SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
Résolution optimale : 1920 pixels x 1080 pixels



Alain Bouhey
contact




LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).





.
II.- REVOLTE CONTRE
LA CONDITION HUMAINE



4.- REVOLTE CONTRE LA MORT

TUEUR SANS GAGES



INTRODUCTION

REALISATION SOCIALE DU REVE :

L'euphorie et sa cessation inexplicable.-
Visite de la cité radieuse : De nouveau euphorie, solitude bienheureuse et chute.-
Oubli de la finitude dans le désir.- Agressivité et sécurité.

ILLUSION SOCIALE :
Organisation sociale, produit du désir qui enferme dans le désir.-
Protection administrative.-
Sécurité du fonctionnaire dans le renoncement à soi et l'irresponsabilité.-
Illusion tragique du fonctionnaire et de l'Administration.- Point des connaissances.

TRAGIQUE DE LA BONNE AME :
L'Homme subit ce qu'il désire.- Attirance de la bonne âme pour l'assassin.-
La bonne âme de Bérenger.-
Equilibre obscur entre Bérenger et Edouard, entre le rêve et les ténèbres.

LA LOGIQUE INTERNE DE TUEUR SANS GAGES :
Affinité profonde entre Bérenger et Edouard.-
Bérenger se libère de l'illusion sociale, dupé par l'illusion de sa bonne âme.-
Il se retrouve inconsciemment dans le Tueur.

CONCLUSION






INTRODUCTION
Retour au menu






Choubert ou Amédée ne parvenaient pas à sortir du monde du rêve, à trouver une satisfaction quelconque dans la réalité extérieure. Dans "Tueur sans Gages", Ionesco va plus loin, il offre à son héros un univers social artificiel où le rêve s'est fait réalité. Tous les désirs du citoyen y sont réalisés par un service de fiches.







REALISATION SOCIALE DU REVE
Retour au menu







L'euphorie et sa cessation inexplicable
Retour au menu
 
 

Dans les souvenirs d'une des grandes joies de sa jeunesse que Bérenger raconte à l'architecte, se retrouve l'euphorie de Choubert arrivant à la réalité amorphe. Et, surtout, il s'agit là d'une expérience de la vie de l'auteur, transcrite trait pour trait, que Ionesco rapporte dans "Journal en Miettes" (cf. J. M., Ed. Mercure de France, p. 112-113) :
"- Bérenger : La dernière fois, je devais avoir dix-sept ans, je me trouvais dans une petite ville de campagne... (...). Je me promenais dans une rue étroite, à la fois ancienne et neuve, bordée de maisons basses, toutes blanches. J'étais tout seul dans la rue (...). J'avais tout oublié, je ne pensais plus à rien, sauf à ces maisons-là, ce ciel profond, ce soleil qui semblait s'être rapproché à portée de ma main dans ce monde construit à ma mesure (...). Brusquement la joie se fit plus grande encore, rompant toutes les frontières ! Oh l'indicible harmonie m'envahit."
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 76-77).
Bérenger poursuit, en assimilant la lumière éclatante à l'air, puis à un liquide, tellement elle devenait dense. Il éprouve les mêmes sensations que Choubert. Toutes les aspirations de Ionesco, que les personnages précédents avaient déjà permis de mettre en évidence, sont comblées dans cette euphorie, par la solitude, le silence et la lumière éblouissante. Mais, à travers chaque création, les mobiles de cette joie se précisent de plus en plus : Quand Bérenger à oublié tous les autres, et qu'il ne perçoit plus rien de vivant, si ce n'est lui-même, il se sent le centre de l'univers, et croit le soleil à portée de sa main ; il est devenu Dieu. Pourtant, ce désir d'un "univers fait à (sa) mesure" ne se réalise pas grâce à un développement de l'être de Bérenger à l'infini, mais à cause d'une réduction du monde à ses dimensions. C'est là une caractéristique de la pulsion tragique : le désir amenuise progressivement l'univers entourant sa victime, en lui donnant l'impression que c'est elle qui grandit.

Il est intéressant de remarquer que, de même que pour Choubert, la solitude inhérente au rêve de Bérenger ne le fait pas souffrir, alors qu'en temps ordinaire elle l'angoisse.
"- Bérenger : Pas un homme dans la rue, pas un chat, pas un bruit, il n'y avait que moi. Pourtant, je ne souffrais pas de cette solitude, ce n'était pas une solitude.
(Id., p. 77).
Comme Choubert, Bérenger ne parvient pas à s'expliquer la disparition subite de son euphorie :
"- Bérenger : Et tout à coup, plutôt petit à petit... non plutôt subitement, je ne sais pas, je sais seulement que tout était redevenu gris ou pâle ou neutre. C'est une façon de parler, le ciel était toujours pur, ce n'était plus la même pureté, (...). Il se fit en moi une sorte de vide tumultueux, une tristesse profonde s'empara de moi, comme au moment d'une séparation tragique, intolérable. Les commères sortirent des cours, percèrent mes tympans de leurs voix criardes, des chiens aboyèrent, je me sentis abandonné parmi tous ces gens, toutes ces choses..."
(Id., p. 79).
Le retour de Bérenger à la réalité lui procure la même agressivité qu'à la femme d'Amédée, refusant jusqu'à la voix de son mari. Il est possible de comprendre, ici, l'identité profonde des pulsions qui suscitaient la révolte de Madeleine, aussi bien que le désir d'évasion dans le rêve d'Amédée : toutes deux proviennent du même refus aveugle de la vie et de la condition humaine, et font partie d'une même chaîne. La rechute inexplicable, et pourtant inévitable, du rêve dans le réel, est cependant accompagnée de phénomènes significatifs qui apportent un début d'éclaircissement. Bérenger se sent abandonné au milieu de la vie environnante, c'est-à-dire qu'il souffre de ne plus se sentir le centre de l'univers. Il a conscience de l'échec de son désir. L'écrasement dans la réalité témoigne donc de l'impossibilité pour l'individu à se libérer totalement du monde qui l'entoure.


Visite de la cité radieuse :
De nouveau euphorie, solitude bienheureuse et chute

Retour au menu
 
 


Dans la visite de la cité radieuse, le héros va revivre aux côtés de l'architecte, les trois étapes de son rêve : l'euphorie, la solitude bienheureuse et la chute, en permettant une fouille dans tous les coins et recoins laissés jusqu'à présent dans l'obscurité. Bérenger, trouvant que la réalisation de son guide "tient du miracle", déborde d'enthousiasme et d'admiration devant cette réconciliation entre les mondes extérieur et intérieur, qu'il goûte dans sa plénitude, car la cité répond aux exigences de ses désirs les plus intimes. Elle est, dira-t-il :
"le jaillisement, la prolongation de l'univers du dedans."
(Id., p. 73).
Mais dépossédé de lui par sa joie, il ne remarque pas la froideur de son interlocuteur, qui s'efforce constamment de tout ramener à ses justes proportions, et de montrer la technique, là où Bérenger voit le miracle. Bien plus, il finit par lui présenter cette cité comme un mirage, sans pour autant l'inquiéter, bien au contraire :

"- L'Architecte, donnant des renseignements compétents : Rien d'extraordinaire, je vous dis, c'est de la tech-ni-que. Tâchez donc de comprendre. Vous auriez dû suivre une école pour adultes. Ici, c'est tout simplement un ilôt... avec des ventilateurs cachés que j'ai pris pour modèles dans ces oasis qui se trouvent un peu partout dans les déserts (...).
- Bérenger : Ah, oui... C'est exact. Vous parlez de ces cités que l'on appelle aussi mirages (...). Les mirages... il n'y a rien de plus réel. Les fleurs de feu, les arbres de flamme, les étangs de lumière, il n'y a que cela de vrai, au fond. J'en suis bien convaincu."
(Id., p. 72).

Bérenger croit d'autant plus au mirage, qu'il en trouve ici une réalisation concrète, dans la pierre, alors que lui ne parvenait jamais à le faire sortir du domaine de l'irréel :

"- Bérenger : Chez vous ce n'est pas le produit irréel d'une imagination exaltée. Ce sont de vraies maisons, des pierres, de la brique, du ciment (touchant dans le vide), c'est concret, palpable, solide. Votre méthode est la bonne, vos procédés sont rationnels."
(Id., p. 80).

La même erreur poursuit toujours cette nouvelle création de Ionesco : celle d'espérer trouver, par l'intelligence, une solution à sa condition.

Ce besoin de changer l'atmosphère ambiante relève de la même volonté d'isolement que dans l'expérience de sa jeunesse, où le personnage échappait aux cris des commères :

"- Bérenger : Je savais qu'il existait dans notre ville sombre, au milieu de ses quartiers de deuil, de poussière, de boue, ce beau quartier clair."
(Id., p. 65).

Lorsqu'il évoquait le souvenir du moment, où, à dix-sept ou dix-huit ans, le monde lui avait appartenu, il disait ne pas souffrir de la solitude qui y règnait. Mais en fait, ce nouveau rêve qu'il vit, en compagnie de l'Architecte, révèle qu'il ne s'aperçoit pas de la solitude, dans son étonnement. La plénitude qu'il ressent le fait se suffir à lui-même, et, n'éprouvant aucun besoin des autres, il ne remarque pas leur absence. Emmuré dans son enthousiasme, rien, même pas les sous-entendus de son guide, ne parvient à ébranler sa force rayonnante.


Oubli de la finitude dans le désir
Retour au menu

Mais, si Bérenger ne comprenait pas pourquoi le monde était devenu subitement terne et gris, alors qu'il baignait dans la lumière, au cours de l'expérience de sa jeunesse, il est beaucoup plus facile d'en saisir le mécanisme dans la disparition de sa joie, lorsqu'un caillou arrive à ses pieds dans la visite de la cité radieuse.

L'inquiétude va le saisir :
"Soudain bruit d'une pierre qui tombe à deux pas de Bérenger, entre celui-ci et l'architecte.
- Bérenger : Oh ! (Léger mouvement de recul de Bérenger). Une pierre !
- L'Architecte, sans étonnement, impassible : Oui. Une pierre !
- Bérenger : Si... Si... Comment ? On nous jette des pierres ?
- L'Architecte : Une pierre, une seule pierre, non pas des pierres !"
(Id., p. 85).
L'absurdité de ses remarques, et sa tendance à augmenter les proportions de l'évènement traduisent sa stupéfaction devant cette menace, cette réapparition de la mort dans sa vie, alors qu'il avait oublié son existence. C'est seulement à ce moment-là qu'il commence à s'interroger sur la solitude qui règne dans ce lieu, parce qu'il sent la peur le gagner :
"- Bérenger : C'est très reposant, ici, c'est fait exprès. Un peu trop tout de même, qu'en dites-vous ? Pourquoi ne voit-on absolument personne dans les rues ? (...). Pas un bruit, pas un murmure, pas une voix qui chante. Et toutes les fenêtres sont fermées ! (Il jette un regard surpris dans le vide du plateau). Je ne m'en étais pas aperçu. Dans un rêve, cela se comprend, mais pas dans la réalité.
- L'Architecte : C'était tout de même frappant ! "
(Id., p. 85).
Toute sa vie, Bérenger a cherché à retrouver ce qu'il avait ressenti dans sa jeunesse, pour échapper à la répulsion qu'il éprouve devant les hommes qu'il rencontre, dans lesquels il ne se reconnaît pas :
"- Bérenger : Des quartiers entiers de gens pas vraiment malheureux (...), laids parce qu'ils ne sont ni laids, ni beaux, des êtres tristement neutres, nostalgiques sans nostalgie, comme inconscients, souffrant inconsciemment d'exister. Mais moi j'avais conscience du malaise de l'existence."
(Id., p. 74).
Cette maladie, cette mort qui pèse sur la condition humaine, voilà qu'il la retrouve dans la solitude qu'il croyait sa solution. Bérenger est donc prisonnier d'un cercle vicieux : Il fuit le monde pour échapper à la menace de mort qu'il trouve dans ses semblables, et, une fois seul, le danger qui le poursuit lui fait désirer la présence des hommes. C'est de la condition humaine qu'il cherche à s'évader, mais il ne peut pas se séparer de lui, sa finitude ne le quitte pas. En réalité, tout serait simple s'il acceptait la mort, et la laideur de l'homme comme une conséquence de son agressivité. Mais cette laideur lui fait horreur parce qu'elle est le reflet de ses propres ténèbres, lui devenant insupportables quand il les retrouve dans la solitude, car il ne peut en accuser personne.

C'est pourquoi il a besoin des autres, pour trouver un coupable qui ne soit pas lui. C'est aussi la raison pour laquelle les relations sociales, bien que fondées sur un dénigrement mutuel continuent d'exister, elles permettent à l'individu agressif de projeter ses pulsions obscures sur ses semblables, sans comprendre qu'elles viennent de lui, comme Ionesco l'a ressenti lui-même face à un vieillard bien portant d'une clinique suisse :
"J'ai demandé de changer de table ; cet acharnement à vivre, à s'accrocher à la vie, et il ne lâchera pas de sitôt, me paraît à la fois tragique, redoutable, effrayant, immoral. Je comprends très bien, c'est moi-même que je déteste en lui, car tout comme lui, je suis acharné à vivre, je serai comme lui, dans quelques années, je ne le lui pardonne pas et je ne me le pardonne pas."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 76-77).

