Dorénavant,
il est facile de comprendre l'embarras de Ionesco, lorsqu'on lui demande
pourquoi il écrit. Il voudrait bien le savoir lui-même
! Devant ce que son oeuvre lui révèle de lui et de l'homme,
son esprit se perd en questions se multipliant à l'infini, sans
jamais lui donner de réponse, car l'expression de sa vie ne peut
que suivre celle-ci, sans jamais la devancer, et donc sans jamais lui
apporter de solution :
Mais l'interrogation
de l'auteur devant son propre mystère s'enrichit des questions
que lui posent les réactions du public, et qui le mettent ainsi
en contact plus ou moins trouble avec le monde des vivants, extérieur
à l'univers stérile qu'il découvre en lui.
La gestation de "la Cantatrice chauve" l'avait fait souffrir
dans sa chair, dans ses os, et dans son sang :
"En
écrivant cette pièce (...) j'étais pris
d'un véritable malaise, de vertige, de nausées."
(Id.,
p. 252).
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Il avait cru "avoir
écrit quelque chose comme la tragédie du langage" !... Quel ne fut pas son étonnement de voir
et d'entendre rire les spectateurs qui n'y virent rien de plus qu'un
canular !... Toutefois, il remarque que
"quelques-uns
ne s'y trompèrent pas (Jean Pouillon, entre autres)
qui sentirent le malaise"
(Id.,
p. 252).
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C'est assez dire que l'auteur
sentait qu'il y avait autre chose dans cette pièce que dans une
simple comédie :
"Je
ne pensais pas que cette pièce était une véritable
comédie. En fait, elle n'était qu'une parodie
de pièce, une comédie de la comédie"
(Id.,
p. 257).
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Il avait aussi l'impression
que ce comique était le fruit de tout cela qui en lui restait
trouble, et dont il souffrait :
"Il
n'y a pas toujours de quoi être fier : le comique d'un
auteur est, très souvent, l'expression d'une certaine
confusion. On exploite son propre non-sens, cela fait rire.
Cela fait aussi dire à beaucoup de critiques dramatiques
que ce qu'on écrit est très intelligent. (...)
Si je comprenais tout, bien sûr, je ne serais pas "comique""
(Id.,
p. 256).
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Pourtant, Ionesco cherche
à tout comprendre et il devient souvent comique, quand, précisément
au moment où il croit pouvoir être le maître du monde
par son imagination et son esprit, il se heurte à un obstacle
imperceptible, qui le fait retomber dans la réalité...
d'une corbeille à papiers, par exemple ! comme c'est le cas pour
Choubert dans "Victimes du Devoir". Le rire libère
alors les spectateurs de l'angoisse obscure de l'individu désirant
échapper à la finitude de sa condition, ce rire est aussi
en Ionesco qui se moque de lui à travers ses personnages, mais
il devient de plus en plus discret :
"Oh,
je me suis toujours moqué de moi-même dans ce
que j'écris ! Il faut d'ailleurs avouer que j'y arrive
de moins en moins, et que je me prends de plus en plus au
sérieux quand je parle de ce que je fais... Je finis
par tomber dans une sorte de piège"
(Id.,
p. 179).
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Il ne parvient plus à se libérer de lui-même, s'enfonçant
dans la souffrance. N'est-ce pas parce qu'il se comprend de mieux en
mieux, qu'il ne peut plus rire de lui ? Et d'ailleurs,
par cette cruauté tournée contre soi inhérente
au rire, ne cherche-t-il pas à se déchirer et ne trouve-t-il
pas finalement ce qu'il cherche ? Disant au sujet du comique :
il semble que, là
seulement, il aille au coeur du problème : l'oeuvre de Ionesco
n'est comique que, lorsqu'en cherchant à se délivrer de
ce qu'elle révèle de l'homme, le spectateur, le lecteur,
ou même l'écrivain lorsqu'il se moque de lui, la fuient.
Il ne paraît possible de trouver sa véritable richesse,
qu'en tentant de la regarder lucidement, elle devient alors profondément tragique, mais d'un tragique qui n'est pas irrémédiable, car l'auteur, après
de nombreuses années de douloureuses pérégrinations
en lui-même, développe progressivement, jusqu'à "la Soif et la Faim", au fond
de ses ténèbres, un foyer de chaleur et de lumière
que rien n'a pu éteindre : l'amour, solution du tragique,
dans la mesure où l'on accepte de faire vers lui le pas difficile
qu'il nécessite. A ce sujet, "Jeux
de Massacre", la dernière pièce étudiée
en ce mémoire datant de 1971, apparaît comme une oeuvre
charnière. Tout le problème est donc de savoir ce que
devient l'amour dans les dernières oeuvres de Ionesco : "Macbett"
(1972), "Ce formidable Bordel !" (1973), "l'Homme aux
Valises" (1975) et "Voyage chez les Morts" (1980), ce
que nous envisagerons après "Ionesco
et Dieu".
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