A.B.- Comment vous
situez-vous par rapport aux grands. courants de la pensée musicale ?
A.T.- Très sincèrement, j'ai conscience d'être du XXe siècle,
et je m'y sens tout à fait bien. Je perçois les phénomènes extérieurs
et j'essaie de les traduire le mieux possible. Quant à la catégorie
dans laquelle on veut me placer, je laisse ce soin aux spécialistes,
car je ne peux pas me situer moi-même. Mais, ayant horreur des contraintes,
je serais plutôt indépendant. Mais, si ma musique reflète le climat
de notre époque, c'est formidable.
A.B.- Vous m'avez déjà parlé de votre romantisme, quelle signification
revêt ce terme pour vous ?
A.T.- Le romantisme est itinérant à toutes les époques. Il est
des moments où il a été plus fort comme au XIXe siècle, mais il y a
de grandes périodes du passé où les gens furent romantiques. Ne pensez-vous
pas que les Grecs en avaient certaines notions ?
A.B.- Si, bien sûr ! Ils se le représentaient même par la personnalité
de DIONYSOS, dieu de l'instinct, des puissances vitales, de la démesure,
qu'ils opposaient à APOLLON auquel ils attribuaient beauté, sagesse
et mesure, ainsi que NIETZSCHE l'a montré.
A.T.- Aujourd'hui, un romantisme est magnifique, celui de l'évasion,
des grands espaces interplanétaires, de la recherche... Il correspond
au goût du fantastique, d'un besoin du merveilleux de la science-fiction,
et on en trouve des formes dans l'expression théâtrale, picturale, poétique.
Au fond ce terme n'est pas très exact, c'est une attitude qui n'a rien
à voiravec le XIXe siècle, il y a des esprits classiques et des esprits
romantiques. Etre romantique, c'est rechercher une autre forme de poésie
adaptée au siècle qui est le nôtre.
A.B.- Je crois même, en abondant dans votre sens, qu'il existe
à l'intérieur de chaque individu une lutte, plus ou moins bien équilibrée
entre les tendances apollinienne (classique), et dionysiaque (romantique).
On pourrait ainsi parler d'un romantisme de MOLIÈRE ou de RACINE qui
eux aussi ont cherché, et trouvé, une autre forme de poésie adaptée
à leur siècle. Ainsi seraient-ils romantiques dans la mesure où ils
ontcherché, et classiques dans celle où ils ont trouvé. II est certain,
évidemment, que, chez les créateurs surtout, la prépondérance de l'une
des tendances est liée à l'apport des générations précédentes qui les
ont amenés au seuil de la découverte ou de l'interrogation. Précisément,
le saxophone ayant été inventé au siècle du romantisme par un homme
de la démesure, Adolphe SAX, ne présente-t-il pas un intérêt particulier
dans le cadre de votre démarche ?
A.T.- Absolument ! Je n'aurais jamais écrit "Espaces Irradiés"
si je n'aimais pas le saxophone qui, par la richesse de ses timbres
et les possibilités qu'il offre, - quarts de tons, sons simultanés etc...
- permet à la pensée musicale de s'exprimer dans son caractère spatial.
C'est le timbre de l'instrument que j'ai dans l'oreille, et qui m'a
guidé dans le choix de l'orientation de la pensée musicale.
A.B.- Recherche suppose insatisfaction. La musique d'aujourd'hui
n'est-elle pas l'expression d'une crise de civilisation analogue à celle
qui a ébranlé le siècle de COPERNIC où, comme vous le savez, toutes
les croyances concernant !'immobilité de la terre au centre de l'univers
ont été bouleversées? Aujourd'hui l'homme va sur la lune, il envoie
des sondes vers Saturne... L'idée se répand que des êtres extra-terrestres
dépassent de très loin nos connaissances; des films, des oeuvres littéraires
nous montrent également dépassés par nos propres machines qui "pensent"
plus vite que nous.
A.T.- Il est certain que toute la production actuelle tend vers
cette orientation et il se peut qu'on retrouve ce sentiment dans ma
musique, non seulement pour dire qu'il y à crise de civilisation, mais
pour signifier autre chose, aller plus loin. En fait, on traverse un
cap, c'est certain ! Et pouvoir l'exprimer est le propre des artistes.
C'est pourquoi ce qui se passe dans le monde sur les plans artistique,
scientifique et politique, peut constituer le support d'un compositeur
et de tous les créateurs de notre temps. Je crois volontiers à l'existence
d'autres terres, d'autres conditions biologiques permettant la vie.
Quant aux machines, je fais confiance aux humains qui savent toujours
se ressaisir ; mais il est vrai que leur remettre notre destin est effroyable,
et c'est un thème actuel très fort qu'on voit partout. Il faut s'en
défendre et leur réserver uniquement des fins utilitaires pour n'en
pas être spirituellement tributaires... Elles ne sont qu'un moyen technique
!
A.B.- En allant plus loin, puisque votre musique nous place au
courr du mystère, quand on apprend par exemple que la sagesse indoue,
et parfois même occidentale, dans l'appronfondissement de la spiritualité
parvient à la contemplation des astres, à la lévitation, entre autres,
sans le secours de satellite, ni d'aucun moyen matériel, ne peut-on
pas se demander si votre musique ne nous amène pas, inéluctablement,
à un choix entre deux formes de connaissances : l'une, toujours frustrée,
qui recherche à l'extérieur de soi un pouvoir matériel, et l'autre qui
résoud le problème dans la quête spirituelle et retrouve en soi l'harmonie
avec l'univers ?
A.T.- Vous touchez là exactement au fond du problème. Cette musique
est une quête vers un certain absolu, le besoin d'accéder à d'autres
formes de spiritualité. Cela constitue les mobiles, les exigences premières
à l'origine de cette oeuvre et ceux des autres partitions.
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