SOMMAIRE MUSIQUE SAXOPHONE
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VERS UNE SYNTHESE DES
TRADITIONS ORALES ET ECRITES
(1976)










VERS UNE SYNTHESE DES
TRADITIONS ORALE ET ECRITE

par Alain Bouhey*

(Article publié dans la rubrique "Arts et Lettres" du "Soleil", quotidien dakarois, le 29 mai 1976
et le 3 juin suivant dans "Soleil Hebdo".)


Saxophoniste concertiste et professeur à l'Institut national des Arts de Dakar depuis 1972, après avoir enseigné un an les lettres au lycée Gaston Berger de Kaolack, Alain BOUHEY (né le 16 février 1949) a fait toutes ses études musicales, secondaires et universitaires à Dijon en France. Premier Prix (1964) et Prix d'Excellence de Saxophone (1966) dans la classe de Jean-Marie LONDEIX, il obtint également, entre autres récompenses, le Prix du Département de la Côte-d'Or (1964) et une médaille d'argent au Premier Concours national Marcel Mule (1974). Ses études universitaires lui donnèrent une licence (1970) et une maîtrise de Lettres Modernes sur "Le Tragique chez Eugène IONESCO" (1971).
Passionné par la confrontation de deux arts musicaux apparemment totalement étrangers l'un à l'autre, et inconciliables, il nous fait part de son expérience africaine.


Mon dépaysement fut total lorsque je fis connaissance avec l'art des griots (musiciens traditionnels africains) : venant d'un pays de tradition musicale écrite, j'arrivais dans un pays où l'art des sons se transmettait de façon orale. Je compris alors que la grande liberté : d'expression personnelle laissée à l'artiste de la plupart des sociétés ''en voie de développement", où l'individu est intimement uni à la collectivité, équilibrait en quelque sorte naturellement, et paradoxalement, les contraintes imposées, dans les sociétés "développées'', à l'interprète qui n'a pas le droit, sans commettre une faute, de modifier une seule note de la partition écrite par le compositeur, sociétés "développées" de type apparemment plus individualistes, où la part de l'expression personnelle est en fait beaucoup plus définie, plus normalisée.






I







Or, si dans les pays de tradition musicale écrite le système de notation aboutissait de plus en plus jusqu'à ces dernières années à fixer tous les détails de l'interprétation, et le système d'accord tempéré des instruments à unifier tous les sons de l'orchestre d'une façon arbitraire, j'avais pu néanmoins remarquer un certain nombre de choses très intéressantes : en effet, il n'en avait pas toujours été ainsi : les nuances n'étaient pas écrites il y a deux siècles ; les cadences étaient encore improvisées il n'y a pas si longtemps ; et il faut écouter certaines sonates de violon de Haendel interprétées comme on le faisait au XVIIIème siècle, pour voir à quel point l'imagination du violoniste avait la liberté de transformer la partie originale écrite par le compositeur.

Par ailleurs, indépendamment du fait que le travail du bon interprète a toujours été de dépasser la lettre - la note - de la musique (qui en est la caricature grossière), pour en retrouver l'esprit, une évolution se fait dans la conception de son enseignement et de sa composition qui témoigne nettement du besoin d'échapper au mot à mot, ou plutôt au "note à note" de l'écriture ressentie comme une sorte de carcan : c'est ainsi que les tentatives d'emploi des méthodes actives dans l'éducation musicale visent à faire aborder aux enfants les instruments, d'une façon spontanée libérée des contraintes rébarbatives du solfège, ce qui est évidemment contestable dans la mesure où l'on voudrait parvenir à jouer par ce moyen dans toutes les règles de l'art une partition écrite ; c'est ainsi également que des compositeurs contemporains redonnent une certaine liberté aux instrumentistes par l'emploi de signes généraux qui ne définissent plus chaque note à jouer, et échappent au système tempéré en employant les quarts de tons ou en concevant d'autres divisions de l'espace sonore (en parties égales) ce qui avait été imaginé déjà depuis plus de deux siècles et qui se retrouve en Afrique dans l'accord du balafon malinké. (*)

Il y a donc ce besoin profond d'échapper à une trop grande systématisation d'une forme d'art arbitraire que l'on aurait tendance à ériger. en absolu besoin qui se traduit dans l'évolution de l'histoire de la musique par un intérêt sans cesse croissant des compositeurs aux musiques traditionnelles et folkloriques au point de chercher à y régénérer leur inspiration : l'oeuvre de Bela BARTOK est suffisamment éloquente à ce sujet, comme cette phrase de Claude DEBUSSY dans Monsieur Croche" (1913) parlant des musiques d'Extrême-Orient : "La musique javanaise observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n'est qu'un jeu d'enfant. Et si l'on écoute, sans parti pris européen, le charme de leur percussion, on est bien obligé de constater que la nôtre n'est qu'un fruit barbare de cirque forain."

Il n'est donc pas étonnant que de jeunes compositeurs partent étudier plusieurs mois l'art des musiciens traditionnels d'Asie ou d'Afrique et y trouvent la réponse à la plupart de leurs problèmes car ils découvrent des artistes qui vivent d'emblée l'esprit de la musique, en ignorant la lettre, obstacle qu'ils n'ont pas â vaincre et qu'ils n'ont pas tendance à considérer comme une fin.

