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Dans les souvenirs d'une
des grandes joies de sa jeunesse que Bérenger raconte à
l'architecte, se retrouve l'euphorie de Choubert arrivant à la réalité amorphe. Et, surtout, il
s'agit là d'une expérience de la vie de l'auteur, transcrite
trait pour trait, que Ionesco rapporte dans "Journal en Miettes" (cf. J. M., Ed. Mercure de France, p. 112-113) :
"-
Bérenger : La dernière fois, je devais avoir dix-sept
ans, je me trouvais dans une petite ville de campagne... (...). Je me promenais dans une rue étroite, à la fois
ancienne et neuve, bordée de maisons basses, toutes blanches.
J'étais tout seul dans la rue (...). J'avais tout oublié, je ne pensais plus à rien,
sauf à ces maisons-là, ce ciel profond, ce soleil
qui semblait s'être rapproché à portée
de ma main dans ce monde construit à ma mesure (...). Brusquement la joie se fit plus grande encore, rompant toutes
les frontières ! Oh l'indicible harmonie m'envahit."
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard,
Théâtre II, 1958, p. 76-77).
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Bérenger poursuit,
en assimilant la lumière éclatante à l'air, puis
à un liquide, tellement elle devenait dense. Il éprouve
les mêmes sensations que Choubert.
Toutes les aspirations de Ionesco, que les personnages précédents
avaient déjà permis de mettre en évidence, sont
comblées dans cette euphorie, par la solitude, le silence et
la lumière éblouissante. Mais, à travers chaque
création, les mobiles de cette joie se précisent de plus
en plus : Quand Bérenger à oublié tous les autres,
et qu'il ne perçoit plus rien de vivant, si ce n'est lui-même,
il se sent le centre de l'univers, et croit le soleil à portée
de sa main ; il est devenu Dieu. Pourtant, ce désir d'un "univers
fait à (sa) mesure" ne se réalise pas grâce
à un développement de l'être de Bérenger
à l'infini, mais à cause d'une réduction du monde
à ses dimensions. C'est là une caractéristique
de la pulsion tragique : le désir
amenuise progressivement l'univers entourant sa victime, en lui donnant
l'impression que c'est elle qui grandit.
Il est intéressant de remarquer que, de même que pour Choubert,
la solitude inhérente au rêve de Bérenger ne le
fait pas souffrir, alors qu'en temps ordinaire elle l'angoisse.
"-
Bérenger : Pas un homme dans la rue, pas un chat, pas
un bruit, il n'y avait que moi. Pourtant, je ne souffrais pas
de cette solitude, ce n'était pas une solitude.
(Id., p. 77).
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Comme Choubert,
Bérenger ne parvient pas à s'expliquer la disparition
subite de son euphorie :
"-
Bérenger : Et tout à coup, plutôt petit
à petit... non plutôt subitement, je ne sais pas,
je sais seulement que tout était redevenu gris ou pâle
ou neutre. C'est une façon de parler, le ciel était
toujours pur, ce n'était plus la même pureté,
(...). Il se fit en moi une sorte de vide
tumultueux, une tristesse profonde s'empara de moi, comme au
moment d'une séparation tragique,
intolérable. Les commères sortirent des cours,
percèrent mes tympans de leurs voix criardes, des chiens
aboyèrent, je me sentis abandonné parmi tous ces
gens, toutes ces choses..."
(Id., p. 79).
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Le retour de Bérenger
à la réalité lui procure la même agressivité
qu'à la femme d'Amédée,
refusant jusqu'à la voix de son mari. Il est possible de comprendre,
ici, l'identité profonde des pulsions qui suscitaient la révolte
de Madeleine, aussi bien que
le désir d'évasion dans le rêve d'Amédée : toutes deux proviennent du même refus aveugle de la vie et de
la condition humaine, et font partie d'une même chaîne.
La rechute inexplicable, et pourtant inévitable, du rêve
dans le réel, est cependant accompagnée de phénomènes
significatifs qui apportent un début d'éclaircissement.
Bérenger se sent abandonné au milieu de la vie environnante,
c'est-à-dire qu'il souffre de ne plus se sentir
le centre de l'univers. Il a conscience de l'échec de son désir.
L'écrasement dans la réalité témoigne donc
de l'impossibilité pour l'individu à se libérer
totalement du monde qui l'entoure.
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Visite de la cité radieuse :
De nouveau euphorie, solitude bienheureuse et chute
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Dans la visite de la cité
radieuse, le héros va revivre aux côtés de l'architecte,
les trois étapes de son rêve : l'euphorie, la solitude
bienheureuse et la chute, en permettant une fouille dans tous les coins
et recoins laissés jusqu'à présent dans l'obscurité.
Bérenger, trouvant que la réalisation de son guide "tient
du miracle", déborde d'enthousiasme et d'admiration devant
cette réconciliation entre les mondes extérieur et intérieur,
qu'il goûte dans sa plénitude, car la cité répond
aux exigences de ses désirs les plus intimes. Elle est, dira-t-il
:
"le
jaillisement, la prolongation de l'univers du dedans."
(Id., p. 73).
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Mais dépossédé
de lui par sa joie, il ne remarque pas la froideur de son interlocuteur,
qui s'efforce constamment de tout ramener à ses justes proportions,
et de montrer la technique, là où Bérenger voit
le miracle. Bien plus, il finit par lui présenter cette cité
comme un mirage, sans pour autant l'inquiéter, bien au contraire
:
"- L'Architecte, donnant des renseignements compétents : Rien d'extraordinaire, je vous dis, c'est de la tech-ni-que.
Tâchez donc de comprendre. Vous auriez dû suivre
une école pour adultes. Ici, c'est tout simplement
un ilôt... avec des ventilateurs cachés que j'ai
pris pour modèles dans ces oasis qui se trouvent un
peu partout dans les déserts (...).
- Bérenger : Ah, oui... C'est exact.
Vous parlez de ces cités que l'on appelle aussi mirages (...). Les mirages... il n'y a rien
de plus réel. Les fleurs de feu, les arbres de flamme,
les étangs de lumière, il n'y a que cela de
vrai, au fond. J'en suis bien convaincu."
(Id., p. 72).
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Bérenger croit d'autant
plus au mirage, qu'il en trouve ici une réalisation concrète,
dans la pierre, alors que lui ne parvenait jamais à le faire
sortir du domaine de l'irréel :
"-
Bérenger : Chez vous ce n'est pas le produit irréel
d'une imagination exaltée. Ce sont de vraies maisons,
des pierres, de la brique, du ciment (touchant
dans le vide), c'est concret, palpable, solide. Votre
méthode est la bonne, vos procédés sont
rationnels."
(Id., p. 80).
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La même erreur poursuit
toujours cette nouvelle création de Ionesco : celle d'espérer
trouver, par l'intelligence, une solution à sa condition.
Ce besoin de changer l'atmosphère ambiante relève de la
même volonté d'isolement que dans l'expérience de
sa jeunesse, où le personnage échappait aux cris des commères
:
"-
Bérenger : Je savais qu'il existait dans notre ville
sombre, au milieu de ses quartiers de deuil, de poussière,
de boue, ce beau quartier clair."
(Id., p. 65).
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Lorsqu'il évoquait
le souvenir du moment, où, à dix-sept ou dix-huit ans,
le monde lui avait appartenu, il disait ne pas souffrir de la solitude
qui y règnait. Mais en fait, ce nouveau rêve qu'il vit,
en compagnie de l'Architecte, révèle qu'il ne s'aperçoit
pas de la solitude, dans son étonnement. La plénitude
qu'il ressent le fait se suffir à lui-même, et, n'éprouvant
aucun besoin des autres, il ne remarque pas leur absence. Emmuré
dans son enthousiasme, rien, même pas les sous-entendus de son
guide, ne parvient à ébranler sa force rayonnante.
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|
Mais, si Bérenger
ne comprenait pas pourquoi le monde était devenu subitement terne
et gris, alors qu'il baignait dans la lumière, au cours de l'expérience
de sa jeunesse, il est beaucoup plus facile d'en saisir le mécanisme
dans la disparition de sa joie, lorsqu'un caillou arrive à ses
pieds dans la visite de la cité radieuse.
L'inquiétude va le saisir :
"Soudain
bruit d'une pierre qui tombe à deux pas de Bérenger,
entre celui-ci et l'architecte.
- Bérenger : Oh ! (Léger mouvement
de recul de Bérenger). Une pierre !
- L'Architecte, sans étonnement, impassible : Oui. Une
pierre !
- Bérenger : Si... Si... Comment ? On nous jette des
pierres ?
- L'Architecte : Une pierre, une seule pierre, non pas des pierres !"
(Id., p. 85).
|
L'absurdité de ses
remarques, et sa tendance à augmenter les proportions de l'évènement
traduisent sa stupéfaction devant cette menace, cette réapparition
de la mort dans sa vie, alors qu'il avait oublié son existence.
C'est seulement à ce moment-là qu'il commence à
s'interroger sur la solitude qui règne dans ce lieu, parce qu'il
sent la peur le gagner :
"-
Bérenger : C'est très reposant, ici, c'est fait
exprès. Un peu trop tout de même, qu'en dites-vous
? Pourquoi ne voit-on absolument personne dans les rues ? (...). Pas un bruit, pas un murmure, pas une voix qui chante. Et toutes
les fenêtres sont fermées ! (Il
jette un regard surpris dans le vide du plateau). Je
ne m'en étais pas aperçu. Dans un rêve,
cela se comprend, mais pas dans la réalité.
- L'Architecte : C'était tout de même frappant
! "
(Id., p. 85).
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Toute sa
vie, Bérenger a cherché à retrouver ce qu'il avait
ressenti dans sa jeunesse, pour échapper à la répulsion
qu'il éprouve devant les hommes qu'il rencontre, dans lesquels
il ne se reconnaît pas :
"-
Bérenger : Des quartiers entiers de gens pas vraiment
malheureux (...), laids parce qu'ils ne
sont ni laids, ni beaux, des êtres tristement neutres,
nostalgiques sans nostalgie, comme inconscients, souffrant inconsciemment
d'exister. Mais moi j'avais conscience du malaise de l'existence."
(Id., p. 74).
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Cette maladie, cette mort
qui pèse sur la condition humaine, voilà qu'il la retrouve
dans la solitude qu'il croyait sa solution. Bérenger est donc
prisonnier d'un cercle vicieux : Il fuit le monde pour échapper
à la menace de mort qu'il trouve dans ses semblables, et, une
fois seul, le danger qui le poursuit lui fait désirer la présence
des hommes. C'est de la condition humaine qu'il cherche à s'évader,
mais il ne peut pas se séparer de lui, sa finitude ne le quitte
pas. En réalité, tout serait simple s'il acceptait la
mort, et la laideur de l'homme comme une conséquence de son agressivité.
Mais cette laideur lui fait horreur parce qu'elle est le reflet de ses
propres ténèbres, lui devenant insupportables quand il
les retrouve dans la solitude, car il ne peut en accuser personne.
C'est pourquoi il a besoin des autres, pour trouver un coupable qui
ne soit pas lui. C'est aussi la raison pour laquelle les relations sociales,
bien que fondées sur un dénigrement mutuel continuent
d'exister, elles permettent à l'individu agressif de projeter
ses pulsions obscures sur ses semblables, sans comprendre qu'elles viennent
de lui, comme Ionesco l'a ressenti lui-même face à un vieillard
bien portant d'une clinique suisse :
"J'ai
demandé de changer de table ; cet acharnement à
vivre, à s'accrocher à la vie, et il ne lâchera
pas de sitôt, me paraît à la fois tragique,
redoutable, effrayant, immoral. Je comprends très bien,
c'est moi-même que je déteste en lui, car tout
comme lui, je suis acharné à vivre, je serai comme
lui, dans quelques années, je ne le lui pardonne pas
et je ne me le pardonne pas."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed.
Mercure de France, 1967, p. 76-77).
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L'agressivité et le
désir d'éternité sont de même nature, la
première projette la mort sur l'univers extérieur, de
sorte que l'être tragique s'en croit à l'abri, et le second l'oublie purement et simplement
dans les solitudes du rêve. Mais tout ce qui vient rappeler la
présence du danger, à l'intérieur même de
l'euphorie chimérique, replonge le personnage dans son état
premier, si bien qu'il accuse tout individu en face de lui d'être
un assassin, parce qu'il s'est opposé à son désir.
C'est ainsi que Bérenger s'en prend à l'Architecte :
"-
Bérenger, désolé : Que me racontez-vous donc ? Vous m'avez touché au coeur
! C'est vous-même qui venez de me lancer la pierre...
