Alain BOUHEY.- Franz TOURNIER, vous avez utilisé le saxophone
dans plusieurs ceuvres de musique de chambre :
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Quatuor pour hautbois, clarinette, saxophone et basson ;
Aria pour quatuor de saxophones ;
Calame pour saxophone, hautbois ou clarinette solo ;
Trio pour saxophones (A.T.B.) ;
Prélude et scherzo (éd. Lemoine) ;
Prophéties pour saxophone alto et orgue.
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Votre approche de la musique
est celle d'un scientifique, quels rapports avez-vous découvert entre
science et musique ?
Franz TOURNIER.- La science m'a fait découvrir que la musique
ne vient pas du monde extérieur qui, parfaitement objectif, n'a que
la signification qu'on lui donne, mais de l'homme musicien dans l'appréhension
qu'il en a. Ainsi, quand HOMÈRE remarque que les vagues de la mer
portent en elles le chant des sirènes, la musique provient de la transformation
de la sensation reçue par son cerveau, non de la vague. Ce n'est donc
pas la science des objets qui est importante, (les rapports des cordes,
des tuyaux... la construction de l'harmonie sur les résonances harmoniques...),
mais la science de l'homme : dans tous les lieux et dans toutes les
civilisations, le musicien, homofaber, s'esttoujours fié, à juste
raison, à ses sensations indépendamment de toute théorie, c'est pourquoi
le problème de la science est d'approfondir la connaissance des fonctions
sensorielles humaines. Un caillou, par exemple, peut devenir objet
sonore, émettre un son plus ou moins aigu, d'un type différent selon
ce qui le frappe. Pourquoi peut-on avec cet objet immédiat faire de
la musique, voilà la science qui m'intéresse !
A.B.- J'ai pourtant eu la surprise d'entendre un jour le vent donner
dans un tuyau. une succession de sons proche de ce que font, en Afrique,
les musiciens peulhs avec leur flûte, cette donnée du monde extérieur
n'est elle pas déjà de la musique ?
F.T.- Non, c'est sûr !
A.B.- Pourquoi ?
F.T.- Parce que, pour moi, la musique est un jeu d'un ou de plusieurs
hommes avec des éléments sonores.
A.B.- Quelque chose d'absolument gratuit ?
F.T.- Oui ! Autant que lorsqu'on saute un ruisseau par jeu. II est
étonnant qu'on ne pense pas davantage au verbe jouer...
A.B.- Vous venez d'écrire "Prophéties" pour saxophone alto et orgue,
que je dois créer au Congrès de Nuremberg : Quelle peut-étre la part
du jeu dans des prophéties ?
F.T.- Ce n'est pas un sentiment religieux qui m'a inspiré. Les prophéties
sont un grand jeu de l'esprit, comme me l'a révélé l'étude de nombreux
livres sacrés, non dans le but d'en faire une exégèse, mais pour le
plaisir de retrouver ce qui les avait motivés. Toujours la même chose:
un dépassement de l'homme en utilisant le pouvoir de l'esprit sur
le corps, c'est-à-dire à l'inverse de ce que reçoit normalement l'individu
non éduqué
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"C'est moi qui vous ferai porter votre fruit" (OSEE X IV,
9), signifie pour moi que l'esprit fait porter son fruit au corps,
ce qui collait avec le premier mouvement de structure excessivement
simple ;
"Le Seigneur élèvera sa main sur le fleuve, il l'agitera par
son souffle puissant" (ISAIE, XI, 15) : dans le second mouvement
l'esprit contrarie la matière, les éléments ; il y a une sorte de
demande du corps jamais résolue comme le système des basses qui
y est employé.
"Je rassemblerai toutes les brebis qui resteront de mon troupeau
(JEREMIE, XXIII, 3), est une pièce d'une forme très plane, pleine
de canons où tout s'emboîte pour former une unité qui s'élève avec
l'espritdans un contrepoint atonal, et dans les rythmes qui passent
d'un système blanches-noires à un système de croches pour s'organiser
et se transformer en doubles croches. En effet, quand l'esprit a
agi, des éléments ont disparu, d'autres sont épars et on les rassemble.
II n'y a plus de lutte, la matière est organisée.
