Mais ce n'est pas tout. Il reste le problème de la lumière,
des illuminations et des visions de cette oeuvre. Or, le roman "le
Solitaire" se termine par une vision semblable à celle
de "la Soif et la Faim".
Cette vision se retrouve simplifiée dans "ce formidable
bordel !" :
Mais alors que, dans "le
Solitaire", le Personnage contemple cette vision depuis le
lit où il est allongé, et que, une fois celle-ci disparue,
quelque chose de sa lumière reste en lui, qu'il prend pour un
signe (Le Solitaire, p. 191), dans "ce
formidable bordel !", le Personnage entre dans la vision (ce qu'il
ne fit pas non plus dans "la Soif
et la Faim") :
"On
voit un grand arbre surgir dans la lumière du fond, dans
le décor vide. Des cintres tombent des feuilles et des
fleurs de l'arbre. Le Personnage se penche, les ramasse, les
regarde, se relève, laisse tomber les fleurs et les feuilles,
regarde vers le haut, regarde vers le fond, vers la droite,
vers la gauche.
Il va s'installer dans son fauteuil, un instant silencieux,
puis il se met à rire tout doucement, puis de plus en
plus fort. Puis il se lève. Il va d'un bout à
l'autre du plateau se tenant le ventre, se tordant de rire,
riant aux éclats. Il regarde encore une fois vers le
haut, toujours en riant, fait un signe du bout de la main et
du doigt vers le haut.
Ah! coquin, va ! Coquin !
Il continue de rire aux éclats."
(Id., p. 1201). |
Ionesco donne la source de
cette inspiration :
"J'ai
sans doute été inspiré par l'histoire de
ce moine zen, qui arrivé au seuil de la vieillesse, après
avoir cherché durant toute sa vie un sens à l'univers,
un début d'explication, une clef, a tout à coup
une illumination. Regardant autour de lui avec un regard neuf,
il s'écrie : "Quel leurre !"
et rit aux éclats. ("Antidotes", Gallimard,
coll. "Blanche", p. 324.)"
(Notice d'Emmanuel Jacquart
sur "Ce formidable bordel !", Ionesco, Editions Gallimard,
Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1821,
note 1.) |
Et Emmanuel Jacquart, auteur
des notes du "théâtre complet" ajoute :
"Cette
expérience correspond à ce que le bouddhisme zen
nomme satori, terme auquel Ionesco eut plusieurs fois recours,
par exemple dans "Journal en Miettes" (Gallimard,
coll. "Idées", 1967, p. 98) et dans "Antidotes"
(p. 218). A propos de l'influence du bouddhisme zen sur Ionesco,
voir également n. 1, p. 1201."
(Id., p. 1821, note 1.) |
En fait, le "leurre" du moine zen se transforme ici en "farce",
en "blague" et en "formidable bordel !"
"Ah!
coquin, va ! Coquin !
Il continue de rire aux éclats.
Ah ! Ca alors ! Ca alors ! J'aurais dû
m'en apercevoir depuis longtemps. Quelle farce ! C'est ahurissant
! Quelle blague ! Quelle énorme blague ! Et je m'en suis
fait de la peine.
Vers le fond :
Quelle bonne blague !
Vers
la droite :
Ah là là, quelle bonne blague !
Vers la gauche, en criant et en
riant :
Quelle bonne blague, quelle énorme blague !
Toujours riant, en direction des spectateurs :
Quelle bonne blague, mes enfants ! Quelle blague
messieurs-dames. A-t-on pu imaginer une blague pareille ! Une
blague pareille ! Quel bordel ! Ah là là, quel
formidable bordel !"
(Ce
formidable bordel !, Ionesco, Editions Gallimard, Théâtre complet,
bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1201). |
La vie, quelqu'un : un coquin,
voire un Coquin, avec un C majuscule (un démon... Dieu ?) s'est
formidablement moqué de lui qui aurait dû s'"en apercevoir
depuis longtemps". Il a donc été trop bête
ou trop crédule et a été mystifié. C'est
ce qui le distingue du moine bouddhiste.
En effet, "mystifier" signifie "abuser de la crédulité
de quelqu'un pour s'amuser à ses dépens" ("Nouveau
petit Larousse illustré", 1952), alors que "leurrer"
veut dire "attirer par quelque espérance trompeuse"
(id.), ce qui n'implique pas une faiblesse d'esprit de la victime du
leurre.
Or, dans ses notes sur l'oeuvre de Ionesco, Emmanuel Jacquart ajoute
:
"Dans
un ouvrage plus ancien, Daisetz Teitaro Suzuki, professeur de
philosophie bouddhiste à l'université de Kyoto
(université Otani) précisait : "Ainsi, l'expérience
personnelle est tout dans [la pratique du] Zen. Aucune idée
n'est intelligible pour ceux qui ne possèdent
pas l'expérience pour la valider [...] quand la chose
concerne la vie elle-même, l'expérience est une
nécessité absolue. [...] Le
fondement de tout concept repose sur une expérience simple,
absolument simple [...] La mystification
n'est absolument pas l'objet que se propose le Zen, mais pour
ceux qui ne sont pas entrés en contact avec le fait central
de la vie, le Zen apparaît inévitablement comme
une mystification. Pénétrez la superstructure
conceptuelle et ce qui semble être une mystification disparaîtra
sur-le-champ et, en même temps, une illumination se produira,
illumination qu'on désigne par le terme satori."
(An Introduction to Zen Buddhism, préf. de Carl Jung,
New York, Grove Press, coll. "An Evergreen Black Cat Book"
1977 (1re éd. 1964), pp. 33-34. Les traductions
données sont d'Emmanuel Jacquart."
(Note
d'Emmanuel Jacquart sur "Ce formidable bordel !",
Ionesco, Editions Gallimard, Théâtre complet, bibliothèque de
la Pléiade, 2002, p. 1832.)
La couleur bleue
est ajoutée par l'auteur de ces pages. |
Par ailleurs, Ionesco lui-même
écrit, en 1973, dans le programme proposé aux spectateurs
:
"(...)
Je laisse au public la charge d'interpréter
l'image finale et les dernières répliques du personnage.
"Je dois dire que je crois que le personnage, si isolé
soit-il et si fermé, est représentatif, et qu'il
illustre les questions essentielles que nous posons chacun,
dans le secret de notre conscience. Son drame est, je l'espère,
corrigé par son comportement qui est, en fin de compte,
comique."
(Texte du dramaturge figurant
dans le programme proposé le 10 novembre 1973 au théâtre
Moderne et reproduit dans la notice d'Emmanuel Jacquart sur
"Ce formidable bordel !", Ionesco, Editions Gallimard,
Théâtre complet, bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1819.) |
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