Moralement, bien sûr, moralement ! Hélas, je me
sentais déjà enraciné dans ce paysage !
Il n'a plus pour moi à présent qu'une clarté
morte, il n'est plus qu'un cadre vide. Je me sens hors de tout
!"
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard,
Théâtre II, 1958, p. 76-77).
|
Finalement, tout ce qui va
à l'encontre du rêve est un assassin pour le rêveur.
Le réel est un assassin. La condition humaine est un assassin,
parce qu'elle ne se plie pas à son désir d'être
éternel, c'est pourquoi il se révolte contre elle. Le
vocabulaire de Bérenger est significatif : il se sentait "enraciné
dans ce paysage" ; mais ce paysage était en lui, c'était
son monde intérieur. La force de son enthousiasme venait donc
de ce qu'il croyait ne plus avoir à sortir de lui, et avoir trouvé
la solution de la mort en s'enfermant en lui. Mais c'est à ce
moment-là que l'ennemi héréditaire de l'homme est
revenu l'agacer et le narguer.
|
|
Bérenger avait l'impression d'avoir échappé à
la mort dans la réalisation sociale qui comblait son désir
; il s'y sentait en sécurité et la sécurité
du citoyen est l'un des objectifs principaux que l'Administration se
propose d'atteindre, répondant à cette aspiration illusoire
de ses administrés. Mais il est curieux de remarquer que la recherche
de sécurité revient à se mettre en position défensive,
et que la défensive est une façon de faire la guerre souvent
vouée à l'échec, parce que fondée sur la
peur. Ionesco montre très lucidement la liaison de l'agressivité
et de la sécurité :
"Cette
peur bleue, cette peur panique. Dès la tombée
de la nuit, elle m'envahit. Je veux la solitude, je ne peux
la supporter (...). Dans la sécurité, l'agressivité
surgit, s'épanouit. En ce moment c'est la peur. Elles
sont loin, elles sont seules, je voudrais les protéger,
j'ai tellement peur pour elles."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed.
Mercure de France, 1967, p. 91).
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L'auteur pare cette angoisse
de générosité, mais sa peur pour les autres vient
de sa peur pour lui, car il n'avait pas de tels tourments avant la tombée
de la nuit. Il semble plutôt que cette dernière soit à
l'origine de sa crainte, parce qu'il y retrouve ses ténèbres
intérieures. Les puissances qu'il a libérées sur
les autres, dans la journée, se retournent contre lui au crépuscule
: la peur est la rançon des pulsions dominatrices, c'est ainsi
que le remords du criminel pousse souvent celui-ci à avouer son
crime d'une façon ou d'une autre, ou à se tuer, tellement
la vie lui est devenue insupportable.
Le cercle vicieux dans lequel évolue Bérenger,
montre que la sécurité sociale est une illusion tragique à laquelle il ne faut pas céder, sous peine de se livrer
au pouvoir des forces de la nuit. Mais cette sécurité
cache, en fait, une réalité plus profonde, celle du désir
qu'elle satisfait et qui en est la cause. Le héros, en se révoltant
contre la mort qu'il retrouve au sein même de la réalisation
de son rêve, se livre pieds et poings liés aux pulsions
criminelles qui l'habitent, et qui prendront l'aspect du tueur sans
gages.
|
Organisation
sociale, produit du désir qui enferme dans le désir
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Dans la sécurité, l'agressivité se développe
parce que l'être humain se croit à l'abri de la mort, et
donc maître de sa condition. En fait, il est dominé par
ces pulsions d'affirmation de soi sur l'humanité qui l'aveuglent.
Cette constatation est très intéressante, étant
donnée toute la dimension sociale de "Tueur sans Gages",
où l'Administration paraît essentiellement chargée
de procurer au citoyen l'impression qu'il ne court aucun danger dans
une société bien organisée, et que sa vie va peu
à peu s'allonger, suivant une courbe risquant de côtoyer
l'infini. Les rapports entre le citoyen et l'état sont donc fondés
sur une illusion, dont la première manifestation se trouve dans
la persuasion de Bérenger, lui faisant croire que l'Architecte
a les mêmes aspirations que lui, sous prétexte qu'il a
réalisé son rêve :
"-
Bérenger : Mais vous devez parfaitement me comprendre,
cette lumière est aussi en vous, c'est la même,
c'est la mienne puisque (grand geste montrant
dans le vide) vous l'avez de toute évidence recrée,
matérialisée. Ce quartier radieux, il a bien jailli
de vous..."
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard,
Théâtre II, 1958, p. 80).
|
Il n'accepte pas de croire
que son guide ne fait que son métier, sans chercher à
satisfaire ses désirs, et qu'il se contente d'obéir à
l'Administration :
"-
L'Architecte : C'est un noyau qui doit, qui devait plutôt,
en principe s'élargir. J'en ai fait les plans sur l'ordre
de la Municipalité. Je ne me permets pas d'avoir des
initiatives personnelles."
(Id., p. 65).
|
Rien n'est le fruit d'un
jaillissement spontané, dans cette cité, tout répond
à des calculs, établis en fonction des besoins des citoyens
:
"-
L'Architecte : C'est la règle, dans ce coin, cher Monsieur... (Il lit sur la fiche)... Bérenger.
C'est calculé, c'est fait exprès. Rien ne devait
être laissé au hasard dans ce quartier, le temps
y est toujours beau... Aussi les terrains se vendent-ils ou
plutôt se vendaient-ils très cher..."
(Id., p. 66).
|
Les réalisations de
la Municipalité sont fondées sur un système de
fiches, dont l'Architecte se sert continuellement, sur l'organisation
des différents services, qui ont pour mission de classer de façon
rationnelle les divers types d'individus, et les besoins qui y correspondent,
si bien que, lorsque Bérenger demandera à son interlocuteur
si c'est un défaut ou une qualité d'être moins résigné
que les autres, celui-ci lui répondra que ça ne le concerne
pas, en donnant des signes d'impatience :
"-
L'Architecte : Je n'en saurais en juger. Ce n'est pas dans mes
attributions. C'est le service de la logique qui s'en occupe."
(Id., p. 74).
|
Face à Bérenger
qui lui raconte sa vie, il n'est rien d'autre qu'une machine enregistreuse,
chargée de transmettre des renseignements aux autorités
compétentes :
"-
Bérenger : C'est vrai aussi pour moi, Monsieur, les réservoirs
sont vides (...). Je vais tâcher de vous dire... est-ce
que j'abuse ?
- L'Architecte : J'enregistre, c'est mon métier. Continuez,
ne vous gênez pas."
(Id., p. 76).
|
Le rôle de l'Administration est, par conséquent, d'être
attentif à toutes les requêtes et doléances de ses
administrés pour remédier à ce dont ils souffrent.
Elle est un mécanisme choisi par les citoyens, et donc né
de leur désir, afin de satisfaire ce dernier, en le mettant en
fiches avec la même froideur que l'Architecte écoute Bérenger.
Le fonctionnaire n'a pas en lui le monde intérieur de son visiteur,
il s'en est seulement formé une image précise en le confrontant
à celui de la majorité de ses semblables :
"-
L'Architecte : Des cas comme le vôtre, j'en ai vu pas
mal chez mes clients."
(Id., p. 92).
|
C'est donc par l'être
social, qu'il a élu, que le citoyen se fait enfermer concrètement
dans ses pulsions agressives, apparaissant désormais comme pouvant
prendre la dénomination de forces du "pour soi", toute
manifestation du "pour soi" étant par nature agressive,
alors que tout "oubli de soi", étant pour les autres,
est amour.
De même qu'Amédée,
croyant trouver une solution à ses problèmes dans l'aide
d'autrui, se fait enfermer dans son cadavre, de même, Bérenger
est heureux de s'emmurer en lui, grâce à l'intervention
du foncionnaire dans sa vie. En effet, il présente presque ce
voyage comme une installation en soi, se sent rassuré une fois
dans la cité, et, surtout, a l'impression de ne pas avoir changé
de place, et de n'avoir fait que prendre possession de son être
:
"-
Bérenger : Il y a une telle métamorphose ! C'est
comme si je me trouvais loin vers le sud, à mille ou
deux mille kilomètres. Un autre univers, un monde transfiguré
! Pour y arriver, rien que ce tout petit voyage, un voyage qui
n'en est pas un, puisqu'il a lieu, pour ainsi dire, sur les
lieux mêmes..."
(Id., p. 71).
|
Rien n'est plus facile que d'arriver à la cité radieuse,
une fois que l'Administration est contactée, ainsi d'ailleurs,
que, pour Amédée,
de tirer le cadavre de sa demeure une fois qu'il a dépassé
le bord de la fenêtre. Quand le désir a commencé
d'échapper aux limites de l'être, les personnages n'en
sont plus maîtres. De fait, Bérenger ne peut plus se tromper
de route, même lorsqu'il croit faire une erreur : tous les tramways
arrivent à la cité de ses rêves, c'est le terminus
:
"-
Bérenger : Je me suis trompé de tramway, je voulais
en prendre un autre, j'étais convaincu que je n'étais
pas dans la bonne direction, pourtant c'était la bonne,
par erreur, heureuse erreur...
- L'Architecte : Heureuse ?"
(Id., p. 71).
|
Mais les tramways représentent précisément la grisaille
de la ville et sa laideur, qui font horreur au héros, et sont
cause de sa fuite des quartiers pauvres. Cette cité est l'aboutissement
de la vie terne, l'apparent parfait remède à cette saleté.
Mais il ne s'agit là que d'un masque, car c'est la partie la
plus dangereuse de la ville, où règne la solitude. Chacun
y est barricadé chez soi par peur de la mort, ce qui est bel
et bien une peur de soi, puisque tous les habitants savent comment s'y
prend l'assassin, et pourtant, l'un après l'autre, ils finissent
par regarder la fatidique photo du colonel.
Le but de la perfection sociale est, en cloîtrant l'individu dans
la prison dorée de ses rêves, de l'empêcher de sortir
de lui, de s'adapter au monde, puisque le travail dont il charge l'état
vise à adapter le monde à lui-même, à le
faire centre de l'univers devenu son univers. L'administré établit
avec son administration un contrat tacite, moyennant un travail qu'il
s'efforce de réduire autant que faire se peut, il essaye d'obtenir
le plus possible pour lui. Et l'Etat, quant à lui, doit s'efforcer
de donner toujours plus, afin de conserver la position dominante que
le citoyen lui a accordée. Il ne s'affirme qu'en faisant le jeu
de l'agressivité poussant l'humain à se croire le centre
du monde, et ne reste maître de la situation qu'en procurant à
l'être social l'illusion d'un monde où tout est artificiellement
fait pour lui, mais celui-ci n'a plus en définitive, comme solution,
que la mort. La démarche finale et bien sûr inconsciente
de l'Administration, consiste donc, en séparant les individus
entre eux, de les séparer peu à peu d'elle, au fur et
à mesure qu'en s'enrichissant, ils atteindront la cité
radieuse. Et, une fois qu'ils y seront, de les laisser face à
la mort, sans rien pouvoir faire pour eux, qu'enregistrer leur décès
avec un semblant d'enquête :
"-
L'Architecte, au téléphone : Allô ? Oui, je suis au courant. Prévenez le sous-chef.
Qu'il enquête, s'il y tient absolument. Qu'il fasse les
formalités. "
(Id., p. 67).
|
Elle est en réalité
totalement incapable d'assurer à Bérenger une vraie sécurité,
qui lui permettrait de trouver ce qu'il cherche : la solution de sa
condition, du problème de sa finitude. Et son existence ne repose
que sur une illusion, permettant l'aveuglement de celui qui croit en
elle, et qui ne peut pas admettre qu'elle ne parvienne jamais à
capturer l'assassin :
"-
Bérenger : Vous espérez bien l'arrêter avant
de prendre votre retraite ?"
- L'Architecte, froidement, ennuyé : Vous pensez bien que nous faisons tout ce que nous pouvons
!... "
(Id., pp. 89-90)
|
Bérenger comprend
encore moins, que les personnes qui sont venues, comme lui, habiter
cette cité pour échapper à la mort, se livrent
d'eux-mêmes aux mains du meurtrier :
"-
Bérenger : Mais alors pourquoi ne sont-ils pas plus prudents
? Ils n'ont qu'à l'éviter.
- L'Architecte : Ce n'est pas si simple. "
(Id., p. 95).
|
Le héros est bien
loin de supposer que lui-même, à partir du moment où
il se révolte contre sa finitude, court au devant du tueur.
