Jacques succombe à l'effroi lorsqu'il apprend qu'il est "chronométrable".
Il se sent saisi dans les pinces de cet instrument offensif qu'est devenu
le langage. Mais il ne subit cet emploi agressif de l'expression que
parce qu'il ne lui reconnaît pas d'autre valeur. C'est d'ailleurs
la raison pour laquelle il se taisait : il ne voulait pas participer
à son pouvoir meurtrier :
"- Jacques-fils
: O paroles, que de crimes on commet en votre nom !"
(Id., p. 121).
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Mais comme
Bérenger dans "le Piéton de l'Air", il se
perd à partir du moment où il accepte de parler. En disant
aimer les pommes de terre au lard pour échapper au système,
alors qu'il les déteste, le langage devient une arme dans sa
bouche, par laquelle il cherche uniquement à se rendre maître
du système :
"- Jacques-fils
: Tirons-en les circonstances, les ficelles m'y obligent !
C'est dur, mais c'est le jeu de la règle. Elle roule
dans ces cas-là. (Débat de conscience
muet. Seulement de temps à autre : "Chro-no-mé-trable,
chro-no-mé-trable ?" Puis finalement excédé,
très haut) Eh bien oui, oui, na, j'adore les
pommes de terre au lard !"
(Id., p. 104).
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La soumission
de Jacques n'est pas véritable, il se soumet pour échapper.
Ce sont des pulsions dominatrices qui en sont à l'origine. Jacques
se met en-dessous pour être au-dessus, annonçant les
Vieux des "Chaises", et Choubert
de "Victime du Devoir" entre autres, et surtout, commençant
à révéler un des problèmes fondamentaux
du tragique chez Ionesco.
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Il se perd progressivement dans cet abandon des possibilités
de choisir sa vie et donc d'être homme, et succombe, parce que
lui aussi a attendu le bonheur des autres sans chercher à le
leur donner. Il n'a peut-être pas eu toujours le mot bonté
à la bouche, mais le couteau sanglant n'a pas quitté ses
dents. Avant Choubert, avant Amédée, il
cherche l'évasion dans la solitude du rêve, puisqu'il n'espère
rien des vivants ; mais il consume dans son désir ardent le cheval
qu'il aime, de même que le petit
chat roux du roi, dans "le Roi se meurt", qui se transforme
dans la braise en un vilain matou noir ressemblant à Marguerite,
la femme haïe, de même
aussi que la femme du brasier dans "la Soif et la Faim".
C'est la beauté et la pureté de l'amour qu'il détruit
dans ce rêve ; la beauté du sentiment qu'il a toujours
refusée, en niant toute valeur au langage autre que criminelle,
si bien qu'il se débarrasse avec Roberte de la parole à
la fin de la pièce, en anéantissant toute signification
et en se satisfaisant d'un seul mot : "chat". Il s'enlise
dans le cloaque de Roberte, où l'amour est traîné
dans la boue :
"- Roberte
II : Viens... ne crains rien... Je suis humide... J'ai un
collier de boue, mes seins fondent, mon bassin est mou, j'ai
de l'eau dans mes crevasses. Je m'enlise. Mon vrai nom est
Elise. Dans mon ventre, il y a des étangs, des marécages...
J'ai une maison d'argile. J'ai toujours frais... Il y a de
la mousse, des mouches grasses, des cafards, des cloportes,
des crapauds. Sous des couvertures trempées, on fait
l'amour..."
(Id., p. 125).
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Finalement l'amour qu'il
est capable de connaître est à l'image de sa chambre décrite
au début de la pièce : y règnent grisaille, saleté
et désordre. La lumière grise remplacée par une
lumière verte pendant la scène de la séduction,
reviendra d'ailleurs dans le dernier tableau, tandis que tous les personnages
remueront et s'accroupiront avec des gémissements de bêtes
pour finalement disparaître, sauf Roberte dont les doigts s'agitent
comme des reptiles.
Jacques prend conscience de son erreur à la fin de "l'Avenir
est dans les Oeufs", lorsqu'il exprime faiblement son accablement
au milieu de l'allégresse générale :
"Le
mouvement et les bruits cessent brusquement. On entend Jacques
dire, d'une voix faible :
- Jacques-fils : Des pessimistes !
- Tous, indignés : Quoi ? Comment ose-t-il ? Qu'est-ce
qui lui prend ? Toujours lui ? Jamais content !
On s'approche de lui. Silence tendu.
- Jacques-fils : Des anarchistes. Des nihilistes.
- Robert-père : Je l'avais dit, on ne peut pas compter
sur lui."
(L'Avenir est dans les Oeufs, Ionesco, Ed.
Gallimard, Théâtre II, 1958, p. 228).
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Mais il est incapable de
briser l'illusion générale. Il est trop tard, il n'a plus
le droit de s'exprimer :
"- Le grand-Père, dans son cadre à Jacques-fils : Occupe toi de tes oeufs !
- Robert-père : Tu n'as qu'à aller aux feux
d'arpipices !
- Roberte-mère : Il en a des prétentions !
- Robert-père : Va donc au château de Merdailles
!"
(Id., p. 229).
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Une trappe s'ouvre, pour
finir, qui l'engloutit avec tous les autres.
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