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Curieusement, malgré la volonté des Smith et des Martin
de se conformer aux usages de la bonne société, ils
finissent toujours par être dépassés par une puissance
qui échappe à toutes ces convenances, et qu'ils s'efforcent
aussitôt d'oublier, quelqu'inquiétante qu'elle puisse
être, en se replaçant sous le joug des règles
communément admises. N'y a-t-il pas alors dans les pulsions
qui les animent un ferment destructeur, qui, bien plus, serait lui-même
à la source de la civilité ?
Par l'intérêt
que Madame Smith accorde aux moindres faits et gestes de sa famille,
elle l'affirme et s'affirme comme le centre de l'univers :
Son orgueil ne s'en tient
pas là, il sévit aussi à l'intérieur de
sa famille, puisque la maîtresse de maison ne va pas sans s'estimer
supérieure à son mari et à son fils, tandis qu'elle
assimile sa fille à elle-même :
"- Mme Smith
: Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la
bière, il aimera s'en mettre plein la lampe, il te
ressemble (...) Mais moi, j'ai versé dans son verre
de l'eau de la carafe (...) Hélène me ressemble
: elle est bonne ménagère, économe, joue
du piano."
(Id., p. 19).
|
Ne connaissant rien de bien
en dehors d'elle et des êtres qui lui ressemblent, Madame Smith
laisse pointer dans son affirmation de soi qui est nécessairement
mépris de l'autre, une agressivité dont elle n'a pas conscience.
Lorsque son mari, qui, jusqu'à présent, s'était
contenté de claquer la langue, se décide à répondre,
il cherche manifestement à la faire taire en lui montrant son
absurdité :
"- Mme Smith
: (le docteur Mackenzie-King) ne recommande jamais d'autres
médicaments que ceux dont il a fait l'expérience
sur lui-même. Avant de faire opérer Parker, c'est
lui d'abord qui s'est fait opérer du foie sans être
aucunement malade.
- Mr Smith : Mais alors comment se fait-il que le docteur
s'en soit tiré et que Parker en soit mort ?"
(Id., p. 21).
|
Monsieur Smith entre donc
dans le jeu de sa femme, en cèdant à cette même
agressivité par laquelle il se veut, lui aussi, supérieur
à elle. Mais sa logique ne la désarme pas, son offensive
est un échec. A partir de ce moment, la conversation, animée
par le désir de chacun des deux époux d'avoir raison de
l'autre, prend l'aspect d'un combat sournois. Les coups de la pendule
et les silences qu'ils entraînent, en séparent les différents
"rounds" et permettent aux deux adversaires de reconstituer
leurs forces, en choisissant, avec un autre sujet, une arme nouvelle.
Ce désir irrationnel de vaincre l'autre justifie l'absurdité
des propos que le mari est amené à tenir, le sens des
mots ne l'intéresse plus, ceux-ci sont employés uniquement
en fonction d'une finalité offensive jaillie des profondeurs
de son être, à laquelle il s'accroche désespérément
:
"- Mr Smith
: Alors Mackenzie n'est pas un bon docteur. L'opération
aurait dû réussir chez tous les deux ou alors
tous les deux auraient dû succomber.
- Mme Smith : Pourquoi ?
- Mr Smith : Un médecin consciencieux doit mourir avec
le malade s'ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le
commandant d'un bateau périt avec le bâteau,
dans les vagues. Il ne lui survit pas.
- Mme Smith : On ne peut comparer un malade à un bateau.
- Mr Smith : Pourquoi pas ? Le bateau a aussi ses maladies
; d'ailleurs ton docteur est aussi sain qu'un vaisseau ; voilà
pourquoi encore il devait périr en même temps
que le malade comme le docteur et son bateau."