L'Administration n'est pas plus maîtresse de la situation que
ses administrés, il n'y a pas plus, ni moins, de culpabilité
d'un côté que de l'autre. Tous deux sont victimes des forces
du "pour soi" auxquelles ils ont cédé, comme
cela se précisera de plus en plus. L'Etat n'est qu'un intermédiaire
entre le désir et sa réalisation, mais un intermédiaire
indispensable, car le rêveur ne peut pas s'en passer, le travail
de la matière nécessitant un retour à la réalité
avec ce qu'elle contient de fatigue, de danger et de mort, est une chute
qui l'accable et anéantit ses rêves, rendant ainsi impossible
leur satisfaction. La fonction publique est le compromis sans lequel
rien n'est possible. C'est pourquoi Bérenger ne parviendra jamais
à trouver seul, la cité radieuse. Chaque fois qu'il voudra
s'y rendre, un obstacle sera sur son chemin, et, pourtant, rien ne lui
sera plus facile, une fois qu'il aura emprunté la voie administrative,
et qu'il aura rendez-vous avec l'Architecte :
"-
Bérenger : Pendant longtemps, je vous assure, j'avais
essayé, consciemment ou inconsciemment, de trouver la
direction. J'allais à pied jusqu'au bout d'une rue, je
m'apercevais que ce n'était qu'une impasse. Je contournais
des murailles, longeais des clôtures, arrivais au fleuve,
loin du pont, au-delà du marché et des portes.
Ou alors, je rencontrais des amis en cours de route (...).
- L'Architecte : C'était tellement simple. Il suffisait
de m'envoyer un mot, d'écrire officiellement aux bureaux
municipaux."
(Id., p. 70).
|
|
|
L'Administration est donc le produit des forces du "pour soi", qui permet à Bérenger, puisqu'il s'agit essentiellement
de lui, la réalisation d'un "devenir" qu'il formule
dans ses rêves, sans être capable de l'obtenir par lui-même.
Dans la mesure où elle comble son désir, et lui donne
l'impression de ne pas avoir à sortir de lui, de son imaginaire,
elle semble une puissance protectrice. Et c'est bien ainsi qu'elle apparaît
ici, non seulement à Bérenger mais aussi à l'Architecte
qui s'est fait fonctionnaire pour ne pas craindre la mort.
Lorsque Bérenger voit une pierre toucher terre devant lui, il
est aussitôt rassuré par le fonctionnaire qui l'accompagne,
lui disant qu'il ne risque rien, tant qu'ils sont ensemble :
"
- L'Architecte : C'est pour jouer... Oui... Maintenant, c'est
pour jouer, pour vous taquiner ! Je suis l'Architecte de la
ville, fonctionnaire municipal, il ne s'attaque pas à
l'Administration, lorsque je serai à la retraite cela
changera, mais, pour le moment..."
(Id., p. 89).
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Cette protection publique
est affirmée dans la double fonction de l'Architecte qui est
aussi commissaire "comme tout architecte spécial" (p.
89). Celui qui realise le rêve ne le peut que parce qu'il
représente la force et le maintien de l'ordre à l'intérieur
même de la cité radieuse : C'est-à-dire, l'interdiction
de séjour à la mort et à tout ce qui pourrait lui
ressembler. Seulement, il s'avère que le fonctionnaire est totalement
impuissant contre celle-ci et avoue son impuissance devant les deux
ou trois crimes quotidiens, toujours au même endroit :
"-
Bérenger : Les pauvres ! (Violent), qui a fait cela ?
- L'Architecte : L'assassin, l'apache. Toujours le même
personnage. Insaisissable !"
(Id., p. 88).
|
Il n'en reste pas moins que,
si la protection du citoyen est une illusion, Bérenger est hors
des atteintes de l'assassin en présence du commissaire. Quelle
est la source de ce privilège spécial du fonctionnaire,
qui le fait échapper à la mort durant son activité
?
Mais y échappe-t-il vraiment ? Car, enfin, l'Architecte dit aussi
que cinq de ses inspecteurs ont été retrouvés noyés
dans le bassin, parce qu'ils ont voulu regarder la photo du colonel.
Et Dany elle-même était déjà "travaillée"
par le meurtrier quand elle a donné sa démission, comme
le révèleront les notes prises dans la sacoche d'Edouard.
Il semble que la sécurité ne soit garantie qu'aux membres
de la fonction publique renonçant à tout désir
personnel en y entrant et se contentant d'obéir aux ordres et
de prendre ce qu'on leur donne, sans jamais en vouloir plus :
"-
L'Architecte : Je suis payé moyennement, comme prévu
au budget. C'est correct. Ca peut aller."
(Id., p. 70).
|
C'est pourquoi l'Architecte
passe son temps à dénier toute beauté à
son oeuvre, c'est-à-dire tout fruit d'une expression personnelle,
spontanée. Le renoncement à soi n'est pas vraiment ici
oubli de soi, c'est une volonté de s'anéantir, de se réduire
à l'état d'instrument perfectionné, sorte de trêve
conclue avec les puissances du désir qui mènent l'humain
à la mort, moyennant quoi le fonctionnaire n'a pas à les
craindre jusqu'à la retraite, si bien qu'il peut conserver tout
son sang-froid, quand Bérenger est épouvanté :
"-
Bérenger : Mais notre vie est menacée ! Allons-nous
en ! (Fuite de Bérenger. Il ne fait que
tourner autour de l'Architecte qui sort une cigarette, l'allume
; on entend un coup de feu). Il a tiré !
- L'Architecte : Ne vous effrayez pas ! Avec moi, vous ne courez
aucun danger."
(Id., p. 88).
|
Progressivement se précise
donc cette idée que l'homme est responsable de sa mort prématurée,
parce qu'il pense trop à lui, qu'il s'aime trop. Ionesco se situe
donc toujours dans la perspective d'"Amédée
ou Comment s'en débarrasser" jusqu'à présent,
seulement, il va jusqu'à sa limite extrême, en montrant
que l'attachement à soi précipite la fin de l'existence
; dans la pièce précédente, les personnages n'étaient
pas totalement écrasés par la croissance du cadavre, ils
lui survivaient.
|
Sécurité
du fonctionnaire dans le renoncement à soi et l'irresponsabilité
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L'Architecte ne peut être
assuré de la sécurité de sa vie, dans
la fonction qu'il a choisie, qu'au prix d'une contrainte continuelle,
par laquelle il renie toute son oeuvre en affirmant qu'il est aussi
irresponsable que l'Administration des crimes qui y sont commis, car
la cité radieuse n'existerait pas si les fichiers n'en révélaient
pas la nécessité pour les citoyens.
Dany, sa secrétaire, qui n'a pas compris la raison de cette irresponsabilité,
ne peut pas conserver sa fonction :
"-
Dany : Vous devez comprendre que je ne peux plus partager la
responsabilité. C'est au-dessus de mes force.
- L'Architecte : L'Administration est irresponsable."
(Id., p. 84).
|
Et encore :
"-
Dany : Je déteste l'Administration, j'ai horreur de votre
beau quartier, je n'en peux plus, je n'en peux plus !
- L'Architecte : Ce n'est pas mon quartier."
(Id., p. 84).
|
Si Dany ne peut pas supporter
la situation, c'est qu'elle se révolte contre ce renoncement
à soi, et donc à toute responsabilité exigée
par la fonction publique. Elle ne peut pas s'empêcher de penser
à elle, de s'aimer, et elle est mue par le même désir
que les habitants de la cité radieuse : celui de voir la photo
du colonel. Elle ne démissionne que pour cela, ainsi que le révèlera
le Journal de l'assassin :
"-
Bérenger, continuant à lire : " Février : demain, je crois pouvoir décider
une jeune fille blonde, que je travaille déjà
depuis quelque temps, à regarder la photo..." Ah,
celle-là c'est Dany, la malheureuse, ma fiancée..."
(Id., p. 130).
|
Par conséquent, Dany
ne se sent pleinement responsable des crimes, qu'à partir du
moment où elle partage avec les habitants la pulsion qui les
amène au meurtrier, où elle est une victime en puissance
et se reconnaît en eux. Mais elle n'a jamais vraiment été
fonctionnaire, la révolte grondait déjà en elle,
car elle attendait que cela change. Elle croit pouvoir faire quelque
chose, trouver la solution de sa condition de mortelle :
"-
Dany : J'espérais toujours que cela changerait. Les choses
en sont toujours là. Je ne vois pas d'amélioration
possible.
- L'Architecte : Réfléchissez, je vous le répète,
réfléchissez bien. Si vous ne faites plus partie
de nos services, l'Administration ne vous prend plus sous sa
protection. Le savez-vous ? Etes-vous bien consciente des dangers
qui vous guettent ?
- Dany : Oui, Monsieur, personne n'est mieux placée pour
le savoir."
(Id., p. 82).
|
Dans cette dernière
réponse, la secrétaire prouve sa parfaite conscience des
risques qui la guettent, d'autant plus qu'elle s'en va précisément
pour les courir. Son attitude a l'allure d'un défi.
A partir du moment où elle obéit à
sa révolte, elle va vers la mort qu'elle refuse et les forces
qui l'animent sont de même nature que celles du criminel. L'essence
de toute révolte se précise ici comme le désir
aveugle d'échapper à notre finitude, mais celui-ci ne
peut exister que parce que la secrétaire, dans l'instant où
elle lui succombe, se croit au-dessus de la mort. Ainsi donc, l'être
agressif est poussé par ses pulsions dominatrices à affronter
la mort, parce qu'elles lui font croire qu'il ne la craint pas. Cela
se retrouvera notamment dans "le
Roi se meurt", où le héros, se rappelant des
souvenirs de jeunesse, rapportera qu'il se tenait dans les combats sur
l'aile de l'avion de chasse en tête de l'escadre, et qu'il en
était revenu pourtant. Tout orgueil, toute pensée à
soi, cachent, au fond d'eux-mêmes, une recherche de la mort, défi
qui va toujours plus loin, jusqu'à l'échéance finale,
parce qu'ils donnent à l'homme tragique,
l'illusion qu'il est le seul parmi les humains à ne jamais devoir
mourir. Il faudra attendre "le Roi
se meurt" pour que Ionesco fasse rendre gorge à cette
emprise profondément irrationnelle des puissances de la nuit
sur ses personnages.
|
Illusion tragique du fonctionnaire
et de l'Administration
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L'erreur de dany est donc
de ne pas avoir eu la sagesse de son supérieur, qui ne se considère
que comme l'instrument de la volonté de ses concitoyens, sans
rien d'autre par lui-même. Mais le destin de ce dernier n'est-il
pas tout aussi tragique, et ne
met-il pas en cause l'existence de toute la fonction publique qu'il
représente ?
En effet, en entrant dans l'Administration, il se dépouille des
forces du "pour soi", apparemment, mais c'est seulement pour
assurer sa vie, en ayant des gens qui pensent à sa place, choisissent
pour lui, et semblent ainsi le couper du contact avec le Bien et le
Mal. En réalité, il pense à lui à plus longue
échéance, et n'échappe pas au choix qu'il a fait
de sa profession, car tout sera remis en cause quand il sera en retraite (cf. p. 89). Il temporise avec ses ténèbres,
mais sans doute recule-t-il pour mieux sauter, car, en dépit
de sa tranquillité affectée, remue en lui tout un monde
trouble qui se manifeste lorsque Dany lui présente sa démission.
Il n'admet pas, de la façon la plus irrationnelle, que sa secrétaire
lui donne des conseils, alors qu'il ne cesse de la mettre en garde :
"-
Dany : Vous devriez prendre conscience...
- L'Architecte : Ce n'est pas à vous de me donner des
conseils. C'est mon affaire. Mais, encore une fois, tenez-vous
sur vos gardes.
- Dany : Moi non plus je n'ai pas à écouter vos
conseils. C'est mon affaire, à moi aussi.
- L'Architecte : Bon, bon, bon !"
(Id., p. 84).
|
Ce fonctionnaire, bien qu'ayant
délibérément renoncé à lui pour répondre
aux exigences de son emploi, ne parvient pas à se défaire
de l'affirmation de lui qui l'a poussé à ce choix et qui
pointe sournoisement dans ses propos, en lui faisant mépriser
Dany, sous prétexte qu'elle n'accepte pas sa vision des choses.
Il ne la comprend pas et plutôt que de penser que c'est peut-être
lui qui est dans l'erreur, il voit, en elle, une absurdité irréductible
à la clarté de son intelligence :
"-
L'Architecte, au téléphone : Vous voulez quitter l'Administration ? Réfléchissez
bien avant de démissionner. Vous abandonnez sans raison
sérieuse une brillante carrière ! Chez nous, vous
avez pourtant l'avenir assuré, et la vie... et la vie
!! Vous ne craignez pas le danger ! (...). Vous ne pouvez plus supporter la situation ? C'est enfantin.