L'agressivité et le désir d'éternité sont de même nature, la première projette la mort sur l'univers extérieur, de sorte que l'être tragique s'en croit à l'abri, et le second l'oublie purement et simplement dans les solitudes du rêve. Mais tout ce qui vient rappeler la présence du danger, à l'intérieur même de l'euphorie chimérique, replonge le personnage dans son état premier, si bien qu'il accuse tout individu en face de lui d'être un assassin, parce qu'il s'est opposé à son désir. C'est ainsi que Bérenger s'en prend à l'Architecte :
"- Bérenger, désolé : Que me racontez-vous donc ? Vous m'avez touché au coeur ! C'est vous-même qui venez de me lancer la pierre... Moralement, bien sûr, moralement ! Hélas, je me sentais déjà enraciné dans ce paysage ! Il n'a plus pour moi à présent qu'une clarté morte, il n'est plus qu'un cadre vide. Je me sens hors de tout !"
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 76-77).
Finalement, tout ce qui va à l'encontre du rêve est un assassin pour le rêveur. Le réel est un assassin. La condition humaine est un assassin, parce qu'elle ne se plie pas à son désir d'être éternel, c'est pourquoi il se révolte contre elle. Le vocabulaire de Bérenger est significatif : il se sentait "enraciné dans ce paysage" ; mais ce paysage était en lui, c'était son monde intérieur. La force de son enthousiasme venait donc de ce qu'il croyait ne plus avoir à sortir de lui, et avoir trouvé la solution de la mort en s'enfermant en lui. Mais c'est à ce moment-là que l'ennemi héréditaire de l'homme est revenu l'agacer et le narguer.


Agressivité et sécurité
Retour au menu

Bérenger avait l'impression d'avoir échappé à la mort dans la réalisation sociale qui comblait son désir ; il s'y sentait en sécurité et la sécurité du citoyen est l'un des objectifs principaux que l'Administration se propose d'atteindre, répondant à cette aspiration illusoire de ses administrés. Mais il est curieux de remarquer que la recherche de sécurité revient à se mettre en position défensive, et que la défensive est une façon de faire la guerre souvent vouée à l'échec, parce que fondée sur la peur. Ionesco montre très lucidement la liaison de l'agressivité et de la sécurité :
"Cette peur bleue, cette peur panique. Dès la tombée de la nuit, elle m'envahit. Je veux la solitude, je ne peux la supporter (...). Dans la sécurité, l'agressivité surgit, s'épanouit. En ce moment c'est la peur. Elles sont loin, elles sont seules, je voudrais les protéger, j'ai tellement peur pour elles."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 91).
L'auteur pare cette angoisse de générosité, mais sa peur pour les autres vient de sa peur pour lui, car il n'avait pas de tels tourments avant la tombée de la nuit. Il semble plutôt que cette dernière soit à l'origine de sa crainte, parce qu'il y retrouve ses ténèbres intérieures. Les puissances qu'il a libérées sur les autres, dans la journée, se retournent contre lui au crépuscule : la peur est la rançon des pulsions dominatrices, c'est ainsi que le remords du criminel pousse souvent celui-ci à avouer son crime d'une façon ou d'une autre, ou à se tuer, tellement la vie lui est devenue insupportable.

Le cercle vicieux dans lequel évolue Bérenger, montre que la sécurité sociale est une illusion tragique à laquelle il ne faut pas céder, sous peine de se livrer au pouvoir des forces de la nuit. Mais cette sécurité cache, en fait, une réalité plus profonde, celle du désir qu'elle satisfait et qui en est la cause. Le héros, en se révoltant contre la mort qu'il retrouve au sein même de la réalisation de son rêve, se livre pieds et poings liés aux pulsions criminelles qui l'habitent, et qui prendront l'aspect du tueur sans gages.







ILLUSION SOCIALE
Retour au menu








Organisation sociale, produit du désir qui enferme dans le désir
Retour au menu

Dans la sécurité, l'agressivité se développe parce que l'être humain se croit à l'abri de la mort, et donc maître de sa condition. En fait, il est dominé par ces pulsions d'affirmation de soi sur l'humanité qui l'aveuglent. Cette constatation est très intéressante, étant donnée toute la dimension sociale de "Tueur sans Gages", où l'Administration paraît essentiellement chargée de procurer au citoyen l'impression qu'il ne court aucun danger dans une société bien organisée, et que sa vie va peu à peu s'allonger, suivant une courbe risquant de côtoyer l'infini. Les rapports entre le citoyen et l'état sont donc fondés sur une illusion, dont la première manifestation se trouve dans la persuasion de Bérenger, lui faisant croire que l'Architecte a les mêmes aspirations que lui, sous prétexte qu'il a réalisé son rêve :
"- Bérenger : Mais vous devez parfaitement me comprendre, cette lumière est aussi en vous, c'est la même, c'est la mienne puisque (grand geste montrant dans le vide) vous l'avez de toute évidence recrée, matérialisée. Ce quartier radieux, il a bien jailli de vous..."
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 80).
Il n'accepte pas de croire que son guide ne fait que son métier, sans chercher à satisfaire ses désirs, et qu'il se contente d'obéir à l'Administration :
"- L'Architecte : C'est un noyau qui doit, qui devait plutôt, en principe s'élargir. J'en ai fait les plans sur l'ordre de la Municipalité. Je ne me permets pas d'avoir des initiatives personnelles."
(Id., p. 65).
Rien n'est le fruit d'un jaillissement spontané, dans cette cité, tout répond à des calculs, établis en fonction des besoins des citoyens :
"- L'Architecte : C'est la règle, dans ce coin, cher Monsieur... (Il lit sur la fiche)... Bérenger. C'est calculé, c'est fait exprès. Rien ne devait être laissé au hasard dans ce quartier, le temps y est toujours beau... Aussi les terrains se vendent-ils ou plutôt se vendaient-ils très cher..."
(Id., p. 66).
Les réalisations de la Municipalité sont fondées sur un système de fiches, dont l'Architecte se sert continuellement, sur l'organisation des différents services, qui ont pour mission de classer de façon rationnelle les divers types d'individus, et les besoins qui y correspondent, si bien que, lorsque Bérenger demandera à son interlocuteur si c'est un défaut ou une qualité d'être moins résigné que les autres, celui-ci lui répondra que ça ne le concerne pas, en donnant des signes d'impatience :
"- L'Architecte : Je n'en saurais en juger. Ce n'est pas dans mes attributions. C'est le service de la logique qui s'en occupe."
(Id., p. 74).
Face à Bérenger qui lui raconte sa vie, il n'est rien d'autre qu'une machine enregistreuse, chargée de transmettre des renseignements aux autorités compétentes :
"- Bérenger : C'est vrai aussi pour moi, Monsieur, les réservoirs sont vides (...). Je vais tâcher de vous dire... est-ce que j'abuse ?
- L'Architecte : J'enregistre, c'est mon métier. Continuez, ne vous gênez pas."
(Id., p. 76).

Le rôle de l'Administration est, par conséquent, d'être attentif à toutes les requêtes et doléances de ses administrés pour remédier à ce dont ils souffrent. Elle est un mécanisme choisi par les citoyens, et donc né de leur désir, afin de satisfaire ce dernier, en le mettant en fiches avec la même froideur que l'Architecte écoute Bérenger. Le fonctionnaire n'a pas en lui le monde intérieur de son visiteur, il s'en est seulement formé une image précise en le confrontant à celui de la majorité de ses semblables :
"- L'Architecte : Des cas comme le vôtre, j'en ai vu pas mal chez mes clients."
(Id., p. 92).
C'est donc par l'être social, qu'il a élu, que le citoyen se fait enfermer concrètement dans ses pulsions agressives, apparaissant désormais comme pouvant prendre la dénomination de forces du "pour soi", toute manifestation du "pour soi" étant par nature agressive, alors que tout "oubli de soi", étant pour les autres, est amour.

De même qu'Amédée, croyant trouver une solution à ses problèmes dans l'aide d'autrui, se fait enfermer dans son cadavre, de même, Bérenger est heureux de s'emmurer en lui, grâce à l'intervention du foncionnaire dans sa vie. En effet, il présente presque ce voyage comme une installation en soi, se sent rassuré une fois dans la cité, et, surtout, a l'impression de ne pas avoir changé de place, et de n'avoir fait que prendre possession de son être :
"- Bérenger : Il y a une telle métamorphose ! C'est comme si je me trouvais loin vers le sud, à mille ou deux mille kilomètres. Un autre univers, un monde transfiguré ! Pour y arriver, rien que ce tout petit voyage, un voyage qui n'en est pas un, puisqu'il a lieu, pour ainsi dire, sur les lieux mêmes..."
(Id., p. 71).

Rien n'est plus facile que d'arriver à la cité radieuse, une fois que l'Administration est contactée, ainsi d'ailleurs, que, pour Amédée, de tirer le cadavre de sa demeure une fois qu'il a dépassé le bord de la fenêtre. Quand le désir a commencé d'échapper aux limites de l'être, les personnages n'en sont plus maîtres. De fait, Bérenger ne peut plus se tromper de route, même lorsqu'il croit faire une erreur : tous les tramways arrivent à la cité de ses rêves, c'est le terminus :
"- Bérenger : Je me suis trompé de tramway, je voulais en prendre un autre, j'étais convaincu que je n'étais pas dans la bonne direction, pourtant c'était la bonne, par erreur, heureuse erreur...
- L'Architecte : Heureuse ?"
(Id., p. 71).

Mais les tramways représentent précisément la grisaille de la ville et sa laideur, qui font horreur au héros, et sont cause de sa fuite des quartiers pauvres. Cette cité est l'aboutissement de la vie terne, l'apparent parfait remède à cette saleté. Mais il ne s'agit là que d'un masque, car c'est la partie la plus dangereuse de la ville, où règne la solitude. Chacun y est barricadé chez soi par peur de la mort, ce qui est bel et bien une peur de soi, puisque tous les habitants savent comment s'y prend l'assassin, et pourtant, l'un après l'autre, ils finissent par regarder la fatidique photo du colonel.

Le but de la perfection sociale est, en cloîtrant l'individu dans la prison dorée de ses rêves, de l'empêcher de sortir de lui, de s'adapter au monde, puisque le travail dont il charge l'état vise à adapter le monde à lui-même, à le faire centre de l'univers devenu son univers. L'administré établit avec son administration un contrat tacite, moyennant un travail qu'il s'efforce de réduire autant que faire se peut, il essaye d'obtenir le plus possible pour lui. Et l'Etat, quant à lui, doit s'efforcer de donner toujours plus, afin de conserver la position dominante que le citoyen lui a accordée. Il ne s'affirme qu'en faisant le jeu de l'agressivité poussant l'humain à se croire le centre du monde, et ne reste maître de la situation qu'en procurant à l'être social l'illusion d'un monde où tout est artificiellement fait pour lui, mais celui-ci n'a plus en définitive, comme solution, que la mort. La démarche finale et bien sûr inconsciente de l'Administration, consiste donc, en séparant les individus entre eux, de les séparer peu à peu d'elle, au fur et à mesure qu'en s'enrichissant, ils atteindront la cité radieuse. Et, une fois qu'ils y seront, de les laisser face à la mort, sans rien pouvoir faire pour eux, qu'enregistrer leur décès avec un semblant d'enquête :
"- L'Architecte, au téléphone : Allô ? Oui, je suis au courant. Prévenez le sous-chef. Qu'il enquête, s'il y tient absolument. Qu'il fasse les formalités. "
(Id., p. 67).
Elle est en réalité totalement incapable d'assurer à Bérenger une vraie sécurité, qui lui permettrait de trouver ce qu'il cherche : la solution de sa condition, du problème de sa finitude. Et son existence ne repose que sur une illusion, permettant l'aveuglement de celui qui croit en elle, et qui ne peut pas admettre qu'elle ne parvienne jamais à capturer l'assassin :
"- Bérenger : Vous espérez bien l'arrêter avant de prendre votre retraite ?"
- L'Architecte, froidement, ennuyé : Vous pensez bien que nous faisons tout ce que nous pouvons !... "
(Id., pp. 89-90)
Bérenger comprend encore moins, que les personnes qui sont venues, comme lui, habiter cette cité pour échapper à la mort, se livrent d'eux-mêmes aux mains du meurtrier :
"- Bérenger : Mais alors pourquoi ne sont-ils pas plus prudents ? Ils n'ont qu'à l'éviter.
- L'Architecte : Ce n'est pas si simple. "
(Id., p. 95).
Le héros est bien loin de supposer que lui-même, à partir du moment où il se révolte contre sa finitude, court au devant du tueur.