(Id., p. 21).
|
Cette longue citation permet
de suivre la dégradation progressive de la logique du personnage
qui sombre dans l'irrationnel des pulsions agressives, et perd peu à
peu la vérité qui en constituait le fondement. Mais en
fait, il est surtout important de constater que, dès le départ,
les paroles de Monsieur Smith n'étaient pas neutres. Malgré
la part de vérité qu'elles contenaient, elles étaient
le fruit d'une volonté dominatrice dont elles ont été
le jouet. Smith prend conscience de cet enlisement dans l'absurde où
il sent son impuissance à vaincre. Et sa colère qui éclate
soudainement dénonce la puissance ténébreuse qui
alimentait sa logique en se dissimulant derrière elle :
"- Mr Smith
: Je ne peux pas tout savoir. Je ne peux pas répondre
à toutes tes questions idiotes."
(Id., p. 24).
|
Dès les premières pages de l'oeuvre de Ionesco, il est
possible de pressentir la nature du tragique,
telle qu'elle se précisera par la suite : l'homme qui cherche
à dominer est dominé par une force qui se dissimule en
lui, et qu'il se dissimule. C'est pourquoi Monsieur Smith éprouve
aussitôt le besoin d'oublier son comportement et celui de sa femme,
qui lui montre bestialement les dents. Tous deux ne cherchent à
tirer aucun enseignement de cet incident et le mari n'aspire qu'à
replonger dans la banalité qu'illustrera le récit de la
bonne dans la deuxième scène, afin d'avoir l'impression
que tout va bien, et de se conduire comme le veulent les convenances
sociales, en époux amoureux l'un de l'autre :
"- Mr Smith, se lève à son tour et va vers
sa femme tendrement : Oh ! mon petit poulet rôti,
pourquoi craches-tu du feu ! Tu sais bien que je dis ça
pour rire ! (Il la prend par la taille et l'embrasse). Quel
ridicule couple de vieux amoureux nous faisons ! Viens nous
allons éteindre et nous allons faire dodo !"
(Id., p. 25).
|
Leur conformisme leur permet
de ne pas reconnaître que l'orgueil a remplacé l'amour
dans leur coeur. C'est une solution de facilité par laquelle
ils veulent enfouir dans les oubliettes les plus retirées, les
symptômes irrationnels et même animaux de son empire sur
eux. Par cette observance des règles de bonne conduite, ils se
donnent l'illusion d'être maîtres d'eux-mêmes.
|
|
Les Martin présentent un autre aspect de la solitude de l'être
à l'intérieur du couple. Ils en sont venu à être
totalement étrangers l'un à l'autre en réprimant
toute expression de la spontanéité, du sentiment et donc
de l'amour entre eux. Leur timidité semble une attitude défensive
témoignant de la peur de l'autre qui est en fait peur de soi-même.
Ils s'interdisent la connaissance de l'autre pour ne pas être
connu de lui et ne pas prendre connaissance d'eux-mêmes par lui.
S'étant ainsi enfermés en eux, il n'est pas étonnant
qu'ils en arrivent à ne plus savoir qu'ils partagent le même
lit : les Martin ont tellement refoulé leur sensibilité
que plus aucun lien ne les unit. Quand, après bien des déductions,
ils en sont parvenus à conclure qu'ils doivent être mari
et femme, ils ne manifestent aucune joie de se retrouver et "s'embrassent
sans expression", n'espérant rien de l'amour qu'ils se sont
acharnés à taire.
Au réveil, leur premier réflexe sera d'oublier "tout
ce qui ne s'est pas passé entre (eux)". Comme les Smith,
ils cherchent à se libérer de cet élément
gênant : comment ont-ils pu, malgré leur souci des bonnes
moeurs, échapper à la plus élémentaire des
règles sociales, selon laquelle, pour le moins, deux époux
ne doivent pas oublier qu'ils sont mariés ? Mais ils ne se posent
pas cette question, qui, elle aussi, sort des normes admises. La haine
qu'ils libèreront à la fin de la pièce, de concert
avec les Smith, prouve bien, par ailleurs, que leur lymphatisme n'a
rien de naturel et est le résultat d'une tension constante paraissant
provenir de la même source que l'agressivité dominatrice
de leurs "amis". N'y a-t-il pas identité entre ces
ténèbres intérieures et la puissance qui amène
l'humain à règlementer sa vie ?