Je refuse votre démission. En tout cas, venez finir votre
courrier et vous vous expliquerez. Je vous attends."
(Id., p. 79).
|
Cette eau bourbeuse qui s'agite
en lui va rompre ses digues à la mort de la secrétaire
: il triomphera absurdement, comme si ce décès devait
édifier un être qui n'est plus :
"-
L'Architecte : Elle était dans l'Administration ! Il
ne s'attaque pas à l'Administration ! Mais non, elle
a voulu sa liberté ! Ca lui apprendra. Elle l'a maintenant,
sa liberté. Je m'y attendais... (...). J'étais même sûr que cela lui arriverait
! Ou alors ne pas mettre le nez dans le quartier, une fois qu'elle
aurait quitté l'Administration."
(Id., p. 97).
|
Il est aisé de discerner une volonté destructrice dans
l'affirmation qu'il fait de sa supériorité : La mort de
Dany, il l'attendait. Toutes ses pulsions criminelles sont réfugiées
dans la façon dont il croit s'être mis à l'abri
du danger qui menace l'être humain à chaque instant de
son existence. Dès qu'il sent contestée la logique interne
de sa vie, il devient inconsciemment un assassin latent. Et il n'y a,
entre lui et le meurtrier qui sévit dans la cité, aucune
différence, si ce n'est que l'Architecte, par son système
même, se fait des illusions, en ce sens que, croyant avoir échappé
à la mort, il se croit aussi libéré de ses ténèbres
intérieures, tandis que le criminel est l'incarnation des puissances
que le fonctionnaire se dissimule.
L'Architecte restant soumis au tragique,
l'irresponsabilité qu'il met en avant relève d'une incohérence
de sa part, et l'Administration dont il est le représentant ne
peut pas se tenir à cette position. En effet, elle éprouve
le besoin constant de maintenir ses administrés dans leur erreur
: Lorsque Bérenger voudra voir le bassin pour la première
fois, l'Architecte hésitera à le lui montrer, alors qu'il
prétend n'avoir rien à cacher dans l'exercice de sa profession
:
"-
L'Architecte : Heu... Dame, oui. Un bassin. Vous avez bien vu.
C'est un bassin. (Il consulte sa montre). Je crois que j'ai encore un peu de temps.
- Bérenger : Peut-on y aller ?
- L'Architecte : Vous voudriez le voir de plus près ? (Il a l'air d'hésiter). Bon puisque
vous y tenez. Je dois vous le montrer."
(Id., p. 72).
|
Par ces quelques instants
d'hésitation, l'Etat dévoile la répulsion première
qu'il a à laisser voir les faiblesse de ses réalisations,
la mort qu'elles portent en leur sein, car celles-ci sont l'anéantissement
pur et simple de sa raison d'être. Mais il s'agit d'une répulsion
qu'il refuse de s'avouer, car, lorsque Bérenger aura peur des
pierres, c'est l'Architecte lui-même qui fera apparaître
le bassin, de façon précise cette fois, pour expliquer
la situation, et il ne reconnaîtra pas avoir hésité
à le lui montrer la première fois, quand le visiteur était
plein d'enthousiasme, et avait renoncé à approcher le
lieu insoupçonné des crimes :
"-
L'Architecte, montrant du doigt : Vous
voyez ce bassin ?
Le bassin réapparaît, précis
cette fois.
- Bérenger : C'est celui auprès duquel nous étions
passés tout à l'heure.
- L'Architecte : Je voulais vous montrer... Vous avez préféré
les aubépines... (Il montre encore le
bassin). C'est là, là-dedans, qu'on en
trouve tous les jours, deux ou trois, noyés."
(Id., p. 87).
|
Cette attitude est caractéristique
du comportement du fonctionnaire. Tant que Bérenger vivait dans
son rêve, son guide se contentait de faire des sous-entendus sans
l'avertir directement, et gardait seulement une distance et une froideur
qui auraient dû attirer son attention. Et, lorsque le danger sera
venu transformer progressivement le mirage en cauchemar, le fonctionnaire
s'efforcera toujours de le minimiser. Dans sa volonté de ne pas
sortir son client de l'illusion où il se trouve, malgré
la "demi-ironie" qu'il adopte avec lui, se sent un certain
flottement de la machine administrative tout entière : elle attend
que Bérenger se rende compte par lui-même de la présence
de la mort à l'intérieur de ce qu'elle procure, c'est-à-dire
de l'insécurité fondamentale de laquelle il se croyait
quitte grâce à elle, et alors, elle lui assène cette
réalité inquiétante. Elle ne peut donc pas se tenir
dans cette position d'irresponsabilité, sans une grande part
de mensonge, dont elle a plus ou moins conscience.
|
|
A ce degré de l'étude
de "Tueur sans Gages", il apparaît nécessaire
de faire le point des connaissances que cette pièce a apportées.
L'Administration est donc une machine née du désir des
citoyens pour satisfaire celui-ci. Elle est un intermédiaire
indispensable, puisque tout désir se coupe du réel, ainsi
que d'un ennemi, à cause de sa finitude contre laquelle il se
révolte, si bien qu'il pousse à considérer la réalité
elle-même comme l'assassin véritable. La fonction publique
permet donc aux pulsions dominatrices de se développer en leur
évitant le contact avec la matière qui les accablerait.
Seulement, la conséquence de l'aide sociale est semblable à
celle d'"Amédée
ou Comment s'en débarrasser" : l'Etat enveloppe les
habitants de la cité radieuse dans leurs pulsions, les enferme
en eux-mêmes en les séparant de l'humanité, et là,
ils se retrouvent seuls face à leur peur de la mort, peur d'eux-mêmes,
de leur bonne âme, qui les fait se livrer au pouvoir de l'assassin.
Le fonctionnaire et l'organisme qui l'emploie ne peuvent continuer à
exister que par la conscience continuelle des exigences de leur position
qui les contraint à renoncer totalement à eux, pour se
réduire au rang d'instruments perfectionnés des voeux
de l'Administration. En se révoltant, Dany court au suicide,
tout sentiment de responsabilité, toute pensée aux autres
sont donc une recherche de la mort, quand ils dissimulent le besoin
profond de se donner bonne conscience, et obéissent en fait aux
puissances du "pour soi". Mais l'Administration elle-même
ne peut pas se tenir à son affirmation d'irresponsabilité,
car elle pense à elle à plus longue échéance,
et cache des ténèbres insoupçonnées, qui
ont vite fait de transformer l'Architecte en assassin latent.
Il est intéressant de remarquer que tous ces personnages, présents
ou devinés derrière les murs de cette cité, recèlent
en eux des velléités criminelles, identiques à
celles qui meuvent le tueur.
Bérenger, pour en revenir à lui, s'est révolté
contre la laideur, la maladie et la mort qui l'entouraient dans les
quartiers pauvres, c'est son désir d'échapper à
la mort qui l'a poussé à atteindre le rêve par la
voie administrative, et ainsi à s'installer en lui, à
ne plus avoir à en sortir ; car, voyant la mort dans les autres,
il ne la soupçonne pas à l'intérieur de son être.
L'Administration est donc le mur que son désir l'a amené
a placer entre lui et la mort ; en elle, il fonde tous ses espoirs,
il croit qu'elle détient la solution de sa condition. Et, lorsque
l'assassin revient le narguer au sein même du rêve (en lui,
par conséquent), il ne peut pas admettre la situation, et va
chercher à briser l'illusion sociale, pour se retrouver en fin
de compte face à cette puissance des ténèbres qu'incarne
le tueur, c'est-à-dire face à lui-même, aux mobiles
de son désir : le criminel, que sa bonne conscience lui faisait
voir partout sauf en lui, était précisément là
où il ne l'attendait pas.
|
|
Les victimes de l'assassin sont toutes des "bonnes âmes"
qu'il "flaire". Et chacun des habitants de la cité
en est une en puissance puisque tous doivent périr, le fonctionnaire
prévoyant en effet déjà de raser le quartier quand
ils seront morts. C'est donc à la "bonne âme"
en elle-même qu'il faut s'attacher pour découvrir le fondement
des affinités qu'elle a avec le meurtrier, affinités qui
sont aussi en Bérenger.
Comme la pièce précédente,
"Tueur sans Gages" insiste, au début du second acte,
sur les forces sociales d'affirmation de soi, sorte d'agressivité
à l'état brut, auxquelles participe le héros en
s'élevant contre elles, de sorte qu'elles sont la cause de son
désir d'évasion dans la cité radieuse, et sont,
à l'intérieur-même de Bérenger, l'aliment
de ce désir, comme cela va se préciser. Le rideau s'ouvre
sur sa chambre, univers sombre, sale, poussiéreux, usé,
laid, qu'il n'a rien fait pour améliorer, malgré ses aspirations
à la pureté: et c'est là le premier symptôme
du ver qui le ronge. Au dehors, se manifestent dans toute leur absudité
les pulsions qui dominent la société, de sorte que tout
être social se croit le centre de l'univers : La concierge se
prétend familière des philosophes qu'elle méprise,
ponctuant ses doctes pensées de grands coups de balai contre
la porte de Bérenger, ou sur la gueule de Trésor, son
chien. Elle sera encore là au troisième acte et prétendra
gouverner l'état avec les oies qu'elle élève. Des
vieillards passent aussi, pleurant la disparition des hommes brillants
de leur époque. Des camionneurs s'insultent. Une grosse voix
explique à une voix fluette, comment elle a pu sortir vivante
d'un avion ayant perdu ses deux ailes en vol.
Les agents de la circulation, qui ont tous la même voix que le
commissaire, selon Bérenger, représentent la contrainte
dans toute sa sauvagerie, se déchaînant contre tout ce
qui échappe à l'ordre social, à la règle
stricte, tel ce soldat, monté en haut d'un camion pour s'éventer
avec une fleur rouge : Un des policiers le gifle en lui arrachant la
fleur. Ils manifestent une total indifférence pour tout ce qui
n'est pas eux, témoignant de l'isolement agressif de l'homme,
derrière les remparts de son devoir :
"-
Le deuxième Agent : Le salut public ? On s'en occupe.
Quand on a le temps. La circulation d'abord !"
(Id., p. 157).
|
Plus tard, lorsque Bérenger
aura fait céder les agents, ils disparaîtront comme des
guignols sur les toits, après lui avoir envoyé leurs invectives
haineuses, et leur désir de meurtre. Il semble donc que cette
agressivité ne soit subie que lorsqu'elle est acceptée,
car elle repose sur du vide.
|
|
Voilà les ténèbres où vit Bérenger,
qui sont cause de sa révolte et de sa fuite. Mais n'y participe-t-il
pas d'une façon obscure, alors même qu'il se croit l'innocence
en personne ?
Il se refuse à comprendre les habitants de la cité radieuse
qui vivent dans un effroi quotidien, sans être capables de renoncer
à leur quartier, en se calfeutrant, au contraire, au plus profond
de leur demeure. Leur crainte est déjà apparue comme une
peur d'eux-mêmes, de leurs bons sentiments, qui les livre au pouvoir
de l'assassin. Les angoisses de Bérenger et de Dany se retrouvent
chez eux. Ils cherchent à échapper à la mort, à
la fois dans la solitude de leur cachette et dans le nombre du groupe.
"-
L'Architecte : Ils préfèrent rester cachés
dans leurs beaux appartements. Ils n'en sortent qu'en cas d'extrême
nécessité par groupes de dix ou quinze. Et même
alors, le danger n'est pas écarté."
(Id., p. 86).
|
Le cercle vicieux qui trompe
Bérenger est bien le même : Ces habitants, en accédant
aux quartiers riches, ont voulu échapper à leur popre
laideur, qu'ils reconnaissent dans leurs semblables. Mais, une fois
qu'ils sont enfermés dans leur solitude, ils retrouvent ces pulsions
obscures, sans pouvoir en accuser quiconque. La peur les enveloppe et
les assaille, comme le mort entourait Amédée.
Ils continuent à ne pas voir que leur peur ne vient que de leur
pensée à eux, et que, plus ils se représentent
la présence de la mort et cherchent à la fuir en rentrant
en eux, dans un monde qui est le leur, plus la peur les enferme et plus
la mort se rapproche d'eux. Elle est derrière la limite qu'ils
imposent à leur univers pour s'en protéger, c'est-à-dire
qu'elle touche les murs de leur maison et rôde dans les rues.
