SOMMAIRE MUSIQUE SAXOPHONE
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LE PROBLEME DE LA
COOPERATION MUSICALE
AU SENEGAL (1976)










LE PROBLEME DE LA COOPERATION
MUSICALE AU SENEGAL

par Alain Bouhey*

(Article publié dans la rubrique "Arts et Lettres" du "Soleil", quotidien dakarois, le 10 juillet 1976.)
S'il est au Conservatoire de Musique, de Danse et d'Art dramatique de l'Institut national des Arts du Sénégal une section qui ait quelques difficultés à prendre son essor, et dans laquelle l'assistance technique ne parvienne pas toujours à se sentir à l'aise, c'est sans doute, semble-t-il, la section Musique africaine. Et pourtant ce serait une erreur d'attribuer cet état de fait à la stérilité d'un domaine de coopération que l'on estimerait non rentable ; bien au contraire, c'est parce que l'art musical traditionnel africain est d'une stupéfiante richesse et parce que la marche de la civilisation industrielle le menace de disparition - ce qui serait une aussi grande perte pour les pays de musique de tradition écrite que pour ceux de tradition orale -, que son approche est aussi difficile, car il faut non seulement ne pas détruire ce qu'il y a en lui d'essentiel ; mais il faut surtout permettre aux deux arts en présence, l'africain et l'occidental, de trouver dans ce travail commun unité profonde et épanouissement mutuel en se retrouvant chacun dans ce qu'ils renferment d'universel.






I







Il n'est pas étonnant que, sur le plan artistique, la coopération musicale soit la plus longue à trouver sa voie.

L'architecture et la peinture sont des arts neufs en Afrique, auxquels l'on peut, dans une certaine mesure, adapter les techniques occidentales. Peintres et architectes ne risquent pas, ou très peu - pour les peintres seulement - de rencontrer des homologues traditionnels africains qui remettent en question les principes-mêmes de leur art. En effet, l'archéologie a bien décelé en Afrique un certain nombre de cités anciennes construites en pierre, mais les constructions traditionnelles plus récentes sont toutes faites de matériaux fragiles et peu durables. De même l'on a trouvé au Sahara des peintures et des gravures pariétales pouvant se rapporter à des civilisations préhistoriques proprement négro-africaines, mais maintenant l'art rupestre n'est plus pratiqué, à un niveau technique et expressif bien inférieur, que par les Manding de l'Afrique occidentale et surtout par les Bochimans de l'Afrique australe (1).

La musique par contre, comme du reste la sculpture, existe sur ce continent depuis des temps reculés ; elle y est une des bases importantes de la société traditionnelle et s'y trouve dans une situation à 1a fois plus forte - de par son rôle -, et plus normale - de par son mode de transmission - qu'en Occident. Il est donc impensable de faire table rase de cet art au profit d'un autre que l'on importerait de toutes pièces, sans chercher la possibilité d'une rencontre.

C'est là que commencent les difficultés, car plusieurs raisons rendent très malaisée, pour un occidental, l'approche de la musique de tradition orale.

La première est l'habitude d'écrire la musique qui est une conception tout à fait anormale par rapport à ce qui se fait en général dans le reste du monde, conception qui a entraîné la musique écrite depuis le Moyen-Age et surtout de-puis la Renaissance sur une voie unique où elle parait être radicalement sépa-rée des autres. Devant une partition 1e musicien occidental doit s'efforcer de retrouver la signification du langage musical du compositeur, ce qui, sur le plan spirituel, est loin d'être dépourvu d'intérêt. Cela signifie d'une part, une descente en soi pour y retrouver l'Homme, c'est-à-dire soi-même, l'humanité en général, et le compositeur en particulier, et d'autre part, et souvent simultanément, un travail sur 1a matière inerte et pesante de l'instrument pour l'animer, l'intégrer à soi, se l'intérioriser jusqu'à la rendre parfaitement adéquate et transparente à ce que l'on a compris de l'oeuvre, et que l'on veut exprimer. Travail subjectif et objectif de grande valeur de sorte que la qualité d'une exécution est fonction du degré d'élévation spirituelle de l'interprète, mais incomplet en ce sens que l'artiste n'a pas la faculté d'ajouter une idée ou un sentiment personnel à la partition ; il en va de même pour le comédien jouant une pièce de théâtre. Tout est différent en Afrique où cette expression de langage musical prend un sens beaucoup plus complet quand les instruments se mettent à parler, que ce soit en transmettant des messages ou en introduisant des phrases à signification verbale dans une pièce purement musicale, sans que le non-initié puisse percevoir la différence entre la musique et la parole musicale. Beaucoup de griots perdent actuellement cette faculté de parler avec leur instrument ; il n'en reste pas moins vrai qu'ils ont gardé, dans ce qu'il est convenu d'appeler leurs improvisations, à l'intérieur d'un cadre fixé par un certain nombre de règles, la spontanéité de l'expression verbale. C'est pourquoi écrire cette musique de tradition orale, outre les difficultés que cela comporte, voire les impossibilités dans la transcription des rythmes et de la hauteur des sons, est une trahison : c'est lui enlever la liberté spontanée de l'expression personnelle qui lui est essentielle. Cela correspondrait, sur le plan du langage verbal à enlever à tout homme qui ne serait pas de plume, la faculté de dire ce qu'il pense, serait-ce la chose la plus banale, si elle n'est pas inscrite dans un texte qu'il aurait cependant le droit de choisir. A la limite, c'est enlever la faculté de penser. C'est d'ailleurs ce qui se passe pour la musique écrite dont beaucoup d'exécutions perdent toute musicalité et seraient au mieux, dignes de belles machines, quand elles ne sont pas nourries par une sève spiri-tuelle qui, elle, est libre dans la mesure où elle est régie par une loi tout intérieure.