L'Administration n'est pas plus maîtresse de la situation que ses administrés, il n'y a pas plus, ni moins, de culpabilité d'un côté que de l'autre. Tous deux sont victimes des forces du "pour soi" auxquelles ils ont cédé, comme cela se précisera de plus en plus. L'Etat n'est qu'un intermédiaire entre le désir et sa réalisation, mais un intermédiaire indispensable, car le rêveur ne peut pas s'en passer, le travail de la matière nécessitant un retour à la réalité avec ce qu'elle contient de fatigue, de danger et de mort, est une chute qui l'accable et anéantit ses rêves, rendant ainsi impossible leur satisfaction. La fonction publique est le compromis sans lequel rien n'est possible. C'est pourquoi Bérenger ne parviendra jamais à trouver seul, la cité radieuse. Chaque fois qu'il voudra s'y rendre, un obstacle sera sur son chemin, et, pourtant, rien ne lui sera plus facile, une fois qu'il aura emprunté la voie administrative, et qu'il aura rendez-vous avec l'Architecte :
"- Bérenger : Pendant longtemps, je vous assure, j'avais essayé, consciemment ou inconsciemment, de trouver la direction. J'allais à pied jusqu'au bout d'une rue, je m'apercevais que ce n'était qu'une impasse. Je contournais des murailles, longeais des clôtures, arrivais au fleuve, loin du pont, au-delà du marché et des portes. Ou alors, je rencontrais des amis en cours de route (...).
- L'Architecte : C'était tellement simple. Il suffisait de m'envoyer un mot, d'écrire officiellement aux bureaux municipaux."
(Id., p. 70).


Protection administrative
Retour au menu

L'Administration est donc le produit des forces du "pour soi",
qui permet à Bérenger, puisqu'il s'agit essentiellement de lui, la réalisation d'un "devenir" qu'il formule dans ses rêves, sans être capable de l'obtenir par lui-même. Dans la mesure où elle comble son désir, et lui donne l'impression de ne pas avoir à sortir de lui, de son imaginaire, elle semble une puissance protectrice. Et c'est bien ainsi qu'elle apparaît ici, non seulement à Bérenger mais aussi à l'Architecte qui s'est fait fonctionnaire pour ne pas craindre la mort.

Lorsque Bérenger voit une pierre toucher terre devant lui, il est aussitôt rassuré par le fonctionnaire qui l'accompagne, lui disant qu'il ne risque rien, tant qu'ils sont ensemble :
" - L'Architecte : C'est pour jouer... Oui... Maintenant, c'est pour jouer, pour vous taquiner ! Je suis l'Architecte de la ville, fonctionnaire municipal, il ne s'attaque pas à l'Administration, lorsque je serai à la retraite cela changera, mais, pour le moment..."
(Id., p. 89).
Cette protection publique est affirmée dans la double fonction de l'Architecte qui est aussi commissaire "comme tout architecte spécial" (p. 89). Celui qui realise le rêve ne le peut que parce qu'il représente la force et le maintien de l'ordre à l'intérieur même de la cité radieuse : C'est-à-dire, l'interdiction de séjour à la mort et à tout ce qui pourrait lui ressembler. Seulement, il s'avère que le fonctionnaire est totalement impuissant contre celle-ci et avoue son impuissance devant les deux ou trois crimes quotidiens, toujours au même endroit :
"- Bérenger : Les pauvres ! (Violent), qui a fait cela ?
- L'Architecte : L'assassin, l'apache. Toujours le même personnage. Insaisissable !"
(Id., p. 88).
Il n'en reste pas moins que, si la protection du citoyen est une illusion, Bérenger est hors des atteintes de l'assassin en présence du commissaire. Quelle est la source de ce privilège spécial du fonctionnaire, qui le fait échapper à la mort durant son activité ?

Mais y échappe-t-il vraiment ? Car, enfin, l'Architecte dit aussi que cinq de ses inspecteurs ont été retrouvés noyés dans le bassin, parce qu'ils ont voulu regarder la photo du colonel. Et Dany elle-même était déjà "travaillée" par le meurtrier quand elle a donné sa démission, comme le révèleront les notes prises dans la sacoche d'Edouard. Il semble que la sécurité ne soit garantie qu'aux membres de la fonction publique renonçant à tout désir personnel en y entrant et se contentant d'obéir aux ordres et de prendre ce qu'on leur donne, sans jamais en vouloir plus :
"- L'Architecte : Je suis payé moyennement, comme prévu au budget. C'est correct. Ca peut aller."
(Id., p. 70).
C'est pourquoi l'Architecte passe son temps à dénier toute beauté à son oeuvre, c'est-à-dire tout fruit d'une expression personnelle, spontanée. Le renoncement à soi n'est pas vraiment ici oubli de soi, c'est une volonté de s'anéantir, de se réduire à l'état d'instrument perfectionné, sorte de trêve conclue avec les puissances du désir qui mènent l'humain à la mort, moyennant quoi le fonctionnaire n'a pas à les craindre jusqu'à la retraite, si bien qu'il peut conserver tout son sang-froid, quand Bérenger est épouvanté :
"- Bérenger : Mais notre vie est menacée ! Allons-nous en ! (Fuite de Bérenger. Il ne fait que tourner autour de l'Architecte qui sort une cigarette, l'allume ; on entend un coup de feu). Il a tiré !
- L'Architecte : Ne vous effrayez pas ! Avec moi, vous ne courez aucun danger."
(Id., p. 88).
Progressivement se précise donc cette idée que l'homme est responsable de sa mort prématurée, parce qu'il pense trop à lui, qu'il s'aime trop. Ionesco se situe donc toujours dans la perspective d'"Amédée ou Comment s'en débarrasser" jusqu'à présent, seulement, il va jusqu'à sa limite extrême, en montrant que l'attachement à soi précipite la fin de l'existence ; dans la pièce précédente, les personnages n'étaient pas totalement écrasés par la croissance du cadavre, ils lui survivaient.


Sécurité du fonctionnaire dans le renoncement à soi et l'irresponsabilité
Retour au menu

L'Architecte ne peut être assuré de la sécurité de sa vie, dans la fonction qu'il a choisie, qu'au prix d'une contrainte continuelle, par laquelle il renie toute son oeuvre en affirmant qu'il est aussi irresponsable que l'Administration des crimes qui y sont commis, car la cité radieuse n'existerait pas si les fichiers n'en révélaient pas la nécessité pour les citoyens.

Dany, sa secrétaire, qui n'a pas compris la raison de cette irresponsabilité, ne peut pas conserver sa fonction :
"- Dany : Vous devez comprendre que je ne peux plus partager la responsabilité. C'est au-dessus de mes force.
- L'Architecte : L'Administration est irresponsable."
(Id., p. 84).
Et encore :
"- Dany : Je déteste l'Administration, j'ai horreur de votre beau quartier, je n'en peux plus, je n'en peux plus !
- L'Architecte : Ce n'est pas mon quartier."
(Id., p. 84).
Si Dany ne peut pas supporter la situation, c'est qu'elle se révolte contre ce renoncement à soi, et donc à toute responsabilité exigée par la fonction publique. Elle ne peut pas s'empêcher de penser à elle, de s'aimer, et elle est mue par le même désir que les habitants de la cité radieuse : celui de voir la photo du colonel. Elle ne démissionne que pour cela, ainsi que le révèlera le Journal de l'assassin :
"- Bérenger, continuant à lire : " Février : demain, je crois pouvoir décider une jeune fille blonde, que je travaille déjà depuis quelque temps, à regarder la photo..." Ah, celle-là c'est Dany, la malheureuse, ma fiancée..."
(Id., p. 130).
Par conséquent, Dany ne se sent pleinement responsable des crimes, qu'à partir du moment où elle partage avec les habitants la pulsion qui les amène au meurtrier, où elle est une victime en puissance et se reconnaît en eux. Mais elle n'a jamais vraiment été fonctionnaire, la révolte grondait déjà en elle, car elle attendait que cela change. Elle croit pouvoir faire quelque chose, trouver la solution de sa condition de mortelle :
"- Dany : J'espérais toujours que cela changerait. Les choses en sont toujours là. Je ne vois pas d'amélioration possible.
- L'Architecte : Réfléchissez, je vous le répète, réfléchissez bien. Si vous ne faites plus partie de nos services, l'Administration ne vous prend plus sous sa protection. Le savez-vous ? Etes-vous bien consciente des dangers qui vous guettent ?
- Dany : Oui, Monsieur, personne n'est mieux placée pour le savoir."
(Id., p. 82).
Dans cette dernière réponse, la secrétaire prouve sa parfaite conscience des risques qui la guettent, d'autant plus qu'elle s'en va précisément pour les courir. Son attitude a l'allure d'un défi.

A partir du moment où elle obéit à sa révolte, elle va vers la mort qu'elle refuse et les forces qui l'animent sont de même nature que celles du criminel. L'essence de toute révolte se précise ici comme le désir aveugle d'échapper à notre finitude, mais celui-ci ne peut exister que parce que la secrétaire, dans l'instant où elle lui succombe, se croit au-dessus de la mort. Ainsi donc, l'être agressif est poussé par ses pulsions dominatrices à affronter la mort, parce qu'elles lui font croire qu'il ne la craint pas. Cela se retrouvera notamment dans "le Roi se meurt", où le héros, se rappelant des souvenirs de jeunesse, rapportera qu'il se tenait dans les combats sur l'aile de l'avion de chasse en tête de l'escadre, et qu'il en était revenu pourtant. Tout orgueil, toute pensée à soi, cachent, au fond d'eux-mêmes, une recherche de la mort, défi qui va toujours plus loin, jusqu'à l'échéance finale, parce qu'ils donnent à l'homme tragique, l'illusion qu'il est le seul parmi les humains à ne jamais devoir mourir. Il faudra attendre "le Roi se meurt" pour que Ionesco fasse rendre gorge à cette emprise profondément irrationnelle des puissances de la nuit sur ses personnages.


Illusion tragique du fonctionnaire et de l'Administration
Retour au menu

L'erreur de dany est donc de ne pas avoir eu la sagesse de son supérieur, qui ne se considère que comme l'instrument de la volonté de ses concitoyens, sans rien d'autre par lui-même. Mais le destin de ce dernier n'est-il pas tout aussi tragique, et ne met-il pas en cause l'existence de toute la fonction publique qu'il représente ?

En effet, en entrant dans l'Administration, il se dépouille des forces du "pour soi", apparemment, mais c'est seulement pour assurer sa vie, en ayant des gens qui pensent à sa place, choisissent pour lui, et semblent ainsi le couper du contact avec le Bien et le Mal. En réalité, il pense à lui à plus longue échéance, et n'échappe pas au choix qu'il a fait de sa profession, car tout sera remis en cause quand il sera en retraite (cf. p. 89). Il temporise avec ses ténèbres, mais sans doute recule-t-il pour mieux sauter, car, en dépit de sa tranquillité affectée, remue en lui tout un monde trouble qui se manifeste lorsque Dany lui présente sa démission. Il n'admet pas, de la façon la plus irrationnelle, que sa secrétaire lui donne des conseils, alors qu'il ne cesse de la mettre en garde :
"- Dany : Vous devriez prendre conscience...
- L'Architecte : Ce n'est pas à vous de me donner des conseils. C'est mon affaire. Mais, encore une fois, tenez-vous sur vos gardes.
- Dany : Moi non plus je n'ai pas à écouter vos conseils. C'est mon affaire, à moi aussi.
- L'Architecte : Bon, bon, bon !"
(Id., p. 84).
Ce fonctionnaire, bien qu'ayant délibérément renoncé à lui pour répondre aux exigences de son emploi, ne parvient pas à se défaire de l'affirmation de lui qui l'a poussé à ce choix et qui pointe sournoisement dans ses propos, en lui faisant mépriser Dany, sous prétexte qu'elle n'accepte pas sa vision des choses. Il ne la comprend pas et plutôt que de penser que c'est peut-être lui qui est dans l'erreur, il voit, en elle, une absurdité irréductible à la clarté de son intelligence :
"- L'Architecte, au téléphone : Vous voulez quitter l'Administration ? Réfléchissez bien avant de démissionner. Vous abandonnez sans raison sérieuse une brillante carrière ! Chez nous, vous avez pourtant l'avenir assuré, et la vie... et la vie !! Vous ne craignez pas le danger ! (...). Vous ne pouvez plus supporter la situation ? C'est enfantin. Je refuse votre démission. En tout cas, venez finir votre courrier et vous vous expliquerez. Je vous attends."
(Id., p. 79).
Cette eau bourbeuse qui s'agite en lui va rompre ses digues à la mort de la secrétaire : il triomphera absurdement, comme si ce décès devait édifier un être qui n'est plus :
"- L'Architecte : Elle était dans l'Administration ! Il ne s'attaque pas à l'Administration ! Mais non, elle a voulu sa liberté ! Ca lui apprendra. Elle l'a maintenant, sa liberté. Je m'y attendais... (...). J'étais même sûr que cela lui arriverait ! Ou alors ne pas mettre le nez dans le quartier, une fois qu'elle aurait quitté l'Administration."
(Id., p. 97).

