Or, si dans les pays de tradition musicale écrite le système de notation
aboutissait de plus en plus jusqu'à ces dernières années à fixer tous
les détails de l'interprétation, et le système d'accord tempéré des
instruments à unifier tous les sons de l'orchestre d'une façon arbitraire,
j'avais pu néanmoins remarquer un certain nombre de choses très intéressantes
: en effet, il n'en avait pas toujours été ainsi : les nuances n'étaient
pas écrites il y a deux siècles ; les cadences étaient encore improvisées
il n'y a pas si longtemps ; et il faut écouter certaines sonates de
violon de Haendel interprétées comme on le faisait au XVIIIème siècle,
pour voir à quel point l'imagination du violoniste avait la liberté
de transformer la partie originale écrite par le compositeur.
Par ailleurs, indépendamment du fait que le travail du bon interprète
a toujours été de dépasser la lettre - la note - de la musique (qui
en est la caricature grossière), pour en retrouver l'esprit, une évolution
se fait dans la conception de son enseignement et de sa composition
qui témoigne nettement du besoin d'échapper au mot à mot, ou plutôt
au "note à note" de l'écriture ressentie comme une sorte de carcan
: c'est ainsi que les tentatives d'emploi des méthodes actives dans
l'éducation musicale visent à faire aborder aux enfants les instruments,
d'une façon spontanée libérée des contraintes rébarbatives du solfège,
ce qui est évidemment contestable dans la mesure où l'on voudrait
parvenir à jouer par ce moyen dans toutes les règles de l'art une
partition écrite ; c'est ainsi également que des compositeurs contemporains
redonnent une certaine liberté aux instrumentistes par l'emploi de
signes généraux qui ne définissent plus chaque note à jouer, et échappent
au système tempéré en employant les quarts de tons ou en concevant
d'autres divisions de l'espace sonore (en parties égales) ce qui avait
été imaginé déjà depuis plus de deux siècles et qui se retrouve en
Afrique dans l'accord du balafon malinké. (*)
Il y a donc ce besoin profond d'échapper à une trop grande systématisation
d'une forme d'art arbitraire que l'on aurait tendance à ériger. en
absolu besoin qui se traduit dans l'évolution de l'histoire de la
musique par un intérêt sans cesse croissant des compositeurs aux musiques
traditionnelles et folkloriques au point de chercher à y régénérer
leur inspiration : l'oeuvre de Bela BARTOK est suffisamment éloquente
à ce sujet, comme cette phrase de Claude DEBUSSY dans Monsieur Croche"
(1913) parlant des musiques d'Extrême-Orient : "La musique javanaise
observe un contrepoint auprès duquel celui de Palestrina n'est qu'un
jeu d'enfant. Et si l'on écoute, sans parti pris européen, le charme
de leur percussion, on est bien obligé de constater que la nôtre n'est
qu'un fruit barbare de cirque forain."
Il n'est donc pas étonnant que de jeunes compositeurs partent étudier
plusieurs mois l'art des musiciens traditionnels d'Asie ou d'Afrique
et y trouvent la réponse à la plupart de leurs problèmes car ils découvrent
des artistes qui vivent d'emblée l'esprit de la musique, en ignorant
la lettre, obstacle qu'ils n'ont pas â vaincre et qu'ils n'ont pas
tendance à considérer comme une fin.
Cependant, ce serait une erreur de croire que l'évolution des rapports
entre musiques de tradition orale et écrite soit à sens unique, car
du côté des griots sénégalais que je connaissais, je m'aperçus d'un
désir inverse d'évolution vers l'écriture. Ces artistes, en effet,
cherchent à apprendre le solfège et aimeraient savoir écrire pour
fixer ce qu'il y a de meilleur dans leurs compositions improvisées
qu'ils ne peuvent jamais reproduire identiquement car leur création
est jaillissement continu qui se modifie au fur et à mesure qu'ils
font parler leur instrument (souvent considéré comme un ami avec lequel
on dialogue). Or, il semble qu'il y ait là deux grandes erreurs, car,
d'une part, la richesse et la complexité de leurs rythmes ne peuvent
être parfois écrites qu'au prix d'une simplification qui les appauvrit
et, d'autre part, le griot se retrouve dans la situation du débutant
vis-à-vis de son "instrument-ami", devenu un étranger avec lequel
il ne parvient plus à entrer en communication.
Ce n'est pas tout, des tentatives de rapprochement se font également
dans l'accord de certains instruments comme la cora . de ses trois
modes . "sauta, syllaba et tomara" seul le dernier n'est pas tempéré,
des deux autres l'un est FA MAJEUR et l'autre le mode de FA avec un
si bécarre. On voudrait même construire des balafons accordés en FA
Majeur, ce qui leur enlèverait une grande partie de leur originalité
due à la couleur particulière de leur mode non tempéré. Cela me confirma
dans l'idée de la nécessité capitale d'une rencontre entre les musiques
de tradition orale et écrite, d'une synthèse qui pourrait être à l'origine
d'une véritable renaissance musicale, source d'enrichissement mutuel.
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