SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).






.I.- SOUMISSION AUX LOIS.



1.- Soumission aux lois sociales :

LA CANTATRICE CHAUVE






INTRODUCTION
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Ionesco explique dans Notes et Contre-Notes, à propos précisément de "la Cantatrice chauve", qu'il s'est attaché à grossir jusqu'au burlesque, les inconséquences pourtant tragiques de ses personnages :
"Le théâtre, écrit-il, est finalement révélation de choses monstrueuses, ou de figures monstrueuses que nous portons en nous"
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 254).
Espérer comprendre la portée de cette pièce, ainsi que celle de "la Leçon" et de "Jacques ou la Soumission", ne semble donc possible qu'en cherchant dans leur absurdité même une vérité profonde de la condition humaine.






AGRESSIVITE AU SEIN DES BONS USAGES
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Orgueil des Smith, timidité des Martin
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Curieusement, malgré la volonté des Smith et des Martin de se conformer aux usages de la bonne société, ils finissent toujours par être dépassés par une puissance qui échappe à toutes ces convenances, et qu'ils s'efforcent aussitôt d'oublier, quelqu'inquiétante qu'elle puisse être, en se replaçant sous le joug des règles communément admises. N'y a-t-il pas alors dans les pulsions qui les animent un ferment destructeur, qui, bien plus, serait lui-même à la source de la civilité ?

Par l'intérêt que Madame Smith accorde aux moindres faits et gestes de sa famille, elle l'affirme et s'affirme comme le centre de l'univers :
"- Mme Smith : Nous avons bien mangé ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith."
(La Cantatrice chauve,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 19).
Son orgueil ne s'en tient pas là, il sévit aussi à l'intérieur de sa famille, puisque la maîtresse de maison ne va pas sans s'estimer supérieure à son mari et à son fils, tandis qu'elle assimile sa fille à elle-même :

"- Mme Smith : Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s'en mettre plein la lampe, il te ressemble (...) Mais moi, j'ai versé dans son verre de l'eau de la carafe (...) Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano."
(Id., p. 19).

Ne connaissant rien de bien en dehors d'elle et des êtres qui lui ressemblent, Madame Smith laisse pointer dans son affirmation de soi qui est nécessairement mépris de l'autre, une agressivité dont elle n'a pas conscience.

Lorsque son mari, qui, jusqu'à présent, s'était contenté de claquer la langue, se décide à répondre, il cherche manifestement à la faire taire en lui montrant son absurdité :

"- Mme Smith : (le docteur Mackenzie-King) ne recommande jamais d'autres médicaments que ceux dont il a fait l'expérience sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c'est lui d'abord qui s'est fait opérer du foie sans être aucunement malade.
- Mr Smith : Mais alors comment se fait-il que le docteur s'en soit tiré et que Parker en soit mort ?"
(Id., p. 21).

Monsieur Smith entre donc dans le jeu de sa femme, en cèdant à cette même agressivité par laquelle il se veut, lui aussi, supérieur à elle. Mais sa logique ne la désarme pas, son offensive est un échec. A partir de ce moment, la conversation, animée par le désir de chacun des deux époux d'avoir raison de l'autre, prend l'aspect d'un combat sournois. Les coups de la pendule et les silences qu'ils entraînent, en séparent les différents "rounds" et permettent aux deux adversaires de reconstituer leurs forces, en choisissant, avec un autre sujet, une arme nouvelle. Ce désir irrationnel de vaincre l'autre justifie l'absurdité des propos que le mari est amené à tenir, le sens des mots ne l'intéresse plus, ceux-ci sont employés uniquement en fonction d'une finalité offensive jaillie des profondeurs de son être, à laquelle il s'accroche désespérément :

"- Mr Smith : Alors Mackenzie n'est pas un bon docteur. L'opération aurait dû réussir chez tous les deux ou alors tous les deux auraient dû succomber.
- Mme Smith : Pourquoi ?
- Mr Smith : Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d'un bateau périt avec le bâteau, dans les vagues. Il ne lui survit pas.
- Mme Smith : On ne peut comparer un malade à un bateau.
- Mr Smith : Pourquoi pas ? Le bateau a aussi ses maladies ; d'ailleurs ton docteur est aussi sain qu'un vaisseau ; voilà pourquoi encore il devait périr en même temps que le malade comme le docteur et son bateau."
(Id., p. 21).