Il est aisé de discerner une volonté destructrice dans l'affirmation qu'il fait de sa supériorité : La mort de Dany, il l'attendait. Toutes ses pulsions criminelles sont réfugiées dans la façon dont il croit s'être mis à l'abri du danger qui menace l'être humain à chaque instant de son existence. Dès qu'il sent contestée la logique interne de sa vie, il devient inconsciemment un assassin latent. Et il n'y a, entre lui et le meurtrier qui sévit dans la cité, aucune différence, si ce n'est que l'Architecte, par son système même, se fait des illusions, en ce sens que, croyant avoir échappé à la mort, il se croit aussi libéré de ses ténèbres intérieures, tandis que le criminel est l'incarnation des puissances que le fonctionnaire se dissimule.
L'Architecte restant soumis au tragique, l'irresponsabilité qu'il met en avant relève d'une incohérence de sa part, et l'Administration dont il est le représentant ne peut pas se tenir à cette position. En effet, elle éprouve le besoin constant de maintenir ses administrés dans leur erreur : Lorsque Bérenger voudra voir le bassin pour la première fois, l'Architecte hésitera à le lui montrer, alors qu'il prétend n'avoir rien à cacher dans l'exercice de sa profession :

"- L'Architecte : Heu... Dame, oui. Un bassin. Vous avez bien vu. C'est un bassin. (Il consulte sa montre). Je crois que j'ai encore un peu de temps.
- Bérenger : Peut-on y aller ?
- L'Architecte : Vous voudriez le voir de plus près ? (Il a l'air d'hésiter). Bon puisque vous y tenez. Je dois vous le montrer."
(Id., p. 72).
Par ces quelques instants d'hésitation, l'Etat dévoile la répulsion première qu'il a à laisser voir les faiblesse de ses réalisations, la mort qu'elles portent en leur sein, car celles-ci sont l'anéantissement pur et simple de sa raison d'être. Mais il s'agit d'une répulsion qu'il refuse de s'avouer, car, lorsque Bérenger aura peur des pierres, c'est l'Architecte lui-même qui fera apparaître le bassin, de façon précise cette fois, pour expliquer la situation, et il ne reconnaîtra pas avoir hésité à le lui montrer la première fois, quand le visiteur était plein d'enthousiasme, et avait renoncé à approcher le lieu insoupçonné des crimes :
"- L'Architecte, montrant du doigt : Vous voyez ce bassin ?
Le bassin réapparaît, précis cette fois.
- Bérenger : C'est celui auprès duquel nous étions passés tout à l'heure.
- L'Architecte : Je voulais vous montrer... Vous avez préféré les aubépines... (Il montre encore le bassin). C'est là, là-dedans, qu'on en trouve tous les jours, deux ou trois, noyés."
(Id., p. 87).
Cette attitude est caractéristique du comportement du fonctionnaire. Tant que Bérenger vivait dans son rêve, son guide se contentait de faire des sous-entendus sans l'avertir directement, et gardait seulement une distance et une froideur qui auraient dû attirer son attention. Et, lorsque le danger sera venu transformer progressivement le mirage en cauchemar, le fonctionnaire s'efforcera toujours de le minimiser. Dans sa volonté de ne pas sortir son client de l'illusion où il se trouve, malgré la "demi-ironie" qu'il adopte avec lui, se sent un certain flottement de la machine administrative tout entière : elle attend que Bérenger se rende compte par lui-même de la présence de la mort à l'intérieur de ce qu'elle procure, c'est-à-dire de l'insécurité fondamentale de laquelle il se croyait quitte grâce à elle, et alors, elle lui assène cette réalité inquiétante. Elle ne peut donc pas se tenir dans cette position d'irresponsabilité, sans une grande part de mensonge, dont elle a plus ou moins conscience.


Point des connaissances
Retour au menu

A ce degré de l'étude de "Tueur sans Gages", il apparaît nécessaire de faire le point des connaissances que cette pièce a apportées.

L'Administration est donc une machine née du désir des citoyens pour satisfaire celui-ci. Elle est un intermédiaire indispensable, puisque tout désir se coupe du réel, ainsi que d'un ennemi, à cause de sa finitude contre laquelle il se révolte, si bien qu'il pousse à considérer la réalité elle-même comme l'assassin véritable. La fonction publique permet donc aux pulsions dominatrices de se développer en leur évitant le contact avec la matière qui les accablerait. Seulement, la conséquence de l'aide sociale est semblable à celle d'"Amédée ou Comment s'en débarrasser" : l'Etat enveloppe les habitants de la cité radieuse dans leurs pulsions, les enferme en eux-mêmes en les séparant de l'humanité, et là, ils se retrouvent seuls face à leur peur de la mort, peur d'eux-mêmes, de leur bonne âme, qui les fait se livrer au pouvoir de l'assassin.

Le fonctionnaire et l'organisme qui l'emploie ne peuvent continuer à exister que par la conscience continuelle des exigences de leur position qui les contraint à renoncer totalement à eux, pour se réduire au rang d'instruments perfectionnés des voeux de l'Administration. En se révoltant, Dany court au suicide, tout sentiment de responsabilité, toute pensée aux autres sont donc une recherche de la mort, quand ils dissimulent le besoin profond de se donner bonne conscience, et obéissent en fait aux puissances du "pour soi". Mais l'Administration elle-même ne peut pas se tenir à son affirmation d'irresponsabilité, car elle pense à elle à plus longue échéance, et cache des ténèbres insoupçonnées, qui ont vite fait de transformer l'Architecte en assassin latent.

Il est intéressant de remarquer que tous ces personnages, présents ou devinés derrière les murs de cette cité, recèlent en eux des velléités criminelles, identiques à celles qui meuvent le tueur.

Bérenger, pour en revenir à lui, s'est révolté contre la laideur, la maladie et la mort qui l'entouraient dans les quartiers pauvres, c'est son désir d'échapper à la mort qui l'a poussé à atteindre le rêve par la voie administrative, et ainsi à s'installer en lui, à ne plus avoir à en sortir ; car, voyant la mort dans les autres, il ne la soupçonne pas à l'intérieur de son être. L'Administration est donc le mur que son désir l'a amené a placer entre lui et la mort ; en elle, il fonde tous ses espoirs, il croit qu'elle détient la solution de sa condition. Et, lorsque l'assassin revient le narguer au sein même du rêve (en lui, par conséquent), il ne peut pas admettre la situation, et va chercher à briser l'illusion sociale, pour se retrouver en fin de compte face à cette puissance des ténèbres qu'incarne le tueur, c'est-à-dire face à lui-même, aux mobiles de son désir : le criminel, que sa bonne conscience lui faisait voir partout sauf en lui, était précisément là où il ne l'attendait pas.









TRAGIQUE DE LA BONNE AME
Retour au menu








L'Homme subit ce qu'il désire
Retour au menu

Les victimes de l'assassin sont toutes des "bonnes âmes" qu'il "flaire". Et chacun des habitants de la cité en est une en puissance puisque tous doivent périr, le fonctionnaire prévoyant en effet déjà de raser le quartier quand ils seront morts. C'est donc à la "bonne âme" en elle-même qu'il faut s'attacher pour découvrir le fondement des affinités qu'elle a avec le meurtrier, affinités qui sont aussi en Bérenger.

Comme la pièce précédente, "Tueur sans Gages" insiste, au début du second acte, sur les forces sociales d'affirmation de soi, sorte d'agressivité à l'état brut, auxquelles participe le héros en s'élevant contre elles, de sorte qu'elles sont la cause de son désir d'évasion dans la cité radieuse, et sont, à l'intérieur-même de Bérenger, l'aliment de ce désir, comme cela va se préciser. Le rideau s'ouvre sur sa chambre, univers sombre, sale, poussiéreux, usé, laid, qu'il n'a rien fait pour améliorer, malgré ses aspirations à la pureté: et c'est là le premier symptôme du ver qui le ronge. Au dehors, se manifestent dans toute leur absudité les pulsions qui dominent la société, de sorte que tout être social se croit le centre de l'univers : La concierge se prétend familière des philosophes qu'elle méprise, ponctuant ses doctes pensées de grands coups de balai contre la porte de Bérenger, ou sur la gueule de Trésor, son chien. Elle sera encore là au troisième acte et prétendra gouverner l'état avec les oies qu'elle élève. Des vieillards passent aussi, pleurant la disparition des hommes brillants de leur époque. Des camionneurs s'insultent. Une grosse voix explique à une voix fluette, comment elle a pu sortir vivante d'un avion ayant perdu ses deux ailes en vol.

Les agents de la circulation, qui ont tous la même voix que le commissaire, selon Bérenger, représentent la contrainte dans toute sa sauvagerie, se déchaînant contre tout ce qui échappe à l'ordre social, à la règle stricte, tel ce soldat, monté en haut d'un camion pour s'éventer avec une fleur rouge : Un des policiers le gifle en lui arrachant la fleur. Ils manifestent une total indifférence pour tout ce qui n'est pas eux, témoignant de l'isolement agressif de l'homme, derrière les remparts de son devoir :
"- Le deuxième Agent : Le salut public ? On s'en occupe. Quand on a le temps. La circulation d'abord !"
(Id., p. 157).
Plus tard, lorsque Bérenger aura fait céder les agents, ils disparaîtront comme des guignols sur les toits, après lui avoir envoyé leurs invectives haineuses, et leur désir de meurtre. Il semble donc que cette agressivité ne soit subie que lorsqu'elle est acceptée, car elle repose sur du vide.


Attirance de la bonne âme pour l'assassin
Retour au menu

Voilà les ténèbres où vit Bérenger, qui sont cause de sa révolte et de sa fuite. Mais n'y participe-t-il pas d'une façon obscure, alors même qu'il se croit l'innocence en personne ?

Il se refuse à comprendre les habitants de la cité radieuse qui vivent dans un effroi quotidien, sans être capables de renoncer à leur quartier, en se calfeutrant, au contraire, au plus profond de leur demeure. Leur crainte est déjà apparue comme une peur d'eux-mêmes, de leurs bons sentiments, qui les livre au pouvoir de l'assassin. Les angoisses de Bérenger et de Dany se retrouvent chez eux. Ils cherchent à échapper à la mort, à la fois dans la solitude de leur cachette et dans le nombre du groupe.
"- L'Architecte : Ils préfèrent rester cachés dans leurs beaux appartements. Ils n'en sortent qu'en cas d'extrême nécessité par groupes de dix ou quinze. Et même alors, le danger n'est pas écarté."
(Id., p. 86).
Le cercle vicieux qui trompe Bérenger est bien le même : Ces habitants, en accédant aux quartiers riches, ont voulu échapper à leur popre laideur, qu'ils reconnaissent dans leurs semblables. Mais, une fois qu'ils sont enfermés dans leur solitude, ils retrouvent ces pulsions obscures, sans pouvoir en accuser quiconque. La peur les enveloppe et les assaille, comme le mort entourait Amédée. Ils continuent à ne pas voir que leur peur ne vient que de leur pensée à eux, et que, plus ils se représentent la présence de la mort et cherchent à la fuir en rentrant en eux, dans un monde qui est le leur, plus la peur les enferme et plus la mort se rapproche d'eux. Elle est derrière la limite qu'ils imposent à leur univers pour s'en protéger, c'est-à-dire qu'elle touche les murs de leur maison et rôde dans les rues.