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Domination des sentiments par les lois de l'esprit
:
cercle vicieux tragique
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Malgré leur conformisme, les personnages, en effet, sont poussés
à une conduite qui échappe aux codifications de la civilité,
et qu'ils rejettent au nom même de ces bons usages. S'il y a
vraiment unité dans les pulsions qui les animent, il y a donc,
là, manifestation d'une force qui, non seulement les domine,
mais est à l'origine de toute règlementation et de leur
soumission à elle. Et, de fait, la politesse mensongère
de Madame Smith qui prétend avoir revêtu ses habits de
gala, quand elle est habillée comme à l'ordinaire, relève
de ce même refoulement de la spontanéité que la
timidité des Martin, ou l'orgueil des Smith. L'hypocrisie trahit
le désir de dégrader toute vérité du sentiment
et de mépriser son objet. Il est alors intéressant de
saisir l'affinité profonde qui existe entre la timidité,
l'orgueil, l'hypocrisie et les lois de la société. Un
être attentif aux autres n'a pas besoin de connaître les
règles de la politesse pour leur faire plaisir, il puise dans
sa sensibilité des trésors de délicatesse par
rapport auxquels la codification la plus élaborée n'est
que ficelle grossière. Cette dernière apparaît
alors comme une tentative de l'esprit pour dominer cette spontanéité
par la connaissance, afin d'en conserver les avantages flatteurs,
sans s'astreindre à s'attacher au monde par le sentiment. En
germe, se trouve donc ici la source de toute l'oeuvre de Ionesco qui
va s'approfondir au fil des pièces, en découvrant, notamment
dans "le Piéton de l'Air" et "le Roi se meurt",
l'erreur de l'esprit qui cherche à maîtriser la vie et
l'amour, et, dans "la Soif et
la Faim", l'impossibilité pour l'homme de rompre les
liens qui l'unissent aux autres. L'illusion ne dure pas non plus dans
"la Cantatrice chauve", mais tout le matériau tragique
si l'on peut dire, s'y trouve à l'état brut, c'est à
partir de lui que l'auteur va fouiller et saisir peu à peu
ses incohérences.
En effet, en régissant
ainsi l'expression de la sensibilité, la société
la détruit, puisqu'elle transforme l'amour en contrainte d'ordre
rationnel qui suscite nécessairement dans les profondeurs de
l'être des pulsions défensives. Celles-ci se manifestent
très nettement lorsque les Smith et les Martin obligent, par
civilité, le pompier à continuer ses histoires qui leur
sont insupportables, et donc, s'en accablent. Mais une fois qu'il a
accepté, ils se révoltent contre ce qu'ils l'ont obligé
à faire, c'est-à-dire contre leur propre soumission aux
convenances. Il semble qu'ils ne se soumettent que pour rejeter :
"- Mme Smith, tombe à ses genoux en sanglotant ou
ne le fait pas : Je vous en supplie.
- Le Pompier : soit.
- Mr Smith, à l'oreille de Mme Martin : Il accepte ! Il va encore nous embêter.
- Mme Martin : Zut !
- Mme Smith : Pas de chance, j'ai été trop polie."
(Id., p. 45-46).
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Le tragique s'inscrit toujours dans un cercle vicieux : l'individu espère
dominer le sentiment en obéissant à des règles,
mais les mobiles de cette obéissance sont précisément
les pulsions dominatrices qui la rendent impossible et la transforment
en une agressivité sourde qu'il ne veut pas s'avouer puisqu'il
en est responsable. Elle est endiguée chez Madame Smith par une
logique plus ou moins obscure, mais jette bas le masque chez son mari
que la colère a emporté une fois de plus à l'arrivée
des Martin :
"- Mr Smith, furieux : Nous n'avons rien mangé
toute la journée. Il y a quatre heures que nous vous
attendons. Pourquoi êtes-vous venus en retard ?"