Cette longue citation permet de suivre la dégradation progressive de la logique du personnage qui sombre dans l'irrationnel des pulsions agressives, et perd peu à peu la vérité qui en constituait le fondement. Mais en fait, il est surtout important de constater que, dès le départ, les paroles de Monsieur Smith n'étaient pas neutres. Malgré la part de vérité qu'elles contenaient, elles étaient le fruit d'une volonté dominatrice dont elles ont été le jouet. Smith prend conscience de cet enlisement dans l'absurde où il sent son impuissance à vaincre. Et sa colère qui éclate soudainement dénonce la puissance ténébreuse qui alimentait sa logique en se dissimulant derrière elle :

"- Mr Smith : Je ne peux pas tout savoir. Je ne peux pas répondre à toutes tes questions idiotes."
(Id., p. 24).


Dès les premières pages de l'oeuvre de Ionesco, il est possible de pressentir la nature du tragique, telle qu'elle se précisera par la suite : l'homme qui cherche à dominer est dominé par une force qui se dissimule en lui, et qu'il se dissimule. C'est pourquoi Monsieur Smith éprouve aussitôt le besoin d'oublier son comportement et celui de sa femme, qui lui montre bestialement les dents. Tous deux ne cherchent à tirer aucun enseignement de cet incident et le mari n'aspire qu'à replonger dans la banalité qu'illustrera le récit de la bonne dans la deuxième scène, afin d'avoir l'impression que tout va bien, et de se conduire comme le veulent les convenances sociales, en époux amoureux l'un de l'autre :

"- Mr Smith, se lève à son tour et va vers sa femme tendrement : Oh ! mon petit poulet rôti, pourquoi craches-tu du feu ! Tu sais bien que je dis ça pour rire ! (Il la prend par la taille et l'embrasse). Quel ridicule couple de vieux amoureux nous faisons ! Viens nous allons éteindre et nous allons faire dodo !"
(Id., p. 25).

Leur conformisme leur permet de ne pas reconnaître que l'orgueil a remplacé l'amour dans leur coeur. C'est une solution de facilité par laquelle ils veulent enfouir dans les oubliettes les plus retirées, les symptômes irrationnels et même animaux de son empire sur eux. Par cette observance des règles de bonne conduite, ils se donnent l'illusion d'être maîtres d'eux-mêmes.




Les Martin présentent un autre aspect de la solitude de l'être à l'intérieur du couple. Ils en sont venu à être totalement étrangers l'un à l'autre en réprimant toute expression de la spontanéité, du sentiment et donc de l'amour entre eux. Leur timidité semble une attitude défensive témoignant de la peur de l'autre qui est en fait peur de soi-même. Ils s'interdisent la connaissance de l'autre pour ne pas être connu de lui et ne pas prendre connaissance d'eux-mêmes par lui. S'étant ainsi enfermés en eux, il n'est pas étonnant qu'ils en arrivent à ne plus savoir qu'ils partagent le même lit : les Martin ont tellement refoulé leur sensibilité que plus aucun lien ne les unit. Quand, après bien des déductions, ils en sont parvenus à conclure qu'ils doivent être mari et femme, ils ne manifestent aucune joie de se retrouver et "s'embrassent sans expression", n'espérant rien de l'amour qu'ils se sont acharnés à taire.