Cette angoisse devant le mur, qui est la frontière de ce que le personnage tragique accepte du monde, et qui se réduit à son être propre puisqu'il ne pense qu'à lui, se retrouve chez Ionesco :
"Je reviens à l'image du mur infranchissable, gris et sombre de l'église (...). Ainsi, je sentais le besoin ardent, urgent, d'escalader ce mur et je sentais en même temps, qu'il m'était impossible de le franchir. Y avait-il, en bas, à droite, une petite porte ? Il me semble que oui, mais fermée certainement. Le mur est donc le mur d'une prison, de ma prison ; il est la mort puisqu'il semble être un cimetière vu de très loin ; ce mur est le mur d'une église, il me sépare d'une communauté : il est donc l'expression de ma solitude, de la non interpénétration ; je n'arrive pas aux autres, les autres n'arrivent pas jusqu'à moi. Il est en même temps l'obstacle à la connaissance, il est ce qui cache la vie, la vérité. En somme c'est le mystère de la vie et de la mort que je veux percer ; ni plus, ni moins."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 102).
Ce texte est probablement d'une importance capitale, car il permet d'éclairer la plupart des oeuvres écrites après "Amédée ou Comment s'en débarrasser". Et, en l'occurence, ce mur est bien celui des habitants de la cité qui représente la satisfaction de leur désir, il est tout aussi bien le rêve de Bérenger. Il est leur prison. Il est aussi la mort, car en réduisant peu à peu leur univers, par le désir d'échapper à leur condition, ils s'écrasent progressivement de ce qui comble leurs rêves. Il est ce qui les sépare des autres, puisqu'il comble les puissances du "pour soi". Il est le mystère de la vie et de la mort qu'ils veulent percer, parce que ce mur n'existe que dans l'espoir de dominer la condition humaine, d'échapper à son mystère, mais plus ils se révoltent contre le mystère, plus ce dernier les écrase. Il suffirait qu'ils acceptent le mur, qu'ils l'aiment, pour que cessent toutes leurs angoisses, c'est-à-dire qu'ils acceptent les limites de notre entendement. Mais, face à lui, ils ne peuvent le supporter, comme Ionesco, ils abattent le produit de leur désir qui en était aussi le masque, et ils sont engloutis pas les ténèbres qu'il dissimulait, en se livrant à l'assassin pour une jouissance suprême, celle de contempler la photo du colonel :
"Ces murs qui s'élèvent, ces murs impénétrables que je m'acharne à vouloir trouer ou abattre ne sont peut-être que la raison (...). De l'autre côté c'est la mort. Ne pas franchir ces murs."
(Id., 212).
La mort qui est une limite apparaît à la limite de ce que l'être humain veut voir de l'univers, parce qu'il croit qu'en se tenant à l'intérieur de cette frontière il trouvera la solution de sa révolte contre elle, mais il est vite détrompé. Il faudrait donc compléter une autre affirmation de Ionesco à ce sujet :
"La finitude nous révolte ou bien nous la constatons et l'admettons."
(Id., 104).
Non seulement la finitude nous révolte, mais en même temps la révolte nous finit. Et Ionesco a l'impression que le mal et la source du tragique sont dans cette agressivité contre toute limite :
"Si je ne me résigne pas à cette finitude, si elle m'apparaît comme un mur dans mes cauchemars, si elle devient une névrose, cela n'est plus banal. C'est peut-être cela le mal. Comme le mur n'est pas franchissable, il faut que je l'accepte. Ne pas l'accepter c'est cela le "diabolique". Dans ce cas le mur doit tenir."
(Id., 105).

C'est au moment
où les habitants brisent la plus petite réduction possible de l'univers (qui ne dépasse plus leur être propre), qu'ils s'anéantissent en allant trouver l'assassin.

Pour expliquer la dernière étape du désir, celle qui aboutit au franchissement du mur, du seuil de la maison, et qui contredit la peur dont ils faisaient preuve, il est intéressant de penser à l'autre aspect souligné par Ionesco, celui du mur-raison. Il est en effet la "raison d'être" que se donnent les propriétaires de la cité, ayant travaillé toute leur vie, uniquement dans l'espoir de satisfaire ce rêve, et étant persuadés de leur bon droit par la société, l'Administration, qui les maintient dans cette illusion. Ils puisent dans cette bonne conscience les forces de la révolte, estiment qu'elle leur donne le droit de regarder impunément la photo du colonel, puisque leur bonne âme les acquitte de la mort. Cette affirmation d'eux les aveugle et les pousse vers le meurtrier, en leur faisant croire qu'ils le domineront comme ils ont maîtrisé tous les obstacles à leur ascension sociale. Le défi de Dany se retrouve ici.


La bonne âme de Bérenger
Retour au menu

La démarche finale de l'individu qui a bonne conscience le livre donc pieds et poings liés aux forces agressives, qui se cachaient dans l'estime qu'il se portait. Inévitablement, l'action de Bérenger entreprise au nom de son droit de bon citoyen, apparaît, elle aussi, profondément
tragique parce que fondée sur la même illusion.

En effet, malgré son étonnement devant l'absurdité de la conduite des habitants de la cité radieuse, celui-ci va pourtant être victime de la même erreur qu'eux : Il saura tout des lieux où se trouvera l'assassin, et des heures auxquelles il y sera, d'après les renseignements de la serviette d'Edouard, et sera pourtant, le soir-même, face à lui. En outre, Bérenger lui-même est une bonne âme, ce qui est pour le moins étrange, si l'on se rappelle sa pensée au sujet de ses concitoyens des quartiers pauvres (cf. #tou). Il y a chez lui un ami qu'il ne s'attendait pas à voir, et qui, par contre, lui, attendait patiemment son retour des contrées chimériques :
"- Bérenger, sursautant : Aah, que faites-vous là ?
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 116).
Ionesco présente ainsi Edouard :
"Assis dans le fauteuil, dans le coin le plus sombre de la chambre, à droite de la fenêtre, Edouard ne se voit et ne s'entend pas au début de l'acte. On le verra plus tard, après l'arrivée de Bérenger, mince, très pâle, l'air fiévreux, vêtu de noir, crêpe de deuil à son bras droit, chapeau noir de feutre, par-dessus noir, souliers noirs, chemise blanche au col amidonné, cravate noire."
(Id., p. 100).
Ce personnage incarne le deuil et la mort, tout ce qui fait horreur à Bérenger et à quoi il a voulu échapper en visitant le quartier lumineux. Malgré cette répulsion violente, il a fait d'Edouard son ami, lui a donné la clef de sa maison (qui est son univers, son moi), pour qu'il y vienne quand il voudrait. Mais, maintenant, il semble ne plus se rappeler d'avoir accordé ce droit de séjour à la mort :
"- Bérenger : Comment avez-vous fait ? J'avais les clefs sur moi !...
- Edouard, sort de sa poche des clefs, les montre à Bérenger : Moi aussi.
Il remet les clefs dans sa poche.
- Bérenger : Comment avez-vous eu ces clefs ?
Il pose son chapeau sur la table.
- Edouard : Mais... C'est vous-même qui m'en avez confié un jeu, pour rentrer chez vous quand je voulais et vous attendre, en cas d'absence.
- Bérenger, cherchant dans sa mémoire : Moi, je vous ai donné ces clefs ?... Quand ?... Je ne m'en souviens pas... pas du tout..."
(Id., p. 117).
En réalité, ce qui inquiète surtout Bérenger, ce n'est pas tellement d'avoir donné ses clefs, mais de constater qu'Edouard, à partir de ce moment-là, puisse entrer chez lui sans qu'il en soit prévenu, et qu'il ne soit plus maître de son univers, de lui, par conséquent :
"- Bérenger : C'est mon manque de mémoire qui m'attriste... (pour lui) : Pourtant, la concierge n'a pas dû quitter la maison, ce matin !... (à Edouard) : Qu'est-ce que vous avez ? Vous tremblez."
(Id., p. 117).
Et de fait, il est curieux de remarquer la façon discrète dont chacun a su sortir de la maison, ou y entrer, car la concierge n'était pas au courant de ces allées et venues, alors qu'elle est à l'affût de tous les mouvements se faisant dans l'immeuble. Elle-même n'en revient pas. Edouard semble finalement avoir pris la place de son hôte, pendant que ce dernier était dans la cité radieuse, "sur les lieux-mêmes", disait-il, et il est possible de se demander si les deux personnages ne feraient pas partie d'un même être, qui serait Ionesco, qui ne serait pas sorti de la chambre (ce qui expliquerait que la concierge n'ait rien vu), et dont le premier acte de la pièce n'aurait représenté qu'un rêve. Toujours est-il qu'en s'étant dépouillé de son monde lourd, épais et sombre, tel que l'auteur décrit le décor du second acte, Bérenger croyait aussi s'être défait d'Edouard, alors que son ami l'attendait sans bruit, sa toux et ses crachements de tuberculeux ne se manifestant qu'en sa présence, comme si cette dernière attisait la maladie et la destruction du moribond. Le héros a donc introduit dans sa demeure cette misère et ce deuil contre lesquels il se révolte. Par son agressivité, il ne fait que lutter contre une partie de lui dont il n'est plus maître une fois qu'elle a eu commencé de germer en lui, comme l'"à quoi bon" dans l'âme de Ionesco. Et pourtant, elle paraît être une nécessité profonde de son être, correspondant à l'aspect vieux, usé, décoloré, sombre et démodé de la pièce du second acte, où il a tout laissé dans un état de délabrement que le temps aggrave, sans pitié (cf.p. 99-100).

Mais l'inquiétude de Bérenger, au sujet de la présence de son hôte chez lui, est vite dépassée par sa compassion devant les tremblements du malade, et les symptômes de son mal. C'est elle qui est la plus forte et permet l'emprise d'Edouard sur lui : Par son attendrissement, il se dépossède de lui-même (cf.p. 117). Par ailleurs, si son ami représente la laideur ou la mort dont il a horreur, il faut remarquer que c'est là tout ce qui lui a permis de se sentir supérieur au monde qui l'entourait en se révoltant contre elles, et que sa révolte, mue par son orgueil, n'aurait plus de raison d'être, si la grisaille des bas-quartiers n'existait plus :
"- Bérenger : Mais moi j'avais conscience du malaise de l'existence. Peut-être parce que je suis plus intelligent ou moins intelligent au contraire, moins sage, moins résigné, moins patient."
(Id., p. 74).
Ces éléments permettent de sentir le monde trouble qui s'agite au fond de Bérenger en particulier, et de la "bonne âme" en général. Il a besoin de ce qu'il rejette, parce que c'est aussi une partie de lui qu'il ne veut pas reconnaître et sur laquelle il s'attendrit (l'échec de sa vie), et parce qu'elle permet à son agressivité de s'appuyer sur elle, pour lui donner l'impression de la dominer en la voyant partout autour de lui, et en s'en croyant exempt grâce à sa faculté de rêver. Le héros ne peut avoir "bonne conscience" qu'en se donnant l'impression de bien agir, et pour cela il a besoin de la maladie, qu'il soigne à sa manière en lui permettant de durer et de détruire, par sa compassion, puisqu'Edouard ne tremble et ne tousse qu'en sa présence. En accentuant tout ce qui le dégoûte, il justifie sa révolte et la nécessité d'une évasion de la condition humaine devenue totalement inacceptable, il innocente ses pulsions agressives qui le font désirer être Dieu en échappant au temps. Même si Edouard à une existence bien réelle, il n'en reste pas moins que Bérenger a choisi pour ami, cet être qui prend plaisir à se détruire, et que cela témoigne d'une affinité obscure entre les deux hommes.

Ils sont en effet accrochés l'un à l'autre par des liens puissants. Edouard ne fait rien pour guérir, au contraire, il préfère, plus ou moins consciemment voir son état empirer, car cela lui permet de se sentir supérieur à son ami, en l'accablant de sa toux bien réelle, tandis que celui-ci se plaint de maux imaginaires. Il tousse pour le faire taire et lui montrer son absurdité :
"- Bérenger : C'est parce que je me suffoque... Je ne respire pas l'air qui m'est destiné.
- Edouard, toussotant :Considérez-vous heureux de ne pas avoir une mauvaise santé, de ne pas être infirme ou malade"
(Id., p. 121).
Mais, en disant cela, Edouard rassure son hôte, et lui apporte tout ce qu'il recherche : la certitude de ne pas être atteint de la maladie, de la laideur et de la mort ; il lui permet de se croire pur, d'avoir une vision répugnante de tout ce qui n'est pas lui, et donc, de désirer s'enfermer dans les chimères de son imagination. Il lui donne ainsi l'impression de la sécurité qui laisse à ses pulsions dominatrices toute possibilité de se manifester, puisque l'agressivité ne se développe que dans la sécurité, comme Ionesco l'a remarqué. Edouard est donc en Bérenger, aussi bien qu'en dehors de lui. Il est une nécessité du désir de son hôte. Mais son comportement est aussi irrationnel que celui de ce dernier, car, s'il dit se résigner à tout, il refuse pourtant l'absence de résignation de son ami :
"- Edouard : Oui. Il y a toujours en vous un mécontentement, un refus de vous résigner."
"- Edouard : Vous ne pensez qu'à vous."
"- Edouard : Tenez, moi, je suis malade... J'en prends bien mon parti..."
(Id., p. 120-121).
Chacun des deux personnages cherche à affirmer sa supériorité sur l'autre par la révolte ou la résignation. Ils ont choisi de faire entrer en eux, l'être à partir duquel ils ont cru s'élever. Leur agressivité s'accroît de la résistance que lui offre celle de l'autre. En réalité, ils ne font l'un et l'autre que s'infirmer, au moment-même où ils se croient maîtres de l'autre. La santé d'Edouard se dégrade :
"- Edouard : Les poumons... cela ne s'arrange pas. Depuis le temps que je traîne cela..."
(Id., p. 118).
La maladie à laquelle il se résigne l'amène à la mort. Et la santé morale de Bérenger souffre de cette mort lente qui l'envahit en la personne de son ami, à qui il a laissé prendre racine en lui par son refus du réel, et de sa condition d'homme. Ainsi, sa révolte a concrétisé sa puissance morbide, par l'installation en lui d'un être qui met son orgueil à attendre la mort, et qui est la raison d'être de cette révolte dont Bérenger n'est plus maître, une fois qu'il lui a cédé, car celle-ci ne vit que de la découverte toujours plus approfondie des ténèbres qui la font exister et qu'Edouard dévoile peu à peu. Cela explique l'indignation du héros devant l'acceptation par son ami des crimes de la cité radieuse, trahissant ses désirs meurtriers :
"- Bérenger : Permettez-moi de vous dire, à mon tour, dans ce cas, à quel point je suis moi-même surpris que vous n'en soyez pas plus bouleversé... J'ai toujours cru que vous étiez un homme sensible, humain.
- Edouard : Je le suis peut-être.
- Bérenger : Mais c'est atroce. Atroce.
- Edouard : Je l'admets. Je ne vous contredis pas.
- Bérenger : Votre indifférence me révolte ! Je vous le dis en face."
(Id., p. 123).
Il est bien évident que l'illusion qu'il conserve sur Edouard est la condition-même de sa révolte, car, à partir du moment où il reconnaîtra qu'il a admis dans son intimité, qu'il porte en lui, cette atrocité il ne pourra plus se révolter, il se résignera.

