SOMMAIRE MUSIQUE SAXOPHONE
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FRANZ TOURNIER

DENSITE ET MOBILITE DU SAXOPHONE
DANS LE MEDIUM DU JEU ORCHESTRAL (1982)











FRANZ TOURNIER

DENSITE ET MOBILITE DU SAXOPHONE
DANS LE MEDIUM DU JEU ORCHESTRAL (1982)


par Alain Bouhey

(Article publié dans le Bulletin de l'AS.SA.FRA, n° 21, d'octobre 1982.)






I.- LA MUSIQUE EST UN JEU






Alain BOUHEY.- Franz TOURNIER, vous avez utilisé le saxophone dans plusieurs ceuvres de musique de chambre :

Quatuor pour hautbois, clarinette, saxophone et basson ;
Aria pour quatuor de saxophones ;
Calame pour saxophone, hautbois ou clarinette solo ;
Trio pour saxophones (A.T.B.) ;
Prélude et scherzo (éd. Lemoine) ;
Prophéties pour saxophone alto et orgue.

Votre approche de la musique est celle d'un scientifique, quels rapports avez-vous découvert entre science et musique ?
Franz TOURNIER.- La science m'a fait découvrir que la musique ne vient pas du monde extérieur qui, parfaitement objectif, n'a que la signification qu'on lui donne, mais de l'homme musicien dans l'appréhension qu'il en a. Ainsi, quand HOMÈRE remarque que les vagues de la mer portent en elles le chant des sirènes, la musique provient de la transformation de la sensation reçue par son cerveau, non de la vague. Ce n'est donc pas la science des objets qui est importante, (les rapports des cordes, des tuyaux... la construction de l'harmonie sur les résonances harmoniques...), mais la science de l'homme : dans tous les lieux et dans toutes les civilisations, le musicien, homofaber, s'esttoujours fié, à juste raison, à ses sensations indépendamment de toute théorie, c'est pourquoi le problème de la science est d'approfondir la connaissance des fonctions sensorielles humaines. Un caillou, par exemple, peut devenir objet sonore, émettre un son plus ou moins aigu, d'un type différent selon ce qui le frappe. Pourquoi peut-on avec cet objet immédiat faire de la musique, voilà la science qui m'intéresse !
A.B.- J'ai pourtant eu la surprise d'entendre un jour le vent donner dans un tuyau. une succession de sons proche de ce que font, en Afrique, les musiciens peulhs avec leur flûte, cette donnée du monde extérieur n'est elle pas déjà de la musique ?
F.T.- Non, c'est sûr !
A.B.- Pourquoi ?
F.T.- Parce que, pour moi, la musique est un jeu d'un ou de plusieurs hommes avec des éléments sonores.
A.B.- Quelque chose d'absolument gratuit ?
F.T.- Oui ! Autant que lorsqu'on saute un ruisseau par jeu. II est étonnant qu'on ne pense pas davantage au verbe jouer...
A.B.- Vous venez d'écrire "Prophéties" pour saxophone alto et orgue, que je dois créer au Congrès de Nuremberg : Quelle peut-étre la part du jeu dans des prophéties ?
F.T.- Ce n'est pas un sentiment religieux qui m'a inspiré. Les prophéties sont un grand jeu de l'esprit, comme me l'a révélé l'étude de nombreux livres sacrés, non dans le but d'en faire une exégèse, mais pour le plaisir de retrouver ce qui les avait motivés. Toujours la même chose: un dépassement de l'homme en utilisant le pouvoir de l'esprit sur le corps, c'est-à-dire à l'inverse de ce que reçoit normalement l'individu non éduqué

"C'est moi qui vous ferai porter votre fruit" (OSEE X IV, 9), signifie pour moi que l'esprit fait porter son fruit au corps, ce qui collait avec le premier mouvement de structure excessivement simple ;
"Le Seigneur élèvera sa main sur le fleuve, il l'agitera par son souffle puissant" (ISAIE, XI, 15) : dans le second mouvement l'esprit contrarie la matière, les éléments ; il y a une sorte de demande du corps jamais résolue comme le système des basses qui y est employé.
"Je rassemblerai toutes les brebis qui resteront de mon troupeau (JEREMIE, XXIII, 3), est une pièce d'une forme très plane, pleine de canons où tout s'emboîte pour former une unité qui s'élève avec l'espritdans un contrepoint atonal, et dans les rythmes qui passent d'un système blanches-noires à un système de croches pour s'organiser et se transformer en doubles croches. En effet, quand l'esprit a agi, des éléments ont disparu, d'autres sont épars et on les rassemble. II n'y a plus de lutte, la matière est organisée.
"Je les ferai passer par le feu" (ZACHARIE, XI 11, 9) traite du dernier problème, le plus angoissant et le plus dur, celui qui fait d'ailleurs peut-être le plus rire, sur le plan du son comme sur celui de la conception, mais c'est le plus fondamental...