"Je les ferai passer par le feu" (ZACHARIE, XI 11, 9) traite
du dernier problème, le plus angoissant et le plus dur, celui qui
fait d'ailleurs peut-être le plus rire, sur le plan du son comme
sur celui de la conception, mais c'est le plus fondamental...
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AB.- Dans ce cas, le rire
est peut-être libérateur de l'angoisse...
F.T. -C'est sûr ! Une fois que tout est rassemblé, on pourrait s'imaginer
qu'il n'y a plus rien à faire, que c'est le Paradis, mais en fait
il faut alors surmonter cette espèce de tranquillité, faire brûler
le corps pour libérer seulement l'esprit. C'est le problème de la
mort...
A.B. - Et la résurrection des corps ne pourrait-elle pas donner lieu
à une cinquième prophétie musicale, où le corps ne serait plus obstacle
à l'esprit ?...
F.T. - Cela alors, je n'y crois absolument pas Aucune constatation
scientifique n'en a été faite. A.B. -On dit cependant que les esprits
des morts ont un organisme, différent du nôtre, certes, mais un organisme
tout de même...
F.T. - C'est un problème hautement métaphysique : si on mêle à une
équation représentant un phéno-mène naturel un facteur complexe par
l'emploi de nombres imaginaires, elle s'inverse. Si donc j'applique
à une équation de la matière ce système, je trouve l'antimatière.
Lorsqu'une équation représente la courbure de l'espace autour d'une
masse de matière et lorsque cette masse augmente indéfiniment, la
courbure se referme sur elle-même ; à la place d'une étoile je trouve
un trou noir, dans lequel toutes les fonctions sont totalement inversées,
où l'espace est remplacé par le temps et vice-versa, et où je suis
en présence des fonctions d'un esprit pur et non plus d'une matière.
Cette étude de la relativité complexe me montre qu'il y a deux univers
adjacents, l'un matériel et l'autre spirituel que nous possédons sans
jamais essayer de l'étudier autrement que par des considérations générales.
Nous voilà loin de la musique !
A.B. - N'est-ce pas.souvent quand on s'en croit le plus loin qu'on
en est le plus près ?
F.T. - C'est vrai ! II suffit d'une image pour nous y ramener :celle
du caillou, je l'aime bien, elle me montre tout. Le caillou est dans
ma main, si je le laisse tomber dans l'eau, il change de monde au
moment précis où celle-ci le recouvre. II ne me reste dans mon univers
aérien, pour toute trace du caillou, que les ondes qu'ira laissées
à la surface de son univers aquatique. Matériellement, son existence
a cessé pour moi, elle subsiste seulement dans mon esprit. Si bien
que lorsque j'imagine une structure sonore en composant, c'est comme
si je supprimais la pesanteur et préparais la sortie de l'eau du caillou,
qui sera réalisée par l'interprète. Et là, je rejoins la musique dans
la confrontation des deux mondes, spirituel et matériel, explicitée
par les mathématiques qui font usage des imaginaires, ce qui consiste
à utiliser la racine d'un nombre négatif, alors que jusqu'au XVIle
siècle, la multiplication de deux nombres négatifs donnait toujours
un nombre positif. On peut désormais toujours trouver cette surface
de séparation entre deux mondes comme entre l'eau et l'air.
A.B. - Vous dites que la musique est un jeu gratuit et, pourtant,
vous lui donnez un pouvoir fondamental apprendre à libérer l'esprit
du corps, à mourir, c'est-àdire à vivre, comment conciliez-vous cette
finalité avec la gratuité ?
F.T. - La finalité n'est généralement jamais perçue parce qu'on est
pris dans le feu de l'action. II faut réfléchir pour s'apercevoir
que le jeu n'est pas gratuit : regardez un peu l'angoisse de gagner
dans tous les sports, dans le jeu d'échecs... Cela montre assez le
rôle d'éducation du jeu, et on le retrouve chez tous les animaux qui
ont besoin d'une parcelle d'esprit pour survivre et pour apprendre
à surmonter la paresse naturelle du corps. Le jeu c'est l'apprentissage
de la liberté, de sorte que si le compositeur enlève à l'interprète
sa liberté d'appréciation, il lui enlève également sa liberté de jeu
et le résultat sonore est guindé.
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A.B. - La famille des saxophones apporte-t-elle un élément particulièrement
original à la musique ?