C'est ce qui se produira à la fin de la pièce, lorsque, après avoir voulu tuer le tueur, ses bras retomberont, et il inclinera la tête, s'offrant à l'assassin, acceptant presque sa condition. Le caractère profondément irrationnel de l'indignation de Bérenger est très sensible, lorsque son ami, son cancer moral pourrait-on dire, lui objecte la nouveauté de ses crimes pour lui :
"- Edouard : Remarquez... La nouvelle est pour vous toute fraîche...
- Bérenger : Ce n'est pas une raison. Vous me navrez, Edouard, sincèrement vous me navrez..."
(Id., p. 123).
Bérenger ne tolère pas cette excuse, alors qu'il la donnait lui-même à l'Archirecte :
"- Bérenger : Je ne puis demeurer indifférent. Vous, vous avez peut-être l'habitude dans votre double profession."
(Id., p. 92).
Il s'agit donc d'une agressivité uniquement dirigée contre cet être qu'il a choisi, alors qu'il ne se reconnaissait plus dans le fonctionnaire quand les pierres ont commencé à tomber. Bérenger n'admet pas que son ami puisse correspondre à une vérité profonde de son être, et c'est son choix qu'il remet en question, mais c'est déjà le commencement d'un retour sur lui.

La bonne opinion qu'il a de lui-même et qui est le propre de tous les habitants de la cité radieuse, ainsi que d'Edouard, et, par-delà, de tout être agressif (car il n'est possible de le devenir qu'en s'aveuglant sur ses propres ténèbres), cette bonne opinion de soi, donc, est caractéristique de la bonne âme. Et il s'avère que Bérenger ne peut l'avoir qu'au prix d'une compassion, par laquelle il est poussé à désirer l'aggravation des maux objets de sa sollicitude. Car, cela lui permet de justifier à ses propres yeux sa façon de vivre. Révolte et attendrissement vont donc de pair, chez lui tout du moins ; ils existent l'une par l'autre, et se nourrissent l'une de l'autre.


Equilibre obscur entre Bérenger et Edouard, entre le rêve et les ténèbres
Retour au menu

C'est la raison pour laquelle la compassion de Bérenger va succéder à son irritation, devant les troubles et les maux de son ami, dont l'accroissement correspond à la montée de l'indignation en lui, trahissant cet équilibre obscur qui se fait toujours entre les pulsions de ces deux êtres :
"- Bérenger : C'est à moi de m'excuser. J'aurais dû penser... Quand on est soi-même malade, quand on est un grand malade, comme vous, il est difficile d'être préoccupé par autre chose... Je suis injuste avec vous. Après tout, ce sont peut-être ces crimes affreux de la cité radieuse qui sont à l'origine de votre maladie? Cela a dû vous toucher, consciemment ou non. Oui, c'est cela, sans doute, qui vous ronge."
(Id., p. 125).
En croyant comprendre son ami, il ne fait que le réintégrer dans sa conception de la vie. Il n'y a, en effet, de révolte, que lorsque les objets ou les êtres résistent à la logique de l'existence dans laquelle l'être humain se croit à l'abri, comme le montrera la concierge du "nouveau Locataire". Il n'y a plus cassure, semble-t-il à Bérenger, entre son univers intérieur et l'univers extérieur que constitue Edouard. En réalité, il y a une illusion plus profonde, à cause de laquelle Bérenger va jusqu'à accepter de sortir de sa chambre, avec beaucoup d'efforts, par pure bonté d'âme pour Edouard :
"- Bérenger : Je suis tellement fatigué moralement, tellement déprimé. J'aurais préféré aller me coucher... Enfin, puisque vous y tenez, je vais tout de même vous accompagner un peu !
- Edouard : Vous êtes bien charitable !"
(Id., p. 125).
C'est à ce moment-là que s'ouvre la serviette d'Edouard, acte manqué jailli des profondeurs du désir, qui vient attiser la révolte de Bérenger, en paraissant lui donner la solution du problème, et qui rappelle les souvenirs inattendus de Choubert dans "Victimes du devoir" au sujet des surnoms de Mallot,souvenirs qui entraînaient l'Inspecteur à poursuivre ses investigations.

La serviette est un élément important de la pièce, puisqu'elle se retrouve, avec un contenu différent, entre les mains de l'Architecte :
"Il a sous le bras, un porte-document, assez lourd et épais, semblable à celui d'Edouard au deuxième acte."
(Id., p. 64),
et plus tard, elle appartiendra à l'Homme, au Vieillard et à la Mère Pipe. Lorsque s'ouvre celle d'Edouard, elle va libérer tout ce que son possesseur cachait, son univers secret que Bérenger n'avait encore pas pu pénétrer. En effet, Edouard, dans son indifférence, est pourtant très attentif à elle, quand elle est toujours fermée, à tel point que, défaillant entre les bras de son ami, il revient à la vie pour bondir sur elle et l'arracher des mains de Bérenger, après quoi il se laisse aller à nouveau :
"(Bérenger se penche pour prendre la serviette d'Edouard. Bien que presque défaillant, Edouard, dans un sursaut, s'échappe des mains de Bérenger pour prendre la serviette)."
(Id., p. 124).
Elle est donc le domaine sur lequel Edouard concentre tout le reste de son énergie vitale, puisque, pour vérifier si elle bien fermée, il en arrête même de tousser : les soucis qu'elle lui occasionne sont momentanément plus importants que sa maladie :
"Edouard se soulève sur un coude, s'arrête de tousser, contrôle d'une main inquiète la fermeture de son énorme serviette noire, puis un peu tranquillisé, s'allonge de nouveau, toujours toussant, mais moins fort. Edouard ne doit pas donner l'impression qu'il essaie de tromper Bérenger ; il est vraiment malade, il a aussi d'autres inquiétudes, au sujet de sa serviette, par exemple ; il s'éponge le front."
(Id., p. 124).

Dès que Bérenger s'aperçoit que cet objet est rempli des photos du Colonel, servant à l'assassin pour séduire ses victimes, afin de les jeter à l'eau, lui qui s'était précipité à terre sous le prétexte d'aider son ami, va sortir tout le contenu du porte-documents ; tandis qu'Edouard s'efforcera de le lui cacher, mais en vain. L'agressivité dont Bérenger fait preuve à ce moment-là, trahit les véritables mobiles de son amitié : le désir de connaître les profondeurs les plus sombres de celui qu'il a introduit dans son appartement, afin de voir de plus en plus précisément les ténèbres qui sont en lui, pour se donner l'impression d'être un îlot de pureté, une cité radieuse, au milieu d'une fange honteuse, et justifier ainsi sa révolte contre sa condition. Bien sûr, ces mobiles se perdent dans la nuit de l'agressivité, mais ils ne sont que l'aboutissement des rapports des deux hommes. Bérenger peut difficilement aller plus loin, puisque, ce qu'il découvre, c'est la complicité directe existant entre son ami et l'assassin. Mais ce qu'il oublie, c'est que cette complicité est en parfait accord avec cette conduite qui a fait naître en lui, à la fois la révolte et la compassion, et qu'elle relève donc de cette affinité cachée qui le lie à Edouard, si bien qu'il partage sa culpabilité.

En effet, quand Edouard parlait des évènements de la cité radieuse, il présentait cela comme une chose "sue, assimilée, cataloguée" (p. 122) ; et précisément, son porte-documents contient toute cette connaissance qu'il a eue des actes de l'assassin. Il semble donc qu'il y a en lui une volonté irraisonnée d'engloutir la vie. Et ses vérifications constantes des fermetures de la serviette montrent sa peur de la voir resurgir. Sa résignation et son indifférence commencent à s'expliquer : Il est résigné parce qu'il se place hors du temps. Il ne vit plus, mais enfouit le présent dans le passé, et essaie de se placer hors de la vie, en croyant par la même occasion être hors des atteintes de la mort. Il regarde avec un air ahuri les objets de l'assassin qu'il sort maintenant avec Bérenger de son porte-documents, car il n'a même pas pris le temps de les voir avant, et s'est dépêché de les oublier une fois qu'il les a eu enfouis. Il en a aussi sur lui, qu'il finira par produire tel un prestidigitateur. Il possède toutes les preuves et tous les aveux détaillés des actes du criminel, minute par minute, seconde par seconde, tellement ce dernier finit par se confondre avec le temps. Et Bérenger n'hésite pas à l'accuser :
"- Edouard, toussant, s'épongeant le front, chancelant : Je suis honteux... je ne m'explique pas... je ne comprends pas... je...
- Bérenger : Ne rougissez pas. Vous me faites pitié, cher ami. Vous rendez-vous compte que vous êtes en partie responsable de l'assassinat de Dany ?... Et de tant d'autres !"
(Id., p. 131).
L'assassin et Edouard paraissent à l'opposé l'un de l'autre, le premier occupant le temps dans sa plénitude, et le second refusant de le vivre :
"- Edouard : C'est son horaire, vraisemblablement. Fixé à l'avance. Lieu par lieu, heure par heure, minute par minute.
- Bérenger : ... Vingt-trois heures, neuf minutes, deux secondes...
- Edouard : Seconde par seconde. Il ne perd pas son temps.
Il a dit cela avec un mélange d'admiration et d'indifférence."
(Id., p. 132-133).
Pourtant, cette admiration mêlée d'indifférence montre que, finalement, ils se rejoignent. Ils font tous deux disparaître la vie aussi vite l'un que l'autre. Mais Edouard n'a pas seulement la preuve des actes de l'assassin dans sa serviette, il les a aussi sur lui, dans cette maladie qui le ronge, et sur laquelle il fonde son orgueil. Chaque seconde écoulée est un pas vers la mort, des nouvelles cellules de son corps détruites, dont il est lui-même le responsable par sa volonté de se couper de la vie. Il s'est fait une philosophie de l'inaction, en cherchant à tout assimiler sans rien sentir, à dépasser la vie et la mort pour devenir une sorte de conscience pure, annonçant en cela Bérenger du "Roi se meurt". Ainsi se révèlera-t-il dans sa conversation avec l'Homme, par son désir de tout réduire à une connaissance théorique :
"- Edouard : Qu'est-ce que vous entendez par héros ?"
(Id., p. 141).
C'est pourquoi il dissuadera ce nouveau personnage de mettre ses connaissances en pratique :
"- Edouard : N'y allez pas. Penser contre son temps c'est de l'héroïsme. Mais le dire, c'est de la folie."
(Id., p. 145).
Et, face à la Mère Pipe, il livrera la seule préoccupation de sa vie :
"- Edouard : Nous allons tous mourir. C'est la seule aliénation sérieuse."
(Id., p. 145).
Il n'est pas étonnant qu'il ne veuille pas agir contre l'assassin, car il a peur de le rencontrer, et passe sa vie à l'éviter par son inaction, sans se rendre compte qu'il précipite l'issue fatale. Lorsque Bérenger lui demande de l'accompagner chez le commissaire, il devient de plus en plus mou :
"- Edouard : Vous devenez un homme d'action. Moi...
- Bérenger : Montrons lui les preuves !
- Edouard, assez mou : Je veux bien.
- Bérenger, agité : Alors, allons-y. Pas une seconde à perdre ! Terminons de ranger tout cela... (...)
- Edouard, encore plus mou : Mais oui, mais oui."
(Id., p. 145).
Il finira par oublier la serviette, élément capital, que Bérenger veut porter sur le champ au commissaire, et deviendra un véritable boulet pour son ami. Celui-ci ne parviendra pas à le traîner plus loin que le lieu de réunion de la Mère Pipe, centre vital de la société qu'il faudra briser pour prendre le chemin des bâtiments administratifs. Mais auparavant, Edouard sera, en principe, retourné chez Bérenger pour y rechercher la serviette oubliée, en réalité, il n'en fera plus qu'à sa tête :
"- Edouard, se dirige à pas très lents vers la droite, par où il va disparaître en disant nonchalamment : C'est entendu, je me dépêche. Je me dépêche. Je me dépêche. Un instant. Un instant !"
(Id., p. 149).