Au réveil, leur premier réflexe sera d'oublier "tout ce qui ne s'est pas passé entre (eux)". Comme les Smith, ils cherchent à se libérer de cet élément gênant : comment ont-ils pu, malgré leur souci des bonnes moeurs, échapper à la plus élémentaire des règles sociales, selon laquelle, pour le moins, deux époux ne doivent pas oublier qu'ils sont mariés ? Mais ils ne se posent pas cette question, qui, elle aussi, sort des normes admises. La haine qu'ils libèreront à la fin de la pièce, de concert avec les Smith, prouve bien, par ailleurs, que leur lymphatisme n'a rien de naturel et est le résultat d'une tension constante paraissant provenir de la même source que l'agressivité dominatrice de leurs "amis". N'y a-t-il pas identité entre ces ténèbres intérieures et la puissance qui amène l'humain à règlementer sa vie ?

Domination des sentiments par les lois de l'esprit :
cercle vicieux tragique

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Malgré leur conformisme, les personnages, en effet, sont poussés à une conduite qui échappe aux codifications de la civilité, et qu'ils rejettent au nom même de ces bons usages. S'il y a vraiment unité dans les pulsions qui les animent, il y a donc, là, manifestation d'une force qui, non seulement les domine, mais est à l'origine de toute règlementation et de leur soumission à elle. Et, de fait, la politesse mensongère de Madame Smith qui prétend avoir revêtu ses habits de gala, quand elle est habillée comme à l'ordinaire, relève de ce même refoulement de la spontanéité que la timidité des Martin, ou l'orgueil des Smith. L'hypocrisie trahit le désir de dégrader toute vérité du sentiment et de mépriser son objet. Il est alors intéressant de saisir l'affinité profonde qui existe entre la timidité, l'orgueil, l'hypocrisie et les lois de la société. Un être attentif aux autres n'a pas besoin de connaître les règles de la politesse pour leur faire plaisir, il puise dans sa sensibilité des trésors de délicatesse par rapport auxquels la codification la plus élaborée n'est que ficelle grossière. Cette dernière apparaît alors comme une tentative de l'esprit pour dominer cette spontanéité par la connaissance, afin d'en conserver les avantages flatteurs, sans s'astreindre à s'attacher au monde par le sentiment. En germe, se trouve donc ici la source de toute l'oeuvre de Ionesco qui va s'approfondir au fil des pièces, en découvrant, notamment dans "le Piéton de l'Air" et "le Roi se meurt", l'erreur de l'esprit qui cherche à maîtriser la vie et l'amour, et, dans "la Soif et la Faim", l'impossibilité pour l'homme de rompre les liens qui l'unissent aux autres. L'illusion ne dure pas non plus dans "la Cantatrice chauve", mais tout le matériau tragique si l'on peut dire, s'y trouve à l'état brut, c'est à partir de lui que l'auteur va fouiller et saisir peu à peu ses incohérences.

En effet, en régissant ainsi l'expression de la sensibilité, la société la détruit, puisqu'elle transforme l'amour en contrainte d'ordre rationnel qui suscite nécessairement dans les profondeurs de l'être des pulsions défensives. Celles-ci se manifestent très nettement lorsque les Smith et les Martin obligent, par civilité, le pompier à continuer ses histoires qui leur sont insupportables, et donc, s'en accablent. Mais une fois qu'il a accepté, ils se révoltent contre ce qu'ils l'ont obligé à faire, c'est-à-dire contre leur propre soumission aux convenances. Il semble qu'ils ne se soumettent que pour rejeter :

"- Mme Smith, tombe à ses genoux en sanglotant ou ne le fait pas : Je vous en supplie.
- Le Pompier : soit.
- Mr Smith, à l'oreille de Mme Martin : Il accepte ! Il va encore nous embêter.
- Mme Martin : Zut !
- Mme Smith : Pas de chance, j'ai été trop polie."

(Id., p. 45-46)
.


Le tragique s'inscrit toujours dans un cercle vicieux : l'individu espère dominer le sentiment en obéissant à des règles, mais les mobiles de cette obéissance sont précisément les pulsions dominatrices qui la rendent impossible et la transforment en une agressivité sourde qu'il ne veut pas s'avouer puisqu'il en est responsable. Elle est endiguée chez Madame Smith par une logique plus ou moins obscure, mais jette bas le masque chez son mari que la colère a emporté une fois de plus à l'arrivée des Martin :

"- Mr Smith, furieux : Nous n'avons rien mangé toute la journée. Il y a quatre heures que nous vous attendons. Pourquoi êtes-vous venus en retard ?"
(Id., p. 33)
.