Un autre problème qui rend difficile la rencontre de ces deux musiques, c'est 1e contexte dans lequel elles sont exécutées : d'un côté il s'agit du cadre bien défini du concert qui n'empiète pas sur la vie de la société de consommation, de l'autre, il s'agit d'une liaison intime à la vie sociale, que ce soit par la musique profane - chants de travail, musiques de divertissement, berceuses, complaintes -, ou par la musique sacrée qui est reconnue comme la plus sérieuse, la plus vraie et la plus représentative : elle semble alors jouer le rôle de médiateur entre les hommes et les dieux - détient le pouvoir d'attirer les premières pluies, de conjurer le mauvais sort, d'introniser un roi, de transformer l'enfant en adulte -. C'est pourquoi elle est appelée, si elle ne parvient pas à dépasser en elle le culturel au profit de l'universel, à suivre le sort de la société à la-quelle elle est liée :

"Pour survivre dans un monde en évolution aussi rapide que le nôtre, écrit Charles DUVELLE, les oeuvres d'art sont inévitablement condamnées soit au musée (ici les phonothèques musicales), soit à la métamorphose." (2).


Et nous touchons là au troisième problème qui se présente au musicien de tradition écrite : la force de la musique africaine est dans la Vie qui l'anime et qui se doit être vécue par ceux qui l'entendent, ce qui lui assure une éternelle Jeunesse. Elle a, pour l'oreille de l'étranger, le charme qu'aurait pour son oeil un torrent de montagne ou les vagues de la mer que l'on ne se lasse pas de regarder du fait de l'impression de constant renouvellement que l'on ressent. Bien plus, infinie, inépuisable comme la vie, elle résiste à l'analyse à laquelle elle gagne encore, c'est ce qui a étonné le compositeur français Paul ARMA dans le travail qu'il a effectué sur les pièces de balafon enregistrées par Bala DOUMBOUYA, et qui a donné naissance à la seconde, de ses "Deux Convergences" que je viens de recevoir :

"A vrai dire, m'écrit-il, au départ je croyais me trouver en face de quelques beaux arbres. En écoutant les enregistrements - à chacun de mes instants libres - je me vois m'enfoncer dans une Forêt incommensurable, découvrant mille richesses, dans lesquelles il va falloir momentanément CHOISIR fébrilement des limites qu'imposent les quelques minutes à ma disposition pour le 2ème mouvement !!!!!!! Vous m'avez mis là, dans un embarras bienfaisant." (22.5.76).

Et, le 5 juin :

"Vous ne pouvez pas imaginer le temps que représentait l'analyse de la matière sonore ainsi que son "agencement" (5.6.76).


C'est pourquoi l'enregistrement qui est fixation, qui, tout en reproduisant finalement la vie intense de l'oeuvre d'art, lui enlève la possibilité de se renouveler, lui donne en quelque sorte la mort. Et, parce que nous avons la chance d'avoir - à la porte de nos sociétés industrielles, où la vie est de plus en plus définie, structurée, amoindrie, étouffée - cette richesse inestimable, nous nous devons d'envisager avec les musiciens traditionnels la seconde solution de Charles DUVELLE, celle de la métamorphose de l'art traditionnel au contact de l'apport occidental, afin de faire de cet art transfiguré l'un des fondements d'une société nouvelle, plutôt que de le condamner à ce qui serait pour lui le sépulcre d'une phonothèque.







