Il n'est pas étonnant que, sur le plan artistique, la coopération
musicale soit la plus longue à trouver sa voie.
L'architecture et la peinture sont des arts neufs en Afrique, auxquels
l'on peut, dans une certaine mesure, adapter les techniques occidentales.
Peintres et architectes ne risquent pas, ou très peu - pour les peintres
seulement - de rencontrer des homologues traditionnels africains qui
remettent en question les principes-mêmes de leur art. En effet, l'archéologie
a bien décelé en Afrique un certain nombre de cités anciennes construites
en pierre, mais les constructions traditionnelles plus récentes sont
toutes faites de matériaux fragiles et peu durables. De même l'on
a trouvé au Sahara des peintures et des gravures pariétales pouvant
se rapporter à des civilisations préhistoriques proprement négro-africaines,
mais maintenant l'art rupestre n'est plus pratiqué, à un niveau technique
et expressif bien inférieur, que par les Manding de l'Afrique occidentale
et surtout par les Bochimans de l'Afrique australe (1).
La musique par contre, comme du reste la sculpture, existe sur ce
continent depuis des temps reculés ; elle y est une des bases importantes
de la société traditionnelle et s'y trouve dans une situation à 1a
fois plus forte - de par son rôle -, et plus normale - de par son
mode de transmission - qu'en Occident. Il est donc impensable de faire
table rase de cet art au profit d'un autre que l'on importerait de
toutes pièces, sans chercher la possibilité d'une rencontre.
C'est là que commencent les difficultés, car plusieurs raisons rendent
très malaisée, pour un occidental, l'approche de la musique de tradition
orale.
|
La
première est l'habitude d'écrire la musique qui est une conception
tout à fait anormale par rapport à ce qui se fait en général dans
le reste du monde, conception qui a entraîné la musique écrite depuis
le Moyen-Age et surtout de-puis la Renaissance sur une voie unique
où elle parait être radicalement sépa-rée des autres. Devant une
partition 1e musicien occidental doit s'efforcer de retrouver la
signification du langage musical du compositeur, ce qui, sur le
plan spirituel, est loin d'être dépourvu d'intérêt. Cela signifie
d'une part, une descente en soi pour y retrouver l'Homme, c'est-à-dire
soi-même, l'humanité en général, et le compositeur en particulier,
et d'autre part, et souvent simultanément, un travail sur 1a matière
inerte et pesante de l'instrument pour l'animer, l'intégrer à soi,
se l'intérioriser jusqu'à la rendre parfaitement adéquate et transparente
à ce que l'on a compris de l'oeuvre, et que l'on veut exprimer.
Travail subjectif et objectif de grande valeur de sorte que la qualité
d'une exécution est fonction du degré d'élévation spirituelle de
l'interprète, mais incomplet en ce sens que l'artiste n'a pas la
faculté d'ajouter une idée ou un sentiment personnel à la partition
; il en va de même pour le comédien jouant une pièce de théâtre.
Tout est différent en Afrique où cette expression de langage musical
prend un sens beaucoup plus complet quand les instruments se mettent
à parler, que ce soit en transmettant des messages ou en introduisant
des phrases à signification verbale dans une pièce purement musicale,
sans que le non-initié puisse percevoir la différence entre la musique
et la parole musicale. Beaucoup de griots perdent actuellement cette
faculté de parler avec leur instrument ; il n'en reste pas moins
vrai qu'ils ont gardé, dans ce qu'il est convenu d'appeler leurs
improvisations, à l'intérieur d'un cadre fixé par un certain nombre
de règles, la spontanéité de l'expression verbale. C'est pourquoi
écrire cette musique de tradition orale, outre les difficultés que
cela comporte, voire les impossibilités dans la transcription des
rythmes et de la hauteur des sons, est une trahison : c'est lui
enlever la liberté spontanée de l'expression personnelle qui lui
est essentielle. Cela correspondrait, sur le plan du langage verbal
à enlever à tout homme qui ne serait pas de plume, la faculté de
dire ce qu'il pense, serait-ce la chose la plus banale, si elle
n'est pas inscrite dans un texte qu'il aurait cependant le droit
de choisir. A la limite, c'est enlever la faculté de penser. C'est
d'ailleurs ce qui se passe pour la musique écrite dont beaucoup
d'exécutions perdent toute musicalité et seraient au mieux, dignes
de belles machines, quand elles ne sont pas nourries par une sève
spiri-tuelle qui, elle, est libre dans la mesure où elle est régie
par une loi tout intérieure.