C'est donc une véritable turbulence sombre et quasi criminelle qui bouillonne sous le couvercle des règles dont les personnages s'étouffent, et qui sans cesse le soulève. Ionesco n'en doute pas, ainsi qu'il l'explique dans "Journal en Miettes" :

"Ce que l'on connaît de chacun, c'est tout d'abord sa politesse, sa retenue. Il ne faut pas aller plus loin, nous tomberions dans l'abîme. Qui as-tu tué au moins en esprit, toi qui es vêtu en habits du dimanche ? Et toi, ma jolie, combien d'êtres as-tu voulu tuer, qui voudrais-tu tuer encore, voudrais-tu que je me mette à ta disposition pour détruire les vies qui te gênent ?..."
(Journal en Miettes,
Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 125).









CARACTERES DE L'AGRESSI
VITE
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Peur de l'être profond
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Dès lors, l'agressivité apparaît intimement liée au tragique, elle est sa raison d'être. Les caractères qui vont profondément marquer l'oeuvre de Ionesco se précisent.

Le personnage agressif cherchant à s'affirmer sur ses semblables et sur lui-même, en s'opposant à toute communication spontanée qui témoignerait de sa dépendance du monde et de la vie qui l'entourent, il se fait l'auteur de son propre emprisonnement, établissant un mur entre lui et les autres. Il n'est pas étonnant que la conversation entre les Smith et les Martin se réduise en un premier temps à une succession de "hm" qui ne parvient pas à s'opposer au débordement de l'effervescence intérieure.

"- Mr Smith : Ah, la, la, la.
- Mme Martin : Vous avez du chagrin ?
- Mme Smith : Non. Il s'emmerde."
(La Cantatrice chauve,
Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre I, 1954, p. 33).

Les Martin vont s'empresser d'ensevelir cette vérité inattendue sous des banalités telles que : "le coeur (qui) n'a pas d'âge" selon les uns et qui en a selon les autres. Smith concluant que "la vérité est entre les deux" aboutit à l'absurdité de la morale d'un juste milieu entre le fini et l'infini. Toujours est-il que ces constatations tirent tout le monde du domaine délicat de l'être profond où les avait plongés la constatation de Madame Smith.

L'observance des règles sociales, refus des pulsions et de la sensibilité de l'être, ressemble à une peur de celles-ci ; peur de se mettre en question et d'être mis en question qui justifie la fermeture sur soi et qui annonce l'une des idées les plus importantes des dernières oeuvres, du "Piéton de l'Air", du "Roi se meurt", de "la Soif et la Faim" et de "Jeux de Massacre" : le manque d'amour provient d'un manque d'audace, il est dû à une insuffisance de maturité de l'être humain.

Nécessité d'un terrain neutre
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Cela explique que, si les personnages de "la Cantatrice chauve" évitent de toucher directement quelqu'un de présent, ils n'attendent que le moment de libérer leur agressivité sur un terrain neutre, un absent qui ne se risque pas à les mettre en cause. Et tous de se précipiter sur l'histoire d'un homme qui met un genou par terre pour lacer ses chaussures, ou mieux, qui lit son journal dans le métro, et d'en faire un phénomène fantastique d'un ridicule achevé :

"Les trois autres : Fantastique !
- Mr Smith : Si ce n'était pas vous, je ne le croirais pas.
- Mr Martin : Pourquoi pas ? On voit des choses encore plus extraordinaires, quand on circule. Ainsi, aujourd'hui, moi-même, j'ai vu dans le métro, assis sur une banquette, un monsieur qui lisait tranquillement son journal.
- Mme Smith : Quel original !"
(Id., p. 35).