Cependant, ce serait une erreur de croire que l'évolution des rapports entre musiques de tradition orale et écrite soit à sens unique, car du côté des griots sénégalais que je connaissais, je m'aperçus d'un désir inverse d'évolution vers l'écriture. Ces artistes, en effet, cherchent à apprendre le solfège et aimeraient savoir écrire pour fixer ce qu'il y a de meilleur dans leurs compositions improvisées qu'ils ne peuvent jamais reproduire identiquement car leur création est jaillissement continu qui se modifie au fur et à mesure qu'ils font parler leur instrument (souvent considéré comme un ami avec lequel on dialogue). Or, il semble qu'il y ait là deux grandes erreurs, car, d'une part, la richesse et la complexité de leurs rythmes ne peuvent être parfois écrites qu'au prix d'une simplification qui les appauvrit et, d'autre part, le griot se retrouve dans la situation du débutant vis-à-vis de son "instrument-ami", devenu un étranger avec lequel il ne parvient plus à entrer en communication.

Ce n'est pas tout, des tentatives de rapprochement se font également dans l'accord de certains instruments comme la cora . de ses trois modes . "sauta, syllaba et tomara" seul le dernier n'est pas tempéré, des deux autres l'un est FA MAJEUR et l'autre le mode de FA avec un si bécarre. On voudrait même construire des balafons accordés en FA Majeur, ce qui leur enlèverait une grande partie de leur originalité due à la couleur particulière de leur mode non tempéré. Cela me confirma dans l'idée de la nécessité capitale d'une rencontre entre les musiques de tradition orale et écrite, d'une synthèse qui pourrait être à l'origine d'une véritable renaissance musicale, source d'enrichissement mutuel.







II








C'est pourquoi, dans un premier temps je créai un ensemble original formé de 3 saxophones, balafon et tams-tams où je pris le contrepied de l'attitude habituelle en accordant par des doigtés spéciaux les saxophones dans le mode non tempéré du balafon. Tous les instrumentistes connaissaient le solfège, il n'y avait pas de griots, et l'ensemble jouait des transcriptions de pièces musicales de tradi-tion orale, dont on entendit notamment un enregistrement au IVème Congrès mondial de Saxophones à Bordeaux. Quoiqu'on puisse arriver à des réalisations intéressantes comme ce solo Peulh transcrit de la flûte africaine pour le saxophone que je joue avec succès en concert, c'était évidemment une solution bâtarde, non viable; les saxophones avaient des possibilités techniques et sonores réduites du fait l'emploi de doigtés compliqués et artificiels, et, surtout, le jeu des instruments traditionnels africains n'était plus animé par le souffle puissant de l'inspiration du griot.

J'en arrivai alors à l'idée que si un alliage était possible, c'était en conservant à chaque catégorie de musiciens toute son originalité : les musiciens de tradition écrite doivent jouer dans leur mode tempéré une partition qu'ils lisent, avec des griots improvisant sur leurs instruments non tempérés, ce qui pose trois problèmes de taille :
- le premier, de faire jouer ensemble deux groupes d'instruments accordés différemment sans que cela sonne faux, ce qui ne semble pas impossible à certains compositeurs,
- le second, de donner une cohésion à cet ensemble ; or, il se trouve que plusieurs griots improvisent très facilement sur un de leurs morceaux enregistrés; la solution est donc pour l'instant de composer une partition sur un enregistrement de musique non tempéré, partition que joueraient les musiciens de tradition écrite et sur laquelle se greffera l'improvisation des griots avec plus ou moins de liberté selon les moments musicaux,
- le troisième problème étant enfin d'intéresser des compositeurs à ce travail. . Et voilà que, précisément au moment où le besoin s'en fait sentir, deux compositeurs français proposent leur concours et deux projets sont en bonne voie de réalisation avec l'accord des autorités musicales et administratives sénégalaises pour la création à la fin de cette année à Dakar de deux pièces musicales. Je dois en outre créer à Londres au Vème Congrès mondial de Saxophone, le 30 juillet, une pièce pour saxophone, balafon enregistré et piano de Paul ARMA, qui est disciple de Bela BARTOK, ce qui sera une première tentative où manquera l'improvisation des griots.





CONCLUSION








C'est donc un équilibre entre l'écriture et l'improvisation que doit réaliser cette synthèse, ce qui rejoint deux nécessités fondamentales de toute foi, comme de toute création : la règle et son dépassement par la richesse de la spontanéité individuelle, la générosité, l'amour. Équilibre qui pourrait être réalisé en Afrique également dans l'éducation en confiant au griot une mission de formation musicale de l'enfant bien avant qu'il sache lire et écrire pour lui apprendre les règles de l'expression spontanée - car là aussi bien sûr il y a des règles - avant de lui donner la connaissance du solfège.

Une telle synthèse musicale va dans le sens de la vie profonde de l'oeuvre d'art, dont la partie écrite qui pourra être très travaillée sera une base stimulante pour l'improvisation des griots, improvisation qui sera différente et susceptible d'enrichissement à chaque exécution. Et cette création va beaucoup plus loin sur le plan humain, ce qui est la vraie mission de l'oeuvre d'art : elle fait un pas vers la communion des hommes au delà de l'esprit de système qui les divise déjà dans un même pays et qui, quand il s'agit d'hommes de couleurs différentes, devient un véritable racisme culturel. Alain BOUHEY


(*) HOLDER et MERCATOR avaient divisé l'octave en 53 parties égales au XVIIème siècle, JANKO en 41 dans la seconde moitié du XIXème siècle ; des instruments nouveaux furent créés : JANKO fit un piano dont le clavier se composait de 6 rangées de touches superposées, le professeur FOKKER a créé de nos jours un orgue dont le clavier divise l'octave en 31 parties égales, et Karl HEINZ STOCKHAUSEN dans son étude n° 1 de musique électronique présente encore une autre division de l'espace sonore.


 
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