SOMMAIRE MUSIQUE IONESCO
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Alain Bouhey
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LE TRAGIQUE
CHEZ
EUGENE IONESCO


(Maîtrise de Lettres Modernes, soutenue en Juin 1971
à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Dijon, où elle est consultable
en B.U. Droit-Lettres sous les cotes 191513 et 191513 bis,
auteur : Alain BOUHEY, professeur : Monsieur François GERMAIN,
commentaire : "travail plus proche d'une thèse de IIIème cycle [sur 3 ans]
que d'un mémoire de maîtrise [sur 1 an]"

mention : Très Bien.)






"- Le Père : [...] Il n'y a rien mon enfant, tu n'as laissé aucun message, tu as bafouillé des balbutiements, des semblants de mots, tu te prenais peut-être pour un prophète, pour un témoin, pour l'analyste de la situation. Aucune situation n'apparaît claire, le vide."
(Voyages chez les morts, Ionesco, Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1301).



"- Jean : Je m'étais imaginé un certain temps que j'avais mis quelque chose, il n'y a rien. Depuis quelque temps déjà, je me rendais compte que tout ceci n'avait été que de la paille, de la paille pourrie."
(Id.).
"- Le Père : Ne t'en fais pas, personne n'a réussi à ne rien faire, le monde n'est à personne, le monde est à Satan, si Dieu ne le lui arrache de ses mains, Il est le seul à pouvoir donner un sens à la création que Satan a salie et barbouillée, et cassée. Tout cela sera peut-être lavé et réparé et on y comprendra quelque chose."
(Id., p. 1301).






INTRODUCTION

.

IONESCO ET LA LITTERATURE







MYSTERE
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"En 1948, avant d'écrire "la Cantatrice chauve", je ne voulais pas devenir un auteur dramatique, j'avais tout simplement l'ambition de connaître l'anglais"
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 248).
Dans ce but, Ionesco acheta un "manuel de conversation franco-anglaise à l'usage des débutants" qu'il étudia consciencieusement. Mais voilà qu'il y découvrit des vérités qui le surprirent, bien qu'il les connut déjà. Il apprit par exemple que la semaine avait sept jours, que le plancher était en bas et le plafond en haut ; et, dès lors, il comprit qu'il ne recopiait plus de

"simples phrases anglaises dans leur traduction française, mais bien des vérités fondamentales, des constatations profondes"
(Id., p. 248).

L'auteur eut alors une illumination, il voulut communiquer à ses contemporains ce qu'il avait redécouvert et que tout homme a tendance à oublier, après avoir remarqué que les dialogues des Smith et des Martin étaient proprement du théâtre. Il s'agissait donc pour lui de faire une oeuvre "spécifiquement didactique".

"...Pourtant, le texte de "la Cantatrice chauve" ne fut une leçon (et un plagiat) qu'au départ. Un phénomène bizarre se passa, je ne sais comment : le texte se transforma sous mes yeux, insensiblement, contre ma volonté. Les propositions toutes simples et lumineuses, que j'avais inscrites avec application sur mon cahier d'écolier, laissées là, se décantèrent au bout d'un certain temps, bougèrent toutes seules, se corrompirent, se dénaturèrent. Les répliques, les unes à la suite des autres se dérèglèrent. Ainsi, cette vérité indéniable, sûre : "le plancher est en bas, le plafond est en haut""
(Id., p. 251).

Pour la première fois, Ionesco fut confronté au mystère de son oeuvre, de l'univers intérieur qu'elle exprimait, et donc de son être propre, qu'il ne pouvait plus éluder maintenant qu'il se trouvait irrémédiablement face à lui.

Mais le mystère était déjà là, lorsque, en étudiant son manuel d'anglais, il fut comme ébloui de la façon la plus irrationnelle par ces vérités oubliées, et lorsqu'il fut poussé à les communiquer par une force qui le dépossédait de lui, ainsi que le montre "le Piéton de l'Air" :

"- Bérenger : il y avait autrefois en moi une force inexplicable qui me déterminait à agir malgré un nihilisme fondamental. Je ne peux plus continuer." (Le Piéton de l'Air, Ionesco, Ed. Gallimard, Théâtre III., 1963, p. 125).

Et cependant, le simple fait d'exprimer cette impossibilité de continuer à écrire est à l'origine du "Piéton de l'Air". Le phénomène de la création est totalement incontrôlé et jaillit des profondeurs les plus secrètes de son être.