Mais dans cette libération, ils ne distinguent plus l'absent des présents, et s'insultent bientôt dans une confusion de grossièretés et de termes d'affection :

"- Mr Smith : Il ne faut pas interrompre, chérie, vilaine !"
"- Mr Smith : Faut pas interrompre, chérie, tu es dégoûtante."
"- Mme Smith : Chéri, c'est toi qui as interrompu le premier, mufle."
(Id., p. 35).

L' arrivée du pompier qu'ils considèrent comme un enfant sera une nouvelle occasion pour eux de laisser se développer leurs sombres pulsions sur ce personnage naïf. Lorsqu'ils l'obligent à rester alors qu'il les ennuie souverainement, c'est qu'en réalité il est devenu leur pâture, la souris avec laquelle ils joue :

" - Mme Smith : Excusez-moi, Monsieur le Capitaine, je n'ai pas très bien compris votre histoire. A la fin, quand on arrive à la grand-mère du prêtre, on s'empêtre.
- Mr Smith : Toujours on s'empêtre entre les pattes du prêtre.
- Mme Smith : Oh oui, Capitaine, recommencez ! Tout le monde vous le demande."
(Id., p. 47).

Chacun s'isole dans cette jouissance du mépris, et le pompier lui-même y participe sans comprendre qu'il est la risée générale, si bien qu'il réagira comme tout le monde à l'arrivée de Mary, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que la bonne qu'il dédaigne est la femme qu'il aime :

"- Le Pompier : Pour qui se prend-elle ? (Il la regarde) Oh !"
(Id., p. 47)
.


Ténèbres irrationnelles
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Il n'y a aucune entente, ni aucune cohésion entre les personnages malgré l'objet commun de leurs forces irrationnelles. Au contraire, chacun s'enferme en lui en croyant s'affirmer sur les autres. Et, lorsque le pompier et Mary partiront, les pulsions agressives éclateront dans toute leur absurdité; ils étaient une cible qui a, semble-t-il, maintenu l'illusion de la cohésion, jusqu'à ce que l'agressivité atteigne un degré qui lui permette de s'en passer et de complètement dominer chacun. Cela se retrouvera dans "la Leçon" où le professeur ira jusqu'au crime en se croyant capable de se maîtriser, et dans "les Chaises", avec l'excitation des vieux, à l'arrivée des personnages les plus importants. Dans l'explosion irrationnelle qui soulève les Smith et les Martin, se dévoile sans fard la solitude haineuse de qui veut s'affirmer sur ses semblables, et l'erreur de ce comportement illogique :

"- Mr Smith : On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à l'électricité ou au charbon."(Id., p. 51).
"- Mme Smith : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre." (Id., p. 51).
"- Mr Martin : On peut trouver que le progrès social est bien meilleur avec du sucre." (Id., p. 53).
"- Mme Martin : On peut s'asseoir sur la chaise lorsque la chaise n'en a pas." (Id., p. 52).


Les proverbes, les principes se désintègrent et sombrent dans l'absurde, révélant ainsi la véritable origine de leur existence : l'orgueil. Grâce à eux, chacun avait l'impression d'être supérieur aux autres... à l'humanité. Mais l'illusion tragique apparaît dans la dislocation de ces règles de vie qui retournent au chaos dont elles sont nées. Elles n'ont aucune valeur en elles-mêmes. En leur obéissant, du moins le croient-ils, les personnages s'isolent dans une agressivité dont ils ne sont pas maîtres, et qui, dans les pièces suivantes, se précisera comme le désir d'être Dieu, source de la création par l'esprit. La violence croissante des puissances libérées engloutit peu à peu les Smith et les Martin qui en ont totalement perdu le contrôle, lorsqu'un sursaut semblable à celui des derniers moments de Bérenger dans "Tueur sans gages" ou dans "Rhinocéros" les plonge dans la stupéfaction :

"- Mr Smith : A bas le cirage !
A la suite de cette dernière réplique de Mr Smith, les autres se taisent un instant, stupéfaits. On sent qu'il y a un certain énervement. Les coups que frappe la pendule sont plus nerveux aussi."
(Id., p. 53).