Un autre problème qui rend difficile la rencontre de ces deux musiques,
c'est 1e contexte dans lequel elles sont exécutées : d'un côté il
s'agit du cadre bien défini du concert qui n'empiète pas sur la
vie de la société de consommation, de l'autre, il s'agit d'une liaison
intime à la vie sociale, que ce soit par la musique profane - chants
de travail, musiques de divertissement, berceuses, complaintes -,
ou par la musique sacrée qui est reconnue comme la plus sérieuse,
la plus vraie et la plus représentative : elle semble alors jouer
le rôle de médiateur entre les hommes et les dieux - détient le
pouvoir d'attirer les premières pluies, de conjurer le mauvais sort,
d'introniser un roi, de transformer l'enfant en adulte -. C'est
pourquoi elle est appelée, si elle ne parvient pas à dépasser en
elle le culturel au profit de l'universel, à suivre le sort de la
société à la-quelle elle est liée :
|
"Pour survivre
dans un monde en évolution aussi rapide que le nôtre, écrit
Charles DUVELLE, les oeuvres d'art sont inévitablement condamnées
soit au musée (ici les phonothèques musicales), soit à la
métamorphose." (2).
|
|
Et
nous touchons là au troisième problème qui se présente au musicien
de tradition écrite : la force de la musique africaine est dans
la Vie qui l'anime et qui se doit être vécue par ceux qui l'entendent,
ce qui lui assure une éternelle Jeunesse. Elle a, pour l'oreille
de l'étranger, le charme qu'aurait pour son oeil un torrent de montagne
ou les vagues de la mer que l'on ne se lasse pas de regarder du
fait de l'impression de constant renouvellement que l'on ressent.
Bien plus, infinie, inépuisable comme la vie, elle résiste à l'analyse
à laquelle elle gagne encore, c'est ce qui a étonné le compositeur
français Paul ARMA dans le travail qu'il a effectué sur les pièces
de balafon enregistrées par Bala DOUMBOUYA, et qui a donné naissance
à la seconde, de ses "Deux Convergences" que je viens de recevoir
:
|
"A vrai dire,
m'écrit-il, au départ je croyais me trouver en face de quelques
beaux arbres. En écoutant les enregistrements - à chacun de
mes instants libres - je me vois m'enfoncer dans une Forêt
incommensurable, découvrant mille richesses, dans lesquelles
il va falloir momentanément CHOISIR fébrilement des limites
qu'imposent les quelques minutes à ma disposition pour le
2ème mouvement !!!!!!! Vous m'avez mis là, dans un embarras
bienfaisant." (22.5.76).
|
Et, le 5 juin :
"Vous ne pouvez
pas imaginer le temps que représentait l'analyse de la matière
sonore ainsi que son "agencement" (5.6.76).
|
|
C'est pourquoi l'enregistrement qui est fixation, qui, tout en
reproduisant finalement la vie intense de l'oeuvre d'art, lui
enlève la possibilité de se renouveler, lui donne en quelque sorte
la mort. Et, parce que nous avons la chance d'avoir - à la porte
de nos sociétés industrielles, où la vie est de plus en plus définie,
structurée, amoindrie, étouffée - cette richesse inestimable,
nous nous devons d'envisager avec les musiciens traditionnels
la seconde solution de Charles DUVELLE, celle de la métamorphose
de l'art traditionnel au contact de l'apport occidental, afin
de faire de cet art transfiguré l'un des fondements d'une société
nouvelle, plutôt que de le condamner à ce qui serait pour lui
le sépulcre d'une phonothèque.
|
|
Il ne s'agit pas plus de faire le procès de l'écriture que celui de
la science en la "personne" du magnétophone. On a vu, en effet, en ce
qui concerne l'écriture, quel peut être l'enrichissement spirituel de
l'artiste qui a une certaine conception non écrite de son travail d'interprète
d'une partition composée ; mais on a vu également le danger inévitable
de perdre la musique quand on se limite à l'écriture, ce qui explique
que les musiques contemporaines d'avant-garde préfèrent parfois les
machines aux artistes. L'art des griots par ailleurs, obéit à des règles
; une partie de leurs morceaux est fixée par la tradition et apprise
par coeur. L'introduction à l'intérieur de leur musique d'une composition
écrite lui donnera plus de corps; une ossature plus robuste. Bien plus
nous pourrons avoir une véritable architecture sonore qui respirera
à pleins poumons grâce à l'improvisation des griots ; improvisation
qu'il ne faudra pas concevoir comme ces pelouses ou ces parcs, nature
réglée, quadrillée, artificielle, en un mot, destinée à aérer l'architecture
de nos grandes villes, mais bien comme le vent du large gonflant la
voilure d'un royal trois-mâts.