Cette angoisse devant le mur, qui est la frontière
de ce que le personnage tragique accepte du monde, et qui se réduit à son être propre
puisqu'il ne pense qu'à lui, se retrouve chez Ionesco :
"Je
reviens à l'image du mur infranchissable, gris et sombre
de l'église (...). Ainsi, je sentais le besoin ardent,
urgent, d'escalader ce mur et je sentais en même temps,
qu'il m'était impossible de le franchir. Y avait-il,
en bas, à droite, une petite porte ? Il me semble que
oui, mais fermée certainement. Le mur est donc le mur
d'une prison, de ma prison ; il est la mort puisqu'il semble
être un cimetière vu de très loin ; ce mur
est le mur d'une église, il me sépare d'une communauté
: il est donc l'expression de ma solitude, de la non interpénétration
; je n'arrive pas aux autres, les autres n'arrivent pas jusqu'à
moi. Il est en même temps l'obstacle à la connaissance,
il est ce qui cache la vie, la vérité. En somme
c'est le mystère de la vie et de la mort que je veux
percer ; ni plus, ni moins."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed.
Mercure de France, 1967, p. 102).
|
Ce texte est probablement
d'une importance capitale, car il permet d'éclairer la plupart
des oeuvres écrites après "Amédée
ou Comment s'en débarrasser". Et, en l'occurence, ce
mur est bien celui des habitants de la cité qui représente
la satisfaction de leur désir, il est tout aussi bien le rêve
de Bérenger. Il est leur prison. Il est aussi la mort, car en
réduisant peu à peu leur univers, par le désir
d'échapper à leur condition, ils s'écrasent progressivement
de ce qui comble leurs rêves. Il est ce qui les sépare
des autres, puisqu'il comble les puissances du "pour soi".
Il est le mystère de la vie et de la mort qu'ils veulent percer,
parce que ce mur n'existe que dans l'espoir de dominer la condition
humaine, d'échapper à son mystère, mais plus ils
se révoltent contre le mystère, plus ce dernier les écrase.
Il suffirait qu'ils acceptent le mur, qu'ils l'aiment, pour que cessent
toutes leurs angoisses, c'est-à-dire qu'ils acceptent les limites
de notre entendement. Mais, face à lui, ils ne peuvent le supporter,
comme Ionesco, ils abattent le produit de leur désir qui en était
aussi le masque, et ils sont engloutis pas les ténèbres
qu'il dissimulait, en se livrant à l'assassin pour une jouissance
suprême, celle de contempler la photo du colonel :
"Ces
murs qui s'élèvent, ces murs impénétrables
que je m'acharne à vouloir trouer ou abattre ne sont
peut-être que la raison (...). De l'autre côté
c'est la mort. Ne pas franchir ces murs."
(Id., 212).
|
La mort qui est une limite
apparaît à la limite de ce que l'être humain veut
voir de l'univers, parce qu'il croit qu'en se tenant à l'intérieur
de cette frontière il trouvera la solution de sa révolte
contre elle, mais il est vite détrompé. Il faudrait donc
compléter une autre affirmation de Ionesco à ce sujet
:
"La
finitude nous révolte ou bien nous la constatons et l'admettons."
(Id., 104).
|
Non seulement la finitude
nous révolte, mais en même temps la révolte nous
finit. Et Ionesco a l'impression que le mal et la source du tragique sont dans cette agressivité contre toute limite :
"Si
je ne me résigne pas à cette finitude, si elle
m'apparaît comme un mur dans mes cauchemars, si elle devient
une névrose, cela n'est plus banal. C'est peut-être
cela le mal. Comme le mur n'est pas franchissable, il faut que
je l'accepte. Ne pas l'accepter c'est cela le "diabolique".
Dans ce cas le mur doit tenir."
(Id., 105).
|
C'est au moment où
les habitants brisent la plus petite réduction possible de l'univers
(qui ne dépasse plus leur être propre), qu'ils s'anéantissent
en allant trouver l'assassin.
Pour expliquer la dernière étape du désir, celle
qui aboutit au franchissement du mur, du seuil de la maison, et qui
contredit la peur dont ils faisaient preuve, il est intéressant
de penser à l'autre aspect souligné par Ionesco, celui
du mur-raison. Il est en effet la "raison d'être" que
se donnent les propriétaires de la cité, ayant travaillé
toute leur vie, uniquement dans l'espoir de satisfaire ce rêve,
et étant persuadés de leur bon droit par la société,
l'Administration, qui les maintient dans cette illusion. Ils puisent
dans cette bonne conscience les forces de la révolte, estiment
qu'elle leur donne le droit de regarder impunément la photo du
colonel, puisque leur bonne âme les acquitte de la mort. Cette
affirmation d'eux les aveugle et les pousse vers le meurtrier, en leur
faisant croire qu'ils le domineront comme ils ont maîtrisé
tous les obstacles à leur ascension sociale. Le défi de
Dany se retrouve ici.
|
|
La démarche finale de l'individu qui a bonne
conscience le livre donc pieds et poings liés aux forces agressives,
qui se cachaient dans l'estime qu'il se portait. Inévitablement,
l'action de Bérenger entreprise au nom de son droit de bon citoyen,
apparaît, elle aussi, profondément
tragique parce que fondée
sur la même illusion.
En effet, malgré son étonnement devant l'absurdité
de la conduite des habitants de la cité radieuse, celui-ci va
pourtant être victime de la même erreur qu'eux : Il saura
tout des lieux où se trouvera l'assassin, et des heures auxquelles
il y sera, d'après les renseignements de la serviette d'Edouard,
et sera pourtant, le soir-même, face à lui. En outre, Bérenger
lui-même est une bonne âme, ce qui est pour le moins étrange,
si l'on se rappelle sa pensée au sujet de ses concitoyens des
quartiers pauvres (cf. #tou). Il y a chez lui un
ami qu'il ne s'attendait pas à voir, et qui, par contre, lui,
attendait patiemment son retour des contrées chimériques
:
Ionesco présente ainsi
Edouard :
"Assis
dans le fauteuil, dans le coin le plus sombre de la chambre,
à droite de la fenêtre, Edouard ne se voit et ne
s'entend pas au début de l'acte. On le verra plus tard,
après l'arrivée de Bérenger, mince, très
pâle, l'air fiévreux, vêtu de noir, crêpe
de deuil à son bras droit, chapeau noir de feutre, par-dessus
noir, souliers noirs, chemise blanche au col amidonné,
cravate noire."
(Id., p. 100).
|
Ce personnage incarne le
deuil et la mort, tout ce qui fait horreur à Bérenger
et à quoi il a voulu échapper en visitant le quartier
lumineux. Malgré cette répulsion violente, il a fait d'Edouard
son ami, lui a donné la clef de sa maison (qui est son univers,
son moi), pour qu'il y vienne quand il voudrait. Mais, maintenant, il
semble ne plus se rappeler d'avoir accordé ce droit de séjour
à la mort :
"-
Bérenger : Comment avez-vous fait ? J'avais les clefs
sur moi !...
- Edouard, sort de sa poche des clefs, les montre
à Bérenger : Moi aussi.
Il remet les clefs dans sa poche.
- Bérenger : Comment avez-vous eu ces clefs ?
Il pose son chapeau sur la table.
- Edouard : Mais... C'est vous-même qui m'en avez
confié un jeu, pour rentrer chez vous quand je voulais
et vous attendre, en cas d'absence.
- Bérenger, cherchant dans sa mémoire : Moi, je vous ai donné ces clefs ?... Quand ?...
Je ne m'en souviens pas... pas du tout..."
(Id.,
p. 117).
|
En réalité,
ce qui inquiète surtout Bérenger, ce n'est pas tellement
d'avoir donné ses clefs, mais de constater qu'Edouard, à
partir de ce moment-là, puisse entrer chez lui sans qu'il en
soit prévenu, et qu'il ne soit plus maître de son univers,
de lui, par conséquent :
"-
Bérenger : C'est mon manque de mémoire qui m'attriste... (pour lui) : Pourtant, la concierge n'a
pas dû quitter la maison, ce matin !... (à Edouard) : Qu'est-ce que vous avez ? Vous tremblez."
(Id.,
p. 117).
|
Et de fait, il est curieux
de remarquer la façon discrète dont chacun a su sortir
de la maison, ou y entrer, car la concierge n'était pas au courant
de ces allées et venues, alors qu'elle est à l'affût
de tous les mouvements se faisant dans l'immeuble. Elle-même n'en
revient pas. Edouard semble finalement avoir pris la place de son hôte,
pendant que ce dernier était dans la cité radieuse, "sur
les lieux-mêmes", disait-il, et il est possible de se
demander si les deux personnages ne feraient pas partie d'un même
être, qui serait Ionesco, qui ne serait pas sorti de la chambre
(ce qui expliquerait que la concierge n'ait rien vu), et dont le premier
acte de la pièce n'aurait représenté qu'un rêve.
Toujours est-il qu'en s'étant dépouillé de son
monde lourd, épais et sombre, tel que l'auteur décrit
le décor du second acte, Bérenger croyait aussi s'être
défait d'Edouard, alors que son ami l'attendait sans bruit, sa
toux et ses crachements de tuberculeux ne se manifestant qu'en sa présence,
comme si cette dernière attisait la maladie et la destruction
du moribond. Le héros a donc introduit dans sa demeure cette
misère et ce deuil contre lesquels il se révolte. Par
son agressivité, il ne fait que lutter contre une partie de lui
dont il n'est plus maître une fois qu'elle a eu commencé
de germer en lui, comme l'"à quoi bon" dans l'âme
de Ionesco. Et pourtant, elle paraît être une nécessité
profonde de son être, correspondant à l'aspect vieux, usé,
décoloré, sombre et démodé de la pièce
du second acte, où il a tout laissé dans un état
de délabrement que le temps aggrave, sans pitié (cf.p.
99-100).
Mais l'inquiétude de Bérenger, au sujet de la présence
de son hôte chez lui, est vite dépassée par sa compassion
devant les tremblements du malade, et les symptômes de son mal.
C'est elle qui est la plus forte et permet l'emprise d'Edouard sur lui
: Par son attendrissement, il se dépossède de lui-même (cf.p. 117). Par ailleurs, si son ami
représente la laideur ou la mort dont il a horreur, il faut remarquer
que c'est là tout ce qui lui a permis de se sentir supérieur
au monde qui l'entourait en se révoltant contre elles, et que
sa révolte, mue par son orgueil, n'aurait plus de raison d'être,
si la grisaille des bas-quartiers n'existait plus :
"-
Bérenger : Mais moi j'avais conscience du malaise de
l'existence. Peut-être parce que je suis plus intelligent
ou moins intelligent au contraire, moins sage, moins résigné,
moins patient."
(Id.,
p. 74).
|
Ces éléments
permettent de sentir le monde trouble qui s'agite au fond de Bérenger
en particulier, et de la "bonne âme" en général.
Il a besoin de ce qu'il rejette, parce que c'est aussi une partie de
lui qu'il ne veut pas reconnaître et sur laquelle il s'attendrit
(l'échec de sa vie), et parce qu'elle permet à son agressivité
de s'appuyer sur elle, pour lui donner l'impression de la dominer en
la voyant partout autour de lui, et en s'en croyant exempt grâce
à sa faculté de rêver. Le héros ne peut avoir
"bonne conscience" qu'en se donnant l'impression de bien agir,
et pour cela il a besoin de la maladie, qu'il soigne à sa manière
en lui permettant de durer et de détruire, par sa compassion,
puisqu'Edouard ne tremble et ne tousse qu'en sa présence. En
accentuant tout ce qui le dégoûte, il justifie sa révolte
et la nécessité d'une évasion de la condition humaine
devenue totalement inacceptable, il innocente ses pulsions agressives
qui le font désirer être Dieu en échappant au temps.
Même si Edouard à une existence bien réelle, il
n'en reste pas moins que Bérenger a choisi pour ami, cet être
qui prend plaisir à se détruire, et que cela témoigne
d'une affinité obscure entre les deux hommes.
Ils sont en effet accrochés l'un à l'autre par des liens
puissants. Edouard ne fait rien pour guérir, au contraire, il
préfère, plus ou moins consciemment voir son état
empirer, car cela lui permet de se sentir supérieur à
son ami, en l'accablant de sa toux bien réelle, tandis que celui-ci
se plaint de maux imaginaires. Il tousse pour le faire taire et lui
montrer son absurdité :
"-
Bérenger : C'est parce que je me suffoque... Je ne respire
pas l'air qui m'est destiné.