(Id., p. 33).
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C'est donc une véritable
turbulence sombre et quasi criminelle qui bouillonne sous le couvercle
des règles dont les personnages s'étouffent, et qui sans
cesse le soulève. Ionesco n'en doute pas, ainsi qu'il l'explique
dans "Journal en Miettes" :
"Ce
que l'on connaît de chacun, c'est tout d'abord sa politesse,
sa retenue. Il ne faut pas aller plus loin, nous tomberions
dans l'abîme. Qui as-tu tué au moins en esprit,
toi qui es vêtu en habits du dimanche ? Et toi, ma jolie,
combien d'êtres as-tu voulu tuer, qui voudrais-tu tuer
encore, voudrais-tu que je me mette à ta disposition
pour détruire les vies qui te gênent ?..."
(Journal en Miettes, Ionesco,
Ed. Mercure
de France, 1967, p. 125).
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Dès lors, l'agressivité apparaît intimement liée
au tragique, elle est
sa raison d'être. Les caractères qui vont profondément
marquer l'oeuvre de Ionesco se précisent.
Le personnage agressif cherchant à s'affirmer sur ses semblables
et sur lui-même, en s'opposant à toute communication spontanée
qui témoignerait de sa dépendance du monde et de la vie
qui l'entourent, il se fait l'auteur de son propre emprisonnement, établissant
un mur entre lui et les autres. Il n'est pas étonnant que la
conversation entre les Smith et les Martin se réduise en un premier
temps à une succession de "hm" qui ne parvient pas
à s'opposer au débordement de l'effervescence intérieure.
Les Martin vont s'empresser
d'ensevelir cette vérité inattendue sous des banalités
telles que : "le coeur (qui) n'a pas d'âge" selon les
uns et qui en a selon les autres. Smith concluant que "la vérité
est entre les deux"
aboutit à l'absurdité de la morale d'un juste milieu entre
le fini et l'infini. Toujours est-il que ces constatations tirent tout
le monde du domaine délicat de l'être profond où
les avait plongés la constatation de Madame Smith.
L'observance des règles sociales, refus des pulsions et de la
sensibilité de l'être, ressemble à une peur de celles-ci
; peur de se mettre en question et d'être mis en question qui
justifie la fermeture sur soi et qui annonce l'une des idées
les plus importantes des dernières oeuvres, du "Piéton
de l'Air", du "Roi se meurt",
de "la Soif et la Faim" et de "Jeux de Massacre" : le manque d'amour provient d'un manque d'audace, il est dû à
une insuffisance de maturité de l'être humain.
|
|
Cela explique que, si les
personnages de "la Cantatrice chauve" évitent de toucher
directement quelqu'un de présent, ils n'attendent que le moment
de libérer leur agressivité sur un terrain neutre, un
absent qui ne se risque pas à les mettre en cause. Et tous de
se précipiter sur l'histoire d'un homme qui met un genou par
terre pour lacer ses chaussures, ou mieux, qui lit son journal dans
le métro, et d'en faire un phénomène fantastique
d'un ridicule achevé :
"Les trois
autres : Fantastique !
- Mr Smith : Si ce n'était pas vous, je ne le croirais
pas.
- Mr Martin : Pourquoi pas ? On voit des choses encore plus
extraordinaires, quand on circule. Ainsi, aujourd'hui, moi-même,
j'ai vu dans le métro, assis sur une banquette, un
monsieur qui lisait tranquillement son journal.
- Mme Smith : Quel original !"
(Id., p. 35).
|
Mais dans cette libération,
ils ne distinguent plus l'absent des présents, et s'insultent
bientôt dans une confusion de grossièretés et de
termes d'affection :
"- Mr Smith
: Il ne faut pas interrompre, chérie, vilaine !"
"- Mr Smith : Faut pas interrompre, chérie, tu
es dégoûtante."
"- Mme Smith : Chéri, c'est toi qui as interrompu
le premier, mufle."