Ne se reconnaissant plus eux-mêmes, ils se raidissent contre la lame de fond qui les submerge par ce silence tendu, mais celui-ci étant lui aussi de nature agressive, il ne fait que préparer l'explosion finale :

"A la fin de cette scène, les quatre personnages devront se trouver debout, tout près les uns des autres, criant leurs répliques, levant les poings, prêts à se jeter les uns sur les autres." (Id., p. 53).

Le langage est complètement désarticulé, ayant perdu tout sens. Les deux couples cherchent uniquement à vaincre les difficultés de prononciation par leur consonnance ou leur répétition : "Kakatoes, kakatoes...", "quelle cacade, quelle cacade (...) quelle cascade de cacade...", ou bien encore "Krishnamourti". Bien plus, par des associations de sonorités, ils tentent de tirer le sens de la forme : "Touche pas ma babouche", bouge pas la touche". Là encore se sent la volonté d'asservir le langage, d'être maître du sens, de dépasser ce qui est reçu du monde extérieur par la forme née de l'esprit. Mais ils en arrivent à désintégrer le mot lui-même, répétant la suite des voyelles ou des automatismes verbaux tels que "Teuff ! Teuff !", pour finir, au comble de la fureur, par prononcer de plus en plus rapidement une phrase significative de leur égarement :

" C'est pas par là, c'est par ici !"

qu'ils disent tous ensemble, prêts à se déchirer, réunis dans le chaos ténébreux des pulsions de mort qui les séparaient, tant qu'ils les réprimaient et s'aveuglaient sur elles.

Ce qui semble donc au plus haut point tragique, c'est que la répression des forces obscures de l'individu est de même nature que ces dernières, si bien qu'en voulant se maîtriser, celui-ci cède à une puissance qui lui échappe, et n'est plus maître de lui. La règle sociale et le langage par lui-même ne sont plus alors qu'un masque que l'agressivité maneuvre à sa guise et auquel elle échappe au moment propice, pour duper celui qui s'y soumet, en anéantissant son intelligence.

Tragique de l'intelligence
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Toute loi paraît de plus en plus n'être que le fruit de cette puissance d'erreur, comme le confirme l'épisode de la sonnette (cf. ionesco_chaises.htm#inc). Madame Smith qui, répondant à l'appel de la sonnette, s'est déplacée trois fois pour rien, en tire une règle totalement absurde :

"- Mme Smith : L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne."
(Id., p. 56)
.

Par delà l'illogisme de cette conclusion se profile tout le tragique des sciences expérimentales qui ne continuent d'exister que parce qu'elles donnent lieu à des systèmes défendus avec véhémence jusqu'à ce que de nouvelles expériences viennent les renverser.

En voulant comprendre la vie, la loi la fige et ne saisit plus que du néant. Elle se révèle bien comme une volonté de mort telle que Ionesco la montrera avec une lucidité impitoyable dans "le Roi se meurt", où Bérenger est livré et se livre lui-même au pouvoir de la "science qui ne fait pas de miracles", et meurt de sa soumission à Marguerite et au Médecin, représentant la connaissance rationnelle par laquelle ils introduisent la finitude, c'est-à-dire la mort dans la vie.

L'humiliation de Madame Smith, lorsqu'au quatrième coup de sonnette, la porte s'ouvre sur le pompier, trahit là aussi les véritables mobiles de son raisonnement, dans le retrait des pulsions agressives qui la mettent en colère contre tous. En imposant à la vie les lois de son esprit, elle s'en sépare et cherche à rendre le monde conforme à son désir, à le dominer. Elle se tient à sa logique (jusqu'à l'arrivée du pompier qui l'anéantit), car cette structure la maintient dans l'illusion de la toute-puissance. Lorsque les hommes et les femmes veulent trouver dans le pompier un juge impartial tranchant la question de savoir s'il y a ou non quelqu'un à la porte quand on sonne, personne ne se satisfait vraiment de la réponse objective du nouveau venu :

"- Le Pompier : Je vais vous mettre d'accord. Vous avez un peu raison tous les deux. Lorsqu'on sonne à la porte, des fois il y a quelqu'un, d'autres fois il n'y a personne.
- Monsieur Martin : Ca me paraît logique.
- Mme Martin : Je le crois aussi.
- Le Pompier : Les choses sont simples en réalité. (Aux époux Smith) Embrassez-vous.
- Mme Smith : On s'est déjà embrassés tout à l'heure.
- Mr Martin : Ils s'embrasseront demain. Ils ont tout le temps. "
(Id., p. 40)
.