- Edouard, toussotant :Considérez-vous
heureux de ne pas avoir une mauvaise santé, de ne pas
être infirme ou malade"
(Id.,
p. 121).
|
Mais, en disant cela, Edouard
rassure son hôte, et lui apporte tout ce qu'il recherche : la
certitude de ne pas être atteint de la maladie, de la laideur
et de la mort ; il lui permet de se croire pur, d'avoir une vision répugnante
de tout ce qui n'est pas lui, et donc, de désirer s'enfermer
dans les chimères de son imagination. Il lui donne ainsi l'impression
de la sécurité qui laisse à ses pulsions dominatrices
toute possibilité de se manifester, puisque l'agressivité
ne se développe que dans la sécurité, comme Ionesco
l'a remarqué. Edouard est donc en Bérenger, aussi bien
qu'en dehors de lui. Il est une nécessité du désir
de son hôte. Mais son comportement est aussi irrationnel que celui
de ce dernier, car, s'il dit se résigner à tout, il refuse
pourtant l'absence de résignation de son ami :
"-
Edouard : Oui. Il y a toujours en vous un mécontentement,
un refus de vous résigner."
"- Edouard : Vous ne pensez qu'à vous."
"- Edouard : Tenez, moi, je suis malade... J'en prends
bien mon parti..."
(Id.,
p. 120-121).
|
Chacun des deux personnages
cherche à affirmer sa supériorité sur l'autre par
la révolte ou la résignation. Ils ont choisi de faire
entrer en eux, l'être à partir duquel ils ont cru s'élever.
Leur agressivité s'accroît de la résistance que
lui offre celle de l'autre. En réalité, ils ne font l'un
et l'autre que s'infirmer, au moment-même où ils se croient
maîtres de l'autre. La santé d'Edouard se dégrade
:
"-
Edouard : Les poumons... cela ne s'arrange pas. Depuis le temps
que je traîne cela..."
(Id.,
p. 118).
|
La maladie à laquelle
il se résigne l'amène à la mort. Et la santé
morale de Bérenger souffre de cette mort lente qui l'envahit
en la personne de son ami, à qui il a laissé prendre racine
en lui par son refus du réel, et de sa condition d'homme. Ainsi,
sa révolte a concrétisé sa puissance morbide, par
l'installation en lui d'un être qui met son orgueil à attendre
la mort, et qui est la raison d'être de cette révolte dont
Bérenger n'est plus maître, une fois qu'il lui a cédé,
car celle-ci ne vit que de la découverte toujours plus approfondie
des ténèbres qui la font exister et qu'Edouard dévoile
peu à peu. Cela explique l'indignation du héros devant
l'acceptation par son ami des crimes de la cité radieuse, trahissant
ses désirs meurtriers :
"-
Bérenger : Permettez-moi de vous dire, à mon tour,
dans ce cas, à quel point je suis moi-même surpris
que vous n'en soyez pas plus bouleversé... J'ai toujours
cru que vous étiez un homme sensible, humain.
- Edouard : Je le suis peut-être.
- Bérenger : Mais c'est atroce. Atroce.
- Edouard : Je l'admets. Je ne vous contredis pas.
- Bérenger : Votre indifférence me révolte
! Je vous le dis en face."
(Id.,
p. 123).
|
Il est bien évident
que l'illusion qu'il conserve sur Edouard est la condition-même
de sa révolte, car, à partir du moment où il reconnaîtra
qu'il a admis dans son intimité, qu'il porte en lui, cette atrocité
il ne pourra plus se révolter, il se résignera.
C'est ce qui se produira à la fin de la pièce, lorsque,
après avoir voulu tuer le tueur, ses bras retomberont, et il
inclinera la tête, s'offrant à l'assassin, acceptant presque
sa condition. Le caractère profondément irrationnel de
l'indignation de Bérenger est très sensible, lorsque son
ami, son cancer moral pourrait-on dire, lui objecte la nouveauté
de ses crimes pour lui :
"-
Edouard : Remarquez... La nouvelle est pour vous toute fraîche...
- Bérenger : Ce n'est pas une raison. Vous me navrez,
Edouard, sincèrement vous me navrez..."
(Id.,
p. 123).
|
Bérenger ne tolère
pas cette excuse, alors qu'il la donnait lui-même à l'Archirecte
:
"-
Bérenger : Je ne puis demeurer indifférent. Vous,
vous avez peut-être l'habitude dans votre double profession."
(Id.,
p. 92).
|
Il s'agit donc d'une agressivité
uniquement dirigée contre cet être qu'il a choisi, alors
qu'il ne se reconnaissait plus dans le fonctionnaire quand les pierres
ont commencé à tomber. Bérenger n'admet pas que
son ami puisse correspondre à une vérité profonde
de son être, et c'est son choix qu'il remet en question, mais
c'est déjà le commencement d'un retour sur lui.
La bonne opinion qu'il a de lui-même et qui est le propre de tous
les habitants de la cité radieuse, ainsi que d'Edouard, et, par-delà,
de tout être agressif (car il n'est possible de le devenir qu'en
s'aveuglant sur ses propres ténèbres), cette bonne opinion
de soi, donc, est caractéristique de la bonne âme. Et il
s'avère que Bérenger ne peut l'avoir qu'au prix d'une
compassion, par laquelle il est poussé à désirer
l'aggravation des maux objets de sa sollicitude. Car, cela lui permet
de justifier à ses propres yeux sa façon de vivre. Révolte
et attendrissement vont donc de pair, chez lui tout du moins ; ils existent
l'une par l'autre, et se nourrissent l'une de l'autre.
|
Equilibre obscur entre Bérenger et Edouard, entre le rêve
et les ténèbres
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C'est la raison pour laquelle
la compassion de Bérenger va succéder à son irritation,
devant les troubles et les maux de son ami, dont l'accroissement correspond
à la montée de l'indignation en lui, trahissant cet équilibre
obscur qui se fait toujours entre les pulsions de ces deux êtres
:
"-
Bérenger : C'est à moi de m'excuser. J'aurais
dû penser... Quand on est soi-même malade, quand
on est un grand malade, comme vous, il est difficile d'être
préoccupé par autre chose... Je suis injuste avec
vous. Après tout, ce sont peut-être ces crimes
affreux de la cité radieuse qui sont à l'origine
de votre maladie? Cela a dû vous toucher, consciemment
ou non. Oui, c'est cela, sans doute, qui vous ronge."
(Id.,
p. 125).
|
En croyant comprendre son
ami, il ne fait que le réintégrer dans sa conception de
la vie. Il n'y a, en effet, de révolte, que lorsque les objets
ou les êtres résistent à la logique de l'existence
dans laquelle l'être humain se croit à l'abri, comme le
montrera la concierge du "nouveau Locataire". Il n'y a plus
cassure, semble-t-il à Bérenger, entre son univers intérieur
et l'univers extérieur que constitue Edouard. En réalité,
il y a une illusion plus profonde, à cause de laquelle Bérenger
va jusqu'à accepter de sortir de sa chambre, avec beaucoup d'efforts,
par pure bonté d'âme pour Edouard :
"-
Bérenger : Je suis tellement fatigué moralement,
tellement déprimé. J'aurais préféré
aller me coucher... Enfin, puisque vous y tenez, je vais tout
de même vous accompagner un peu !
- Edouard : Vous êtes bien charitable !"
(Id.,
p. 125).
|
C'est à ce moment-là
que s'ouvre la serviette d'Edouard, acte manqué jailli des profondeurs
du désir, qui vient attiser la révolte de Bérenger,
en paraissant lui donner la solution du problème, et qui rappelle
les souvenirs inattendus de Choubert dans "Victimes
du devoir" au sujet des surnoms de Mallot,souvenirs qui entraînaient
l'Inspecteur à poursuivre ses investigations.
La serviette est un élément important de la pièce,
puisqu'elle se retrouve, avec un contenu différent, entre les
mains de l'Architecte :
"Il
a sous le bras, un porte-document, assez lourd et épais,
semblable à celui d'Edouard au deuxième acte."
(Id.,
p. 64),
|
et plus tard, elle appartiendra
à l'Homme, au Vieillard et à la Mère Pipe. Lorsque
s'ouvre celle d'Edouard, elle va libérer tout ce que son possesseur
cachait, son univers secret que Bérenger n'avait encore pas pu
pénétrer. En effet, Edouard, dans son indifférence,
est pourtant très attentif à elle, quand elle est toujours
fermée, à tel point que, défaillant entre les bras
de son ami, il revient à la vie pour bondir sur elle et l'arracher
des mains de Bérenger, après quoi il se laisse aller à
nouveau :
"(Bérenger
se penche pour prendre la serviette d'Edouard. Bien que presque
défaillant, Edouard, dans un sursaut, s'échappe
des mains de Bérenger pour prendre la serviette)."
(Id.,
p. 124).
|
Elle est donc le domaine
sur lequel Edouard concentre tout le reste de son énergie vitale,
puisque, pour vérifier si elle bien fermée, il en arrête
même de tousser : les soucis qu'elle lui occasionne sont momentanément
plus importants que sa maladie :
"Edouard
se soulève sur un coude, s'arrête de tousser, contrôle
d'une main inquiète la fermeture de son énorme
serviette noire, puis un peu tranquillisé, s'allonge
de nouveau, toujours toussant, mais moins fort. Edouard ne doit
pas donner l'impression qu'il essaie de tromper Bérenger
; il est vraiment malade, il a aussi d'autres inquiétudes,
au sujet de sa serviette, par exemple ; il s'éponge le
front."
(Id.,
p. 124).
|
Dès que Bérenger s'aperçoit
que cet objet est rempli des photos du Colonel, servant à l'assassin
pour séduire ses victimes, afin de les jeter à l'eau,
lui qui s'était précipité à terre sous le
prétexte d'aider son ami, va sortir tout le contenu du porte-documents
; tandis qu'Edouard s'efforcera de le lui cacher, mais en vain. L'agressivité
dont Bérenger fait preuve à ce moment-là, trahit
les véritables mobiles de son amitié : le désir
de connaître les profondeurs les plus sombres de celui qu'il a
introduit dans son appartement, afin de voir de plus en plus précisément
les ténèbres qui sont en lui, pour se donner l'impression
d'être un îlot de pureté, une cité radieuse,
au milieu d'une fange honteuse, et justifier ainsi sa révolte
contre sa condition. Bien sûr, ces mobiles se perdent dans la
nuit de l'agressivité, mais ils ne sont que l'aboutissement des
rapports des deux hommes. Bérenger peut difficilement aller plus
loin, puisque, ce qu'il découvre, c'est la complicité
directe existant entre son ami et l'assassin. Mais ce qu'il oublie,
c'est que cette complicité est en parfait accord avec cette conduite
qui a fait naître en lui, à la fois la révolte et
la compassion, et qu'elle relève donc de cette affinité
cachée qui le lie à Edouard, si bien qu'il partage sa
culpabilité.
En effet, quand Edouard parlait des évènements de la cité
radieuse, il présentait cela comme une chose "sue, assimilée,
cataloguée" (p.
122) ; et précisément, son porte-documents
contient toute cette connaissance qu'il a eue des actes de l'assassin.
Il semble donc qu'il y a en lui une volonté irraisonnée
d'engloutir la vie. Et ses vérifications constantes des fermetures
de la serviette montrent sa peur de la voir resurgir. Sa résignation
et son indifférence commencent à s'expliquer : Il est
résigné parce qu'il se place hors du temps. Il ne vit
plus, mais enfouit le présent dans le passé, et essaie
de se placer hors de la vie, en croyant par la même occasion être
hors des atteintes de la mort. Il regarde avec un air ahuri les objets
de l'assassin qu'il sort maintenant avec Bérenger de son porte-documents,
car il n'a même pas pris le temps de les voir avant, et s'est
dépêché de les oublier une fois qu'il les a eu enfouis.
Il en a aussi sur lui, qu'il finira par produire tel un prestidigitateur.
Il possède toutes les preuves et tous les aveux détaillés
des actes du criminel, minute par minute, seconde par seconde, tellement
ce dernier finit par se confondre avec le temps. Et Bérenger
n'hésite pas à l'accuser :
"-
Edouard, toussant, s'épongeant le front,
chancelant : Je suis honteux... je ne m'explique pas...
je ne comprends pas... je...
- Bérenger : Ne rougissez pas. Vous me faites pitié,
cher ami. Vous rendez-vous compte que vous êtes en partie
responsable de l'assassinat de Dany ?... Et de tant d'autres
!"
(Id.,
p. 131).
|
L'assassin et Edouard paraissent
à l'opposé l'un de l'autre, le premier occupant le temps
dans sa plénitude, et le second refusant de le vivre :
"-
Edouard : C'est son horaire, vraisemblablement. Fixé
à l'avance. Lieu par lieu, heure par heure, minute par
minute.