AB.- Dans ce cas, le rire est peut-être libérateur de l'angoisse...
F.T. -C'est sûr ! Une fois que tout est rassemblé, on pourrait s'imaginer qu'il n'y a plus rien à faire, que c'est le Paradis, mais en fait il faut alors surmonter cette espèce de tranquillité, faire brûler le corps pour libérer seulement l'esprit. C'est le problème de la mort...
A.B. - Et la résurrection des corps ne pourrait-elle pas donner lieu à une cinquième prophétie musicale, où le corps ne serait plus obstacle à l'esprit ?...
F.T. - Cela alors, je n'y crois absolument pas Aucune constatation scientifique n'en a été faite. A.B. -On dit cependant que les esprits des morts ont un organisme, différent du nôtre, certes, mais un organisme tout de même...
F.T. - C'est un problème hautement métaphysique : si on mêle à une équation représentant un phéno-mène naturel un facteur complexe par l'emploi de nombres imaginaires, elle s'inverse. Si donc j'applique à une équation de la matière ce système, je trouve l'antimatière. Lorsqu'une équation représente la courbure de l'espace autour d'une masse de matière et lorsque cette masse augmente indéfiniment, la courbure se referme sur elle-même ; à la place d'une étoile je trouve un trou noir, dans lequel toutes les fonctions sont totalement inversées, où l'espace est remplacé par le temps et vice-versa, et où je suis en présence des fonctions d'un esprit pur et non plus d'une matière. Cette étude de la relativité complexe me montre qu'il y a deux univers adjacents, l'un matériel et l'autre spirituel que nous possédons sans jamais essayer de l'étudier autrement que par des considérations générales. Nous voilà loin de la musique !
A.B. - N'est-ce pas.souvent quand on s'en croit le plus loin qu'on en est le plus près ?
F.T. - C'est vrai ! II suffit d'une image pour nous y ramener :celle du caillou, je l'aime bien, elle me montre tout. Le caillou est dans ma main, si je le laisse tomber dans l'eau, il change de monde au moment précis où celle-ci le recouvre. II ne me reste dans mon univers aérien, pour toute trace du caillou, que les ondes qu'ira laissées à la surface de son univers aquatique. Matériellement, son existence a cessé pour moi, elle subsiste seulement dans mon esprit. Si bien que lorsque j'imagine une structure sonore en composant, c'est comme si je supprimais la pesanteur et préparais la sortie de l'eau du caillou, qui sera réalisée par l'interprète. Et là, je rejoins la musique dans la confrontation des deux mondes, spirituel et matériel, explicitée par les mathématiques qui font usage des imaginaires, ce qui consiste à utiliser la racine d'un nombre négatif, alors que jusqu'au XVIle siècle, la multiplication de deux nombres négatifs donnait toujours un nombre positif. On peut désormais toujours trouver cette surface de séparation entre deux mondes comme entre l'eau et l'air.
A.B. - Vous dites que la musique est un jeu gratuit et, pourtant, vous lui donnez un pouvoir fondamental apprendre à libérer l'esprit du corps, à mourir, c'est-àdire à vivre, comment conciliez-vous cette finalité avec la gratuité ?
F.T. - La finalité n'est généralement jamais perçue parce qu'on est pris dans le feu de l'action. II faut réfléchir pour s'apercevoir que le jeu n'est pas gratuit : regardez un peu l'angoisse de gagner dans tous les sports, dans le jeu d'échecs... Cela montre assez le rôle d'éducation du jeu, et on le retrouve chez tous les animaux qui ont besoin d'une parcelle d'esprit pour survivre et pour apprendre à surmonter la paresse naturelle du corps. Le jeu c'est l'apprentissage de la liberté, de sorte que si le compositeur enlève à l'interprète sa liberté d'appréciation, il lui enlève également sa liberté de jeu et le résultat sonore est guindé.







