Pour moi, être musicien de Variété, c'est travailler aussi bien en studio qu'au Philharmonique ou à l'Opéra. C'est travailler avec tout le monde. Aussi bien sous la direction de Jacques Météhenne et de Georges Tzipine, avec qui j'ai fait beaucoup de musiques de films, que pour l'Opéra. Ainsi, à Rouen, j'ai joué dans l'orchestre de Jeanne au Bûcher, dans la cour du Palais de Justice, où elle avait été jugée... J'étais alors en compagnie de Guy Lacour et de Georges Gourdet. Ainsi, quand je parle Variété, c'est vraiment le grand "V" ouvert ! Je dirais ouvert presque à 360°.
Par exemple, je pouvais être le soir au Moulin Rouge, et le lendemain matin à l'Orchestre National ou au Philharmonique. Il fallait répondre à tout ce qui se présentait. Et répondre bien ! Parce que, sans ça, heu... sans ça... Ça allait vite... !
Entre 1950 et 60, par là... J'ai été engagé par Charles Bruck qui dirigeait l'orchestre, pour jouer du Dallapicola... Mule et Deffayet ayant refusé de jouer cette musique...
Il m'est arrivé aussi, à l'Orchestre de Paris, de jouer Les Tableaux d'une Exposition - je ne dirai pas le nom du chef d'orchestre : nous avons fait nos études ensemble -, il a voulu me reprendre sur le 6/8, en me demandant d'accentuer lourdement l'anacrouse, en faisant Tâ-da... il l'attend encore... C'est tout.
Et parfois, c'était pas commode... Comme quand j'ai joué dans une pièce de Henze. Ah ! la vache ! Il y avait des trucs au saxophone baryton... je ne te dis pas ! Et aussi, une oeuvre que j'ai jouée, dont je ne me souviens pas du nom... c'était Barenboim qui dirigeait... Alors là, au baryton, là-haut !... avec le registre non pas harmonique, mais altissimo !
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J'ai commencé ce métier en professionnel dans les années 50. Il ne fallait pas le dire. J'étais encore au Conservatoire. C'était interdit. Il fallait le faire en douce.
J'ai souvent travaillé en France avec Alix Combelle, Hubert Rostaing et bien d'autres encore, comme Georges Cloud, qui était pour moi un leader. Je ne l'ai pas connu longtemps, parce que, jeune encore, il s'est pété en voiture... En 1953 - d'ailleurs -, tu as été, Jean-Marie, sollicité en vain, pour le remplacer chez Héllian, chez qui il y avait de sacrés musiciens !
Parmi ceux qui m'ont le plus impressionné - je parle dans la variété -, je citerai :
- Pierre Gossez, saxophoniste et clarinettiste ; à l'époque, quand il y avait la Rhapsody in blue ou des choses comme cela à l'Opéra-Comique ou ailleurs, c'est lui qui y allait... Je lui tire mon chapeau, il n'avait pas ce que j'ai... disons sur le plan "classique" entre guillemets. Par exemple, il ne pouvait pas jouer Ibert ou les Tableaux de Ravel... hein ! Mais bon... C'était une sacrée pointure !
- Il y en avait un autre qui s'appelait Jo Hrasko. Alors lui, terrible ! Avec ça, un petit bonhomme tranquille... tu aurais dit l'employé de mairie... Mais alors... ! Sax, clarinette, flûte, basson et violon, il pouvait tout faire... style Johnny Address, tu vois... Avant la guerre, il avait été le premier alto d'Ellington, avec un son... [sifflet admiratif]... là... à côté de lui... t'étais éteint !
Oui ! Ce sont mes deux plus grosses impressions du "métier".
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En 63, j'ai reçu un coup de fil d'Angleterre. On me demandait si j'étais libre. J'ai dit oui et demandé : "pourquoi ?"
- Pour faire une tournée en France et en Allemagne.
- Avec qui ?
- Avec Cap Calloway ! parce que son premier alto était en prison à Londres pour une histoire de drogue, etc...
Tu parles si j'y suis allé... !
Durant la tournée, j'ai accompagné Stevie Wonder à l'Olympia et Marlène Dietrich...