LA LOGIQUE INTERNE DE TUEUR SANS GAGES
Retour au menu








Affinité profonde entre Bérenger et Edouard
Retour au menu

Tous ces éléments permettent désormais de tenter une compréhension de la pièce, dont la richesse de signification paraît inépuisable, étant bien entendu que sa logique est celle du rêve, c'est-à-dire du désir, comme dans tout spectacle tragique. Mais ce dernier rejoint la réalité, puisque Ionesco découvre, de plus en plus profondément, que toute logique, scientifique ou non, s'inscrit à l'intérieur de pulsions dominatrices dont l'individu s'écrase, en cherchant à échapper à sa finitude.

Plus les deux amis paraissent différents dans leur réaction face à la démarche entreprise, et plus pourtant se dévoilent les affinités intimes qui les unissent.

En effet, la philosophie de l'inaction à laquelle est arrivé Edouard, n'est-elle pas véritablement celle de Bérenger ? Il suffit de se souvenir de la chambre du second acte pour en être convaincu. Son propriétaire l'a laissée dans un état de décrépitude qui n'a fait que s'accentuer. En outre, il s'est révélé incapable de faire quoique ce soit pour les autres, en attendant tout d'eux (de l'Administration en l'occurence) ; et c'est encore dans l'espoir que l'Architecte le délivrera de ses tourments qu'il va le trouver. Par cette attitude, il ne se montre d'ailleurs pas différent des autres personnages créés avant lui par Ionesco.

Edouard tentait, d'une façon plus ou moins obscure de se mettre en dehors du temps, sans s'apercevoir que c'était le plus sûr moyen de courir à la mort ; Bérenger ne fait pas autre chose :
"Bérenger : Bon. Tant pis. Une seconde pas plus. (...)
- Edouard : Asseyez-vous un instant, vous êtes fatigué. (...)
- Bérenger : Je n'ai pas le temps d'être fatigué."
(Id., p. 137).
Le tueur ne laisse pas le temps de penser à soi, comme Bérenger l'a senti lorsque Dany fut assassinée.
"Bérenger : La malheureuse... Elle n'a pas eu le temps de me dire "oui" !..."
(Id., p. 97).
Et c'est dans cette abscence de durée, dans cet instant insaisissable, que le héros doit se placer pour lutter contre la mort, sur le même terrain qu'elle. C'est pourquoi, quand il sera sorti de chez lui, le temps ne passera plus, il sera toujours la même heure, de même que lorsqu'il entrera dans l'avenue coupée de la ville :
"La lumière ne changera pas : c'est le crépuscule, avec un soleil roux que l'on apercevra, aussi bien lorsque la scène est large, qu'au fond du corridor qui pourra être formé par les décors représentant une sorte de longue rue étroite ; c'est un temps, un crépuscule figé."
(Id., p. 159).
L'univers semble donc obéir au désir du justicier, ce qui est toujours inquiétant chez Ionesco ; et, de fait, il ne s'agit là que d'une illusion qui se dissipera lorsque Bérenger, submergé par la peur, décidera de rentrer chez lui :
"Bérenger : (Edouard) ne viendra plus. Pas la peine d'insister. Il est trop tard. (Il regarde sa montre). Ma montre s'est arrêtée..."
(Id., p. 162).
Il comprend son erreur trop tard. La révolte qui en était la cause l'a coupé du monde social sur lequel il fondait, dans son aveuglement là aussi, tous ses espoirs. Il est seul avec lui-même, avec ses ténèbres, c'est-à-dire avec l'assassin, tout près devant lui, lorsqu'il tourne la tête. Les précisions de Ionesco ne sont pas très claires, mais il semble bien, en effet, qu'à ce moment là, le soleil roux, qui se faisait complice des pulsions de Bérenger, soit disparu, car il ne parle plus que de "vagues lueurs à l'horizon", notant :
"Bien entendu, le décor ne bouge plus. Il n'y a d'ailleurs presque plus de décor. Il ne reste plus qu'un mur, un banc. Le vide de la plaine. Vague lueur à l'horizon. Les projecteurs éclairent les deux personnages d'une lueur blafarde, le reste est dans la pénombre."
(Id., p. 162)
Ainsi donc, en voulant devancer l'assassin, et, par là-même la mort, ce personnage s'est transporté d'emblée dans son royaume, et ne se comporte pas différemment de son ami. Les pulsions qui les animent sont de même nature et produisent les mêmes effets ; elles témoignent de l'intime complémentarité de ces deux façons d'envisager la vie.

Edouard ressent d'autant plus la fatigue, que son ami en paraît exempt ; il devient un véritable boulet que Bérenger ne pourra pas traîner plus loin que le lieu de réunion de la mère Pipe. Par conséquent, il constitue, en fait, la fatigue de son hôte qui va devoir finir par se débarrasser de lui. Edouard, représentant l'atrocité de la vie dont Bérenger cherche à se délivrer, il est nécessaire que ce dernier s'en sépare. Mais, le héros est, lui aussi, attaché à cet individu qui le dégoûte d'une façon extrêmement trouble, c'est pourquoi il a fait tout ce qu'il a pu pour l'emmener avec lui : il ne faut pas oublier que sa révolte se nourrit de cette réalité répugnante pour lui, et que, sans elle, elle n'a plus lieu d'être ; cependant, son désir ne peut être satisfait que s'il parvient à se défaire de ce mort en sursis. La difficulté de se séparer d'Edouard, et, tout à la fois, la nécessité de le faire, correspond à la peine qu'Amédée a eue pour arracher le cadavre de sa maison parce que celui-ci ne pouvait plus y tenir, de même qu'Edouard ne pouvait pas garder plus longtemps sa serviette fermée. L'opposition sournoise de Madeleine à l'ascension de son mari dans "Victimes du Devoir", relève de cette même pesanteur, qui contrarie au dernier moment les forces agressives, sans parvenir à les arrêter. Mais c'est surtout dans "le Piéton de l'Air" que cela se précisera comme une résistance intérieure de l'être : Bérenger, qui en est toujours le personnage principal, aura beaucoup de mal à s'élever, au début de son vol. Et sa fille, malgré son aspiration à le suivre, sera incapable d'échapper à cette résistance, sorte d'attraction de la réalité, avertissant contre les dangers de l'imagination, qui se traduira chez Amédée par le sentiment de mal faire, dont il fera part à ceux qui conservent les pieds sur terre, tout en reconnaissant qu'il n'est plus maître de lui. Lorsque ce dernier arrivait à la place Torco, le cadavre lui devenait de plus en plus pénible à traîner, de même qu'ici Edouard à Bérenger : Amédée était attiré par l'illusion des phènomènes célestes qui saluaient sa présence, et vidaient le réel de signification, de même, Bérenger continue à vivre dans l'illusion de la toute puissance de l'Administration, dont le bâtiment qui se dessinera au bout de l'avenue sans qu'il s'en approche vraiment, exercera sur lui une sorte de fascination :
("On aperçoit, maintenant, une très longue rue ou avenue, avec tout au loin dans le soleil, le bâtiment de la Préfecture . un tramway en miniature traverse la scène, dans le lointain".)
(Id., p. 158).
Ce tramway, qui aboutit nécessairement à la cité radieuse, et à l'arrêt duquel le criminel vient "flairer la bonne âme", ne le met encore pas sur ses gardes, et pourtant il prophétise son rendez-vous avec l'assassin. Il n'est donc plus tellement étonnant qu'Edouard ait commencé par abandonner la serviette, puisque Bérenger laisse ce dernier en cours de route, de la même façon ; pour le faire aller rechercher le porte-documents, il est vrai, mais il oublie seulement que, sans cette pièce à conviction, il ne peut rien apprendre à l'Architecte, et que, étant donné le temps que son ami met à lui obéir, il aurait été préférable qu'il y aille à sa place. En réalité, Bérenger ne peut poursuivre sa route qu'en l'absence de cette serviette représentant toutes les forces troubles qui le meuvent, tout ce qu'il sait de l'assassin et de la complicité d'Edouard avec ce meurtrier, complicité à laquelle il sent confusément qu'il participe par des liens qu'il préfère ne pas démêler. En somme, cette puissance obscure qui le retient, avant qu'il ne brise le mur des contraintes sociales (que ce soit par la fatigue d'Edouard, par l'oubli de la serviette, ou aussi par la résistance que la société, et la police à laquelle il veut précisément s'adresser, lui opposeront), cette puissance donc, paraît représenter, comme le cadavre d'Amédée, toutes les forces de l'attachement à soi, dont il doit se donner l'impression de se délivrer pour passer à l'action, c'est-à-dire, pour céder totalement à son désir. Car il ne peut le faire qu'en se sentant une bonne âme. Et, de fait, Bérenger dira ne plus avoir le temps de penser à sa fatigue et justifiera sa précipitation par la nécessité d'empêcher le criminel de faire d'autres victimes. il agit donc pour l'humanité et c'est bien ce qu'il dira quand il sera seul, face à lui-même, sans parvenir à s'en convaincre, cette fois-là :
"- Bérenger : On dirait que j'ai peur, ce n'est pas vrai. Je suis habitué à la solitude... (Il marche en silence). J'ai toujours été seul... Pourtant j'aime l'humanité, mais de loin. Qu'est-ce que cela peut faire puisque je m'intéresse à son sort ? La preuve : J'agis... (Il sourit). J'agis... j'agis... j'agis... difficile à prononcer ! Enfin, je cours des dangers peut-être, pour elle... et pour Dany, aussi. Des dangers ? L'Administration me défendra."
(Id., p. 160).
Cela explique qu'il malmène Edouard, avant de s'en séparer, malgré la lassitude de son ami. Sa faculté d'attendrissement sur le sort de ce malade, qui n'était d'ailleurs qu'une façon indirecte de se plaindre, s'est reportée sur l'humanité entière, sans pitié pour l'homme pris individuellement, accroîssant ainsi son aveuglement sur l'absurdité de sa conduite.


Bérenger se libère de l'illusion sociale,
dupé par l'illusion de sa bonne âme
Retour au menu

Comme dans "les Chaises", où c'est le plus sensible, l'impulsion à laquelle obéit le personnage tragique, l'amène progressivement à se débarrasser des illusions qui lui cachaient les mobiles de son action, et sur lesquelles il croyait celle-ci fondée, en le dupant par une illusion plus grande, mais encore plus incohérente. Bérenger a déjà abandonné Edouard en se croyant le sauveur de l'humanité, mais il lui reste à se libérer de l'illusion sociale qui justifie pourtant sa démarche.

Arrivé au centre vital de la société, il se trouve face à toutes les forces du maintien de l'ordre. La police est représentée par deux sergents de ville, que leur grandeur démesurée transforme en espèces de divinités. Ils incarnent en même temps l'Administration, avec leur voix semblable à celles du commissaire, c'est-à-dire, pour Bérenger, les organismes qui détiennent entre leurs mains la solution de la condition humaine, et qu'il croit aider grâce aux renseignements qu'il leur apporte :
"Un sergent de ville, qui est sans doute d'une taille démesurée, apparaît, avec un bâton blanc et tape sur les têtes des gens qui sont de l'autre côté du mur et que l'on ne voit pas."
(Id., p. 147).
Mais, nouvelle déception de Bérenger, identique à celle qu'il avait eue lorsque l'Architecte s'avouait incapable de capturer le tueur, les policiers ne se préoccupent que de leur devoir, rempli de la façon la plus absurde et la plus brutale, sans aucun souci de ce qu'il appelle le "salut public", et sans aucune marque de politesse, susceptible de témoigner de la bonne âme que devrait avoir tout représentant de l'ordre, en qui il place sa confiance. De même, deux énormes camions militaires sont arrêtés en travers de la scène et bloquent le passage. Bérenger ne fera pas plus attention à ce nouvel avertissement qu'aux précédents. Il n'admettra pas que sa confiance dans l'Administration soit le fruit d'une erreur de sa part, et usera du nom du commissaire pour se faire ouvrir le passage, stupéfait du peu de respect que lui témoignent ses subordonnés :
"- Le deuxième agent, plus fort, revenant sur Bérenger : Ce n'est pas mon boulot, vous m'entendez ? Votre histoire ne m'intéresse pas. Puisque vous êtes copain avec le chef, allez donc le voir et fichez-moi la paix."
(Id., p. 157).
Tous les obstacles disparaissent alors comme par enchantement, laissant finalement Bérenger dans une solitude absolue :
"- Le deuxième agent, au Premier ironiquement : Laisse passer Monsieur. (Comme par enchantement, les camions s'écartent, tout le fond de la scène s'est défait, le décor devant être mobile)."
(Id., p. 158).
L'aspect de marionnettes que prennent soudain ces fonctionnaires rappelle le bruit de casseroles attachées à la queue d'un chien que faisait le cadavre traîné par Amédée : Les agents, produits des forces du "pour soi" (comme s'est déjà révélée l'Administration au service du désir du citoyen), se vident littéralement de toute signification, à partir du moment où cette puissance présente à sa victime une solution préférable : le commissaire.