EMBARRAS DE L'AUTEUR, COMIQUE ET TRAGIQUE
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Dorénavant, il est facile de comprendre l'embarras de Ionesco, lorsqu'on lui demande pourquoi il écrit. Il voudrait bien le savoir lui-même ! Devant ce que son oeuvre lui révèle de lui et de l'homme, son esprit se perd en questions se multipliant à l'infini, sans jamais lui donner de réponse, car l'expression de sa vie ne peut que suivre celle-ci, sans jamais la devancer, et donc sans jamais lui apporter de solution :

"L'écrivain est embarrassé par les questions qu'on lui pose parce qu'il se les pose lui-même et parce qu'il s'en pose bien d'autres, parce qu'il se doute aussi qu'il y a d'autres questions qu'il pourrait se poser mais qu'il n'arrivera jamais à se poser ; encore moins à leur répondre "
(Notes et contre Notes, Ionesco, Ed. Gallimard, Coll. "Idées", 1966, p. 13).

Mais l'interrogation de l'auteur devant son propre mystère s'enrichit des questions que lui posent les réactions du public, et qui le mettent ainsi en contact plus ou moins trouble avec le monde des vivants, extérieur à l'univers stérile qu'il découvre en lui.

La gestation de "la Cantatrice chauve" l'avait fait souffrir dans sa chair, dans ses os, et dans son sang :

"En écrivant cette pièce (...) j'étais pris d'un véritable malaise, de vertige, de nausées."
(Id., p. 252).

Il avait cru "avoir écrit quelque chose comme la tragédie du langage" !... Quel ne fut pas son étonnement de voir et d'entendre rire les spectateurs qui n'y virent rien de plus qu'un canular !... Toutefois, il remarque que

"quelques-uns ne s'y trompèrent pas (Jean Pouillon, entre autres) qui sentirent le malaise"
(Id., p. 252).

C'est assez dire que l'auteur sentait qu'il y avait autre chose dans cette pièce que dans une simple comédie :

"Je ne pensais pas que cette pièce était une véritable comédie. En fait, elle n'était qu'une parodie de pièce, une comédie de la comédie"
(Id., p. 257).

Il avait aussi l'impression que ce comique était le fruit de tout cela qui en lui restait trouble, et dont il souffrait :

"Il n'y a pas toujours de quoi être fier : le comique d'un auteur est, très souvent, l'expression d'une certaine confusion. On exploite son propre non-sens, cela fait rire. Cela fait aussi dire à beaucoup de critiques dramatiques que ce qu'on écrit est très intelligent. (...) Si je comprenais tout, bien sûr, je ne serais pas "comique""
(Id., p. 256).

Pourtant, Ionesco cherche à tout comprendre et il devient souvent comique, quand, précisément au moment où il croit pouvoir être le maître du monde par son imagination et son esprit, il se heurte à un obstacle imperceptible, qui le fait retomber dans la réalité... d'une corbeille à papiers, par exemple ! comme c'est le cas pour Choubert dans "Victimes du Devoir". Le rire libère alors les spectateurs de l'angoisse obscure de l'individu désirant échapper à la finitude de sa condition, ce rire est aussi en Ionesco qui se moque de lui à travers ses personnages, mais il devient de plus en plus discret :

"Oh, je me suis toujours moqué de moi-même dans ce que j'écris ! Il faut d'ailleurs avouer que j'y arrive de moins en moins, et que je me prends de plus en plus au sérieux quand je parle de ce que je fais... Je finis par tomber dans une sorte de piège"
(Id., p. 179).


Il ne parvient plus à se libérer de lui-même, s'enfonçant dans la souffrance. N'est-ce pas parce qu'il se comprend de mieux en mieux, qu'il ne peut plus rire de lui ? Et d'ailleurs, par cette cruauté tournée contre soi inhérente au rire, ne cherche-t-il pas à se déchirer et ne trouve-t-il pas finalement ce qu'il cherche ? Disant au sujet du comique :

"Je crois que c'est une autre face du tragique"
(Id., p. 176),

il semble que, là seulement, il aille au coeur du problème : l'oeuvre de Ionesco n'est comique que, lorsqu'en cherchant à se délivrer de ce qu'elle révèle de l'homme, le spectateur, le lecteur, ou même l'écrivain lorsqu'il se moque de lui, la fuient. Il ne paraît possible de trouver sa véritable richesse, qu'en tentant de la regarder lucidement, elle devient alors profondément tragique, mais d'un tragique qui n'est pas irrémédiable, car l'auteur, après de nombreuses années de douloureuses pérégrinations en lui-même, développe progressivement, jusqu'à "la Soif et la Faim", au fond de ses ténèbres, un foyer de chaleur et de lumière que rien n'a pu éteindre : l'amour, solution du tragique, dans la mesure où l'on accepte de faire vers lui le pas difficile qu'il nécessite. A ce sujet, "Jeux de Massacre", la dernière pièce étudiée en ce mémoire datant de 1971, apparaît comme une oeuvre charnière. Tout le problème est donc de savoir ce que devient l'amour dans les dernières oeuvres de Ionesco : "Macbett" (1972), "Ce formidable Bordel !" (1973), "l'Homme aux Valises" (1975) et "Voyage chez les Morts" (1980), ce que nous envisagerons après "Ionesco et Dieu".