- Bérenger : ... Vingt-trois heures, neuf minutes, deux
secondes...
- Edouard : Seconde par seconde. Il ne perd pas son temps.
Il a dit cela avec un mélange d'admiration
et d'indifférence."
(Id.,
p. 132-133).
|
Pourtant, cette admiration
mêlée d'indifférence montre que, finalement, ils
se rejoignent. Ils font tous deux disparaître la vie aussi vite
l'un que l'autre. Mais Edouard n'a pas seulement la preuve des actes
de l'assassin dans sa serviette, il les a aussi sur lui, dans cette
maladie qui le ronge, et sur laquelle il fonde son orgueil. Chaque seconde
écoulée est un pas vers la mort, des nouvelles cellules
de son corps détruites, dont il est lui-même le responsable
par sa volonté de se couper de la vie. Il s'est fait une philosophie
de l'inaction, en cherchant à tout assimiler sans rien sentir,
à dépasser la vie et la mort pour devenir une sorte de
conscience pure, annonçant en cela Bérenger du "Roi
se meurt". Ainsi se révèlera-t-il dans sa conversation
avec l'Homme, par son désir de tout réduire à une
connaissance théorique :
"-
Edouard : Qu'est-ce que vous entendez par héros ?"
(Id.,
p. 141).
|
C'est pourquoi il dissuadera
ce nouveau personnage de mettre ses connaissances en pratique :
"-
Edouard : N'y allez pas. Penser contre son temps c'est de l'héroïsme.
Mais le dire, c'est de la folie."
(Id.,
p. 145).
|
Et, face à la Mère
Pipe, il livrera la seule préoccupation de sa vie :
"-
Edouard : Nous allons tous mourir. C'est la seule aliénation
sérieuse."
(Id.,
p. 145).
|
Il n'est pas étonnant
qu'il ne veuille pas agir contre l'assassin, car il a peur de le rencontrer,
et passe sa vie à l'éviter par son inaction, sans se rendre
compte qu'il précipite l'issue fatale. Lorsque Bérenger
lui demande de l'accompagner chez le commissaire, il devient de plus
en plus mou :
"-
Edouard : Vous devenez un homme d'action. Moi...
- Bérenger : Montrons lui les preuves !
- Edouard, assez mou : Je veux bien.
- Bérenger, agité : Alors,
allons-y. Pas une seconde à perdre ! Terminons de ranger
tout cela... (...)
- Edouard, encore plus mou : Mais oui,
mais oui."
(Id.,
p. 145).
|
Il finira par oublier la
serviette, élément capital, que Bérenger veut porter
sur le champ au commissaire, et deviendra un véritable boulet
pour son ami. Celui-ci ne parviendra pas à le traîner plus
loin que le lieu de réunion de la Mère Pipe, centre vital
de la société qu'il faudra briser pour prendre le chemin
des bâtiments administratifs. Mais auparavant, Edouard sera, en
principe, retourné chez Bérenger pour y rechercher la
serviette oubliée, en réalité, il n'en fera plus
qu'à sa tête :
"-
Edouard, se dirige à pas très lents
vers la droite, par où il va disparaître en disant
nonchalamment : C'est entendu, je me dépêche.
Je me dépêche. Je me dépêche. Un instant.
Un instant !"
(Id.,
p. 149).
|
|
|
Tous ces éléments permettent désormais
de tenter une compréhension de la pièce, dont la richesse
de signification paraît inépuisable, étant bien
entendu que sa logique est celle du rêve, c'est-à-dire
du désir, comme dans tout spectacle tragique.
Mais ce dernier rejoint la réalité, puisque Ionesco découvre,
de plus en plus profondément, que toute logique, scientifique
ou non, s'inscrit à l'intérieur de pulsions dominatrices
dont l'individu s'écrase, en cherchant à échapper
à sa finitude.
Plus les deux amis paraissent différents dans leur réaction
face à la démarche entreprise, et plus pourtant se dévoilent
les affinités intimes qui les unissent.
En effet, la philosophie de l'inaction à laquelle est arrivé
Edouard, n'est-elle pas véritablement celle de Bérenger
? Il suffit de se souvenir de la chambre du second acte pour en être
convaincu. Son propriétaire l'a laissée dans un état
de décrépitude qui n'a fait que s'accentuer. En outre,
il s'est révélé incapable de faire quoique ce soit
pour les autres, en attendant tout d'eux (de l'Administration en l'occurence)
; et c'est encore dans l'espoir que l'Architecte le délivrera
de ses tourments qu'il va le trouver. Par cette attitude, il ne se montre
d'ailleurs pas différent des autres personnages créés
avant lui par Ionesco.
Edouard tentait, d'une façon plus ou moins obscure de se mettre
en dehors du temps, sans s'apercevoir que c'était le plus sûr
moyen de courir à la mort ; Bérenger ne fait pas autre
chose :
"Bérenger
: Bon. Tant pis. Une seconde pas plus. (...)
- Edouard : Asseyez-vous un instant, vous êtes fatigué. (...)
- Bérenger : Je n'ai pas le temps d'être fatigué."
(Id.,
p. 137).
|
Le tueur ne laisse pas le
temps de penser à soi, comme Bérenger l'a senti lorsque
Dany fut assassinée.
"Bérenger
: La malheureuse... Elle n'a pas eu le temps de me dire "oui"
!..."
(Id.,
p. 97).
|
Et c'est dans cette abscence
de durée, dans cet instant insaisissable, que le héros
doit se placer pour lutter contre la mort, sur le même terrain
qu'elle. C'est pourquoi, quand il sera sorti de chez lui, le temps ne
passera plus, il sera toujours la même heure, de même que
lorsqu'il entrera dans l'avenue coupée de la ville :
"La
lumière ne changera pas : c'est le crépuscule,
avec un soleil roux que l'on apercevra, aussi bien lorsque la
scène est large, qu'au fond du corridor qui pourra être
formé par les décors représentant une sorte
de longue rue étroite ; c'est un temps, un crépuscule
figé."
(Id.,
p. 159).
|
L'univers semble donc obéir
au désir du justicier, ce qui est toujours inquiétant
chez Ionesco ; et, de fait, il ne s'agit là que d'une illusion
qui se dissipera lorsque Bérenger, submergé par la peur,
décidera de rentrer chez lui :
"Bérenger
: (Edouard) ne viendra plus. Pas la peine
d'insister. Il est trop tard. (Il regarde sa
montre). Ma montre s'est arrêtée..."
(Id.,
p. 162).
|
Il comprend son erreur trop
tard. La révolte qui en était la cause l'a coupé
du monde social sur lequel il fondait, dans son aveuglement là
aussi, tous ses espoirs. Il est seul avec lui-même, avec ses ténèbres,
c'est-à-dire avec l'assassin, tout près devant lui, lorsqu'il
tourne la tête. Les précisions de Ionesco ne sont pas très
claires, mais il semble bien, en effet, qu'à ce moment là,
le soleil roux, qui se faisait complice des pulsions de Bérenger,
soit disparu, car il ne parle plus que de "vagues lueurs à
l'horizon", notant :
"Bien
entendu, le décor ne bouge plus. Il n'y a d'ailleurs
presque plus de décor. Il ne reste plus qu'un mur, un
banc. Le vide de la plaine. Vague lueur à l'horizon.
Les projecteurs éclairent les deux personnages d'une
lueur blafarde, le reste est dans la pénombre."
(Id.,
p. 162)
|
Ainsi donc, en voulant devancer
l'assassin, et, par là-même la mort, ce personnage s'est
transporté d'emblée dans son royaume, et ne se comporte
pas différemment de son ami. Les pulsions qui les animent sont
de même nature et produisent les mêmes effets ; elles témoignent
de l'intime complémentarité de ces deux façons
d'envisager la vie.
Edouard ressent d'autant plus la fatigue, que son
ami en paraît exempt ; il devient un véritable boulet que
Bérenger ne pourra pas traîner plus loin que le lieu de
réunion de la mère Pipe. Par conséquent, il constitue,
en fait, la fatigue de son hôte qui va devoir finir par se débarrasser
de lui. Edouard, représentant l'atrocité de la vie dont
Bérenger cherche à se délivrer, il est nécessaire
que ce dernier s'en sépare. Mais, le héros est, lui aussi,
attaché à cet individu qui le dégoûte d'une
façon extrêmement trouble, c'est pourquoi il a fait tout
ce qu'il a pu pour l'emmener avec lui : il ne faut pas oublier que sa
révolte se nourrit de cette réalité répugnante
pour lui, et que, sans elle, elle n'a plus lieu d'être ; cependant,
son désir ne peut être satisfait que s'il parvient à
se défaire de ce mort en sursis. La difficulté de se séparer
d'Edouard, et, tout à la fois, la nécessité de
le faire, correspond à la peine qu'Amédée a eue pour arracher le cadavre de sa maison parce que celui-ci ne pouvait
plus y tenir, de même qu'Edouard ne pouvait pas garder plus longtemps
sa serviette fermée. L'opposition sournoise de Madeleine à
l'ascension de son mari dans "Victimes
du Devoir", relève de cette même pesanteur, qui
contrarie au dernier moment les forces agressives, sans parvenir à
les arrêter. Mais c'est surtout dans "le
Piéton de l'Air" que cela se précisera comme une
résistance intérieure de l'être : Bérenger,
qui en est toujours le personnage principal, aura beaucoup de mal à
s'élever, au début de son vol. Et sa fille, malgré
son aspiration à le suivre, sera incapable d'échapper
à cette résistance, sorte d'attraction de la réalité,
avertissant contre les dangers de l'imagination, qui se traduira chez Amédée par le sentiment
de mal faire, dont il fera part à ceux qui conservent les pieds
sur terre, tout en reconnaissant qu'il n'est plus maître de lui.
Lorsque ce dernier arrivait à la place Torco, le cadavre lui
devenait de plus en plus pénible à traîner, de même
qu'ici Edouard à Bérenger : Amédée était
attiré par l'illusion des phènomènes célestes
qui saluaient sa présence, et vidaient le réel de signification,
de même, Bérenger continue à vivre dans l'illusion
de la toute puissance de l'Administration, dont le bâtiment qui
se dessinera au bout de l'avenue sans qu'il s'en approche vraiment,
exercera sur lui une sorte de fascination :
("On
aperçoit, maintenant, une très longue rue ou avenue,
avec tout au loin dans le soleil, le bâtiment de la Préfecture
. un tramway en miniature traverse la scène, dans le
lointain".)
(Id., p. 158).
|
Ce tramway, qui aboutit nécessairement
à la cité radieuse, et à l'arrêt duquel le
criminel vient "flairer la bonne âme", ne le met encore
pas sur ses gardes, et pourtant il prophétise son rendez-vous
avec l'assassin. Il n'est donc plus tellement étonnant qu'Edouard
ait commencé par abandonner la serviette, puisque Bérenger
laisse ce dernier en cours de route, de la même façon ;
pour le faire aller rechercher le porte-documents, il est vrai, mais
il oublie seulement que, sans cette pièce à conviction,
il ne peut rien apprendre à l'Architecte, et que, étant
donné le temps que son ami met à lui obéir, il
aurait été préférable qu'il y aille à
sa place. En réalité, Bérenger ne peut poursuivre
sa route qu'en l'absence de cette serviette représentant toutes
les forces troubles qui le meuvent, tout ce qu'il sait de l'assassin
et de la complicité d'Edouard avec ce meurtrier, complicité
à laquelle il sent confusément qu'il participe par des
liens qu'il préfère ne pas démêler. En somme,
cette puissance obscure qui le retient, avant qu'il ne brise le mur
des contraintes sociales (que ce soit par la fatigue d'Edouard, par
l'oubli de la serviette, ou aussi par la résistance que la société,
et la police à laquelle il veut précisément s'adresser,
lui opposeront), cette puissance donc, paraît représenter,
comme le cadavre d'Amédée,
toutes les forces de l'attachement à soi, dont il doit se donner
l'impression de se délivrer pour passer à l'action, c'est-à-dire,
pour céder totalement à son désir. Car il ne peut
le faire qu'en se sentant une bonne âme. Et, de fait, Bérenger
dira ne plus avoir le temps de penser à sa fatigue et justifiera
sa précipitation par la nécessité d'empêcher
le criminel de faire d'autres victimes. il agit donc pour l'humanité
et c'est bien ce qu'il dira quand il sera seul, face à lui-même,
sans parvenir à s'en convaincre, cette fois-là :
"-
Bérenger : On dirait que j'ai peur, ce n'est pas vrai.
Je suis habitué à la solitude... (Il
marche en silence). J'ai toujours été seul...