(Id., p. 35).
|
L' arrivée du pompier
qu'ils considèrent comme un enfant sera une nouvelle occasion
pour eux de laisser se développer leurs sombres pulsions sur
ce personnage naïf. Lorsqu'ils l'obligent à rester alors
qu'il les ennuie souverainement, c'est qu'en réalité il
est devenu leur pâture, la souris avec laquelle ils joue :
" - Mme
Smith : Excusez-moi, Monsieur le Capitaine, je n'ai pas très
bien compris votre histoire. A la fin, quand on arrive à
la grand-mère du prêtre, on s'empêtre.
- Mr Smith : Toujours on s'empêtre entre les pattes
du prêtre.
- Mme Smith : Oh oui, Capitaine, recommencez ! Tout le monde
vous le demande."
(Id., p. 47).
|
Chacun
s'isole dans cette jouissance du mépris, et le pompier lui-même
y participe sans comprendre qu'il est la risée générale,
si bien qu'il réagira comme tout le monde à l'arrivée
de Mary, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive que la bonne qu'il
dédaigne est la femme qu'il aime :
"- Le Pompier
: Pour qui se prend-elle ? (Il la regarde) Oh !"
(Id., p. 47).
|
|
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Il n'y a aucune entente, ni aucune cohésion entre les personnages
malgré l'objet commun de leurs forces irrationnelles. Au contraire,
chacun s'enferme en lui en croyant s'affirmer sur les autres. Et, lorsque
le pompier et Mary partiront, les pulsions agressives éclateront
dans toute leur absurdité; ils étaient une cible qui a,
semble-t-il, maintenu l'illusion de la cohésion, jusqu'à
ce que l'agressivité atteigne un degré qui lui permette
de s'en passer et de complètement dominer chacun. Cela se retrouvera
dans "la Leçon" où le professeur ira jusqu'au crime en se croyant capable de
se maîtriser, et dans "les
Chaises", avec l'excitation des vieux, à l'arrivée
des personnages les plus importants. Dans l'explosion irrationnelle
qui soulève les Smith et les Martin, se dévoile sans fard
la solitude haineuse de qui veut s'affirmer sur ses semblables, et l'erreur
de ce comportement illogique :
"- Mr Smith
: On marche avec les pieds, mais on se réchauffe à
l'électricité ou au charbon."(Id.,
p. 51).
"- Mme Smith : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre." (Id., p. 51).
"- Mr Martin : On peut trouver que le progrès
social est bien meilleur avec du sucre." (Id.,
p. 53).
"- Mme Martin : On peut s'asseoir sur la chaise lorsque
la chaise n'en a pas." (Id.,
p. 52).
|
Les proverbes, les principes se désintègrent et sombrent
dans l'absurde, révélant ainsi la véritable origine
de leur existence : l'orgueil. Grâce à eux, chacun avait
l'impression d'être supérieur aux autres... à l'humanité.
Mais l'illusion tragique apparaît dans la dislocation de ces règles de vie qui retournent
au chaos dont elles sont nées. Elles n'ont aucune valeur en elles-mêmes.
En leur obéissant, du moins le croient-ils, les personnages s'isolent
dans une agressivité dont ils ne sont pas maîtres, et qui,
dans les pièces suivantes, se précisera comme le désir
d'être Dieu, source de la création par l'esprit. La violence
croissante des puissances libérées engloutit peu à
peu les Smith et les Martin qui en ont totalement perdu le contrôle,
lorsqu'un sursaut semblable à celui des derniers moments de Bérenger
dans "Tueur sans gages" ou dans "Rhinocéros" les plonge dans la stupéfaction :
"- Mr Smith
: A bas le cirage !
A la suite de cette dernière réplique
de Mr Smith, les autres se taisent un instant, stupéfaits.
On sent qu'il y a un certain énervement. Les coups
que frappe la pendule sont plus nerveux aussi."