Pour ce qui est du magnétophone, il faut seulement savoir que l'enregistrement
doit être considéré comme un moyen et non comme une fin en soi ; moyen
remarquablement fidèle de la reproduction du son. Et l'expérience que
l'on est en train de vivre montre qu'il est sans doute l'instrument
indispensable à la réalisation d'une synthèse technique de ces deux
arts. (...) Ce n'est pas parce que la musique enregistrée est morte
- en ce sens qu'elle n'a plus la possibilité de se régénérer -, qu`elle
est sans intérêt. La mort est source de vie ; la vie est dans la mort
; comme le grain qui doit mourir pour donner le blé, l'enregistrement
de musique traditionnelle peut-être considéré à l'intérieur, à la base
d'une composition musicale, comme la semence à partir de laquelle se
forme une musique nouvelle.
Les "Deux Convergences` que le compositeur français vient d'écrire prouvent
qu'il ne s'agit pas là d'une utopie, mais bien de deux convergences
vers un au-delà de la création musicale ... vers une plus entière réunion
des hommes...
Le maître a résolu le problème de l'accord différent des instruments
occidentaux et traditionnels qui joueront les uns dans un mode tempéré,
les autres dans un mode non tempéré comme ils l'ont toujours fait. Par
contre, il a rencontré un problème inattendu que je dois d'ailleurs
m'efforcer de résoudre dans l'exécution de l'oeuvre ; le jeu de Bala
DOUMBOUYA est d'une telle souplesse rythmique qu'il est extrêmement
difficile de suivre toutes les fluctuations de son tempo ; voici ce
que m'écrivait à ce sujet Paul ARMA :
|
"Le 2ème mouvement
de la petite oeuvre pour Londres, avec les enregistrements
du balafon me donne une difficulté supplémentaire et presque
insurmontable outre la gamme non tempérée (qui, pour moi représente
plus un enrichissement qu'une difficulté), je constate une
grande liberté de mouvements; à l'intérieur-même de chaque
morceau. Par moment, le mouvement métronomique vacille entre
84 et 112 à la noire, sans que le rythme en souffre - ce qui
est remarquable - Mais, étant donné le but poursuivi (l'alliage
balafon-saxophone-piano), cela pose de grands problèmes d'écriture.
Il me semble, que mon texte musical du saxophone et du piano
va devoir suivre la bande enregistrée par les interprètes,
comme un chef d'orchestre serait obligé de suivre un soliste
invisible." (22.5.76)
|
|
Il y a là une difficulté
notoire de synchronisation qui ne peut tenir en échec les possibilités
actuelles de la technique, si vraiment il était nécessaire d'y faire
appel dans des compositions futures ; en effet, Paul ARMA est l'inventeur
d'un métronome lumineux, par lequel il peut diriger les musiciens à
distance, pourquoi ne pourrait-on pas imaginer un signal lumineux correspondant
à la mesure suivie par l'enregistrement ?
Ces "Deux Convergences'', dans lesquelles en définitive, seule la partie
de saxophone est en direct - l'enregistrement comportant à la fois balafon,
piano et sons percutés -, doivent être considérées comme le germe de
compositions beaucoup plus développées auxquelles Participeront à la
fois griots et musiciens ocicidentaux. Pour que l'expérience soit complète,
il suffit que se greffe sur l'enregistrement, à côté de la partie de
saxophone, l'improvisation d'un griot également en direct.
|
|
Une telle création est riche d'enseignements multiples, parmi lesquels
plusieurs semblent s'imposer d'ores et déjà.
En effet, si le but à atteindre est de former à Dakar un grand ensemble
musical où les griots seraient égaux en nombre à tous les musiciens
de l'orchestre symphonique, il n'est pas nécessaire de posséder cet
orchestre au complet pour réaliser quelque chose de convaincant. Au
contraire, le fait de travailler pour un nombre d'instrumentistes réduit
à sa plus simple expression, permet de sérier davantage les problèmes,
de les résoudre plus facilement et d'envisager lucidement les conditions
de l'agrandissement de l'ensemble.
Seulement la composition de ces "Deux Convergences" a nécessité l'intervention
d'un personnage étranger à l'Institut national des Arts : le compositeur.
Cela prouve que le premier élément dont on ait besoin dans cette confrontation
- c'est un compositeur - capable de travailler avec l'esprit de Paul
ARMA, celui du respect total et profond de la personnalité de l'autre
parce que l'on y reconnaît des valeurs réelles, ce que le maitre français
considère lui-même comme l'une des plus hautes vertus de l'homme, bien
supérieure à l'esprit de tolérance "attitude élémentaire", dit-il, qui
n'est à la limite, qu'une sorte de laisser aller.