II.- LES SAXOPHONES ET LE JEU






A.B. - La famille des saxophones apporte-t-elle un élément particulièrement original à la musique ?
F.T. - Pour moi, aucun instrument n'est indispensable ou supérieurà un autre. Tous les compositeurs ont une infinité de moyens pour obtenir un son qu'ils désirent et ils ne s'en sont jamais privés ; ils peuvent, par exemple, faire penser à un instrument par la combinaison de deux ou trois autres... Ils ont écrit leur musique avec les moyens de leur temps, car l'apparition de nouveaux instruments est beaucoup plus une affaire d'interprètes que de compositeurs. C'est d'ailleurs une chose excessivement rare, et le saxophone qui s'inspire pour le corps de la famille des ophicléides, et pour le bec de celle des clarinettes, n'est pas un instrument nouveau. C'est une recherche pour améliorer l'ophicléide, vraisemblablement, qui était beaucoup plus imparfait que la clarinette.
A.B. - Selon vous, le saxophone n'est pas nouveau parce qu'il est le résultat d'une synthèse, il me semble que c'est le propre de toute invention et qu'on pourrait en dire autant de la première flûte, par exemple, qui a pu être inspirée par l'observation du souffle du vent dans un tuyau quelconque. Connaissez-vous un instrument totalement nouveau ?
F.T. - Le synthétiseur. Disons que la nouveauté du saxophone peut être mise entre guillemets. Ce qu'il apporte, à mon sens, c'est la mobilité dans le médium de l'échelle musicale des vents à cause de la densité de sa sonorité, comparable à celle des trombones et des cors qui n'ont aucune vélocité, alors que la clarinette dans cette échelle a 'du grain mais manque de densité. II y a deux manières d'orchestrer : par solo et le saxophone sait très bien se détacher, par fusion, et il se marie, dans ce cas, admirablement avec les cors ; il est très intéressant qu'un instrument offre ces deux possibilités.
A.B.- Pourquoi, dans ce cas, le saxophone n'est-il pas encore intégré à l'orchestre symphonique ?
F.T. - BERLIOZ écrit, dans son traité d'orchestration :
"Les compositeurs habiles tireront plus tard un parti merveilleux des saxophones associés à la famille des clarinettes ou introduits dans d'autres combinaisons qu'il serait téméraire de chercher à prévoir".


S'il avait introduit les saxophones dans son orchestre, ils y seraient restés ; mais pour des raisons que nous ignorons, il ne l'a pas fait, et les compositeurs se sont toujours heurtés à la rigidité des formations orchestrales et n'ont pu l'utiliser qu'à titre supplémentaire comme !a flûte en sol ou la guitare. J'ai écrit six symphonies dont trois pour grand orchestre, où j'ai toujours eu l'idée d'introduire des saxophones dont j'avais réellement besoin, puisque je voulais les mêler aux cors que je ne peux pas faire avancer. Mais, chaque fois, les directeurs artistiques et les chefs d'orchestre m'ont dit que, dans ce cas on ne me jouerait pas pour ne pas payer de supplémentaires. Ce qui a réellement manqué aux saxophones, c'est qu'un compositeur en renom écrive toutes ses oeuvres orchestrales en les utilisant. Les compositeurs peu connus sont soumis aux impératifs de formation des orchestres ; ainsi pour une symphonie crée à Lille, on m'a obligé à mettre un célesta. Quand on s'intéresse à cet instrument, on l'introduit nécessairement dans la musique de chambre et dans le concerto. Remarquez que dans aucun des orchestres créés à Lille, Strasbourg, Nice, Marseille, Bordeaux, Rennes, dans les Pays de Loire, n'est prévu de pupitre de saxophone.
A.B. - Dans un article paru dans le Bulletin n° 18 de l'As.Sa.Fra., vous parliez du problème de la transposition, qui ne nous rapprochait pas non plus des compositeurs, vous venez d'écrire en ut la partie desaxophone de "Prophéties", ne craignez-vous pas de vous heurter là à un rejet des saxophonistes qui ne voudront pas sortir de leur "routine mi bémolisante" ?
F.T. - Si je ne prends pas de risque en musique de chambre avec le saxophone, où en prendrais-je ?
A.B. - Oui... et je pense que c'est de cela qu'il faut vous remercier en premier lieu, en souhaitant que tous les autres compositeurs favorables à notre instrument soient aussi "téméraires" dans les domaines où ils le jugeront utile.

 
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