(Id., p. 53).
|
Ne se reconnaissant plus
eux-mêmes, ils se raidissent contre la lame de fond qui les submerge
par ce silence tendu, mais celui-ci étant lui aussi de nature
agressive, il ne fait que préparer l'explosion finale :
"A
la fin de cette scène, les quatre personnages devront
se trouver debout, tout près les uns des autres, criant
leurs répliques, levant les poings, prêts à
se jeter les uns sur les autres." (Id.,
p. 53).
|
Le langage est complètement
désarticulé, ayant perdu tout sens. Les deux couples cherchent uniquement à vaincre les difficultés de prononciation
par leur consonnance ou leur répétition : "Kakatoes,
kakatoes...", "quelle cacade, quelle cacade (...) quelle cascade
de cacade...", ou bien encore "Krishnamourti". Bien plus,
par des associations de sonorités, ils tentent de tirer le sens
de la forme : "Touche pas ma babouche", bouge pas la touche".
Là encore se sent la volonté d'asservir le langage, d'être
maître du sens, de dépasser ce qui est reçu du monde
extérieur par la forme née de l'esprit. Mais ils en arrivent
à désintégrer le mot lui-même, répétant
la suite des voyelles ou des automatismes verbaux tels que "Teuff
! Teuff !", pour finir, au comble de la fureur, par prononcer de
plus en plus rapidement une phrase significative de leur égarement
:
" C'est pas par là, c'est par ici !"
|
qu'ils disent tous ensemble,
prêts à se déchirer, réunis dans le chaos
ténébreux des pulsions de mort qui les séparaient,
tant qu'ils les réprimaient et s'aveuglaient sur elles.
Ce qui semble donc au plus haut point tragique,
c'est que la répression des forces obscures de l'individu est
de même nature que ces dernières, si bien qu'en voulant
se maîtriser, celui-ci cède à une puissance qui
lui échappe, et n'est plus maître de lui. La règle
sociale et le langage par lui-même ne sont plus alors qu'un masque
que l'agressivité maneuvre à sa guise et auquel elle échappe
au moment propice, pour duper celui qui s'y soumet, en anéantissant
son intelligence.
|
|
Toute loi paraît de plus en plus n'être que le fruit de
cette puissance d'erreur, comme le confirme l'épisode de la sonnette
(cf. ionesco_chaises.htm#inc).
Madame Smith qui, répondant à l'appel de la sonnette,
s'est déplacée trois fois pour rien, en tire une règle
totalement absurde :
"- Mme Smith
: L'expérience nous apprend que lorsqu'on entend sonner
à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne."
(Id., p. 56).
|
Par delà l'illogisme
de cette conclusion se profile tout le tragique des sciences expérimentales qui ne continuent d'exister que
parce qu'elles donnent lieu à des systèmes défendus
avec véhémence jusqu'à ce que de nouvelles expériences
viennent les renverser.
En voulant comprendre la vie, la loi la fige et ne saisit plus que
du néant. Elle se révèle bien comme une volonté
de mort telle que Ionesco la montrera avec une lucidité impitoyable
dans "le Roi se meurt",
où Bérenger est livré et se livre lui-même
au pouvoir de la "science qui ne fait pas de miracles",
et meurt de sa soumission à Marguerite et au Médecin,
représentant la connaissance rationnelle par laquelle ils introduisent
la finitude, c'est-à-dire la mort dans la vie.
L'humiliation de Madame Smith,
lorsqu'au quatrième coup de sonnette, la porte s'ouvre sur le
pompier, trahit là aussi les véritables mobiles de son
raisonnement, dans le retrait des pulsions agressives qui la mettent
en colère contre tous. En imposant à la vie les lois de
son esprit, elle s'en
sépare et cherche à rendre le monde conforme à
son désir, à le dominer. Elle se tient à sa logique
(jusqu'à l'arrivée du pompier qui l'anéantit),
car cette structure la maintient dans l'illusion de la toute-puissance.
