LE SAXOPHONE "CLASSIQUE"
DANS LE MONDE EN 1991


par Alain Bouhey

(Article publié dans le Journal de la Confédération Musicale de France, n° 432, de janvier-février 1991.)
(Fondée en 1971, l'AS.SA.FRA., Association des Saxophonistes de France, a fait un important travail de mise au point sur notre sujet à travers ses 36 bulletins et son " Dossier l ", publié pour son 15e anniversaire, aussi signalerai-je dans cet article, les parutions auxquelles le lecteur peut se référer par leur numéro entre parenthèses ou par " D I ", s'il s'agit du " Dossier l ".)












Le jazz et les musiques populaires ayant donné, à juste titre, après la Première Guerre Mondiale, la place que l'on sait aux saxophones, il ne faudrait pas oublier que ceux-ci furent d'abord conçus pour rivaliser en qualité avec les cordes, tout en les surpassant en puissance, c'est-à-dire pour jouer un rôle de choix dans la musique savante. Voilà tout l'objectif du saxophone "classique" qui ne cesse de se développer de par le monde à partir des deux fortes impulsions des années 30 à 60, données par les Maîtres français et allemand Marcel Mule et Sigurd Rascher (DI).

Le saxophone créé vers 1840 est vraisemblablement un baryton. Berlioz l'utilise le premier, joué par son créateur, le 3 février 1844, salle Herz, dans une transcription pour sextuor d'instruments Sax de son " Chant sacré " (17). Les sept autres membres de la famille s'ordonnent à partir de lui, dans le brevet n° 3226 du 21 mars 1846 : 1 : baryton, 2 : basse, 3 : contrebasse, 4 bourdon, 5 : ténor, 6 : alto, 7 : soprano, 8 : sopranino (28). Notons que nous ne possédons actuellement aucun exem-plaire du saxophone bourdon; quant aux remarquables contrebasses, pour la plupart quasi centenaires et parfois inutilisables, on n'en totalise que 11 des deux côtés de l'Atlantique. Un seul sur les trois qui sont en France est en parfait état, celui de D. Kientzy ! Son unicité n'empêche pas les compositeurs d'écrire pour lui tant ils éprouvent de jubilation à le faire sonner jusqu'à l'extrême grave [cf. Luis de Pablo dans "Une Couleur..." pour un saxophoniste, 5 saxophones et orchestre symphonique (34)].






APPORT ET ÉVOLUTION






Généralement classé dans les bois, en raison de son anche, et quelquefois dans les cuivres à cause de son matériau, ce septuor à vent représente plus exactement une famille à part : celle des... saxophones, toute notée en clef de sol. II peut se développer (avec ou sans contrebasse) en orchestre de 12 à 15 exécutants, que l'on entend en Angleterre, aux U.S.A., en France (Ensemble international de Saxophones de Bordeaux), aux Pays-Bas (World Saxo-phone Orchestra), et offre plus de pos-sibilités qu'un orchestre à cordes avec moins de musiciens : homogénéité de son, souplesse de jeu, dynamique de l'expression, des nuances, variété des couleurs, puissance.., (25).

Cette famille pourrait également servir de base à un nouvel orchestre à vent correspondant au symphonique avec au lieu de cordes des saxophones, ce qui ne l'empêche pas d'avoir sa place dans cet orchestre symphonique de formation beethovénienne où il est trop peu utilisé. Écoutons les compositeurs :
J.-P. Beugniot :

"Le baryton n'a pas d'équivalent dans les instruments à vent graves. Plus il descend, plus il devient beau et puissant (... Tout en gardant) son agilité" (7) ;

A. Voirpy :

"Des ténors et des barytons (y) seraient merveilleux (...). Ils apporteraient une couleur que l'utilisation de la famille complète confirmerait" (21) ;

R. Gagneux :

"Je ne saisis pas pourquoi on se prive de cet instrument qui est l'équilibre même entre les anches et les cuivres (...). Si j'avais les moyens j'en mettrais bien 6 à chaque fois!" (11) ;

A. Lemeland :

"Instrument fabuleux (...) qui se prête aux plus grandes exigences musicales" (12);

P. Hasquenoph :

"On dit que les cors unissent les bois aux cuivres, mais les saxophones jouent le même rôle entre les bois et les cors" (17) ;

F. Tournier :

"II apporte la mobilité dans le milieu de l'échelle musicale à cause de la densité de sa sonorité (...) capable de détachement en soliste comme d'admirable fusion en ensemble avec les cors" (21)...

