son égard. Comme pour Ionesco, son agressivité se développait dans la sécurité, et cela jusqu'à sa dernière chance de salut : quand il ne restait plus que Daisy d'être humain avec lui dans la ville, il trouvait moyen de se refermer encore sur ses remords et de vouloir l'obliger à ne s'occuper que de lui, ainsi que le Vieux des "Chaises", sa femme ; Mais Daisy n'est plus Sémiramis. Depuis Madeleine, dans "Victimes du Devoir", les personnages féminins ne sont plus dupes de ceux avec qui ils partagent leur vie, et réagissent contre eux.


Séduction rhinocérique
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Toutes ces données de la vie de Bérenger permettent de se demander s'il est vraiment capable de rester homme et s'il ne va pas rejoindre, tôt ou tard, le troupeau des animaux féroces, d'autant plus que, dans le monologue final de la pièce, il définit logiquement sa position :

"- Bérenger : (Il s'adresse à toutes les têtes de rhinocéros) : Je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas ! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain."
(Id., p. 113).

Comprendre qu'il ne comprend pas et justifier ainsi son attitude, n'est-ce pas encore beaucoup trop pour rester homme, puisque toute structure rationnelle conduit à l'animalisation ? De même que Choubert (cf. "Victimes du Devoir"), chez qui c'est le plus net, Bérenger s'est placé en-dessous des autres pour être au-dessus, et il est furieux de voir disparaître avec eux son illusion de domination. Il faudrait reprendre des pages très intéressantes de Présent Passé Passé Présent (pp. 67-68), où l'auteur finit par reconnaître que "(son) esprit organise encore, bien que de façon très simpliste." "Organise", c'est-à-dire cherche à dominer sa condition et donc à l'écraser à la manière d'un rhinocéros, mais c'est lui qu'il écrase en réalité. Et, de fait, il semble que la pièce se termine fort à propos pour Bérenger, car lui aussi s'aperçoit de la beauté des rhinocéros et de sa propre laideur, alors qu'il se révoltait lorsque Daisy lui en parlait ; lui aussi les revêt de la séduction de son désir de leur devenir semblable :

"- Bérenger : Il se précipite de nouveau vers le placard d'où il sort deux ou trois tableaux. Oui, je me reconnais ; c'est moi, c'est moi ! (Il va accrocher les tableaux sur le mur du fond, à côté des têtes de rhinocéros). C'est moi, c'est moi. (Lorsqu'il accroche les tableaux, on s'aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes de rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s'écarte pour contempler les tableaux). Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace). Ce sont eux qui sont beaux. J'ai eu tort ! Oh, comme je voudrais être comme eux. Je n'ai pas de cornes, hélas ! Que c'est laid un front plat. (...) (Il regarde les paumes de ses mains). Mes mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ?"
(Id., p. 116).

Cette constatation de l'impossibilité de devenir rhinocéros ne satisfait-elle pas le désir le plus profond du personnage, d'être, envers et contre tout, supérieur à ses semblables, désir dont il lui faut boire la coupe jusqu'à la lie, et qui lui devient de plus en plus insupportable car il n'a plus de semblables ? Ne dit-il pas :

"- Bérenger : Malheur à celui qui veut conserver son originalité "
(Id., p. 117).

? N'est-il pas contraint par l'amertume qu'il ressent dans la suprématie qu'il a acquise (qui était le but secret de son agressivité : valoir mieux que les autres, malgré son ivrognerie et sa saleté), N'est-il pas contraint de briser cette illusion le séparant des ténèbres qui la nourrissaient, et qui sont les ténèbres de la condition humaine, et de plonger dans le flot rhinocérique ?

L'affirmation finale de sa volonté de rester homme n'est dûe, en effet, qu'à un sursaut agressif bien semblable à celui de son homonyme dans "Tueur sans Gages", avant qu'il ne se livre à la mort :

"- Bérenger : (Il a un brusque sursaut). Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes de rhinocéros, tout en criant) : Contre tout le monde, je me défendrai, contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier Homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! "
(Id., p. 117).

Dès lors, il semble que le rideau tombe à temps pour laisser le spectateur dans l'illusion, de même que le héros, et ce dénouement n'est pas sans rappeler "Amédée ou Comment s'en débarrasser".









CONCLUSION
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Alors que les autres foncent dans ce qu'ils ont compris de la vie, Bérenger comme Ionesco affirmant le chaos de toute logique, foncent dans le brouillard de l'incompréhensible de la vie, parce qu'ils ont la certitude qu'il n'y a rien à comprendre. Cette certitude constitue alors une logique du chaos, qui les enferme dans le cercle vicieux de l'intelligence qui ne parvient pas plus à s'oublier qu'à se dépasser.

"Rhinocéros", qui, au premier abord, avait semblé présenter un intérêt mineur (car cette pièce ne faisait que systématiser ce qui se trouvait dans les précédentes : les ténèbres qui alimentent toute logique), est en définitive très importante. Elle amène à la conscience claire ce qui restait trouble auparavant, et va permettre à l'auteur d'en arriver au "Piéton de l'Air", où il remonte à la source de l'incohérence de son attitude. Le tragique le plus profond de "Rhinocéros", réside donc précisément dans cette systématisation du chaos qui anime toute logique, car elle est justement elle-même une nouvelle logique, de plus en plus sommaire et impitoyable, comme le révèlera la pièce suivante.

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