Lorsque les hommes et les femmes veulent trouver dans le pompier un
juge impartial tranchant la question de savoir s'il y a ou non quelqu'un
à la porte quand on sonne, personne ne se satisfait vraiment
de la réponse objective du nouveau
venu :
"- Le Pompier
: Je vais vous mettre d'accord. Vous avez un peu raison tous
les deux. Lorsqu'on sonne à la porte, des fois il y
a quelqu'un, d'autres fois il n'y a personne.
- Monsieur Martin : Ca me paraît logique.
- Mme Martin : Je le crois aussi.
- Le Pompier : Les choses sont simples en réalité. (Aux époux Smith) Embrassez-vous.
- Mme Smith : On s'est déjà embrassés
tout à l'heure.
- Mr Martin : Ils s'embrasseront demain. Ils ont tout le temps.
"
(Id., p. 40).
|
|
L'égalité
ne les intéresse pas, c'est la supériorité qu'ils
recherchent chacun pour soi sur l'univers qui les entoure et les êtres
présents, dans la fixation rationnelle qu'est la compréhension,
c'est-à-dire la domination de la vie. Cet épisode de la
sonnette pose, quoiqu'encore très confusément le problème
fondamental du tragique chez Ionesco, celui d'un homme aux prises avec son intelligence, car
il a saisi que la compréhension fige illusoirement le monde et
coupe en réalité de la vie :
Mais comprendre cela,
c'est encore trop et Ionesco en aura pleinement conscience dans "le
Piéton de l'Air".
|
Dans "la Cantatrice chauve", le tragique se trouve sous sa
forme brute d'agressivité irraisonnée, qui constitue le
point de départ de toute la méditation de l'auteur.
La pièce révèle en particulier que l'individu se
soumettant à la loi sociale pour se conduire convenablement et
rester maître de lui-même, perd précisément
tout pouvoir sur lui et sombre dans l'absurde. Seule l'oeuvre future
permettra de découvrir que la source du mal est dans la loi elle-même,
car elle est le produit de pulsions de même nature agressive que
le désir poussant l'homme à lui obéir, afin de
ne plus être tributaire, croit-il, de sa vie affective.
La désintégration du langage, n'est donc plus le phénomène
capital de "la Cantatrice chauve". Elle n'est qu'une conséquence
de cette volonté de dominer le sentiment par l'intelligence,
bien que le langage, n'étant plus senti, devienne un instrument
de lutte par lequel chacun cherche à s'affirmer, et perde tout
le sens des mots, qui deviennent illogiques au service de la logique,
et s'inscrivent ainsi dans le tragique de ce cercle vicieux. Monsieur Smith en donne un exemple intéressant
lorsqu'il dit (p. 45) que sa femme est plus féminine que lui,
et rajoute aussitôt : "On le dit". La féminité
est un mot qui, pour lui, a perdu toute valeur. Il ne sent pas la différence
essentielle qui peut exister entre sa femme et lui, puisque son emprisonnement
volontaire dans les convenances trahit précisément le
désir de dépasser le sentiment, afin de ne plus dépendre
des autres, de ne plus avoir conscience que de lui, d'être Dieu,
comme le révèleront "le
Piéton de l'Air", "le
Roi se meurt", "la Soif
et la Faim". Le mot et le langage se vident de leur sens et
se désintègrent, engloutis dans l'irrationnel, mobile
même de la logique qui cherche à saisir leur signification.
Dès "la Cantatrice chauve", l'amour
de la bonne pour le pompier est pressenti comme la solution du tragique (cf. #chacun). Il est insupportable aux Smith
et aux Martin. La politesse ne réussit même pas à
le faire admettre à ces derniers. Ils repoussent Mary dans sa
cuisine. Mais après le départ de son amie, le pompier,
qui jusque là ne parvenait pas à s'en aller malgré
les exigences du service, comme enchaîné à ses hôtes
par des pulsions troubles, les quitte sans que ceux-ci fassent rien
cette fois pour le retenir. Les affinités qui l'unissent à
eux sont disparues quasi miraculeusement.
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Résolution
optimale 800 x 600 (image de fond à la taille de l'écran) |
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