THEATRE ANTI-CONVENTIONNEL
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Le théâtre de Ionesco ne se plie à aucun genre, pas plus qu'à aucune définition ; il n'est rien de conventionnel, parce qu'il est la prise de conscience de l'erreur tragique de toute définition ; il est simplement la recherche de la vérité de l'être humain par-delà toutes les illusions qu'il se fait sur lui-même :

"Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique, anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologique de boulevard, redécouverte d'un nouveau théâtre libre. C'est-à-dire libéré, instrument de fouille : seul à pouvoir être sincère, exact et faire apparaître les évidences cachées"
(Id., p. 255).

Une approche, si rapide soit-elle de l'oeuvre, ne peut pas ne pas faire sentir l'évolution des personnages : La Vieille de "Jeux de Massacre", tout en rappelant d'une certaine façon celle des "Chaises", a trouvé la noblesse qui manquait à Sémiramis ; et il n'y a plus de points communs entre Marthe du "Piéton de l'Air" et Marie-Madeleine de "la Soif et la Faim", d'une part, et toutes les créations féminines qui les ont précédées, d'autre part. Les personnages masculins, eux aussi, évoluent en sentant de plus en plus la nécessité de quitter le monde de l'imagination et de la pensée (dont ils finissent par s'apercevoir qu'il est en réalité l'univers du désir) pour celui de l'amour. Désormais, le théâtre de Ionesco apparaît comme une fouille, un effort fructueux de recherche de soi-même qui répond à ce que l'auteur en espérait plus ou moins confusément. Et il devient très intéressant de s'arrêter successivement à chacun des paliers que constitue toute pièce dans son unité et son intégrité fondamentales, afin d'en découvrir le noeud tragique central, c'est à dire l'obstacle auquel se heurte le "héros", pour comprendre que, chaque fois, celui-ci est un peu plus profond, et donc un peu plus près de sa disparition, puisque, finalement, l'écrivain côtoiera la lumière au fond de ses ténèbres. Mais, cet obstacle disparaîtra-t-il vraiment ? C'est ce que révèleront les pièces postérieures à 1971.

Ce travail repose sur une étude de l'oeuvre dramatique éclairée essentiellement par les éléments de "Présent Passé Passé Présent" et de "Journal en Miettes" sur la vie de l'auteur, éléments faisant sentir l'étroite corrélation qui existe entre Ionesco et les personnages auxquels il prête vie. Les contes et les nouvelles publiés dans le recueil intitulé "la Photo du Colonel" correspondent en presque totalité à des pièces écrites pour la scène, auxquels ils apportent des précisions intéressantes, sans paraître modifier en rien la signification de l'oeuvre. C'est aussi pour cette dernière raison que certaines petites pièces n'ont pas été étudiées, il s'agit du "Maître", de "la jeune Fille à marier", de "Délire à deux", du "Tableau", de "Scène à quatre", des "Salutations", de "la Lacune", du "Salon de l'Automobile", et enfin de "l'Oeuf dur". Toutefois, "l'Impromptu de l'Alma" a posé un autre problème ; il semble que Ionesco y ait cèdé à son agressivité contre la critique, et qu'il ait eu un but didactique qui lui ait empêché d'aimer les personnages qu'il mettait en présence : les Bartholomeus et lui-même, et qu'il n'ait pas pu féconder cette pièce, comme il le reconnaît lui-même à la fin :

"- Bartholomeus I : Vous êtes tombé dans votre propre piège.
- Ionesco : Ah... ça c'est ennuyeux.
- Marie : Une fois n'est pas coutume.
- Ionesco : Excusez-moi, je ne le ferai plus, car ceci est l'exception...
- Marie : Et non pas la règle !" (Théâtre II, p. 58).


La création littéraire a des lois dont il ne faut pas chercher à prendre conscience sous peine de leur faire perdre toute valeur. Baudelaire ne disait-il pas que l'art ne doit pas avoir d'autre fin que lui-même pour renfermer la plénitude de sa signification ?

Le mystère subsiste, et c'est en lui qu'avec l'auteur il nous faut maintenant pénétrer.



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