Au Sporting de Monte Carlo, il y avait l'orchestre Aimé Barelli. Moi, j'étais dans un autre, un orchestre brésilien. On faisait le renfort pour les grandes soirées, pour les grands galas... En 1957, j'ai accompagné Ray Charles...
J'ai fréquenté beaucoup de monde et joué dans tellement d'orchestres... Si je m'en souvenais, je n'en finirais pas de te citer des noms. Il faudrait que je fasse une liste. Tu me prends au dépourvu.
Et puis, je n'ai pas de photos. Je ne suis pas le mec press book. Tu vois ce que je veux dire. Alors là, je ne me sens pas... J'ai fréquenté un tas de monde dans les enregistrements, à l'Olympia, dans les spectacles de gala... Ray Charles, Erald Fildgerald... etc... J'ai été avec Léo Ferré, Brel... J'ai aussi accompagné des vedettes dans un groupe de musiciens qui s'appelait Los Incas. Je jouais sept instruments ! Carrément ! Saxophones, bien sûr, bugle, diverses flûtes à bec, de la kénia... Je me suis initié à tout. Avec certaines vedettes, j'ai même joué de l'harmonica... par exemple, en trio au Casino de Paris. Après ça, on a fait une tournée en Europe.
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Le métier, c'est une remise en question permanente, tant sur le plan instrumental que sur le plan...
Je travaillais tout le temps, tout le temps, mais je netravaillais pas pour moi. Pour moi, non ! Je devais toutefois apprendre à contrôler parfaitement mes embouchures : de flûte, clarinette, clarinette basse... des divers saxophones, etc...
Je le fais toujours. Car, aujourd'hui, je suis à la retraite, mais je continue ici, à Nice et dans la région, avec Jacques Melzer.
Nous faisons du quatuor - musique de chambre, du sextet middle jazz, du big band, etc...
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J'ai fait des tournées un petit peu partout en Europe, en Israël aussi ; également avec mon propre orchestre qui s'appelait Les Chachas Boys, et qui a travaillé surtout entre 1958 et 1960. C'était un orchestre typique, que l'on appellerait aujourd'hui de Salsa. Pendant cinq ans, nous avons fait : concerts, galas, télés, radios, etc... Tout ! La formation était fixe, avec environ 18 musiciens... Ça dépendait. Parfois, avec les choeurs, nous étions entre 20 et 25. Il a enregistré en exclusivité chez Pathé-Marconi - La Voix de son Maître.
Mon idée, c'était : les grands orchestres cubains, comme Les Quanacuba-boys ou Aragond... après, il y a eu Les Tito Pointés, une grande évolution, hein, Jacky Constanzo...
Ces musiques typiques ont précédé ce que l'on appelle maintenant la Salsa et voilà... Mais, c'est la même chose.
J'avais aussi un orchestre de scène avec lequel je tournais beaucoup. Nous faisions dancing ou scène. C'est à dire spectacle musical avec chanteur, chanteuse, danse, etc... Voilà...
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De 1945 jusqu'en 1970-75 maximum, il y a eu une flèche ascendante sur le plan de la musique. A l'époque, il n'y avait pas de chômage parmi les musiciens de Variété. Non ! Non ! Tout le monde travaillait. Il y avait des affaires, parce que la musique vivante était infiniment plus présente qu'elle ne l'est aujourd'hui. A la radio, à la télé, tout se faisait en direct.
Et puis, avec les enregistrements, la mode du play-back et tout ça... Boum ! C'est tombé là ! Et, ce n'est pas fini... Ça va dégringoler de plus en plus, parce que maintenant - à part certains qui font leur tour en transformant leur appartement en studio -, etc... il n'y a plus rien... ! Ou seulement des choses ponctuelles, par exemple, un grand concert...
Aujourd'hui, on ne peut guère vivre de la musique de Variété. Les affaires sont divisées par dix... à l'aise !
D'autre part, les grands établissements de Paris, qui s'appellent Folies Bergères, Lido, Moulin Rouge, des maisons qui employaient une centaine de musiciens à l'année, n'en emploient plus un seul !
Ca s'est éteint en 1990. Depuis, terminé ! Tout est enregistré sur bande ! Maintenant, avec un matériel qui coûte quatre ou cinq millions, on fait tout. Voilà !