F.T. - Pour moi, aucun instrument n'est indispensable ou supérieurà
un autre. Tous les compositeurs ont une infinité de moyens pour obtenir
un son qu'ils désirent et ils ne s'en sont jamais privés ; ils peuvent,
par exemple, faire penser à un instrument par la combinaison de deux
ou trois autres... Ils ont écrit leur musique avec les moyens de leur
temps, car l'apparition de nouveaux instruments est beaucoup plus une
affaire d'interprètes que de compositeurs. C'est d'ailleurs une chose
excessivement rare, et le saxophone qui s'inspire pour le corps de la
famille des ophicléides, et pour le bec de celle des clarinettes, n'est
pas un instrument nouveau. C'est une recherche pour améliorer l'ophicléide,
vraisemblablement, qui était beaucoup plus imparfait que la clarinette.
A.B. - Selon vous, le saxophone n'est pas nouveau parce qu'il est le
résultat d'une synthèse, il me semble que c'est le propre de toute invention
et qu'on pourrait en dire autant de la première flûte, par exemple,
qui a pu être inspirée par l'observation du souffle du vent dans un
tuyau quelconque. Connaissez-vous un instrument totalement nouveau ?
F.T. - Le synthétiseur. Disons que la nouveauté du saxophone peut être
mise entre guillemets. Ce qu'il apporte, à mon sens, c'est la mobilité
dans le médium de l'échelle musicale des vents à cause de la densité
de sa sonorité, comparable à celle des trombones et des cors qui n'ont
aucune vélocité, alors que la clarinette dans cette échelle a 'du grain
mais manque de densité. II y a deux manières d'orchestrer : par solo
et le saxophone sait très bien se détacher, par fusion, et il se marie,
dans ce cas, admirablement avec les cors ; il est très intéressant qu'un
instrument offre ces deux possibilités.
A.B.- Pourquoi, dans ce cas, le saxophone n'est-il pas encore intégré
à l'orchestre symphonique ?
F.T. - BERLIOZ écrit, dans son traité d'orchestration :
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"Les compositeurs habiles tireront plus tard un parti merveilleux
des saxophones associés à la famille des clarinettes ou introduits
dans d'autres combinaisons qu'il serait téméraire de chercher
à prévoir".
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S'il avait introduit les saxophones dans son orchestre, ils y seraient
restés ; mais pour des raisons que nous ignorons, il ne l'a pas fait,
et les compositeurs se sont toujours heurtés à la rigidité des formations
orchestrales et n'ont pu l'utiliser qu'à titre supplémentaire comme
!a flûte en sol ou la guitare. J'ai écrit six symphonies dont trois
pour grand orchestre, où j'ai toujours eu l'idée d'introduire des
saxophones dont j'avais réellement besoin, puisque je voulais les
mêler aux cors que je ne peux pas faire avancer. Mais, chaque fois,
les directeurs artistiques et les chefs d'orchestre m'ont dit que,
dans ce cas on ne me jouerait pas pour ne pas payer de supplémentaires.
Ce qui a réellement manqué aux saxophones, c'est qu'un compositeur
en renom écrive toutes ses oeuvres orchestrales en les utilisant.
Les compositeurs peu connus sont soumis aux impératifs de formation
des orchestres ; ainsi pour une symphonie crée à Lille, on m'a obligé
à mettre un célesta. Quand on s'intéresse à cet instrument, on l'introduit
nécessairement dans la musique de chambre et dans le concerto. Remarquez
que dans aucun des orchestres créés à Lille, Strasbourg, Nice, Marseille,
Bordeaux, Rennes, dans les Pays de Loire, n'est prévu de pupitre de
saxophone.
A.B. - Dans un article paru dans le Bulletin n° 18 de l'As.Sa.Fra.,
vous parliez du problème de la transposition, qui ne nous rapprochait
pas non plus des compositeurs, vous venez d'écrire en ut la partie
desaxophone de "Prophéties", ne craignez-vous pas de vous heurter
là à un rejet des saxophonistes qui ne voudront pas sortir de leur
"routine mi bémolisante" ?
F.T. - Si je ne
prends pas de risque en musique de chambre avec le saxophone, où en
prendrais-je ?
A.B. - Oui... et je pense que c'est de cela qu'il faut vous remercier
en premier lieu, en souhaitant que tous les autres compositeurs favorables
à notre instrument soient aussi "téméraires" dans les domaines où
ils le jugeront utile.
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