Cette nécessité du compositeur se comprend d'ailleurs d'elle-même et
explique par là même, la structure de base qui serait souhaitable dans
le cadre d'une recherche en ce sens. En effet, 1e griot est un musicien
complet, à la fois compositeur et exécutant, le musicien occidental
s'est au contraire en général spécialisé dans la pratique instrumentale
ou dans la composition. Il y a donc déséquilibre entre les éléments
en présence qui s'oppose à toute possibilité de synthèse. En fait, il
semble que le centre d'une recherche doive être un noyau compositionnel
formé d'un - ou mieux : de plusieurs - compositeur occidental travaillant
avec les griots, centre vers lequel convergeraient deux écoles instrumentales
de haut niveau : l'une de formation orale où les griots seraient utilisés
comme professeurs à part entière, l'autre de formation écrite comprenant
l'enseignement de tous les instruments de l'orchestre symphonique. Ces
correspondances très enrichissantes pourraient alors s'établir entre
les instruments de même type : riti - violon, cora - harpe, balafon
- piano, flûte peulhe - flûte traversière, clarinette boumpa - clarinette,
alghaïta - hautbois, trompes - trombone, tams-tams - percussions, etc...
|
|
Il semble
que l'histoire de l'humanité arrive à l'heure des grandes synthèses
- désir de retour à l'unité, à l'universalité - ce qui se traduit
dans le domaine artistique en Occident par les recherches d'un art
total et qui se précise de façon saisissante avec les "Deux Convergences"
qui viennent de franchir l'obstacle culturel de deux civilisations.
On parle souvent, en politique de "Concert des Nations", musicalement,
cette expression était absolument dénuée de toute signification ;
jusqu'à la création de cette petite oeuvre de 7 minutes et 10 secondes
en mai 1976, il était inconcevable de penser faire jouer ensemble
un musicien blanc et un musicien noir dans toute l'authenticité de
leurs deux arts respectifs. Comment serait-il possible de réaliser
sur le plan des idées, ce qui est irréalisable sur le plan artistique
qui engage l'intégralité de l'être humain ? Il est heureux de devoir
ce travail à Paul ARMA, dont on fête actuellement les 70 ans dans
le monde entier, non seulement parce qu'en tant que disciple de Bela
BARTOK, il a consacré sa vie à l'étude des musiques traditionnelles
et folkloriques, mais aussi parce qu'il eut l'idée de faire orner
les couvertures de 66 de ses partitions par 66 peintres contemporains,
tentant ainsi une approche authentique du rapport entre les arts plastiques
et la musique, ce pourquoi Gaston DIEHL écrit de lui :
|
" Ce qui semblait
une gageure, un rêve impossible, Paul ARMA a su le réaliser
pleinement. Rapprocher, associer, accorder les frères séparés,
poète, plasticien et musicien. Les réunir dans une oeuvre
commune appartient presque au miracle. "
|
Et Jean CASSOU déclare de
même :
"Ce généreux souci
d'expression humaine dans son art particulier permet â Paul
ARMA de vouloir le retrouver dans tous tes Arts... Tous les
Arts sont art et l'Art est l'Homme."
|
|
Parmi les 66 peintres qui ont transposé l'impression ressentie à l'audition
des 66 oeuvres, jusqu'à présent, notons les noms de ARP, BRAQUE, CALDER,
CARZON, CHAGALL, HARTUNG, KLEE , Le CORBUSIER, LEGER, MATISSE, MONDRIAN,
PICASSO, ZADKINE et... Alfred MANESSIER dont on expose actuellement
les oeuvres à Dakar, Alfred MANESSIER dont je voudrais pour terminer,
citer une phrase parue dans les colonnes "Arts et Lettres" du "Soleil"
du 30 mai, à propos des artistes :
|
"Le monde actuel
semble ne plus avoir besoin de nous. Mais, sans se lasser,
il faut lui murmurer qu'il existe un monde de l'harmonie et
de l'amour, mieux : le lui prouver."
|
|
Puissent les artistes du monde entier trouver ensemble le sens d'une
grande oeuvre commune, foyer d'amour pour le coeur de l'humanité.
|
DAKAR, le 22 juin 1976.
|
(1) cf. L. PERROIS : "Religions et Arts négro-Africains" dans Encyclopaedia
universalis.
(2) "Musiques nègres d'Afrique" - Encyclopaedia universalis.
|
|