L'égalité ne les intéresse pas, c'est la supériorité qu'ils recherchent chacun pour soi sur l'univers qui les entoure et les êtres présents, dans la fixation rationnelle qu'est la compréhension, c'est-à-dire la domination de la vie. Cet épisode de la sonnette pose, quoiqu'encore très confusément le problème fondamental du tragique chez Ionesco, celui d'un homme aux prises avec son intelligence, car il a saisi que la compréhension fige illusoirement le monde et coupe en réalité de la vie :

"Lorsque l'on a compris, écrit Ionesco dans "Journal en Miettes", on s'arrête, on s'en tient à ce que l'on a compris. Je ne comprends pas. Comprendre c'est bien trop peu. Avoir compris c'est être fixé ou figé."
(Journal en Miettes, Ionesco, Ed. Mercure de France, 1967, p. 43).

Mais comprendre cela, c'est encore trop et Ionesco en aura pleinement conscience dans "le Piéton de l'Air".









CONCLUSION
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Dans "la Cantatrice chauve", le tragique se trouve sous sa forme brute d'agressivité irraisonnée, qui constitue le point de départ de toute la méditation de l'auteur.

La pièce révèle en particulier que l'individu se soumettant à la loi sociale pour se conduire convenablement et rester maître de lui-même, perd précisément tout pouvoir sur lui et sombre dans l'absurde. Seule l'oeuvre future permettra de découvrir que la source du mal est dans la loi elle-même, car elle est le produit de pulsions de même nature agressive que le désir poussant l'homme à lui obéir, afin de ne plus être tributaire, croit-il, de sa vie affective.

La désintégration du langage, n'est donc plus le phénomène capital de "la Cantatrice chauve". Elle n'est qu'une conséquence de cette volonté de dominer le sentiment par l'intelligence, bien que le langage, n'étant plus senti, devienne un instrument de lutte par lequel chacun cherche à s'affirmer, et perde tout le sens des mots, qui deviennent illogiques au service de la logique, et s'inscrivent ainsi dans le tragique de ce cercle vicieux. Monsieur Smith en donne un exemple intéressant lorsqu'il dit (p. 45) que sa femme est plus féminine que lui, et rajoute aussitôt : "On le dit". La féminité est un mot qui, pour lui, a perdu toute valeur. Il ne sent pas la différence essentielle qui peut exister entre sa femme et lui, puisque son emprisonnement volontaire dans les convenances trahit précisément le désir de dépasser le sentiment, afin de ne plus dépendre des autres, de ne plus avoir conscience que de lui, d'être Dieu, comme le révèleront "le Piéton de l'Air", "le Roi se meurt", "la Soif et la Faim". Le mot et le langage se vident de leur sens et se désintègrent, engloutis dans l'irrationnel, mobile même de la logique qui cherche à saisir leur signification.

Dès "la Cantatrice chauve", l'amour de la bonne pour le pompier est pressenti comme la solution du tragique (cf. #chacun). Il est insupportable aux Smith et aux Martin. La politesse ne réussit même pas à le faire admettre à ces derniers. Ils repoussent Mary dans sa cuisine. Mais après le départ de son amie, le pompier, qui jusque là ne parvenait pas à s'en aller malgré les exigences du service, comme enchaîné à ses hôtes par des pulsions troubles, les quitte sans que ceux-ci fassent rien cette fois pour le retenir. Les affinités qui l'unissent à eux sont disparues quasi miraculeusement.

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