Et ceci pour la tendance de jeu pure, racinienne, issue de la plus haute école française. II en est une autre, rabelaisienne, hugolienne, flirtant avec les styles populaires, tout aussi stimulante pour les vrais créateurs : elle fit traiter par Stravinsky le saxophone dans "Lulu" de Berg de "Jeune délinquant", pour elle, Luis de Pablo a voulu créer un rapport (d'actualité!) entre ce timbre sensé inassimilable et l'orchestre.

Sur le plan de la facture, il a surtout gagné depuis Sax en puissance (et perdu en douceur), par un élargissement du cône. Sur celui des possibilités, avec l'extrême virtuosité, sa première acquisition (inspirée du jazz à travers la variété où se distingue J. Viard, 1890-1935) est celle du vibrato : M. Mule, aussi violoniste, lui donne entre 1923 et 1930 "
le charme dans la sonorité que possède la corde" (4). Puis le suraigu augmente sa tessiture de plus d'une octave : G. Bumcke (1876-1963) et S. Rascher en sont les pionniers (32, 34, DI). Viennent ensuite les multiphoniques, sortes d'accords de 2 à 5 sons avec, entre autres, D. Sinta né en 1937 (U.S.A.) (32), les contrastes d'expression, de nuances... et maintenant la musique électronique avec l'EWI Akaï, le WX7 Yamaha, et surtout le syntophone, dernier né des "contrôleurs à vent ou saxophones Midi" (35).




PLUS DE 10 000 OEUVRES !
(en 1991)








Le travail effectué dans le domaine du répertoire par J.-M. Londeix met à jour plus de 10.000 partitions " classiques " avec saxophone dont 9 500 répertoriées, sur lesquelles 3.300 transcriptions permettent aux saxophonistes de se familiariser avec le style de leurs grands aînés de l'orchestre. 2.000 oeu
vres symphoniques (dont les opéras et ballets, à l'exclusion des opérettes) utilisent un ou plusieurs saxophones (17, 18, 22, 24).

Parmi leurs compositeurs (et en dehors de Bizet - " L'Arlésienne " - et de Ravel - " Boléro " - et Ravel/Moussorgsky - " Les Tableaux d'une Exposition "), mentionnons parmi les plus connus et par ordre d'année de naissance: Saint-Saens (1835), Delibes, Massenet, Faure, d'Indy, Puccini, Pierne, R. Strauss, Satie, Koechlin, Roussel, Schmitt, Vaughan-Williams, Ives, Bartok, Kodaly, Strawinsky, Webern, Berg, Villa-Lobos, lbert, Martin, Prokofiev, Honneger Milhaud, Hinde-mith, Copland, Khatchaturian, Dallapi-cola, Pétrassi, Jolivet, Schostakovitch, Hovhanes, Cage, Britten, Dutilleux, Maderna, Serocki, Nono, Sério, Boulez, Constant, Stockhausen, Denisov, Pous-seur, de Pablo, Kagel, Penderecki, Lou-vier (1945), etc. Viennent ensuite 2.400 ceuvres pour saxophone, seul, avec piano (orgue) ou orchestre (alto : 2.000, ténor : 200, soprano : 150, baryton : 50), 700 quatuors et 250 ensembles de saxophones, 650 oeuvres de musique de chambre du trio au dixtuor, 200 oeuvres pédagogiques. Là encore, nous ne citerons que quelques noms (1) : Debussy (1862), Pierne, Glazounov, Schmitt, Webern, Villa-Lobos, lbert, Martin, Milhaud, Ab-sil, Hindemith, Rivier Moeschinger Mihalovici, Martelli, Sauguet, Tomasi, Arma, Creston, Carter, Maurice, Hovha-ness, Desenclos, Bonneau, Xenakis, Nono, Bério, Constant, Jolas, Denisov, Mayuzumi, Pousseur, Dubois, de Pablo, Komives, Lemeland, Tisne, Carles, Fuste-Lambezat, Màrgoni, Méfano, Robert, Seffer, Louvier Rosse, Rolin, Lauba, Lejet, Voirpy (1955), etc.







INTERPRÈTES ET ÉCOLE FRANÇAISE
(EN 1991)