Pourtant j'aime l'humanité, mais de loin. Qu'est-ce que
cela peut faire puisque je m'intéresse à son sort
? La preuve : J'agis... (Il sourit). J'agis...
j'agis... j'agis... difficile à prononcer ! Enfin, je
cours des dangers peut-être, pour elle... et pour Dany,
aussi. Des dangers ? L'Administration me défendra."
(Id.,
p. 160).
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Cela explique qu'il malmène
Edouard, avant de s'en séparer, malgré la lassitude de
son ami. Sa faculté d'attendrissement sur le sort de ce malade,
qui n'était d'ailleurs qu'une façon indirecte de se plaindre,
s'est reportée sur l'humanité entière, sans pitié
pour l'homme pris individuellement, accroîssant ainsi son aveuglement
sur l'absurdité de sa conduite.
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Bérenger
se libère de l'illusion sociale,
dupé par l'illusion de sa bonne âme
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Comme dans "les Chaises", où
c'est le plus sensible, l'impulsion à laquelle obéit le
personnage tragique, l'amène
progressivement à se débarrasser des illusions qui lui
cachaient les mobiles de son action, et sur lesquelles il croyait celle-ci
fondée, en le dupant par une illusion plus grande, mais encore
plus incohérente. Bérenger a déjà abandonné
Edouard en se croyant le sauveur de l'humanité, mais il lui reste
à se libérer de l'illusion sociale qui justifie pourtant
sa démarche.
Arrivé au centre vital de la société, il se trouve
face à toutes les forces du maintien de l'ordre. La police est
représentée par deux sergents de ville, que leur grandeur
démesurée transforme en espèces de divinités.
Ils incarnent en même temps l'Administration, avec leur voix semblable
à celles du commissaire, c'est-à-dire, pour Bérenger,
les organismes qui détiennent entre leurs mains la solution de
la condition humaine, et qu'il croit aider grâce aux renseignements
qu'il leur apporte :
"Un
sergent de ville, qui est sans doute d'une taille démesurée,
apparaît, avec un bâton blanc et tape sur les têtes
des gens qui sont de l'autre côté du mur et que
l'on ne voit pas."
(Id.,
p. 147).
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Mais, nouvelle déception
de Bérenger, identique à celle qu'il avait eue lorsque
l'Architecte s'avouait incapable de capturer le tueur, les policiers
ne se préoccupent que de leur devoir, rempli de la façon
la plus absurde et la plus brutale, sans aucun souci de ce qu'il appelle
le "salut public", et sans aucune marque de politesse, susceptible
de témoigner de la bonne âme que devrait avoir tout représentant
de l'ordre, en qui il place sa confiance. De même, deux énormes
camions militaires sont arrêtés en travers de la scène
et bloquent le passage. Bérenger ne fera pas plus attention à
ce nouvel avertissement qu'aux précédents. Il n'admettra
pas que sa confiance dans l'Administration soit le fruit d'une erreur
de sa part, et usera du nom du commissaire pour se faire ouvrir le passage,
stupéfait du peu de respect que lui témoignent ses subordonnés
:
"-
Le deuxième agent, plus fort, revenant
sur Bérenger : Ce n'est pas mon boulot, vous m'entendez
? Votre histoire ne m'intéresse pas. Puisque vous êtes
copain avec le chef, allez donc le voir et fichez-moi la paix."
(Id.,
p. 157).
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Tous les obstacles disparaissent
alors comme par enchantement, laissant finalement Bérenger dans
une solitude absolue :
"-
Le deuxième agent, au Premier ironiquement : Laisse passer Monsieur. (Comme par enchantement,
les camions s'écartent, tout le fond de la scène
s'est défait, le décor devant être mobile)."
(Id.,
p. 158).
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L'aspect de marionnettes
que prennent soudain ces fonctionnaires rappelle le bruit de casseroles
attachées à la queue d'un chien que faisait le cadavre
traîné par Amédée : Les agents, produits des forces du "pour soi" (comme s'est
déjà révélée l'Administration au
service du désir du citoyen), se vident littéralement
de toute signification, à partir du moment où cette puissance
présente à sa victime une solution préférable
: le commissaire.
Bérenger franchit donc ce mur, qui, selon Ionesco, sépare
l'être de lui-même, qui est la mort, et qui est aussi le
mystère de la vie et de la mort (cf. #cet).
Et l'auteur fait un récit d'un de ses rêves où il
l'assimile à toute contrainte qui lui est imposée :
"Ce
soldat impénétrable, impitoyable comme un mur,
comme le mur de cette caserne qui s'étend indéfiniment.
Toujours cette force aveugle ou cette loi ou ce destin incompréhensible
; cet ordre absolu, fermé, borné, avec lequel
je ne puis m'entendre. Qui est-ce ? Je ne sais pas si c'est
l'autre moi-même ou les autres tout simplement. En tout
cas, c'est bien ce à quoi je me heurte : Un inconnu dangereux,
peut-être stupide dont je subis la loi. Il est lui-même
l'incarnation d'une loi. Un gendarme. Un soldat, pas un policier,
car il n'est pas la conscience, il n'est pas la morale, il est
sourd, aveugle, comme le mur."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed.
Mercure de France, 1967, p. 197).
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Le mur est toujours ce qui
s'oppose à son désir, c'est pourquoi il le juge si dangereux
; et le mur final contre lequel il ne pourra rien, sera l'assassin,
la finitude de la condition humaine, la réalité que Ionesco
et les personnages qui le représentent ne parviendront pas à
admettre jusqu'à "la Soif
et la Faim".
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Une fois seul, Bérenger va être la proie d'une angoisse
de plus en plus violente, et les précisions de l'auteur à
ce sujet sont très intéressantes :
"Finalement,
il avancera avec précaution, regardant de tous les côtés
; pourtant, vers la fin de l'acte, lorsque le dernier personnage
de cette pièce fera son apparition, - ou se fera d'abord
entendre, ou se fera entendre en même temps qu'il apparaîtra
- Bérenger devra être pris au dépourvu :
Ce personnage devra donc apparaître au moment où
Bérenger regardera d'un autre côté. D'autre
part, l'apparition du personnage devra être préparée
par Bérenger lui-même : On devra sentir la proximité
de sa présence par la montée même de l'angoisse
de Bérenger."
(Tueur
sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II,
1958, p. 159).
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C'est en effet quand son
angoisse sera à son comble qu'il décidera de s'en retourner,
même si cela peut permettre au tueur de faire de nouvelles victimes,
et c'est alors que le criminel sera devant lui. La corrélation
existant entre la montée de l'angoisse et la proximité
de la présence du tueur montre à quel point l'une dépend
de l'autre, de sorte que l'assassin paraît jaillir de l'agressivité
du héros. Il est né de lui, c'est pourquoi il n'a pas
pu le voir arriver, car il était précisément dans
le seul endroit que sa bonne âme lui présentait comme vierge
de toute impureté : son être propre. Le tueur est l'incarnation
de sa frayeur dans la solitude, qui, dans la sécurité,
se métamorphose en agressivité. N'ayant plus personne
d'autre que lui à écraser, les pulsions dont il n'est
plus maître, une fois qu'il leur a eu donné droit de cité,
se retournent contre lui, après l'avoir fait se débarrasser
de ses semblables :
"-
Bérenger : (L'assassin ricane, hausse
à peine les épaules ; il est tout près
de Bérenger ; Bérenger doit paraître non
seulement plus grand, mais aussi beaucoup plus vigoureux que
le tueur presque nain. Bérenger éclate d'un rire
nerveux). Oh, mais vous êtes bien chétif,
trop chétif pour un criminel, mon pauvre ami ! Vous ne
me faites pas peur ! Regardez-moi, regardez comme je suis plus
fort que vous. D'une chiquenaude, d'une chiquenaude, je peux
vous faire tomber. Je vous mets dans ma poche. M'avez-vous compris
? (Même ricanement de l'assassin)."
(Id.,
p. 163).
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Cette disproportion entre
l'assassin et sa victime, telle que Bérenger a finalement peur
de presque rien, souligne la façon mesquine et sournoise dont
se glissent en l'être humain les pulsions qui le détruisent
alors qu'il se croit bien loin de succomber à ce dont il s'amuse.
Le rire est en effet le symptôme d'un sentiment de supériorité
signe d'infériorité, car le rieur ne prend pas garde qu'il
n'est pas maître des convulsions qui l'ébranlent. De
même, Bérenger riant de cet être chétif ne
remarque pas que sa nervosité montre assez son incapacité
de se dominer. Cet aspect extérieur des deux personnages indique,
en outre, que l'individu tragique se noie dans un verre d'eau, si l'on peut dire, et annonce la conception
de la fin de l'oeuvre de Ionesco (avant 1971) : l'agressivité,
c'est à dire l'absence d'amour, témoigne d'un manque de
maturité de l'être humain.
Mais le meurtrier se garde bien d'accomplir sa besogne, si tant est
qu'il doive l'accomplir plus tard, puisque le rideau tombera avant qu'il
n'ait frappé Bérenger. En se contentant de ricaner, il
va faire boire à sa victime la lie des pulsions qui l'ont amenée
face à lui, et lui faire perdre toute illusion sur elle. Dans
sa frayeur, Bérenger va être peu à peu amené
à aller au fond de lui-même et à dévoiler
ce que cachait sa bonne âme. Lui qui prétendait sauver
l'humanité va se mettre aux pieds de cet individu qu'il jugeait
immonde. Pour sauver sa vie, il va lui faire des offres de service :
"-
Bérenger : Si un Christ ne vous suffit pas, je m'engage
solennellement à faire monter sur des calvaires rien
que pour vous, des bataillons de sauveurs !... Ca doit se trouver,
j'en trouverai ! Voulez-vous ? (Ricanement du
tueur). Voulez-vous que le monde entier se perde pour
vous sauver, pour que vous ayez un instant de bonheur, un sourire
? Cela aussi, ça peut se faire ! Je suis moi-même
prêt à vous embrasser, à faire partie de
vos consolateurs ;"
(Id.,
p. 168).
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Aucune logique n'a de prise
sur le tueur, c'est un être qui se rit de la logique. Toutes les
démonstrations de Bérenger sont vaines, et pour cause
: Elles ne sont, en fait, que la tentative de comprendre l'ennemi, c'est-à-dire
de chercher le point faible par lequel il pourra être dominé.
Mais devant l'irréductibilité de cette brute, le désir
de domination qui dirigeait les paroles de Bérenger se heurte
à un mur : le meurtrier ne peut pas être sensible à
l'intelligence de celui qui cherche à avoir raison de lui, puisqu'il
incarne l'agressivité-même qui en est la maîtresse.
Le héros s'est pris à son propre piège, il essaye
vainement d'ébranler les barreaux de la cage qu'il est en train
de consolider, car, plus il se fait violent contre le tueur, plus il
est au pouvoir de ce dernier. C'est pourquoi il est incapable d'agir
contre lui, et ne peut, dans un dernier temps, qu'accepter sa propre
destruction, dont il est l'artisan, et reconnaître ainsi, implicitement,
qu'il ne vaut pas mieux que lui, car, en cherchant à échapper
à sa condition, il lui a voué sa vie. Il avait besoin
que le monde périsse autour de lui, que la maladie d'Edouard
s'aggrave, pour justifier sa révolte, pour se sentir une bonne
âme. Et, s'il avait pu échapper au pouvoir du tueur, à
ses propres ténèbres, il aurait accepté de bon
gré le martyr de l'humanité toute entière :
"- Bérenger
: (L'assassin continue de jouer avec la lame
de son couteau ; léger ricanement ; immoboile, il hausse
à peine l'épaule). Ne me regarde pas
ainsi, je ne te crains pas, honte de la création... (Bérenger vise sans tirer en direction
de l'assassin qui est à deux pas, ne bouge pas, ricane
et lève tout doucement son couteau). Oh... que
ma force est faible contre ta froide détermination,
contre ta cruauté sans merci !... Et que peuvent les
balles elles-mêmes contre l'énergie infinie de
ton obstination ? (Sursaut). Mais je
t'aurai, je t'aurai... (Puis de nouveau, devant
l'assassin qui tient le couteau levé, sans bouger et
en ricanant, Bérenger baisse lentement ses deux vieux
pistolets démodés, les pose à terre,
incline la tête, puis, à genoux, tête basse,
les bras ballants, il répète, balbutie) : Mon
Dieu, on ne peut rien faire !... Que peut-on faire... Que
peut-on faire...
Tandis que l'assassin s'approche encore, ricanant
à peine, tout doucement de lui."
(Id.,
p. 172).
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