II








Il ne s'agit pas plus de faire le procès de l'écriture que celui de la science en la "personne" du magnétophone. On a vu, en effet, en ce qui concerne l'écriture, quel peut être l'enrichissement spirituel de l'artiste qui a une certaine conception non écrite de son travail d'interprète d'une partition composée ; mais on a vu également le danger inévitable de perdre la musique quand on se limite à l'écriture, ce qui explique que les musiques contemporaines d'avant-garde préfèrent parfois les machines aux artistes. L'art des griots par ailleurs, obéit à des règles ; une partie de leurs morceaux est fixée par la tradition et apprise par coeur. L'introduction à l'intérieur de leur musique d'une composition écrite lui donnera plus de corps; une ossature plus robuste. Bien plus nous pourrons avoir une véritable architecture sonore qui respirera à pleins poumons grâce à l'improvisation des griots ; improvisation qu'il ne faudra pas concevoir comme ces pelouses ou ces parcs, nature réglée, quadrillée, artificielle, en un mot, destinée à aérer l'architecture de nos grandes villes, mais bien comme le vent du large gonflant la voilure d'un royal trois-mâts.

Pour ce qui est du magnétophone, il faut seulement savoir que l'enregistrement doit être considéré comme un moyen et non comme une fin en soi ; moyen remarquablement fidèle de la reproduction du son. Et l'expérience que l'on est en train de vivre montre qu'il est sans doute l'instrument indispensable à la réalisation d'une synthèse technique de ces deux arts. (...) Ce n'est pas parce que la musique enregistrée est morte - en ce sens qu'elle n'a plus la possibilité de se régénérer -, qu`elle est sans intérêt. La mort est source de vie ; la vie est dans la mort ; comme le grain qui doit mourir pour donner le blé, l'enregistrement de musique traditionnelle peut-être considéré à l'intérieur, à la base d'une composition musicale, comme la semence à partir de laquelle se forme une musique nouvelle.

Les "Deux Convergences` que le compositeur français vient d'écrire prouvent qu'il ne s'agit pas là d'une utopie, mais bien de deux convergences vers un au-delà de la création musicale ... vers une plus entière réunion des hommes...

Le maître a résolu le problème de l'accord différent des instruments occidentaux et traditionnels qui joueront les uns dans un mode tempéré, les autres dans un mode non tempéré comme ils l'ont toujours fait. Par contre, il a rencontré un problème inattendu que je dois d'ailleurs m'efforcer de résoudre dans l'exécution de l'oeuvre ; le jeu de Bala DOUMBOUYA est d'une telle souplesse rythmique qu'il est extrêmement difficile de suivre toutes les fluctuations de son tempo ; voici ce que m'écrivait à ce sujet Paul ARMA :

"Le 2ème mouvement de la petite oeuvre pour Londres, avec les enregistrements du balafon me donne une difficulté supplémentaire et presque insurmontable outre la gamme non tempérée (qui, pour moi représente plus un enrichissement qu'une difficulté), je constate une grande liberté de mouvements; à l'intérieur-même de chaque morceau. Par moment, le mouvement métronomique vacille entre 84 et 112 à la noire, sans que le rythme en souffre - ce qui est remarquable - Mais, étant donné le but poursuivi (l'alliage balafon-saxophone-piano), cela pose de grands problèmes d'écriture. Il me semble, que mon texte musical du saxophone et du piano va devoir suivre la bande enregistrée par les interprètes, comme un chef d'orchestre serait obligé de suivre un soliste invisible." (22.5.76)


Il y a là une difficulté notoire de synchronisation qui ne peut tenir en échec les possibilités actuelles de la technique, si vraiment il était nécessaire d'y faire appel dans des compositions futures ; en effet, Paul ARMA est l'inventeur d'un métronome lumineux, par lequel il peut diriger les musiciens à distance, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer un signal lumineux correspondant à la mesure suivie par l'enregistrement ?

Ces "Deux Convergences'', dans lesquelles en définitive, seule la partie de saxophone est en direct - l'enregistrement comportant à la fois balafon, piano et sons percutés -, doivent être considérées comme le germe de compositions beaucoup plus développées auxquelles Participeront à la fois griots et musiciens ocicidentaux. Pour que l'expérience soit complète, il suffit que se greffe sur l'enregistrement, à côté de la partie de saxophone, l'improvisation d'un griot également en direct.






III








Une telle création est riche d'enseignements multiples, parmi lesquels plusieurs semblent s'imposer d'ores et déjà.

En effet, si le but à atteindre est de former à Dakar un grand ensemble musical où les griots seraient égaux en nombre à tous les musiciens de l'orchestre symphonique, il n'est pas nécessaire de posséder cet orchestre au complet pour réaliser quelque chose de convaincant. Au contraire, le fait de travailler pour un nombre d'instrumentistes réduit à sa plus simple expression, permet de sérier davantage les problèmes, de les résoudre plus facilement et d'envisager lucidement les conditions de l'agrandissement de l'ensemble.