Adolphe Sax (1814-1894) l'enseigne de 1857 à 1870 au C.N.S.M. de Paris aux élèves militaires. Entre 1870 et 1942, dates de fermeture et de réouverture de la classe, un fil ténu transmettra la tradition, notamment par L. Mayeur (1837-1894), élève de Sax, soliste à l'Opéra et compositeur, V. Thiels et F. Combelle (1880-1953), solistes à la Garde Républicaine, sans oublier G. Longy, hautboïste français, directeur aux U.S.A. du Boston Orchestra Club : il aide de 1900 à 1920 la riche américaine Élisa Hall à jouer le saxophone (pour soigner une surdité naissante), et à enrichir de 22 oeuvres son répertoire orchestral "Légende" d'A. Caplet, "Rapsodie" de C. Debussy (1903), "Légende" de F. Schmitt (1918)... (DI), il l'enseigne au bassoniste français A. Laus qui y crée vers 1920 un orchestre de saxophones. Thiels, lui, initie le compositeur allemand G. Bumcke, qui fonde à Berlin une école moderne de saxophones avec orchestre et quatuor. Chassant l'impur, le nazisme stoppe sa carrière en 1936, sans pouvoir s'opposer à l'envol de son élève : S. Rascher né en 1907. Dédicataire des premières oeuvres marquantes :
- 1934 : Concerto de Glazounov,
- 1935: Concertino da Camera d'Ibert,
- 1938: Ballade de F. Martin,
Rascher développe considérablement le répertoire concertant, tandis que M. Mule, successeur en 1923 de F. Combelle à la Garde, suscite également de nombreuses oeuvres en soliste et en quatuor, et se prépare à donner dès 1942 au C.N.S.M. un rayonnement international à l'école française que caractérisent virtuosité; chaleur, homogénéité, éloquence de la sonorité ; noblesse et distinction du phrasé (DI). II influence et forme des disciples qui multiplient son action : E. Rousseau (1932), P. Brodie (1934), F. Hemke (1935), B. Minor (Amérique du Nord), J. de Vries (1905-1981, Suède), A. Sakaguchi (1910, Japon), I. Roth (1942, Suisse). Pour la France, assisté de M. Josse (1903), d'abord violoncelliste et fondateur (1972) du "Concours International de Composition pour Saxophone Marcel Josse", M. Mule forme une autre pléiade d'artistes poursuivant, de par le monde, son oeuvre en solistes ou/et en quatuors : G. Gourdet (1912), également musicologue, D. Deffayet (1922) aussi violoniste et son successeur au C.N.S.M., M. Nouaux (1924), soliste à la Garde Républicaine, 1er Prix de Genève en 1952, P. Pareille (1926), fondateur du Quatuor d'Anches français, G. Lacour (1932), saxophoniste ténor et compositeur, J.-M. Londeix (1933), Prix d'Honneur du C.N.S.M. de Paris ainsi que J. Desloges (1934), A. Beun, soliste à la Garde. Citons également L. Teal (1905), H. Pittel (1932), D. Sinta (1937), J. Houlik (U.S.A.), D. Pituch (Pologne), Ed. Boodard et son World Saxophone Orchestra (Pays-Bas), L. Michailov et M. Schapochnikova (U.R.S.S.), M. Perrin (1912, France). La nouvelle génération n'est pas en reste : avec T. Kynaston, J. Sampen, D. Bilger, R. Black, L. Hunter (U.S.A.), R. Noda aussi compositeur (Japon), C. Johnsson (Suède), M. Mijan (Espagne), F. Mondelci (Italie), Quatuor de Kiev (soprano : J. Mosenblicher), Quintette de Moscou (V. Zaremba)... et en France : D. Kientzy, à l'avant-garde des 7 saxophones, les Quatuors de Saxophones de Paris, Contemporain, " a piacere ", G. Pierne, J.-Y. Fourmeau (Soprani . D. Ligier, J. Charles, J.-P. Caens, J.-P. Baraglioli, J.-Y. Fourmeau), les Ensembles de Saxophones de Bordeaux (J.-M. Londeix), de Paris (J.-P. Vermeeren), l'Ensemble Scriptoral (A. Bouhey), le Quatuor d'Anches " Aulodia " (J.-P. Caens), C. Delangle, actuel professeur au C.N.S.M. de Paris, J.-M. Goury... (32).






JEAN-MARIE LONDEIX
ET L'ASSAFRA








Concertiste et pédagogue à l'échelle de la planète, président-fondateur de l'ASSAFRA, professeur de la Classe internationale de Bordeaux, J.-M. Londeix déploie une activité considérable : premier saxophoniste français à enseigner aux U.S.A. (1968), avec un concert au Carnegie Hall (1969) et 200 créations à son actif dont "Sonate" et "Concerto Piccolo" d'E. Denisov qui ouvrent le saxophone à la musique actuelle (DI), principal organisateur du Congrès Mondial de Bordeaux (1974), des Etats généraux mondiaux d'Angers (1990). On lui doit la création des classes de saxophones du Japon et d'U.R.S.S. (1970), et la collaboration à celle des classes allemande (1978) et italienne...