Dans les années 60, j'ai été avec mon orchestre au Moulin Rouge. Oui ! Les Chachas Boys. Après est arrivé le twist et ces trucs-là - enfin, tu vois ce que je veux dire -, le rock [...] d'Elvis Presley et Cie. Je ne voulais pas tremper dans ces bains-là ! J'ai décidé... J'ai dit : "j'arrête !" J'ai tout cassé ! J'ai arrêté l'orchestre.
On me l'a reproché... mais je m'en fous. C'est ma vie ! J'ai quand même continué à faire de la musique... mais, autrement. [...] Voilà !
quand tu joues les orchestrations des grands américains ; quand tu accompagnes Johnny Mathis, par exemple, c'est de la musique ! Le twist, ça se balade sur un faux blues [...]. Tu vois ! Comme le rock... - une certaine forme de rock -, c'est pareil !
ils ont assassiné le blues ! le blues, c'est vraiment autre chose ! C'est quelque chose d'énorme, sur le plan musical.
La musique de Variété a été galvaudée avec ça. Oui, exactement ! Oui !
Tout comme ce qui se passe maintenant avec le Rap et la musique Techno... Il y a bien quelques tests qui sont intéressants... mais ce lancinant rythmique... ce n'est pas de la musique. Pour moi, c'est du pipeau !
"La musique, comme disait Lavignac, c'est l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille". D'accord... "agréable", où ça commence ? où ça finit ? Et, "agréable " à l'oreille de qui ? Ça laisse libre...
Donc, moi, j'ai arrêté.
Au Moulin Rouge, la revue à laquelle j'ai participé a duré dix ans. Elle s'appelait "Formidable". J'étais directeur musical, chef d'orchestre. Pierre Porte, compositeur - le frère de Georges, le saxophoniste - avait fourni les textes musicaux. J'ai tout dirigé. Tous les enregistrements, les additionnels, c'est-à-dire, les bandes... Tout, mais sentant le vent venir, j'avais fait très attention...
Pour les orchestrations, j'avais mis au point, avec Pierre Porte, un système qui jumelait bande et orchestre, qui faisait que l'orchestre était INDISPENSABLE à la revue. La bande jouait... admettons , deux minutes... quelque chose de romantique avec les violons ou les petits bois, et, tout à coup, il y avait un blanc pour laisser l'orchestre du Moulin intervenir. À d'autres moments, les deux étaient superposés : le big band ou l'orchestre jouait en direct, et, en dessous, il y avait un tapis de violons ou du choeur, enregistré...
Pendant les dix années de "Formidable", l'orchestre a été là, au Moulin, en permanence. On utilisait la bande enregistrée avec 70 musiciens. Mais il y avait toujours, en haut de l'estrade, un grand orchestre de 16 musiciens, avec percussions, timbales et tout ! J'entretenais un roulement de 37 musiciens.
Après... bon ! je ne veux pas expliquer l'histoire Moulin-Rouge... [...] Il n'y a aucune loi qui interdise les enregistrements... Ils nous ont enregistrés à notre insu, et ils ont dit : "Merci Monsieur Audefroy ! Au revoir, l'orchestre !" Je leur ai intenté un procès. Ils l'ont évidemment perdu. Mais, ça, ils s'en foutent... C'est comme à Las Vegas. Tu connais l'histoire...
Aujourd'hui, à Las Vegas, le syndicat américain ayant perdu le contrôle de la situation des musiciens dans les casinos, tout y est enregistré. [...]
À Paris, c'est pareil... Les étrangers viennent pourtant nombreux dans les grands établissements "touristiques" de la capitale, que sont les Folies Bergères, le Lido, le Moulin Rouge... "Paris by night", c'est ça. Eh bien maintenant, fin de revue ! Hop ! Plus de musiciens.
Et ce sont les Américains qui écrivent la musique...
Tout est dit !
Alors, je pense que le métier de Variété est fini... à cause des enregistrements et de l'électronique. Il y a bien des musiciens qui continuent à faire le métier, comme ça... Mais il n'y a plus, il n'y aura plus de stabilité.
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