Bérenger franchit donc ce mur, qui, selon Ionesco, sépare l'être de lui-même, qui est la mort, et qui est aussi le mystère de la vie et de la mort (cf. #cet). Et l'auteur fait un récit d'un de ses rêves où il l'assimile à toute contrainte qui lui est imposée :
"Ce soldat impénétrable, impitoyable comme un mur, comme le mur de cette caserne qui s'étend indéfiniment. Toujours cette force aveugle ou cette loi ou ce destin incompréhensible ; cet ordre absolu, fermé, borné, avec lequel je ne puis m'entendre. Qui est-ce ? Je ne sais pas si c'est l'autre moi-même ou les autres tout simplement. En tout cas, c'est bien ce à quoi je me heurte : Un inconnu dangereux, peut-être stupide dont je subis la loi. Il est lui-même l'incarnation d'une loi. Un gendarme. Un soldat, pas un policier, car il n'est pas la conscience, il n'est pas la morale, il est sourd, aveugle, comme le mur."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 197).
Le mur est toujours ce qui s'oppose à son désir, c'est pourquoi il le juge si dangereux ; et le mur final contre lequel il ne pourra rien, sera l'assassin, la finitude de la condition humaine, la réalité que Ionesco et les personnages qui le représentent ne parviendront pas à admettre jusqu'à "la Soif et la Faim".


Bérenger se retrouve inconsciemment dans le Tueur
Retour au menu

Une fois seul, Bérenger va être la proie d'une angoisse de plus en plus violente, et les précisions de l'auteur à ce sujet sont très intéressantes :
"Finalement, il avancera avec précaution, regardant de tous les côtés ; pourtant, vers la fin de l'acte, lorsque le dernier personnage de cette pièce fera son apparition, - ou se fera d'abord entendre, ou se fera entendre en même temps qu'il apparaîtra - Bérenger devra être pris au dépourvu : Ce personnage devra donc apparaître au moment où Bérenger regardera d'un autre côté. D'autre part, l'apparition du personnage devra être préparée par Bérenger lui-même : On devra sentir la proximité de sa présence par la montée même de l'angoisse de Bérenger."
(Tueur sans gages, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 159).
C'est en effet quand son angoisse sera à son comble qu'il décidera de s'en retourner, même si cela peut permettre au tueur de faire de nouvelles victimes, et c'est alors que le criminel sera devant lui. La corrélation existant entre la montée de l'angoisse et la proximité de la présence du tueur montre à quel point l'une dépend de l'autre, de sorte que l'assassin paraît jaillir de l'agressivité du héros. Il est né de lui, c'est pourquoi il n'a pas pu le voir arriver, car il était précisément dans le seul endroit que sa bonne âme lui présentait comme vierge de toute impureté : son être propre. Le tueur est l'incarnation de sa frayeur dans la solitude, qui, dans la sécurité, se métamorphose en agressivité. N'ayant plus personne d'autre que lui à écraser, les pulsions dont il n'est plus maître, une fois qu'il leur a eu donné droit de cité, se retournent contre lui, après l'avoir fait se débarrasser de ses semblables :
"- Bérenger : (L'assassin ricane, hausse à peine les épaules ; il est tout près de Bérenger ; Bérenger doit paraître non seulement plus grand, mais aussi beaucoup plus vigoureux que le tueur presque nain. Bérenger éclate d'un rire nerveux). Oh, mais vous êtes bien chétif, trop chétif pour un criminel, mon pauvre ami ! Vous ne me faites pas peur ! Regardez-moi, regardez comme je suis plus fort que vous. D'une chiquenaude, d'une chiquenaude, je peux vous faire tomber. Je vous mets dans ma poche. M'avez-vous compris ? (Même ricanement de l'assassin)."
(Id., p. 163).
Cette disproportion entre l'assassin et sa victime, telle que Bérenger a finalement peur de presque rien, souligne la façon mesquine et sournoise dont se glissent en l'être humain les pulsions qui le détruisent alors qu'il se croit bien loin de succomber à ce dont il s'amuse. Le rire est en effet le symptôme d'un sentiment de supériorité signe d'infériorité, car le rieur ne prend pas garde qu'il n'est pas maître des convulsions qui l'ébranlent. De même, Bérenger riant de cet être chétif ne remarque pas que sa nervosité montre assez son incapacité de se dominer. Cet aspect extérieur des deux personnages indique, en outre, que l'individu tragique se noie dans un verre d'eau, si l'on peut dire, et annonce la conception de la fin de l'oeuvre de Ionesco (avant 1971) : l'agressivité, c'est à dire l'absence d'amour, témoigne d'un manque de maturité de l'être humain.

Mais le meurtrier se garde bien d'accomplir sa besogne, si tant est qu'il doive l'accomplir plus tard, puisque le rideau tombera avant qu'il n'ait frappé Bérenger. En se contentant de ricaner, il va faire boire à sa victime la lie des pulsions qui l'ont amenée face à lui, et lui faire perdre toute illusion sur elle. Dans sa frayeur, Bérenger va être peu à peu amené à aller au fond de lui-même et à dévoiler ce que cachait sa bonne âme. Lui qui prétendait sauver l'humanité va se mettre aux pieds de cet individu qu'il jugeait immonde. Pour sauver sa vie, il va lui faire des offres de service :
"- Bérenger : Si un Christ ne vous suffit pas, je m'engage solennellement à faire monter sur des calvaires rien que pour vous, des bataillons de sauveurs !... Ca doit se trouver, j'en trouverai ! Voulez-vous ? (Ricanement du tueur). Voulez-vous que le monde entier se perde pour vous sauver, pour que vous ayez un instant de bonheur, un sourire ? Cela aussi, ça peut se faire ! Je suis moi-même prêt à vous embrasser, à faire partie de vos consolateurs ;"
(Id., p. 168).
Aucune logique n'a de prise sur le tueur, c'est un être qui se rit de la logique. Toutes les démonstrations de Bérenger sont vaines, et pour cause : Elles ne sont, en fait, que la tentative de comprendre l'ennemi, c'est-à-dire de chercher le point faible par lequel il pourra être dominé. Mais devant l'irréductibilité de cette brute, le désir de domination qui dirigeait les paroles de Bérenger se heurte à un mur : le meurtrier ne peut pas être sensible à l'intelligence de celui qui cherche à avoir raison de lui, puisqu'il incarne l'agressivité-même qui en est la maîtresse. Le héros s'est pris à son propre piège, il essaye vainement d'ébranler les barreaux de la cage qu'il est en train de consolider, car, plus il se fait violent contre le tueur, plus il est au pouvoir de ce dernier. C'est pourquoi il est incapable d'agir contre lui, et ne peut, dans un dernier temps, qu'accepter sa propre destruction, dont il est l'artisan, et reconnaître ainsi, implicitement, qu'il ne vaut pas mieux que lui, car, en cherchant à échapper à sa condition, il lui a voué sa vie. Il avait besoin que le monde périsse autour de lui, que la maladie d'Edouard s'aggrave, pour justifier sa révolte, pour se sentir une bonne âme. Et, s'il avait pu échapper au pouvoir du tueur, à ses propres ténèbres, il aurait accepté de bon gré le martyr de l'humanité toute entière :

"- Bérenger : (L'assassin continue de jouer avec la lame de son couteau ; léger ricanement ; immoboile, il hausse à peine l'épaule). Ne me regarde pas ainsi, je ne te crains pas, honte de la création... (Bérenger vise sans tirer en direction de l'assassin qui est à deux pas, ne bouge pas, ricane et lève tout doucement son couteau). Oh... que ma force est faible contre ta froide détermination, contre ta cruauté sans merci !... Et que peuvent les balles elles-mêmes contre l'énergie infinie de ton obstination ? (Sursaut). Mais je t'aurai, je t'aurai... (Puis de nouveau, devant l'assassin qui tient le couteau levé, sans bouger et en ricanant, Bérenger baisse lentement ses deux vieux pistolets démodés, les pose à terre, incline la tête, puis, à genoux, tête basse, les bras ballants, il répète, balbutie) : Mon Dieu, on ne peut rien faire !... Que peut-on faire... Que peut-on faire...
Tandis que l'assassin s'approche encore, ricanant à peine, tout doucement de lui.
"
(Id., p. 172).










CONCLUSION
Retour au menu








Dès "les Chaises", Ionesco faisait sentir l'incohérence de la révolte du Vieux contre toute séparation, révolte qui le conduisait, après l'avoir fait se couper de l'humanité entière, à se séparer de lui-même et de sa femme dans un suicide final. "Victimes du Devoir" annonçait "Tueur sans gages" en montrant qu'il n'y a pas véritablement de victime du devoir, mais, seulement des victimes du désir de dominer les autres, si bien que les personnages tragiques s'y anéantissaient pour avoir cédé à leur propre agressivité. Une voie nouvelle se dessinait dans cette pièce, qui semblait être la seule possibilité de salut : celle de l'acceptation des autres tels qu'ils étaient, et, bien plus, de l'acceptation de soi et de sa propre culpabilité. Choubert ne peut pas s'y résoudre ; c'est d'ailleurs pour lui tout à fait incompréhensible ; il se heurte à un mur. Amédée et Madeleine seront de même incapables de faire vers l'autre le pas qui, seul, pourrait arrêter la croissance du cadavre ; dès lors, "Amédée ou Comment s'en débarrasser" pose cette alternative irrémédiable entre les deux seules possibilités offertes à l'être humain : l'amour et l'amour-propre ; ou bien, autrement dit, l'oubli de soi et la pensée à soi. En choisissant, comme Choubert, la deuxième solution, les deux personnages de cette pièce s'écrasent peu à peu de leur désir, mais l'envol d'Amédée dans les contrées du rêve ne permet pas d'en savoir plus. Dans "Tueur sans Gages", Bérenger va se jeter à corps perdu dans cette voie du "pour soi", ébloui par la réalisation, miraculeuse croit-il, de ses rêves : la cité radieuse ! Sa révolte contre la condition humaine se précise dorénavant comme le désir d'échapper à la finitude et à la laideur agressive qui la caractérisent et qui lui paraissent incarnés par l'assassin de la cité radieuse, l'ennemi du rêve, la réalité qu'Amédée ne voulait pas voir. Mais il s'avère que ce qu'il fuit, en fait, ce sont ses propres ténèbres et sa condition d'homme. Les puissances qui nourrissent sa révolte sont précisément cet ennemi dont il se croit si loin : elles le livrent aux mains de celui qu'il fuit ; et, ce faisant, le condamne à agir comme ce criminel, objet même de sa révolte ; il est alors devenu lui-même le tueur sans jamais pouvoir se l'avouer, puisque, étant incapable de tuer le tueur qu'il a au bout de son pistolet, il est son sauveur, le responsable de ses crimes futurs.

La révolte contre la condition humaine, en germe dans toute pensée à soi ainsi que le montrait "Amédée ou Comment s'en débarrasser", est donc une illusion tragique qui se révèle, en réalité, être une révolte contre soi ; car c'est lui que Bérenger atteint à travers Edouard. Et le tueur ne laisse aucun doute sur la cible véritable de l'agressivité. Elle introduit dans l'individu un mur qui le sépare de lui-même, en l'empêchant de se reconnaître dans l'objet de ses pulsions dominatrices une fois qu'il leur a cédé. Cette division profonde déssèchera son être dans une interrogation sans réponse, tant qu'il n'aura pas réussi à sortir du cercle vicieux tragique qui se boucle par la coïncidence de ses profondeurs secrètes avec ce qui le dégoûte. Un passage de "Journal en Miettes" semble résumer cette incohérence fondamentale à laquelle se heurte Bérenger à la fin de "Tueur sans Gages" :

"Pourquoi, écrit Ionesco, lorsqu'après avoir contourné l'église, traversé la cuisine sale, nous sommes-nous trouvés dans des champs en pente, toujours sombres, stériles ? C'est parce qu'il s'agit d'un monde éteint dans lequel il manque à la fois le feu terrestre, la fécondité, et, d'autre part, la lumière céleste. C'est l'image d'un monde, du mien, dans lequel la terre est coupée du ciel ; une âme, la mienne, dans laquelle la terre est coupée du ciel avec ce que cela signifie, c'est-à-dire moi-même coupé de moi-même, mes profondeurs n'alimentant plus mon esprit. A quoi sert de savoir tout cela puisqu'il y a ce mur impénétrable qui me sépare, et de quoi est fait ce mur ? Je tourne en rond, mes problèmes se posent avec la même présence insoutenable et la solution est cachée."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 103).


Résolution optimale 800 x 600 (image de fond à la taille de l'écran)


 
^