Sous son impulsion l'ASSAFRA oeuvre pour la promotion du saxophone dans l'orchestre, dans l'enseignement, fait le point sur ses problèmes, organise congrès, concours de composition, d'interprétation, commande des oeuvres... Le bilan est positif pour le répertoire et l'enseignement. Il ne l'est pas concernant l'intégration de saxophonistes titulaires aux orchestres symphoniques, la France se révélant d'ailleurs, sur le plan de la création, à la traîne de pays où le saxophone n'est pas enseigné officiellement (31) : manque de curiosité des compositeurs, problème financier de l'emploi de supplémentaires, et surtout (à la vue des 2.000 oeuvres symphoniques l'incluant !) très grave désintérêt du public pour la création de son temps. Face au concours de Genève de 1952, consécration pour l'École française, ceux de 1970 et 1983 ont témoigné de la montée, voire de la supériorité des écoles-filles étrangères, ce qui a entraîné au sein de la première une profonde remise en question aboutissant, d'une part, à une scission et à la fondation par S. Bichon d'une seconde association présidée par C. Delangle : l'A.P.E.S. (23), d'autre part, à l'ouverture de l'ASSAFRA au jazz (J.-L. Chautemps, vice-président, articles sur l'improvisation de Y. Seffer) (26, 28, 29, 30, 31, 33, ouverture au problème des relations saxophone - musique - autres arts, composition-interprétation/improvisation (Szerkezet I, sonate de Seffer, associe les 3 termes), à leurs prolongements existentiels (34, 35) et, dernièrement, aux états généraux mondiaux du saxophone.






ÉTATS GÉNÉRAUX MONDIAUX









Les "Saxophonies d'Angers", dont J.-P. Simon présida le Comité d'organi-sation, réunissent, en avril 1990, le 150ème anniversaire de la création du Saxophone aux exécutions musicales de tous styles (de l'ethnique à l'électroacoustique) reliées à l'exposition "Chromophonie Scriptorale", et les États généraux mondiaux du Saxophone aux nombreuses conférences dégageant sur cet instrument bilan pour le passé et perspectives pour l'avenir. Celles-ci paraissent dans un livre publié sous l'égide du C.E.N.A.M., et le présentent comme un trait d'union "tous azimuts" : trait d'union entre la tradition ancestrale et la modernité électronique : son enseignement s'ouvre à celui des autres bois; son jeu, bien que frondeur, accepte de se plier aux exigences de la musique de chambre et de l'orchestre, sans, pour autant, se priver d'explorer l'univers de ses nouvelles possibilités techniques, de les lier aux autres arts, aux découvertes scientifiques... trait d'union entre musiques, styles, esprits populaires et savants, spontanéité et réflexion, corps et esprit, sensualité et spiritualité, masculin et féminin, ouvrant une brèche dans le cloisonnement de nos spécialités, il est instrument musical de connaissance vitale, lien précieux entre nos racines et nos machines, la musique du passé dans celle de l'avenir, la libre et divine présence de l'homme créateur.






BIBLIOGRAPHIE








.- ASSAFRA, bulletins n°s 1 à 36 et " Dossier I ", chez J. Charles, 29, rue Miollis, 75015 Paris.
.- " 125 ans de musique pour saxophone ", J.-M. Londeix, éd. Leduc.
.- " Musique pour saxophone " (volume II), J.-M. Londeix, éd. Roncorp, U.S.A.
.- " Adolphe Sax, sa vie, son oeuvre, ses instruments de musique ", M. Haine, éd. de l'Université de Bruxelles.
.- " Saxophone Soloists and their Music 1844-1985 ", Harry R. Gee, Indiana University Press.
.- " Le saxophone ", J.-L. Chautemps - D. Kientzy-J.-M. Londeix, éd. Lattes/Salabert.
.- " Le saxophone face à ses répertoires ", thèse de maîtrise en Sorbonne, J.-P. Caens.
.- " Les oeuvres symphoniques et lyriques avec saxophone(s) de 1844 à nos jours ", V. Spiloes, thèse de diplôme de l'Institut de Leuven, Belgique.
.- " Les sons simultanés aux saxophones ", D. Kientzy, éd. Salabert.
.- " Manifeste du Scriptoral " in " La Voie scriptorale ", disque-livret, A. Bouhey, 29, rue des Fonds-Bleus, 95610 Éragny sur Oise.
.- " États généraux du saxophone ", édité par le Comité d'organisation des saxophonies d'Angers.
.- A.P.E.S. (Association Pour l'Essor du Saxophone), chez S. Bichon, 4, montée de Fourvière,69005 Lyon.
.- Numéros de l'ASSAFRA avec une discographie complète de : J.-M. Londeix 17; D. Deffayet : 18; A. Beun : 22; Ed. Boodard, F. Hemke, M. Mule, I. Roth : 23; J. Viard :27; D. Kientzy :33; M. Mule : D.I.
 
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