Seulement la composition de ces "Deux Convergences" a nécessité l'intervention d'un personnage étranger à l'Institut national des Arts : le compositeur. Cela prouve que le premier élément dont on ait besoin dans cette confrontation - c'est un compositeur - capable de travailler avec l'esprit de Paul ARMA, celui du respect total et profond de la personnalité de l'autre parce que l'on y reconnaît des valeurs réelles, ce que le maitre français considère lui-même comme l'une des plus hautes vertus de l'homme, bien supérieure à l'esprit de tolérance "attitude élémentaire", dit-il, qui n'est à la limite, qu'une sorte de laisser aller.

Cette nécessité du compositeur se comprend d'ailleurs d'elle-même et explique par là même, la structure de base qui serait souhaitable dans le cadre d'une recherche en ce sens. En effet, 1e griot est un musicien complet, à la fois compositeur et exécutant, le musicien occidental s'est au contraire en général spécialisé dans la pratique instrumentale ou dans la composition. Il y a donc déséquilibre entre les éléments en présence qui s'oppose à toute possibilité de synthèse. En fait, il semble que le centre d'une recherche doive être un noyau compositionnel formé d'un - ou mieux : de plusieurs - compositeur occidental travaillant avec les griots, centre vers lequel convergeraient deux écoles instrumentales de haut niveau : l'une de formation orale où les griots seraient utilisés comme professeurs à part entière, l'autre de formation écrite comprenant l'enseignement de tous les instruments de l'orchestre symphonique. Ces correspondances très enrichissantes pourraient alors s'établir entre les instruments de même type : riti - violon, cora - harpe, balafon - piano, flûte peulhe - flûte traversière, clarinette boumpa - clarinette, alghaïta - hautbois, trompes - trombone, tams-tams - percussions, etc...






CONCLUSION








Il semble que l'histoire de l'humanité arrive à l'heure des grandes synthèses - désir de retour à l'unité, à l'universalité - ce qui se traduit dans le domaine artistique en Occident par les recherches d'un art total et qui se précise de façon saisissante avec les "Deux Convergences" qui viennent de franchir l'obstacle culturel de deux civilisations. On parle souvent, en politique de "Concert des Nations", musicalement, cette expression était absolument dénuée de toute signification ; jusqu'à la création de cette petite oeuvre de 7 minutes et 10 secondes en mai 1976, il était inconcevable de penser faire jouer ensemble un musicien blanc et un musicien noir dans toute l'authenticité de leurs deux arts respectifs. Comment serait-il possible de réaliser sur le plan des idées, ce qui est irréalisable sur le plan artistique qui engage l'intégralité de l'être humain ? Il est heureux de devoir ce travail à Paul ARMA, dont on fête actuellement les 70 ans dans le monde entier, non seulement parce qu'en tant que disciple de Bela BARTOK, il a consacré sa vie à l'étude des musiques traditionnelles et folkloriques, mais aussi parce qu'il eut l'idée de faire orner les couvertures de 66 de ses partitions par 66 peintres contemporains, tentant ainsi une approche authentique du rapport entre les arts plastiques et la musique, ce pourquoi Gaston DIEHL écrit de lui :

" Ce qui semblait une gageure, un rêve impossible, Paul ARMA a su le réaliser pleinement. Rapprocher, associer, accorder les frères séparés, poète, plasticien et musicien. Les réunir dans une oeuvre commune appartient presque au miracle. "

Et Jean CASSOU déclare de même :

"Ce généreux souci d'expression humaine dans son art particulier permet â Paul ARMA de vouloir le retrouver dans tous tes Arts... Tous les Arts sont art et l'Art est l'Homme."


Parmi les 66 peintres qui ont transposé l'impression ressentie à l'audition des 66 oeuvres, jusqu'à présent, notons les noms de ARP, BRAQUE, CALDER, CARZON, CHAGALL, HARTUNG, KLEE , Le CORBUSIER, LEGER, MATISSE, MONDRIAN, PICASSO, ZADKINE et... Alfred MANESSIER dont on expose actuellement les oeuvres à Dakar, Alfred MANESSIER dont je voudrais pour terminer, citer une phrase parue dans les colonnes "Arts et Lettres" du "Soleil" du 30 mai, à propos des artistes :

"Le monde actuel semble ne plus avoir besoin de nous. Mais, sans se lasser, il faut lui murmurer qu'il existe un monde de l'harmonie et de l'amour, mieux : le lui prouver."


Puissent les artistes du monde entier trouver ensemble le sens d'une grande oeuvre commune, foyer d'amour pour le coeur de l'humanité.

DAKAR, le 22 juin 1976.


(1) cf. L. PERROIS : "Religions et Arts négro-Africains" dans Encyclopaedia universalis.
(2) "Musiques nègres d'Afrique" - Encyclopaedia universalis.

 
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